B. ...QUI N'ÉVITE PAS À LA RUSSIE UNE TRÈS FORTE DÉPENDANCE ENVERS L'UNION EUROPÉENNE.
1. La Russie est contrainte à vendre ses hydrocarbures
a) Une contribution irremplaçable aux exportations et aux finances publiques
En 2012, le secteur de l'énergie a représenté environ 34 % du PIB russe, mais a procuré 67 % de l'ensemble des recettes d'exportation et 50 % des recettes budgétaires au niveau fédéral. Sans exportations d'énergie -300 millions de tonnes de pétrole et 150 milliards m 3 de gaz chaque année - la Russie ne pourrait importer sans mettre en péril sa situation financière. La Russie a de fait un besoin vital de vendre, ce qui relativise pour le moins la dépendance énergétique de ses clients, notamment de l'Union européenne. À ce jour, l'Union européenne absorbe en effet les trois quarts des exportations russes de pétrole et les quatre cinquièmes de ses exportations de gaz.
Les dirigeants russes comprennent la nécessité de préparer le pays à la fin des hydrocarbures, même si la date reste entachée d'une forte incertitude. C'est dans ce contexte qu'une partie des revenus procurés par la vente d'énergie est dédiée à l'investissement industriel. Il s'agit de dégager des moyens financiers afin de réorienter dès aujourd'hui l'outil industriel civil pour le rendre compétitif sur le marché mondial. La loi de 2003 sur la stratégie énergétique de la fédération de Russie a d'ailleurs consacré le rôle des hydrocarbures pour la politique intérieure.
Une telle inclinaison implique cependant de garantir la sécurité de l'approvisionnement de ses clients.
b) L'enjeu des gazoducs
La sécurisation de l'approvisionnement de ses clients passe, aux yeux des autorités russes, par une mainmise suffisante sur les infrastructures de transport d'énergie, y compris celles à l'extérieur des frontières. La Russie tire en cela les leçons des conflits qui l'ont opposé récemment à deux de ses voisins.
L'Ukraine en 2006 puis 2009 et la Biélorussie en 2003 puis 2010 ont tenté de mettre à profit le réseau de gazoducs traversant leur territoire pour obtenir des conditions tarifaires inférieures à celle du marché mondial. Ces conflits se sont traduits dans les deux cas par des coupures de distribution affectant partiellement l'Union européenne et ses voisins.
En ce qui concerne la Biélorussie, Gazprom a finalement acquis la moitié du capital de l'opérateur Beltransgaz en mai 2007, pour 2,5 milliards de dollars. Le reste des actions a été acquis, pour le même prix, fin 2011. La Biélorussie bénéficie par ailleurs de tarifs préférentiels. Ce rachat a constitué le prélude à la construction d'un nouveau gazoduc - Yamal II - alimentant l'Europe centrale, en traversant la Biélorussie sans passer par l'Ukraine et destiné à alimenter la Slovaquie et la Hongrie. Ralenti par la crise économique mondiale, le projet a été relancé au printemps 2013. Ce faisant, la Russie tente de solder définitivement le conflit gazier qui l'oppose de façon récurrente à l'Ukraine. Le réseau de gazoducs de celle-ci risque en effet de perdre largement sa raison d'être, faute de continuer à jouer un rôle pour le transit.
Le lancement du chantier du gazoduc South Stream en décembre 2012 participe du même objectif de contournement de l'Ukraine. Débouchant en Bulgarie par voie sous-marine, il devrait desservir la Roumanie et l'ensemble des Balkans. La capacité du gazoduc devrait atteindre 63 milliards de mètres cubes par an, soit un niveau très largement supérieur aux exportations actuelles de la Russie vers l'Europe du Sud et l'Italie : moins de 40 milliards de mètres cubes, Autriche incluse. South Stream devrait, de fait, être à même d'accompagner une éventuelle hausse de la demande du gaz de la part des pays européens, puisqu'ils sont tous reliés par un même réseau assez dense de gazoducs, le cas des pays baltes et de la Finlande étant bien sûr dissocié. Le projet comporte notamment un embranchement destiné à l'Italie, après un passage sous la mer Adriatique. Cependant, la signature, le 28 juin 2013, de l'accord sur le gazoduc transadriatique (TAP) qui devrait permettre de récupérer le gaz azerbaïdjanais - en passant notamment par la Turquie, l'Albanie et la Grèce - pourrait remettre en cause cet ultime prolongement de South Stream . En tout état de cause, l'Ukraine sera privée de toute redevance versée au titre du gaz russe destiné à la Pologne, à la Slovaquie, à la Hongrie et à la Roumanie dès que South Stream sera opérationnel.
Ouvert en 2012, le gazoduc North Stream a pour finalité de desservir l'Allemagne sans être tributaire d'un éventuel verrouillage en Pologne, semblable à celui que la Russie a dû affronter avec la Biélorussie et l'Ukraine. Sur le territoire allemand, North Stream se scinde en deux tronçons distincts, Niel et Opal . Niel oblique vers l'ouest, en direction des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne. Opal se dirige vers le sud, jusqu'en République tchèque. Juridiquement, les tronçons Niel et Opal sont dans des situations très différentes envers le droit de l'Union, car le premier s'arrête formellement à l'intérieur du territoire allemand et ne peut donc bénéficier d'aucune des dérogations que le droit de la concurrence réserve aux liaisons reliant deux États membres - ce qui est le cas du gazoduc Opal. En pratique, cela signifie que la mise à disposition du marché de 50 % de la capacité d'Opal n'est pas obligatoire, contrairement à ce qu'impose la règle applicable au gazoduc Niel. La capacité de North Stream doit atteindre 55 milliards de mètres cubes par an, soit l'équivalent des importations allemandes, britanniques et françaises cumulées.
2. La dépendance européenne est relative
La Russie occupe certes une place éminente sur le marché des énergies fossiles, mais ne peut en pratique les vendre aujourd'hui qu'à l'Europe ou à la Chine, deux clients qui ont aussi d'autres fournisseurs. Les projets de terminaux méthaniers mentionnés ci-avant atténueront la dépendance trop exclusive envers les marchés européens et chinois, mais il reste incomparablement plus simple et moins coûteux d'utiliser des gazoducs. Qu'il parte vers l'est ouvert à l'ouest, leur contribution au commerce extérieur et au budget russe restera très supérieure à l'apport du GNL.
a) Un besoin avéré en fournitures énergétiques russes
En 2011, l'Europe a consommé 1 698 millions de tonnes d'équivalent pétrole (Tep), soit 13,3 % d'une consommation mondiale estimée à 12 765 millions de Tep.
Malgré leur montée en puissance, les énergies renouvelables sont loin d'avoir détrôné les ressources fossiles, dont les plus polluantes - le pétrole et le charbon - fournissent la moitié de la consommation finale européenne d'énergie.
Nature de l'énergie consommée par l'UE en 2011
Source : Eurostat
La production d'énergie au sein de l'Union européenne satisfaisant moins de la moitié de sa consommation, le recours massif aux importations est inévitable, conduisant à une dépendance qu'Eurostat évalue globalement à 55 %, avec un maximum de 92 % pour le pétrole. 30 % de l'uranium enrichi utilisé par l'Union européenne dans ses centrales nucléaires provient par ailleurs de pays tiers.
Dans ce contexte, les importations de combustible fossile en provenance de Russie représentent seulement 18 % de la consommation finale d'énergie au niveau de l'Union européenne. Si l'on prend en compte les livraisons d'uranium enrichi, la dépendance de l'Union européenne envers ses fournitures russes atteint 22 % de sa consommation finale d'énergie .
Provenance géographique
de l'énergie
consommée par l'UE en 2011
Source : Eurostat
Ce ratio confère à la Russie une position éminente. Il convient cependant de noter que le produit de ces exportations représente à lui seul près de la moitié des revenus du pays. En matière énergétique, il convient de fait de parler d'une véritable interdépendance entre l'Union européenne et la Russie, plutôt que d'une dépendance de la première à l'égard de la seconde.
b) Une dépendance géographiquement circonscrite
Pour trouver une véritable relation de dépendance, il convient de prendre en considération quelques États membres dont l'énergie provient presque exclusivement de Russie, pour des raisons liées à leur situation géographique et à l'histoire.
La Finlande est le seul État membre dont l'approvisionnement en gaz provienne exclusivement de Russie et qui ne soit issu ni de l'URSS ni du Pacte de Varsovie. La localisation a des conséquences inévitables. Les autres États membres où le gaz russe joue un rôle prédominant sont les trois pays baltes, la République tchèque, la Slovaquie, la Bulgarie et la Grèce. Au demeurant, les livraisons en question sont modestes, sauf pour la République tchèque ou la Slovaquie.
Cette dépendance semble néanmoins toute relative puisque la nécessité pour la Russie de vendre son gaz exclut totalement une coupure pure et simple de l'alimentation. Il est significatif que les tensions apparues en septembre-octobre 2013 entre Vilnius et Moscou aient abouti pendant trois semaines à un renforcement des contrôles douaniers sur les poids-lourds lituaniens, jusqu'au 15 octobre, puis à une suspension des importations de lait par la Russie à compter du 7 octobre : l'approvisionnement énergétique n'a jamais été compromis.
c) L'Union européenne et l'amélioration de l'efficacité énergétique de la Russie
Les investissements directs européens en Russie dans le domaine énergétique sont, pour l'essentiel, consacré à de très grands projets d'exploitation du sous-sol. Bien que relevant d'une logique un peu différente, les exportations concernant les poids-lourds et les infrastructures de transport concernent pour l'essentiel de grands projets géographiquement circonscrits.
Il est assurément souhaitable de développer encore ces investissements et ce type d'exportation, mais il est à un domaine où l'expertise technique de l'Europe trouverait à s'employer de façon importante sur le territoire russe : la recherche d'une vie économique moins gourmande en énergie.
Dans son étude de synthèse consacrée en décembre 2011 à l'économie russe, l'OCDE observe que l'intensité énergétique de l'économie russe demeure une des plus fortes au monde. La Russie arrive ainsi en quatrième position en matière de consommation d'énergie et en troisième position pour ce qui est des émissions de gaz à effet de serre. De plus, la faiblesse de l'efficacité énergétique contribue à la qualité médiocre de l'air. La Russie se caractérise ainsi par un des taux de mortalité prématurée imputable à la pollution atmosphérique les plus élevés au monde. L'amélioration de l'efficacité énergétique reste très coûteuse ; le programme de l'État prévoit des dépenses totales par tous les secteurs de l'économie de plus de 1 % du PIB en moyenne sur la période 2011-20, afin de répondre à un objectif de réduction de 40 % de l'intensité énergétique du PIB. Les possibilités d'investissements rentables dans l'efficacité énergétique sont néanmoins énormes en Russie et, de fait, des efforts considérables sont déjà en cours dans ce domaine. Ce processus n'est pas néanmoins pas aussi rapide qu'il devrait l'être en raison de diverses contraintes et défaillances du marché.
Parmi les États membres de l'OCDE, la Russie et l'Islande se disputent la première place au titre de l'indicateur consommation d'énergie par unité de PIB mesuré en parité de pouvoir d'achat 2005, c'est-à-dire en quantité réelle. Les chiffres sont donc directement comparables. En 2008, la Russie avait la plus forte intensité énergétique, avec 0,33 tonne d'équivalent pétrole pour 1000 dollars de PIB, contre 0,25 tonne pour l'Islande. Parmi les États membres de l'Union européenne, la Grande-Bretagne avait obtenu en 2008 la plus faible intensité énergétique avec 0,7 tonne de pétrole et la Finlande culminait à 0,15 tonne.
Ce très vaste chantier ne se limite pas aux investissements nécessaires pour utiliser moins d'énergie. Ceux-ci visent aussi l'ingénierie, une activité à très haute valeur ajoutée dont la Russie manque manifestement dans ce domaine. EDF a déjà signé en octobre 2008 un accord de partenariat avec Inter Rao , propriété à plus 57,3 % de Rosatom . En mars 2010, Fenice - une filiale italienne d'EDF dont l'activité est centrée sur les services énergétiques ou environnementaux dans les secteurs publics ou industriels - a conclu avec Inter Rao un accord sur la création d' Interenergoeffect , une société détenue à parts égales par les deux parties et basée à Moscou, pour développer des projets d'efficacité énergétique dédiés au marché industriel russe.
d) Une volonté de diversification
Pour l'ensemble des raisons exposées ci-dessus , la Russie tente de réduire sa dépendance envers l'Europe en diversifiant depuis une dizaine d'années ses débouchés énergétiques.
Le premier axe de cette politique est le plus simple : accroître la part de l'Asie, pour la porter de 4 % à quelque 25 % vers 2030. En février 2009, Rosneft et Transneft ont obtenu que Pékin leur accorde un crédit de 25 milliards de dollars en échange d'un contrat de livraison pétrolière sur 25 ans : 15 millions de tonnes par an de 2011 à 2030. Le même mois, la Russie a lancé le projet « Sakhaline-2 » en installant sa première usine de gaz naturel liquéfié sur l'île de Sakhaline. Ces projets font partie de l'effort russe pour conquérir les marchés asiatiques à forte croissance.
Le 29 août 2010, le Premier ministre Vladimir Poutine a ouvert la section russe de l'oléoduc Chine-Russie dans la région du fleuve Amour, théâtre de brefs affrontements armés en 1969 entre l'Union soviétique et la Chine. Ce projet devrait aider le pays à diversifier géographiquement ses exportations. Cet oléoduc pourra transporter jusqu'à 30 millions de tonnes de pétrole vers la Chine et le reste de l'Asie. La nouvelle infrastructure est intégrée à l'oléoduc Sibérie orientale-Asie-Pacifique (ESPO), dont le premier tronçon a été inauguré le 28 décembre 2009. Le 1 er août 2013, Transneft a annoncé qu'elle envisageait d'accroître de 80 % la capacité de l'oléoduc ESPO à l'horizon 2018, pour la porter à 491 millions de barils.
D'autre part, un accord conclu fin septembre 2010 à Pékin a ouvert à la Russie le marché chinois du gaz à partir de 2015 : Gazprom devrait fournir 30 milliards de mètres cubes chaque année à China National Petrol Corporation (CNPC)