II. LA FRANCE VERS L'ADOPTION D'UNE FEUILLE DE ROUTE POUR L'ARCTIQUE
Alors que la France, à travers sa tradition d'exploration et de recherche polaire, est présente en Arctique depuis longtemps et y jouit d'une bonne image, elle n'a toujours pas adopté de véritable stratégie à l'égard d'une région qui constitue l'un des enjeux mondiaux du XXI e siècle.
Pour autant, certains jalons ont été posés ces dernières années, notamment à l'initiative du Sénat. En effet, sur proposition du Sénateur Christian Gaudin, deux amendements ont été apportés à l'article 2 du projet de loi sur le Grenelle I de l'environnement. Ceux-ci ont été adoptés à l'unanimité et avec le soutien du Gouvernement. De fait, le deuxième alinéa de cet article consacré à la lutte contre le changement climatique est ainsi rédigé : « Considérant que la région arctique joue un rôle central dans l'équilibre global du climat de la planète, la France soutiendra la création d'un observatoire scientifique international de l'Arctique » . Et le troisième alinéa ajoute : « En outre, afin d'en protéger l'environnement, elle promouvra ou accompagnera, dans le cadre des instances internationales compétentes, l'adaptation de la réglementation internationale aux nouveaux usages de l'océan Arctique rendus possibles par son accessibilité croissante » .
Dans la continuité, la France s'est dotée le 13 mars 2009 d'un ambassadeur pour les négociations internationales relatives aux Pôles Arctique et Antarctique en la personne de Michel Rocard. La nomination d'un ancien premier ministre dont l'action avait été décisive pour la protection de l'Antarctique était un signal fort envoyé au monde de l'orientation suivie par Paris.
Enfin, signe de l'importance croissante de l'Arctique dans les enjeux stratégique mondiaux, le Livre blanc de la Défense et la sécurité nationale 2013 évoque la région : « les conséquences régionales précises du réchauffement climatique à horizon de plusieurs décennies sont encore très incertaines. D'ores et déjà, toutefois, la diminution de la superficie des glaces de mer en Arctique n'est pas sans conséquences stratégiques, et la perspective d'une utilisation régulière de nouvelles routes maritimes arctiques se rapproche » .
Forte d'une attention renouvelée à la région arctique et d'une bonne réputation auprès de ses peuples et acteurs, la France doit désormais se doter d'une véritable stratégie.
A. UNE BONNE RÉPUTATION À ENTRETENIR
La France a une bonne réputation en Arctique : elle est considérée comme un partenaire apprécié dans le secteur de la recherche ; ses grands groupes dans le secteur de l'énergie y ont plutôt une bonne image ; elle est le seul pays à avoir en permanence une représentation diplomatique au Groenland.
1. La recherche polaire : une tradition française
Jean-Baptiste Charcot, Paul-Émile Victor, Jean Malaurie sont, entre autres, des figures marquantes de la recherche polaire française. Ils incarnent le début d'une véritable tradition de la recherche de notre pays dans les milieux polaires. Aujourd'hui, les expéditions de Jean-Louis Etienne ou du navire Tara connaissent encore un certain écho dans l'opinion publique.
Or, la qualité de la recherche française est aussi reconnue par ses pairs et la présence de chercheurs français dans les pays arctiques et au sein des groupes de travail du Conseil Arctique est appréciée.
Néanmoins, comme le constatait déjà le Sénateur Christian Gaudin en 2007, la présence française en Arctique est faible :
« Cette situation s'explique par la situation géopolitique propre à cette région. La France n'a, depuis l'abandon du Canada, revendiqué la souveraineté d'aucun territoire arctique. Or, toutes les terres au-delà du cercle polaire sont aujourd'hui sous la souveraineté d'un petit nombre d'états : États-Unis, Canada, Islande, Norvège, Suède, Finlande et Russie. Il n'est donc pas possible d'y établir, sans convention internationale préalable, une base scientifique. Seuls quelques états bénéficient d'exception comme par exemple l'Allemagne, à laquelle la Russie a concédé une base sur l'Arctique à l'époque de la guerre froide, et qui l'a conservée.
« L'établissement de bases scientifiques des pays tiers n'est possible que sur l'archipel du Svalbard qui est en partie internationalisé depuis le Traité de Paris dans les années 1920. Ce traité, s'il reconnaît à la Norvège le droit d'exercer les prérogatives de l'état souverain, permet aux autres états parties de s'y établir librement et d'y développer des activités scientifiques et économiques en franchise des impôts et taxes norvégiens.
« La France y est présente à travers les bases scientifiques Charles Rabot, dans le village de Ny-Ålisund, et Jean Corbel (nom du scientifique qui a été à l'origine de la présence française à partir de 1963), à 6 km au sud-est. La première base permanente y a été installée par la Norvège en 1968 et a servi de point d'accueil pour un véritable village international de recherche.
« Après un développement rapide autour de la personnalité de Jean Corbel, l'activité française a fortement diminué pour reprendre ensuite progressivement à partir de 1974. En 1982, un groupe de recherche arctique a été créé et sera ensuite intégré à l'IFRTP, devenu IPEV (Institut Paul-Émile Victor).
« La base Charles Rabot est un bâtiment de deux étages d'une superficie de 250 m² dans le village, tandis que la base Jean Corbel est une installation d'été capable d'accueillir une dizaine de personnes. La base Corbel est une base « propre », dont l'énergie est entièrement fournie par des sources renouvelables et non polluantes pour lui permettre de se spécialiser dans les études chimiques fines de l'atmosphère.
« La France bénéficie aussi de points d'appui auprès d'autres pays pour mener certaines recherches comme aux États-Unis (Alaska), au Canada, au Groenland et en Suède (Kiruna). Au total, la France mène une vingtaine de programmes de recherche en Arctique.
« Cette présence est peu importante au regard de ce que font d'autres pays comme l'Allemagne, pour ne pas prendre comme comparaison des pays comme les États-Unis ou la Russie.
« Cette faiblesse est préjudiciable pour trois raisons principales :
« - de très nombreuses thématiques de recherche menées dans un des deux pôles ont leur correspondant dans l'autre. C'est notamment le cas en glaciologie, mais c'est également le cas en océanographie ou en biologie. En effet quelques espèces d'oiseaux, comme le pétrel de Wilson, migrent chaque année des îles subantarctiques vers l'Alaska ou le Groenland ;
« - pour l'Europe, les principaux enjeux politiques et économiques liés au changement climatique se situent en Arctique : évolution du Gulf Stream, affaiblissement de la banquise, déplacement des stocks de poissons, disparition d'espèces, ouverture de nouvelles zones d'explorations pétrolière et gazière, de nouvelles routes de communication et menaces sur les populations du grand Nord ;
« - l'équilibre de nos partenariats qui sont fondés sur des échanges de moyens et de connaissances, justifierait d'être, comme nos principaux partenaires, plus présent dans le grand Nord, comme un prolongement naturel de coopérations réussies en Antarctique.
« Malgré l'intérêt scientifique et politique d'un tel développement, votre rapporteur doit faire le constat des limites budgétaires et humaines. En effet, l'IPEV n'est pas en mesure aujourd'hui de financer un plus grand développement de notre présence, une part croissante de ses moyens étant accaparée par l'affrètement du Marion Dufresne. En outre, en termes humains, les équipes de recherche intéressées sont elles aussi en manque de recrutement pour développer, autant qu'il serait possible et souhaitable, de nouvelles recherches.
« Le renforcement de notre présence sera néanmoins indispensable si la France souhaite jouer durablement un rôle moteur dans la recherche dans ces régions et si elle veut donner corps à sa participation au Conseil arctique ». »
Selon Yves Frenot, son directeur, sur la période 2009-2013, l'IPEV a mis en oeuvre 44 programmes en Arctique totalisant 114 campagnes sur le terrain (les programmes étant généralement pluriannuels et certains multisites). Parmi ces programmes, 23 relèvent des sciences de l'univers, 13 des sciences du vivant et 9 des sciences humaines et sociales. En termes de scientifiques sur le terrain, ce sont près de 500 chercheurs qui ont participé aux projets arctiques soutenus par l'IPEV entre 2009 et 2013, totalisant plus de 13 000 jours de science (le nombre de jours terrains au Spitzberg est le plus élevé et représente 40 % du total).
Ainsi, si la présence française de la recherche polaire en Arctique est réelle, elle manque de moyens et reste principalement centrée autour de la base du Spitzberg. En outre, la France est le seul grand pays qui ne possède pas de navire brise-glace, ce qui est un handicap pour rester parmi les nations les plus avancées dans la recherche polaire. Un effort est nécessaire.
2. Des grands groupes privés présents en Arctique
L'exploitation des ressources en Arctique n'est pas un phénomène nouveau. Les entreprises françaises sont présentes depuis plusieurs années dans la région. Elles sont certes peu nombreuses, mais importantes.
Total est la deuxième entreprise de Norvège derrière Statoil et y jouit de l'image d'une entreprise sérieuse. Elle est présente depuis 30 ans dans l'exploitation du gaz du pays. Récemment, elle s'est impliquée sur le champ gazier de Snohvit en mer de Barents. Elle est également présente en Russie dans deux ambitieux projets : Shtockman et Yamal.
GDF Suez s'est aussi impliquée dans le projet norvégien Snohvit. L'entreprise est également présente au Groenland dans un consortium avec Shell et Statoil. Elle détient deux licences d'exploitation offshore dans la baie de Baffin.
Areva est présente au Canada sur le site de Cigar Lake, dans le nord de la province du Saskatchewan, deuxième gisement mondial à haute teneur en uranium. Elle pourrait également extraire de l'uranium au Groenland.
Par ailleurs, on peut supposer que les besoins immenses en infrastructures, bâtiments, routes, dont les différents pays ont besoin en Arctique ne manqueront pas d'attirer de grands groupes français comme Bouygues ou Vinci.
3. Le seul pays à disposer d'une représentation diplomatique au Groenland
La France est le seul pays tiers ayant un représentant permanent sur le sol groenlandais. Il est le relais au Groenland de l'ambassade de France au Danemark. Cette spécificité mérite d'être signalée et défendue.
Il s'agit en général d'un volontaire international effectuant une mission de deux ans. Souvent chargé de cours à l'université du Groenland, il assure une mission pluridisciplinaire : animation culturelle, actions de coopération universitaire et scientifique, contacts protocolaires, veille économique et politique.
Élément de l'influence française au Groenland, il est un atout pour entretenir des relations avec ce pays au centre des enjeux arctiques. Même en période d'économies budgétaires comme celle que nous connaissons, son maintien dans les années qui viennent, sur place doit être envisagé dans le cadre d'une politique de coopération approfondie avec le Groenland.
En appui, un groupe d'amitié interparlementaire France-Groenland pourrait être créé au Sénat. Ou, à l'image de ce qui existe pour le Tibet, un groupe d'information internationale sur le Groenland pourrait être envisagé.