Première séquence
Des économies locales soumises à des contraintes géographiques fortes
Vincent Géronimi, Maître de conférences habilité à diriger des recherches en sciences économiques, Directeur adjoint du Centre d'études sur la mondialisation, les conflits, les territoires et les vulnérabilités (CEMOTEV), Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
Je voulais commencer mon intervention en remerciant les organisateurs de cette conférence de me donner l'opportunité de pouvoir échanger sur les trajectoires économiques des petites économies insulaires. En tant qu'économiste dirigeant une équipe de recherche universitaire, le Centre d'étude sur la mondialisation, les conflits, les territoires et les vulnérabilités (CEMOTEV), de l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, spécialisée sur les questions de vulnérabilité et de soutenabilité, j'ai effectivement depuis quelques années eu l'opportunité de travailler sur les petites économies insulaires (PEI), et notamment la Nouvelle-Calédonie. Nous avons ainsi réalisé une étude pour l'Agence française de développement (AFD) sur le capital naturel en Nouvelle-Calédonie, et menons actuellement, avec des chercheurs de l'Université de Nouvelle-Calédonie (UNC), du Centre international de recherche appliquée au développement (CIRAD) et de l'Institut agronomique calédonien (IAC), un programme de recherche sur la soutenabilité des trajectoires de développement de la Nouvelle-Calédonie. L'un de nos objectifs est de mettre en perspective les travaux de Jean-Freyss, vingt ans après, notamment son ouvrage sur « l'économie assistée » paru en 1995. Nous travaillons aussi sur le rôle du patrimoine dans le développement du tourisme dans les économies insulaires.
De ces travaux, il me semble que l'on peut tirer quelques idées qui permettent de situer les petites économies insulaires par rapport à leurs contraintes géographiques.
L'idée principale que je défendrai ici est que les « handicaps » liés à l'insularité, à la petite taille, à l'éloignement, peuvent aussi être la source, dans un monde globalisé, d'avantages comparatifs, voire d'avantages absolus.
Effectivement, les spécificités géographiques des petites économies insulaires du Pacifique sont d'abord assimilées à des « handicaps », des contraintes fortes.
On peut résumer les effets de ces handicaps en deux points :
• les activités économiques souffrent d'un manque de compétitivité lié à l'absence d'économies d'échelles (petite taille) et à des coûts de transport élevés (éloignement) ;
• les petites économies insulaires sont particulièrement vulnérables (cf. indicateur de vulnérabilité économique) aux chocs commerciaux et climatiques.
Pourtant, les petites économies insulaires réalisent des performances économiques extrêmement variées et paraissent, pour certaines d'entre elles, suivre des trajectoires de croissance soutenables.
Pour la Nouvelle-Calédonie, par exemple, rétrospectivement, la dégradation du capital naturel par l'exploitation du nickel a été jusqu'à présent compensée par les investissements en infrastructures, en capital physique et en capital humain, via l'éducation.
D'autres économies, comme le Vanuatu, ont réussi à maintenir leurs activités économiques en bénéficiant des rentes migratoires, malgré des chocs climatiques défavorables.
Pour Tahiti, comme pour la Nouvelle-Calédonie, les transferts publics ont permis de maintenir un niveau de développement élevé, comparativement aux autres économies insulaires du Pacifique.
On retrouve ici l'idée que les petites économies insulaires réussissent à dépasser leurs handicaps parce qu'elles accèdent à des rentes. En reprenant les travaux de plusieurs auteurs (Bertram and Watters 1985 ; Poirine 1995 ; Briguglio 1995, 2003), on peut identifier quatre principaux types de rentes : naturelles, migratoires, administratives et militaires, nucléaires ou stratégiques. Chacune de ces rentes est porteuse de risques et donc de vulnérabilités spécifiques (tableau n° 1).
Tableau n° 1 : Rentes et risques associés
Source : Vincent Géronimi
Une rente économique existe dès que le prix d'un produit dépasse son coût de production (en incluant un profit « moyen » ou normal). L'existence d'une rente économique permettrait ainsi de compenser les surcoûts liés à l'insularité et l'éloignement.
C'est le cas pour le nickel, qui est source d'une rente économique, correspondant à la valorisation des richesses spécifiques du sous-sol, du capital naturel.
Par extension, les rentes migratoires, qui découlent du capital humain et culturel.
Les rentes géopolitiques qui découlent d'une histoire et d'un emplacement géographique spécifique.
Ainsi, la richesse des petites économies insulaires ne dépend pas uniquement d'un capital économique, mais plus largement de leur capital naturel et de leur capital immatériel (humain, social, géostratégique). Les dimensions culturelles et patrimoniales sont sources d'avantage comparatif pour une partie importante des PEI. De fait, l'évaluation de la richesse totale montre que le capital immatériel représente plus de 70 % des sources de revenus des économies insulaires (Couharde et al. 2011). Ce capital immatériel recouvre toutes les valeurs encore inexpliquées (une fois calculés le capital naturel et le capital produit, économique), et notamment les valeurs liées à la position géostratégique, aux relations historiques, à la base d'une partie essentielle des rentes perçues par les PEI. La composition de la richesse totale de la Nouvelle-Calédonie se distingue des autres économies d'un niveau de développement comparable par le poids du capital naturel (15 % de la richesse totale, essentiellement le nickel) et du capital immatériel (70 %). On retrouve ici les deux sources de rente de l'économie calédonienne : les revenus issus du capital naturel (le nickel), et les revenus issus du capital géostratégique, les transferts publics.
Quelles leçons pour les stratégies de développement des économies des petites économies insulaires ?
Tout d'abord, les contraintes géographiques communes aux petites économies insulaires ne définissent pas a priori les trajectoires économiques de ces économies. Les politiques publiques jouent un rôle déterminant.
Les marges de manoeuvre dans la création de richesse existent dans l'exploitation du caractère parfois unique du capital naturel et du capital immatériel, qui acquièrent ainsi une dimension patrimoniale, source de rentes.
Ainsi, il faut soutenir les stratégies de développement d'activités basées sur les propriétés uniques des espèces endémiques (les micro-algues par exemple), l'extension d'activités touristiques différenciées et exploiter le dynamisme culturel et l'existence de réseaux sociaux.
Conclusion
Sur le marché mondial, la production d'une prestation ou d'un bien différencié permettrait aux PEI de dépasser les handicaps de coûts. Ces handicaps deviendraient ainsi des atouts pour le développement.
La condition générale pour que les trajectoires de développement des petites économies insulaires soient soutenables est d'assurer la compensation des dégradations liées à l'exploitation du capital naturel ou du capital humain et social par des investissements adaptés. Le risque ici est de voir le capital à l'origine d'une rente disparaître progressivement. Cela peut se produire par exemple avec le développement d'un tourisme de masse, indifférencié, aboutissant à la destruction du caractère unique d'un lieu.
La dimension patrimoniale (un capital unique) et la dimension rentière des trajectoires économiques des petites économies insulaires est au centre des trajectoires économiques que connaissent ces territoires. Au-delà d'une question d'efficacité dans l'évaluation des politiques publiques, il s'agit aussi d'une question éthique sur ce qu'une génération souhaite léguer aux générations suivantes.
ANNEXE
Un niveau élevé de vulnérabilité
Les 10 pays les plus vulnérables
(D'après CPD PNUD, 2010, calculs pour la Nouvelle-Calédonie par les auteurs)
Vulnérabilité et soutenabilité des Petites Économiques Insulaires : une forte diversité
Capitaux, rentes et risques associés
Capitaux |
Capitaux/patrimoines |
Rentes |
Risques associés |
Enjeux de soutenabilité forte |
Capital naturel |
Capital naturel |
Revenu d'exportation de matières premières |
Fluctuation des cours des matières premières |
Dégradation conjointe des différents capitaux : perte de capital humain et de capital social (exode rural par exemple) |
Capital immatériel |
Capital humain et capital social |
Migrations |
Fermeture des frontières et "brain drain" |
Perte de capital social et humain avec arrêt progressif des rémittences |
Capital géostratégique et historique |
Militaire, nucléaire ou stratégique et administrative |
Volte-face et baisse des transferts |
Atténuation de l'enjeu géo-stratégique |
Rentes, capitaux et richesse totale
ï On estime la valeur du capital naturel indirectement, par les rentes (différence entre prix et coûts de production) que les ressources naturelles génèrent.
ï L'essentiel de la richesse provient du capital immatériel, qui recouvre tout ce qui n'est pas mesuré directement: capital humain, capital social, culturel, géo-stratégique,...
ï À chaque rente peut ainsi être associée un capital particulier.
Caroline Chamard-Heim, Professeur de droit public - Université Jean Moulin-Lyon 3 Équipe de droit public de Lyon
Le droit foncier ultramarin contient de nombreuses spécificités par rapport au droit métropolitain, lesquelles peuvent être autant d'obstacles au développement économique de ces territoires. La difficulté est que ce droit est lui-même multiple, selon les zones géographiques. La zone Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Wallis-et-Futuna) est particulière du point de vue foncier, essentiellement en raison du poids du droit coutumier - à tout le moins de la tradition - et de la faiblesse, voire de l'absence, corrélative des outils permettant de garantir la sécurité juridique indispensable en matière foncière.
Le développement économique d'une zone suppose que la question foncière soit, au minimum, sécurisée sur le plan juridique. Cela signifie, tout d'abord, qu'un véritable rapport juridique aux biens soit organisé, rapport dont les juridictions (coutumières ou civiles) peuvent connaître. Ainsi, en matière foncière, le développement économique s'accommode mal de simples situations de fait, d'occupations sans titre, ni a fortiori d'occupations irrégulières.
Ce rapport juridique aux biens, facteur de développement économique, peut être de deux ordres :
• soit un
véritable droit de
propriété
est reconnu et celui-ci peut être
cédé ou hypothéqué par l'acteur
économique. Pour ce faire, il faut donc disposer d'un titre de
propriété, d'un cadastre et d'un système juridique et
juridictionnel permettant de protéger ce droit de
propriété (contre les ingérences, les atteintes à
la jouissance, les remises en causes, etc.) ;
• soit un
droit sur le bien appartenant
à autrui
(qu'il s'agisse d'une personne publique, d'une
personne privée ou que l'on soit en présence d'une
propriété collective). Ce droit doit être suffisamment
stable et robuste pour permettre la réalisation des investissements,
leur amortissement, l'exploitation de l'activité et la cession ou la
mise en garantie des ouvrages construits. Dès lors que le droit
d'occupation est précaire, révocable sans indemnité ou de
manière imprévisible, l'acteur économique sera
plutôt dissuadé d'investir.
Au-delà de cette question de la sécurité juridique foncière, le développement économique d'un territoire suppose également la présence d'un certain nombre d'équipements publics, qu'il s'agisse de réseaux (distribution de l'eau potable, assainissement, route, électricité et gaz) ou d'équipements collectifs (écoles, établissements de santé, ramassage et traitement des ordures, etc.). Idéalement d'ailleurs, le foncier (souvent public) peut être utilisé pour soutenir l'activité économique (aides à l'immobilier d'entreprise, ateliers-relais, etc.).
Le foncier joue donc un rôle fondamental dans le développement économique d'une zone. Or, dans la zone Pacifique, deux systèmes fonciers opposés coexistent et génèrent une fragilité incontestable pour l'activité économique.
1. Un système foncier originel caractérisé par la volonté de garder la terre aux mains des natifs des territoires français du Pacifique.
Cela se traduit en premier lieu par le fait que la notion de propriété, telle que nous la connaissons en Europe, reste culturellement profondément étrangère à ces territoires. Le rapport à la terre est davantage conçu comme un assemblage complexe de multiples droits que l'on pourrait qualifier de tenures foncières coutumières : le droit à la terre, compris surtout dans ses dimensions d'usage, de jouissance et d'accès, est combiné avec des droits sociaux d'appartenance à une communauté. Ce que nous appelons droit de propriété procède en fait plutôt de l'appartenance à une généalogie, rattachée à un ancêtre fondateur. Ainsi, à Wallis-et-Futuna, les terres ont été distribuées par les chefferies coutumières aux familles. Mais les chefs coutumiers conservent un droit de « haut domaine » sur ces biens et peuvent procéder à une reprise de terres ou à des attributions de biens pour des raisons d'intérêt collectif.
En second lieu, ce rapport à la terre relève plutôt de la propriété collective , c'est-à-dire que le titulaire de la terre n'est ni un individu, ni une personne publique. La terre appartient à une communauté, qu'il s'agisse d'une famille, d'un clan, d'un village ou d'une tribu ; elle est gérée par le chef de la communauté. C'est ainsi qu'en Polynésie française chaque terre appartient à une famille élargie dont les membres sont liés par un ancêtre commun : elle est héréditaire et indivisible parmi ses membres. Le phénomène est le même à Wallis-et-Futuna. En Nouvelle-Calédonie, ce sont les terres coutumières qui comprennent les terres (d'origine) des clans et les réserves autochtones instaurées par les colons français. Ces terres représentent aujourd'hui 27 % du foncier néocalédonien et cette forme de propriété a été consacrée par la loi organique du 19 mars 1999 (art. 6).
En troisième lieu, cette « propriété » collective n'est pas matérialisée par un titre. La tradition est orale et la « propriété » est en quelque sorte simplement généalogique. Les terres ne sont pas non plus recensées : il n'y a pas de cadastre. C'est un système personnel (plus que réel) évolutif. Dans ces conditions, apporter la preuve d'un droit foncier est extrêmement complexe, sans compter que, par exemple, dans la tradition polynésienne, on pouvait changer d'identité.
En quatrième lieu, le foncier traditionnel est régi par la coutume ou la tradition et ne relève pas du droit commun en matière de propriété foncière, ni des règles d'urbanisme. Naturellement, cette coutume n'est pas codifiée. Les règles coutumières sont tout à fait spécifiques : c'est ainsi que les terres appartiennent en indivision aux communautés . Elles sont inaliénables . En Polynésie française, le droit foncier se transmet en effet quasi exclusivement dans la lignée familiale (sauf cas exceptionnels, comme des dons ou nécessité de guerre). Il n'y a pas de vente, ni de prescription possible. En outre, l'indivision constitue un obstacle au partage des biens au sein d'une famille ; les partages ne peuvent être que judiciaires, ce qui alourdit considérablement la procédure. En Nouvelle-Calédonie, conformément à l'article 18 de la loi organique du 19 mars 1999, les terres coutumières répondent à la règle dite « des 4 i » : elles sont inaliénables, insaisissables, incommutables et incessibles ; elles ne peuvent changer de propriétaire sous aucun motif, que ce soit volontaire (vente, échange, donation...) ou forcé (saisie, prescription...). Lorsque ces terres font l'objet de baux, ces contrats peuvent être conclus en dehors d'un cadre juridique fixe : il arrive que ces baux soient résiliables à tout moment et il n'y ait aucune garantie - ni préavis - quant au maintien du montant des loyers. C'est le cas à Wallis-et-Futuna.
Cette situation n'est évidemment pas sans conséquence sur les possibilités d'investissement. Comment faire pour obtenir une hypothèque en l'absence de titre ? Comment peut-on investir lorsque le droit à la terre est aussi factuel et personnel ? La Cour des comptes vient d'ailleurs de faire part de ses inquiétudes à ce sujet à propos de Wallis-et-Futuna dans un référé rendu public le 27 mars 2014.
Cela étant, il ne faut pas non plus caricaturer les situations. Outre le fait que la vision océanienne des terres permet de garantir à chaque membre du clan ou de la famille un lieu où habiter, les terres coutumières ou collectives ne sont pas nécessairement un obstacle au développement économique, comme en témoigne la Nouvelle-Calédonie. Un certain nombre de projets ont pu aboutir, alors même qu'ils portaient sur des terres coutumières (hôtel sur l'île de Pins, création d'une zone artisanale à Baco ou d'une usine de métallurgie 1 ( * ) ).
Au-delà, la difficulté provient également du fait qu'au moment de la colonisation au XIX e siècle la France a plaqué sur ce système foncier traditionnel son propre système juridique.
2. L'application forcée d'un système juridique foncier exogène, basé sur le Code civil
Pour le droit français, une terre dépourvue de titre de propriété est un bien sans maître. Un occupant sans droit d'usage officiellement reconnu est un occupant sans titre, qui est donc expulsable. La France a voulu, depuis le XIX e siècle, combiner les deux systèmes en tentant de passer le système foncier traditionnel à la moulinette du Code civil.
Le grand chantier (voire le grand défi) a été, et reste encore, la régularisation ou la sécurisation juridique du foncier traditionnel , c'est-à-dire de trouver un compromis entre la nécessité de garantir l'occupation de ces terres par les populations locales et de traduire cela sur le plan juridique. À cet égard, deux techniques sont pratiquées.
En Polynésie française, c'est le titrement du foncier traditionnel qui est engagé. La France a lancé des procédures permettant aux occupants coutumiers de faire reconnaître leur droit de propriété, avec les difficultés en termes de preuve déjà évoquées. En revanche, pour Wallis-et-Futuna, cette démarche ne semble même pas avoir été lancée.
En Nouvelle-Calédonie, ce n'est pas la procédure d'attribution de titres qui a été choisie, mais plutôt un retour au statu quo ante . La France restitue des terres coutumières aux clans qui en avaient été privés. La restitution est réalisée par un établissement public sous tutelle de l'État (Agence de développement rural et d'aménagement foncier- ADRAF). Elle est parfois délicate, en cas de désaccord sur le clan bénéficiaire. Cela étant, des deux démarches, c'est bien celle dont bénéficie la Nouvelle-Calédonie qui permet réellement de tenir compte des spécificités locales. C'est la raison pour laquelle certains élus polynésiens attendent une véritable réforme de fond relative au foncier, au-delà du simple titrement.
Ces revendications foncières, qui augmentent d'ailleurs, corrélativement avec la valorisation des terres, génèrent nécessairement des conflits et un contentieux importants que des juridictions spécifiques doivent traiter. En Nouvelle-Calédonie, il existe trois tribunaux coutumiers. En Polynésie française, le tribunal de première instance est totalement engorgé par 1 800 dossiers en attente. C'est la raison pour laquelle une récente loi du 16 février 2015 dite de simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures (art. 23) a prévu la création d'un tribunal foncier polynésien qui devrait voir le jour en 2017 2 ( * ) . En revanche, il n'y a toujours aucun tribunal foncier à Wallis-et-Futuna.
Parallèlement, le cadastre , outil de sécurisation juridique, se développe dans la zone Pacifique. Les terres coutumières de Nouvelle-Calédonie sont en train d'être cadastrées, à la suite de l'accord de Nouméa de 1998, à l'image des Îles Fidji (avec le Native Land Trust Board , conseil d'administration des terres autochtones). Cette démarche permettant de mettre fin aux procès-verbaux de palabre relatifs à la terre est souhaitée par certains grands chefs kanak. La Polynésie française est, quant à elle, cadastrée à 90 %, tandis qu'à Wallis-et-Futuna, la démarche n'est même pas initiée et le territoire reste à l'écart de ce mouvement.
En définitive, il est certain que l'archaïsme ou le désordre généré par certains systèmes fonciers peut constituer un obstacle au développement économique de ces territoires. Pour autant, il est sans doute un peu réducteur d'affirmer que la réforme foncière ouvrira la voie à des projets économiques. On peut aussi considérer que c'est précisément le lancement de projets économiques qui incitera à l'évolution en matière foncière 3 ( * ) .
Olivier Kressmann, Président du MEDEF de Polynésie française
Avant de vous parler du numérique dans nos contrées lointaines et isolées, permettez-moi de vous accueillir selon la tradition polynésienne : « Maeva, Manava e ia orana ».
Afin de prendre la pleine mesure du sujet sur « l'enjeu du numérique pour la continuité territoriale et le développement extérieur » dans nos territoires, il faut avant tout bien repositionner géographiquement nos trois communautés. Situées en plein océan Pacifique, vous conviendrez qu'il est difficile de faire plus isolé et éloigné des grands continents... et qui plus est de la métropole.
Trois communautés françaises qui peuvent paraître proches les unes des autres sur une mappemonde alors qu'en réalité elles sont distantes de plusieurs milliers de milles marins.
Trois communautés aux contraintes d'éloignement de la métropole quasi identiques (plus de 15 000 km du continent), pour une population totale de plus de 500 000 individus et présentant une spécificité « jeunesse » importante avec en moyenne 36 % de moins de vingt ans.
Enfin, trois communautés assurant leur « continuité territoriale et ouverture sur l'extérieur » désormais par le numérique avec un mix , depuis peu, de câbles sous-marins et de liaisons satellitaires. Une continuité territoriale complexe et lourde à assumer.
Concernant la Polynésie française, sa superposition sur la carte de l'Europe illustre deux faits marquants :
• un territoire étendu grand comme l'Europe ;
• un territoire très éclaté composé de cinq archipels (Tahiti, Bora Bora faisant partie de l'archipel de la Société) totalisant 118 îles éparpillées avec un ratio terre/mer très éloquent de 1 150 fois plus de mer que de terre.
Toujours en Polynésie française, que je connais évidemment le mieux, voici depuis 2010 l'infrastructure Telecom en oeuvre et qui s'appuie sur un câble sous-marin unique arrivant d'Hawaï (Honotua) à Tahiti et desservant au passage les autres îles de l'archipel de la Société, puis relayé vers les autres archipels par des liaisons satellitaires.
C'est une architecture technique fragile - car non-sécurisée par un second câble -, très coûteuse et qui n'est déjà plus adaptée pour servir du haut débit partout dans les archipels.
La Nouvelle-Calédonie - sans doute « boostée ou impulsée » par son tissu industriel de pointe et par ses proches voisins que sont l'Australie et la Nouvelle-Zélande, très actifs - fait de l'aménagement numérique un de ses axes majeurs de développement, dicté par le plan stratégique sur l'économie numérique (PSEN) établi en concertation avec les acteurs du numérique en place et en devenir.
La mission ainsi confiée par le gouvernement de Nouvelle-Calédonie à l'office des postes et télécommunications calédonien est bien de répondre à un nouveau modèle technologique adapté à l'évolution du très haut débit.
Comme partout dans le monde, l'enjeu est de répondre à une croissance des usages Internet locaux estimée à un facteur cinq... et de surcroît de répondre aux grands enjeux de la « continuité territoriale et du développement extérieur ».
En Nouvelle-Calédonie comme en Polynésie française la priorité est celle d'un second câble sous-marin, indispensable pour prétendre à la réalité et au développement d'une politique du numérique, sécurisée et donc pérenne.
Et si ce second câble sous-marin s'entendait comme devant relier la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française en passant par Wallis-et-Futuna, ce serait faire d'une pierre trois coups, voire davantage, à savoir :
• permettre à Wallis-et-Futuna de bénéficier de ce raccord, rattraper ainsi son retard de connexion et donc réduire sa fracture numérique ;
• apporter la réponse à la sécurisation des réseaux existants Gondwana en Nouvelle-Calédonie et Honotua en Polynésie française - ces deux communautés ayant cet impératif pour la survie de leurs développements endogènes et extérieurs ;
• profiter de notre situation géographique au centre du Pacifique sud pour nous positionner sur le marché du transit de données internationales ;
• conforter la position géostratégique de la France et, au-delà, de son deuxième rang mondial des zones économiques exclusives (ZEE), et affirmer encore davantage son excellence dans cette partie du globe si convoitée économiquement ;
• permettre aux autres États insulaires voisins un raccord à ce câble et contribuer au rayonnement international de la France dans le Pacifique.
Vous l'avez compris : parler aujourd'hui pour nos communautés du Pacifique de « L'enjeu du numérique pour la continuité territoriale et le développement extérieur », c'est obligatoirement traiter, sans attendre et avec une vraie vision mutualisée, le sujet de ce second câble sous-marin trans-Pacifique.
Mesdames et Messieurs, voilà de toute évidence une importante et très concrète opportunité de collaboration économique et sociale, pour mettre autour de la table l'État et ses trois communautés grandes ambassadrices de la France dans le Pacifique sud.
Merci pour votre attention, Mauruuru roa !
ANNEXE
Yves Dassonville, Préfet de région honoraire, ancien Haut-Commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie
Le franc Pacifique est la monnaie de nos trois collectivités du Pacifique : Nouvelle-Calédonie, Polynésie française et Wallis-et-Futuna. Il a été introduit en 1946. À sa création, c'est la banque de l'Indochine qui est chargée de son émission. Le 30 mars 1967 est créé l'Institut d'émission d'outre-mer (IEOM) qui devient ainsi la banque centrale de nos trois collectivités.
Ces trois collectivités ont des statuts différents :
• la Polynésie est un pays d'outre-mer, bénéficiant d'une large autonomie régie par l'article 74 de la Constitution ;
• Wallis-et-Futuna est une collectivité d'outre-mer à statut particulier, régie par l'article 74 de la Constitution ;
• la Nouvelle-Calédonie, qui bénéficie d'une très large autonomie, est régie par l'article 77 de la Constitution, article qui a intégré l'accord de Nouméa signé en 1998. Elle doit, selon l'accord de Nouméa, connaître au plus tard en 2018 une consultation sur l'accession à la pleine souveraineté.
1. La situation actuelle
Le franc CFP a une parité fixe avec l'euro : 1 000 francs CFP = 8,38 euros. Cette parité est garantie par la France et relève de sa seule responsabilité. L'IEOM, qui fait office de banque centrale :
• assure l'émission de la monnaie ayant cours légal en Nouvelle-Calédonie, Polynésie française et Wallis-et-Futuna. La convertibilité de cette monnaie est garantie par l'État sur la base d'une parité fixe ;
• veille à la sécurité des moyens de paiement scripturaux et au bon fonctionnement des systèmes d'échanges interbancaires ;
• exerce des attributions de politique monétaire
en poursuivant trois objectifs :
- stabilité des prix ;
- favoriser le développement économique ;
- assurer la liquidité de la zone.
et en utilisant plusieurs instruments :
- un système de réserves obligatoires ;
- le réescompte.
L'IEOM a l'obligation d'inscrire sur un compte d'opérations auprès du Trésor public l'ensemble de ses disponibilités.
Les établissements financiers du Pacifique français sont soumis à l'agrément et à la supervision prudentielle (vérification que les pratiques des banques sont saines et prudentes) de l'Autorité de contrôle prudentiel et de régulation (ACPR) et de l'Autorité des marchés financiers (AMF). L'IEOM a signé une convention et un protocole d'accord avec ces deux autorités.
L'ensemble de la réglementation bancaire et financière du Code monétaire et financier est étendu de manière systématique aux trois territoires. Les règles relatives à la lutte contre le blanchiment sont applicables de plein droit.
L'IEOM est administré par un conseil de surveillance présidé par le gouverneur de la Banque de France (ou son représentant).
Il est composé :
• du directeur général du Trésor ;
• d'un représentant du ministre chargé de l'économie ;
• de deux représentants du ministre des outre-mer ;
• d'un représentant de la Banque de France ;
• de trois personnalités représentant les trois collectivités ;
• et d'un représentant du personnel.
Le directeur général de l'IEOM est nommé par le gouverneur de la Banque de France.
Ce qui rend soutenable le système monétaire du franc CFP ce sont les transferts financiers de la métropole qui constituent de loin dans les trois territoires la première « richesse » économique. Dans les trois territoires, la balance des transactions courantes est lourdement déficitaire.
À titre d'exemple, en Nouvelle-Calédonie, économie la plus forte du Pacifique français, la balance des transactions courantes est déficitaire de 1,3 milliard d'euros et l'ensemble des dépenses annuelles de l'État se monte à 1,2 milliard d'euros. Les versements publics de l'État représentent de 13 % à 15 % de la richesse créée en Nouvelle-Calédonie.
2. Perspectives d'évolution
Adoption de l'Euro
Il s'agit d'une demande des milieux économiques et de certains milieux politiques. La Polynésie et Wallis-et-Futuna y semblent favorables, les opinions sont plus partagées en Nouvelle-Calédonie.
L'avantage politique avancé par les partisans de cette solution est de consolider le lien avec l'Europe et donc avec la France. À l'opposé pour certains indépendantistes - notamment en Nouvelle-Calédonie - cette consolidation est un inconvénient.
D'un point de vue économique, les avantages sont les suivants :
• faciliter encore les transactions avec la métropole et l'Europe ;
• bénéficier de la crédibilité de l'Euro.
Les inconvénients sont les suivants :
• perte de la possibilité d'ajuster la parité de la monnaie ;
• négociation longue et exigeante avec les instances européennes ;
• tendance inflationniste au moment du passage à l'Euro ;
• impossibilité d'apposer sur les billets et pièces les symboles des trois territoires.
Modernisation du Franc CFP
Le franc CFP a bien joué son rôle en apportant aux territoires français du Pacifique de la crédibilité, en permettant de limiter l'inflation et en stimulant le développement économique.
Toutefois depuis 1946, son mode de gestion de la monnaie a peu changé et sa gouvernance fait peu de place aux représentants des trois territoires.
C'est pourquoi, un peu sur le modèle de la zone CFA, une évolution de la gestion du franc CFP paraît souhaitable. Elle consisterait :
• à réviser le mode de gouvernance en intégrant davantage de représentants de nos territoires, en allégeant le nombre de représentants de l'administration et en adossant véritablement l'IEOM à la Banque de France. ;
• à permettre à l'IEOM de renforcer sa capacité à refinancer les économies de nos territoires au-delà des instruments actuels.
Dans le cas où nos territoires connaîtraient des évolutions institutionnelles, on peut envisager d'autres solutions et notamment que certains d'entre eux se dotent d'une monnaie propre. Comme dans d'autres îles du Pacifique, il pourrait s'agir d'une monnaie composée d'un panier de monnaies de ses principaux partenaires.
Bien entendu apparaîtrait ainsi un risque de change et une nécessité de disposer de réserves de devises pour pouvoir financer les importations. Nos territoires ont-ils les moyens de gérer seuls leur propre monnaie ? On peut en douter et il faut aussi évaluer les risques d'une perte de valeur forte de la monnaie dans la mesure où beaucoup de dettes sont libellées en euros. Il en est de même pour les transferts venant de France dont on a souligné plus haut l'importance.
La principale qualité d'une monnaie, c'est la confiance qu'elle inspire. Le franc Pacifique a pu créer cette confiance et attirer ainsi des investisseurs. Il est un quasi-euro, mais contrairement à l'euro, permet si nécessaire des ajustements par accord entre nos territoires et la métropole. Sous réserve de sa modernisation, ne reste-t-il pas la meilleure monnaie possible pour nos territoires du Pacifique ?
* 1 Rapport d'information Sénat n° 104 (2014-2015) de Mlle Sophie Joissains, M. Jean-Pierre Sueur et Mme Catherine Tasca, au nom de la commission des lois, Nouvelle-Calédonie : continuer à avancer vers un destin commun , 19 novembre 2014.
* 2 À noter qu'un tel tribunal avait déjà été prévu par l'article 17 de la loi du 27 février 2004 complétant le statut d'autonomie de la Polynésie française.
* 3 Rapport d'information Sénat n° 103 (2014-2015) de Mlle Sophie Joissains et M. Jean-Pierre Sueur sur les îles Wallis et Futuna, 19 novembre 2014.