CHAPITRE II : UN CONTEXTE MARQUÉ PAR UNE RÉELLE INTERDÉPENDANCE ÉCONOMIQUE
I. LE PARADOXE ÉNÉRGÉTIQUE RUSSE
Ce paradoxe tient en une proposition : sa position éminente sur un marché fondamental n'évite pas à la Russie une dépendance marquée envers son débouché européen.
A. UNE PRÉSENCE ÉMINENTE MAIS FRAGILE ET INSUFFISANTE...
1. Une présence relativement forte...
Il est courant de présenter la Russie comme un pays intoxiqué des hydrocarbures, qui seraient son unique richesse et dont une bonne gestion suffirait à garantir la prospérité de ses citoyens, à l'instar de certains États du Golfe persique.
a) Une position de premier plan
Que l'on prenne en considération les réserves, la production ou les exportations, les chiffres significatifs placent régulièrement la Russie dans le tiercé mondial, avec une dizaine de millions de barils de pétrole par jour et quelque 590 milliards de m 3 de gaz par an.
La Russie est créditée d'environ un quart des réserves mondiales prouvées de gaz conventionnel , soit quelque 44 800 milliards de m 3 , moins que l'Iran et le Qatar réunis, mais légèrement plus que la somme des réserves prouvées en Arabie saoudite, aux États-Unis, au Turkménistan, aux Émirats arabes unis, au Nigéria, au Venezuela et en Algérie réunis ! La Russie est par ailleurs, la première exportatrice de gaz naturel, loin devant la Norvège, le Qatar et le Canada.
Le secteur du pétrole russe est, quant à lui, caractérisé principalement par le contraste spectaculaire entre une part très modeste dans les réserves mondiales (4 % du total) et une présence de tout premier plan dans la production , puisqu'à partir de 2004 la Russie a retrouvé dans la production mondiale le premier rang qui était le sien jusqu'à la fin de l'Union soviétique. Si Rosneft est nettement moins connu que son homologue gazier Gazprom , le rachat de l'entreprise russo-britannique TNK-BP , le 21 mars 2013, en a fait la plus grande compagnie pétrolière publique au monde pour la production et les réserves d'hydrocarbures
Première source d'énergie pour produire de l'électricité, le charbon pourrait supplanter le pétrole et devenir la première source d'énergie mondiale à l'horizon 2017 selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE) . Cette source d'énergies fossiles, polluante mais bon marché est prisée par les pays émergents : elle assure 80 % de la production d'électricité en Chine et 70 % en Inde. Sa part dans la production d'énergies est supérieure à ce qu'elle était au cours des quatre dernières décennies. Au sein de l'Union européenne, l'Allemagne a utilisé le charbon pour produire 52 % de son électricité en 2012, contre 42 % deux ans plus tôt.
Occupant la seconde place mondiale par l'ampleur des réserves brutes de charbon, la Russie en possède suffisamment pour maintenir sa production actuelle pendant plus de cinq siècles. Comme pour le pétrole, la production russe des 20 dernières années a connu d'importants soubresauts, avant d'arriver au premier rang des importations européennes.
b) Un secteur qui ne peut, à lui seul, assurer la prospérité russe
Les industries extractives emploient quelque 2 % de la population active. Même en supposant que les hydrocarbures correspondent à l'essentiel de cette main d'oeuvre, cette branche ne joue qu'un rôle marginal comme source de revenus pour la population.
Malgré leur ampleur, les réserves russes d'hydrocarbures par habitant sont relativement modestes, incomparablement inférieures à celles constatées dans la plupart des pays connus pour jouer un rôle important sur le marché mondial. Alors que la Russie se situe à la première place des réserves brutes, elle ne vient, en effet, qu'en 17 e position dès lors que l'on fait intervenir le critère démographique. Les réserves d'hydrocarbures par habitant au Qatar sont ainsi 36,5 fois plus élevées que celles observées en Russie. Ainsi, la plus importante de toutes les puissances en hydrocarbures conventionnels ne peut compter sur cette seule ressource pour assurer le niveau de vie de sa population .
2. ... mais pas forcément durable
a) La réorientation de la politique énergétique américaine et ses conséquences
La production d'hydrocarbures non conventionnels aux États-Unis a déjà commencé à faire sentir ses effets sur le marché mondial, en tout premier lieu avec la baisse des importations américaines de pétrole et de gaz. Cette évolution devrait se poursuivre d'après l'Agence internationale de l'énergie 4 ( * ) . Les importations américaines de pétrole devraient ainsi atteindre en 2014 leur plus bas niveau des 25 dernières années, avec six millions de barils par jour, contre douze millions en moyenne de 2004 à 2007. En effet, la production locale devrait atteindre 8 millions de barils quotidiens en 2014, contre 6,4 millions en 2012.
Si elle tendait à se confirmer, l'évolution des États-Unis vers l'autosuffisance pétrolière et gazière aurait pour conséquence inévitable une modification telle des conditions de marché que toute prévision haussière des prix deviendrait particulièrement hasardeuse. Actuellement, les États-Unis n'exportent ni pétrole, ni gaz naturel. Ils ne disposent d'ailleurs pas des infrastructures permettant de liquéfier le gaz, mais seulement de celles utilisées pour rendre au GNL sa forme gazeuse initiale. Plus le retrait américain sera sensible en tant qu'acheteur sur le marché des hydrocarbures, plus l'exploitation des ressources en hydrocarbures du Grand Nord russe deviendra problématique. L'Agence s'attend ainsi à une baisse de la production en Russie.
b) Une préparation insuffisante au développement du gaz naturel liquéfié (GNL)
Au plan mondial, l'exploitation du gaz naturel liquéfié est, d'après l'Agence internationale de l'énergie, promise à un très bel avenir 5 ( * ) .
En 1970, les méthaniers ne pouvaient jouer qu'un rôle embryonnaire sur le marché européen du gaz naturel liquéfié, avec seulement quatre pays européens importateurs. Au niveau du seul marché européen, on décompte 22 ports méthaniers en fonction, quatre en construction et de nombreux projets, cet ensemble desservant un réseau dense de gazoducs. De fait, si l'Union européenne paraît extrêmement bien placée dans cette perspective pour importer du GNL, la Russie ne paraît pas en mesure de l'exporter. Aujourd'hui, seul le gaz extrait à Sakhaline est liquéfié. Il est exporté au Japon et en Corée du sud.
Il convient toutefois de mentionner un projet de port méthanier situé au-delà du cercle polaire, près du forage de Yamal, en Sibérie occidentale, dont les réserves sont estimées à 1 250 milliards de mètres cubes. Situé à l'estuaire de l'Ob - un des trois grands fleuves sibériens - pris par les glaces neuf mois sur douze, ce projet approvisionnera trois « trains » de GNL de 5,5 millions de tonnes chacun et 16 méthaniers brise-glaces : une première. Leur capacité sera également très élevée, avec 170 000 m de GNL, soit environ 100 millions m de gaz en phase liquide. Il est prévu que le terminal approvisionne 30 méthaniers à l'horizon 2030.
La réalisation de cet investissement est confiée au consortium Yamal LNG , propriété à 80 % de l'opérateur russe Novatek et à 20 % du français Total, qui possède en outre 16 % des actions de son partenaire, depuis le 1 er juillet 2013. Premier producteur indépendant de gaz en Russie, Novatek assure quelque 13 % de l'approvisionnement sur le marché intérieur russe. La France devrait figurer parmi les destinations de ces méthaniers, puisqu'un débat public doit être organisé à Dunkerque - où Total possède 10 % de Dunkerque LNG - en vue d'y construire un second appontement et un quatrième réservoir. L'ingénierie, la fourniture des équipements, la construction et la mise en service de l'installation permettant de liquéfier le gaz naturel seront fournis par la société Technip en consortium avec la société japonaise d'ingénierie JGC Corporation , autrefois dénommée Japanese gasoline company : ce marché a été attribué au printemps 2013. La mise en oeuvre de cet équipement, dont le coût devrait se situer entre 18 et 20 milliards de dollars, est prévu en trois phases, étalées de 2016 à 2018. Ce projet a été déclaré d'intérêt national par les autorités russes.
Gazprom dispose également d'un projet semblable mais distinct bien qu'il porte le même nom puisque sa localisation est très proche. Total est, par ailleurs, engagé avec Gazprom dans un projet de GNL partant du gisement de Shtokman, lui aussi dans le Grand Nord russe, un peu à l'ouest de Yamal.
Bien que la localisation de ces futurs terminaux méthaniers ne paraisse pas a priori les destiner à desservir l'ensemble du globe terrestre, l'ambition russe suggère précisément que le but est de vendre enfin à tous les clients sur le marché gazier mondial.
* 4 World Energy Outlook 2012
* 5 Le gaz est liquéfié à une température de - 160°C, à la pression atmosphérique normale, ce qui permet de réduire son volume, dans une proportion de 600 à 1 : au lieu de transporter 600 m 3 de gaz, le méthanier charge seulement 1 m 3 de liquide, qu'il doit maintenir à très basse température jusqu'à la livraison.