II. ADAPTER LE NIVEAU DE PROTECTION DE L'UNIVERSITÉ FRANÇAISE AUX NOUVELLES MENACES
La loi relative aux libertés et responsabilités des universités du 10 août 2007 a en cinq ans profondément bouleversé le cadre institutionnel de l'enseignement supérieur, en donnant aux établissements un très large degré d'autonomie . Ce mouvement, qui rapproche la France des grandes démocraties où les universités jouissent d'une très importante liberté d'organisation, peut cependant ne pas pleinement s'accommoder et se coordonner avec la conduite d'une politique nationale de sécurité clairement affirmée . La mission d'information a constaté que les acteurs universitaires, d'une part, devaient composer avec des réalités locales et des contraintes budgétaires toujours présentes et, d'autre part, que les cultures académiques et du renseignement pouvaient s'entrechoquer. Les services de renseignement comme les présidents d'université auditionnés s'accordent sur le fait que la sensibilisation réciproque de ces deux mondes reste un préalable nécessaire.
La prise en compte des enjeux liés aux risques d'influences étrangères dans le monde académique français s'organise toutefois, depuis la réforme de 2011 de la protection du potentiel scientifique et technique de la Nation (PPST), autour d'un niveau national - le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) - décliné au niveau interministériel puis local .
A. LE MONDE UNIVERSITAIRE DISPOSE D'UN SYSTÈME STRUCTURÉ DE PROTECTION DU PATRIMOINE SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE (PPST) DE LA NATION
1. Un dispositif organisé autour de la protection du potentiel scientifique et technique (PPST) de la Nation...
Pour l'application de l'articles 413-7 du code pénal relatif à l'entrée non autorisée dans des zones à régime restrictif (ZRR) telles que les laboratoires de recherches ou les lieux de production stratégique à protéger en raison de l'intérêt qu'elles présentent pour la compétitivité de l'établissement ou de la nation (6 mois d'emprisonnement et 7 500 € d'amende) et au vol ou détournement de documents ou de matériels (jusqu'à 15 ans de détention criminelle et 225 000 € d'amende au titre de l'atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation), le SGDSN, rattaché aux services du Premier ministre, pilote le dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la nation (PPST) 57 ( * ) .
La politique interministérielle de
protection
du potentiel scientifique et technique (PPST)
Le dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la nation (PPST) a pour but de protéger, au sein des établissements publics et privés, l'accès à leurs savoirs et savoir-faire stratégiques ainsi qu'à leurs technologies sensibles . Il permet de se prémunir plus efficacement contre les tentatives de captation d'informations.
Le dispositif PPST offre une protection juridique et administrative fondée sur le contrôle des accès, physiques comme virtuels, aux informations sensibles détenues au sein de zones protégées, appelées zones à régime restrictif (ZRR) qui constituent des espaces définis à l'intérieur desquels se déroulent des activités de recherche ou de production stratégique à protéger en raison de l'intérêt qu'elles présentent pour la compétitivité de l'établissement ou de la nation.
L'objectif poursuivi est double . Il s'agit :
- d'empêcher, à partir de ces locaux et terrains clos, la fuite d'informations de nature à affaiblir les moyens de défense de notre pays, à compromettre sa sécurité ou à porter préjudice à ses autres intérêts fondamentaux ;
- de prévenir le détournement d'informations scientifiques ou techniques sensibles à des fins terroristes, de prolifération d'armes de destruction massive ainsi que de leurs vecteurs ou d'empêcher l'accroissement d'arsenaux militaires.
Source : Services du Premier ministre
Ainsi que l'expose l'encadré ci-dessus, le niveau des menaces sur lequel s'applique la PPST concerne à la fois un niveau de risque très élevé et un champ relativement restreint de savoirs et savoir-faire protégés :
- les risques sont classés en 4 catégories (R1 Intérêts économiques de la nation ; R2 Arsenaux militaires ; R3 Prolifération des armes de destruction massive ; R4 Terrorisme) ;
- les secteurs scientifiques et techniques protégés sont la biologie, la médecine, la santé, la chimie, les mathématiques, la physique, les sciences agronomiques et écologiques, les sciences de la terre, de l'univers et de l'espace, les sciences et technologies de l'information et de la communication, enfin les sciences de l'ingénieur.
Il en ressort d'une part que les sciences humaines et sociales sont explicitement exclues du dispositif de protection et a fortiori de vigilance. Mais paraît utile de relever que ne semble pas non plus entrer dans le champ d'application de la PPST les secteurs scientifiques et technique protégés qui ne relèvent pas des niveaux de risques précités.
Il s'agit d'un dispositif réglementaire de sécurité de niveau interministériel qui s'applique aux 6 ministères chargés de l'agriculture, de la défense, du développement durable, de l'économie et des finances, de la santé et, pour ce qui relève du périmètre de la mission d'information, de la recherche. Chacun de ces ministères nomme un Haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS) qui assure la liaison avec le SGDSN et anime la politique de protection de son périmètre ministériel.
Ainsi le Ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche (MESRI) dispose, comme tous les autres ministères, d'un Haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS), commun avec le Ministère de l'éducation nationale. Cette fonction est actuellement exercée par le Secrétaire général du ministère, ce qui assure à la fois un haut niveau de compétence, mais peut tendre à diluer cette mission dans les autres exercées à ce niveau administratif. En pratique, cette mission est remplie par un HFDS adjoint - M. Philip Alloncle, préfet, entendu par la mission d'information - et un service qui lui est dédié.
Le HFDS anime et coordonne la politique en matière de défense, de vigilance, de prévention de crise et de situation d'urgence, et contrôle la préparation des mesures d'application. Il s'appuie sur un réseau de correspondants, les fonctionnaires de sécurité et de défense (FSD), tant dans les académies que dans l'enseignement supérieur et la recherche. Un pôle dédié du Secrétariat général a la charge de veiller à la protection du potentiel scientifique et technique (PPST) de la nation au sein des établissements d'enseignement supérieur
Le contrôle d'accès dans les zones à régime restrictif s'accompagne en particulier d'une obligation de définir et mettre en oeuvre une politique de sécurité des systèmes d'information, un guide méthodologique ayant été édité en 2017 pour préciser les principes de la protection des données numériques.
Le HFDS et ses services instruisent les demandes d'accès aux ZRR. Le dispositif de PPST a donc vocation à objectiver le risque et les tentatives d'ingérence étrangère. De janvier 2019 à décembre 2020, le ministère a reçu et instruit plus de 20 000 demandes d'accès dans des ZRR, près de la moitié concernant des ressortissants étrangers . Entre 1,5 et 2 % donnent lieu à une réponse négative , un chiffre qui diffère fortement selon les pays qui disposent d'un système analogue de restriction d'accès.
La surveillance et la prise en compte des influences étatiques et ingérences étrangères est aussi effectuée avec le Service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse) , qui est chargé d'animer, sous l'autorité du Commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économiques, la politique de sécurité économique française. La mission d'information a ainsi pu bénéficier de l'expertise de Mme Van Hoecke, ancienne directrice du CNRS à Pékin et ancienne conseillère scientifique du SISSE.
Le dispositif actuel s'appuie sur des textes d'application qui définissent les procédures, les risques et les domaines académiques assujettis et place en première ligne les FSD. Mais les stratégies d'influences mettant en jeu des pressions, la censure ou des conflits d'intérêts concernent aussi d'autres intervenants : les « référents intégrité scientifique » et les « référents déontologues » ( cf. ci-après l'encadré relatif à la chronologie du corpus juridique relatif à la PPST, l'intégrité scientifique et la déontologie).
Chronologie du corpus juridique applicable à la
PPST,
l'intégrité scientifique et la
déontologie
1° S'agissant de la PPST :
Le dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la nation organisant le réseau des HFDS et FSD est fondé sur les textes suivants :
- décret n° 2011-1425 du 2 novembre 2011 portant application de l'article 413-7 du code pénal et relatif à la protection du potentiel scientifique et technique de la nation ;
- Arrêté du 3 juillet 2012 relatif à la protection du potentiel scientifique et technique de la nation ;
-Arrêté du 3 juillet 2012 relatif aux spécialités dont les savoir-faire sont susceptibles d'être détournés à des fins de terrorisme ou de prolifération d'armes de destruction massive et de leurs vecteurs (document non publié, classifié « Confidentiel Défense - Spécial France ») ;
- Circulaire interministérielle du 7 novembre 2012 de mise en oeuvre du dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la nation.
2° S'agissant du réseau des référents « intégrité scientifique » :
- Charte nationale de déontologie des métiers de la recherche du 26 janvier 2015 ;
- Loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires ;
- Lettre-circulaire n° 2017-040 du 15 mars 2017 relative à la politique d'intégrité scientifique au sein des établissements d'enseignement supérieur et de leurs regroupements, des organismes de recherche, des fondations de coopération scientifique et des institutions concourant au service public de l'enseignement supérieur et de la recherche, ci-après dénommés « opérateur(s) de recherche », et au traitement des cas de manquements à l'intégrité scientifique (laquelle crée un réseau de « référents à l'intégrité scientifique » et confie au Haut conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (HCERES) l'évaluation de la politique des opérateurs de recherche en matière d'intégrité scientifique.
3° S'agissant du collège de déontologie et des référents
- décret 2017-519 du 10 avril 2017 relatif au référent déontologue dans la fonction publique détermine les modalités de désignation des référents déontologues (il précise leurs obligations et les moyens dont ils disposent pour l'exercice de leur mission) ;
- Arrêté du 1 er mars 2018 relatif au collège de déontologie au sein du ministère chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche. Cet arrêté fixe les missions du collège : rendre un avis sur les questions d'ordre général relatives à l'application des obligations et des principes déontologiques, répondre aux questions relatives aux situations individuelles dont il est saisi afin de recommander toute mesure visant à faire respecter les obligations déontologiques et à prévenir ou faire cesser une situation de conflits d'intérêts ; répondre aux questions posées par les référents déontologues institués dans chaque établissement public relevant du ministère chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche, en cas de difficultés particulières dans le traitement d'un dossier ; mener à la demande du ministre toute réflexion concernant les questions et principes déontologiques) ;
- L'arrêté du 3 décembre 2018 désigne le collège de déontologie comme référent alerte pour les services d'administration centrale relevant du ministre chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Ainsi que l'explique Philippe Gasnot, directeur de la sûreté et FSD du CNRS, « l'intégrité académique relève au CNRS du référent intégrité scientifique. Si vous parlez de « détournement de la science au profit d'une puissance étrangère » alors ce type de menace relève bien du FSD au titre de la PPST avec l'atteinte des intérêts fondamentaux de l'Etat. [...] Quant au Référent déontologue il apporte aux agents du CNRS tout conseil utile au respect des obligations et des principes déontologiques, tels que la dignité, la probité, l'intégrité, l'impartialité, la neutralité et la laïcité ».
En moins d'une décennie, de 2012 à 2018, les référents se sont multipliés, au risque de voir leur rôle se diluer dans la multitude de leurs missions. Une coordination d'ensemble s'impose et un dialogue structuré et organisé doit être mis en oeuvre entre les dispositifs de la PPST, de l'intégrité scientifique et de la déontologie.
2. ... dont la mise en oeuvre est fortement décentralisée...
Le choix du ministère dans la déclinaison de sa politique est celui de la responsabilisation des acteurs de la recherche face à leurs obligations de protection des intérêts fondamentaux de la nation.
En 2021, 52 établissements relevant de l'enseignement supérieur et de la recherche adhèrent à la PPST et hébergent 573 ZRR qui protègent plus de 150 unités de recherche 58 ( * ) .
Il apparait pourtant que de nombreuses unités de recherche sensibles ne sont pas protégées par des ZRR . Le ministère a indiqué qu'il poursuivait l'extension du périmètre de la sécurisation en 2021, avec notamment l'invitation des présidents d'établissements à demander la création de ZRR.
Sur le plan de l'intelligence économique, le ministère dispose du réseau des délégations régionales académiques à la recherche et à l'innovation (DRARI) qui, sous l'autorité des recteurs de région académique et des préfets, sont chargées notamment de la surveillance des risques d'ingérence étrangère. Il appartient cependant aux établissements de structurer la surveillance et la prévention de risques d'influences étrangères, via par exemple le vice-président chargé des relations internationales de l'établissement.
L'acteur le plus à même d'assurer la remontée d'informations et d'organiser le niveau local est le fonctionnaire de sécurité de défense (FSD) , habilités au secret de la défense nationale qui est le relai fonctionnel du HFDS. À ce jour, 160 FSD ont été nommés par le ministre sur proposition des établissements. En tant que conseiller sécurité défense du président ou du directeur général de l'établissement, les FSD ont pour mission d'identifier et d'évaluer les risques correspondant aux menaces (divulgation de secrets de défense, utilisation frauduleuse de moyens informatiques, pillage de hautes technologies) ; de proposer des réponses ; et de s'assurer de leur mise en oeuvre. Guillaume Gellé, vice-président de la CPU, indique à ce propos : « Le lien entre les fonctionnaires sécurité-défense de nos établissements et le haut fonctionnaire sécurité-défense du Mesri est maintenant établi, régulier. Il va plus loin que l'élaboration d'un guide des bonnes pratiques, avec la mise en place de formations en concertation . »
La surveillance et la prévention des éventuelles influences étatiques étrangères au sein des établissements d'enseignement supérieur et de recherche est donc en grande partie le reflet de la structuration du paysage de l'enseignement supérieur, avec un fort niveau de décentralisation .
Pour autant, l'absence d'emploi-type de FSD et les contraintes budgétaires ne permettent pas la désignation d'un cadre à temps plein pour remplir ces fonctions, en général exercées par un vice-président ou par le directeur général de l'établissement. Certains établissements n'en disposent pas encore. Dans le cas du CNRS , un seul FSD assisté d'une équipe réduite à la charge d'une institution qui concentre une bonne partie de la recherche française avec plus de 11 000 chercheurs.
Afin de conforter les fonctions de sûreté et de défense en établissement, et la réponse au risque d'influence étatique, le ministère estime pertinent d'envisager une institutionnalisation plus marquée du poste , notamment par son inscription dans le référentiel interministériel des métiers de l'État (RIME).
3. ...mais dont le périmètre d'action porte uniquement sur la lutte contre les intrusions et la captation de données scientifiques et technologiques
Ainsi que l'a confirmé Mme Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, lors de son audition, le champ d'application de la PPST se limite dans le domaine universitaire aux risques relatifs aux sciences et technologies . De fait, les menaces qui peuvent être rapportées concernant les sciences humaines et sociales sont exclues de la vigilance et de la chaine de communication des FSD vers le HFDS puis le SGDSN. Ceci explique l'incapacité des services du MESRI à fournir un état des lieux et une cartographie des interférences et ingérences à l'encontre de l'intégrité scientifique et de la liberté académique.
La mission d'information constate que le signalement des agissements relevant de la « zone grise » s'étendant de l'influence à l'interférence et l'ingérence est au mieux éparpillé entre au moins trois intervenants locaux (le référent « intégrité scientifique », le référent « déontologie » et le FSD, si les faits entraînent des problématiques de sécurité). Au pire, les faits ne sont pas rapportés , par manque de sensibilisation sur le sujet ou méconnaissance des interlocuteurs compétents.
Si la presse peut s'en faire l'écho, le traitement médiatique des influences étrangères ne permet pas d'en objectiver le phénomène selon une méthode scientifique. Sur ce point, il apparaît nécessaire de construire un véritable dispositif de sensibilisation, de collecte et de caractérisation administrative et pénale, si nécessaire, des faits d'atteinte aux libertés académiques et à l'intégrité scientifique .
De ce point de vue, la mission d'information a constaté que les dispositions pénales en vigueur, visant l'intrusion, la captation et l'espionnage, n'étaient pas adaptées aux nouvelles menaces d'interférence et d'ingérence. Il manque en particulier un corpus de moyens juridiques, d'ordre administratif et le cas échéant pénal, visant à sanctionner les interférences portant atteintes aux libertés académiques et à l'intégrité scientifique.
Recommandation 5 : Étendre le dispositif de protection du patrimoine scientifique et technique de la Nation (PPST) à l'ensemble des disciplines universitaire , notamment en l'adaptant aux enjeux et influences spécifiques aux sciences humaines et sociales qui en sont exclues.
Recommandation 23 : Étudier l'adoption d'un corpus de moyens juridiques, d'ordre administratif et le cas échéant pénal, visant à sanctionner les interférences portant atteintes aux libertés académiques et à l'intégrité scientifique.
* 57 La PPST est l'un des quatre dispositifs pilotés par le SGDSN avec la protection du secret de la défense nationale (PSDN), la sécurité des activités d'importance vitale (SAIV) et la sécurité des systèmes d'information des opérateurs de services essentiels (OSE).
* 58 Sur environ un millier de ZRR recencées par le SGDSN sur l'ensemble des ministères, la part du MESRI est centrale et dynamique, avec près de 60 % du dispositif interministériel, en croissance de 10 % par an.