Audition à huis clos - Témoin n° 5 (mercredi 6 mars 2013)
Mme Muguette Dini , présidente . - Mes chers collègues, Nous poursuivons nos auditions de cet après-midi, consacrées aux témoignages de proches de victimes.
Nous travaillons pour cette audition encore, comme pour la précédente, à huis clos, conformément à la demande du témoin.
Je veux insister une nouvelle fois devant vous sur le courage qu'il faut aux personnes auditionnées pour témoigner devant nous. Cette démarche relève du souhait d'informer le public, par le biais de notre rapport, sur les dangers des dérives sectaires et d'éviter ainsi, espérons-le, à d'autres victimes d'être piégées à leur tour.C'est pourquoi nous citerons dans notre rapport de larges extraits des comptes rendus qui vont être établis de ces auditions.
Je précise à l'attention de notre témoin que notre commission d'enquête s'est constituée à l'initiative du groupe RDSE, dont M. Jacques Mézard, notre rapporteur, est président.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, demander au témoin de prêter serment.
Je rappelle (pour la forme bien sûr) qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Prêtez serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure ».
Le témoin se lève et prête serment.
Je vous propose de lancer notre entretien par une courte présentation du cas dont vous venez témoigner, puis les membres de la commission d'enquête, vous poseront quelques questions.
Vous avez la parole.
Témoin n° 5. - Je vais vous parler de ma soeur, née en 1950, qui a adhéré à Invitation à la vie (IVI) au début des années 1990. Elle s'est suicidée en janvier 2011 en se jetant par la fenêtre de son appartement. Je ne sais pas ce que vous savez de cette secte...
Mme Muguette Dini , présidente . - Nous les avons reçus la semaine dernière.
Témoin n° 5 . - Ma soeur était enseignante. Nous avions eu pendant notre enfance une éducation religieuse, mais nous étions tous les deux « passés à autre chose ». J'ai le sentiment qu'elle ne croyait en rien. Elle devait avoir quarante ans au moment de son adhésion à IVI. Elle avait auparavant fait un détour par la Scientologie. Elle y a acquis la conviction que notre mère avait essayé d'avorter quand elle l'attendait. Elle assurait qu'elle avait vu l'aiguille à tricoter qui devait interrompre cette grossesse. Je suis convaincu que c'était faux. J'en ai parlé avec notre mère et je sais qu'elle disait la vérité quand elle niait avoir tenté d'avorter. Ce souvenir n'était pas réel, mais ma soeur était persuadée que ça s'était vraiment produit.
Nous avons alors commencé à perdre le contact. Ça devenait impossible de lui parler normalement.
J'ai entendu parler d'IVI plus tard, mais je pense que c'est à ce moment-là qu'elle est tombée sous leur coupe. Elle a alors coupé les ponts avec notre mère. Elle a aussi commencé à être très occupée.
Mme Catherine Deroche . - Continuait-elle à travailler, selon vous, à cette époque ?
Témoin n° 5 . - Elle a eu une sorte de dépression. Elle semblait confrontée à des difficultés professionnelles et sentimentales. Elle a enchaîné les congés maladie, puis elle a cessé son activité.
Mme Catherine Génisson . - Quel âge avait sa fille quand elle a adhéré à IVI ?
Témoin n° 5 . - Elle avait dix-huit ans. J'ai trouvé un bulletin d'adhésion à son nom datant de 1998. Ma nièce y est toujours. Elle s'est mariée par la suite avec un membre d'IVI.
Ma soeur a donc arrêté de travailler. On l'a perdue de vue pendant cinq ans. Elle ne voulait plus nous voir. C'était vraiment très dur. On ne se voyait même pas à Noël... Je ne sais pas ce qu'elle a vécu pendant ces cinq ans. J'imagine qu'elle faisait des pèlerinages (c'est une activité importante à IVI).
J'ai retrouvé des cartes postales qu'Yvonne Trubert, la fondatrice d'IVI, lui a écrites. Dans l'une d'elles, on lit « [...] Il ne faut pas que vous quittiez vos médicaments. [...] Le Malin ne nous attaque que lorsque nous sommes faibles. Mille tendresses. Je vous aime. »
Ces déclarations d'affection, ces références au Malin : je ne reconnais pas ma soeur. Elle avait complètement changé de personnalité.
Elle faisait ce qu'on appelle à IVI des « harmonisations ». Elle s'était trouvé grâce à ça un rôle de guérisseur, ce qui lui donnait le sentiment de pouvoir aider les autres : ça a joué un rôle déterminant dans son attachement à ce groupe.
Dans une autre lettre que j'ai retrouvée, on lui demande d'« harmoniser » une femme dans les locaux de l'association, et non pas à son domicile, en raison de l'opposition du mari à cette pratique.
Mme Muguette Dini , présidente . - Qu'est-ce qui vous fait penser qu'IVI a pu être responsable de son suicide ?
Témoin n° 5. - Ce n'est pas directement à cause d'IVI qu'elle s'est suicidée. Elle était malade. Elle entendait des voix. Mais IVI a eu, je le crois vraiment, une influence sur l'évolution de sa maladie.
Personne d'autre ne comptait. Personne n'avait d'influence sur elle. Elle a fait une première tentative de suicide en 2000. On avait repris contact en 1996 quand ma fille est née. Nos retrouvailles ont eu lieu dans un café. Elle m'a emmené rue des Peupliers, au siège d'IVI. Elle avait beaucoup changé, d'abord dans son allure. Elle qui avait toujours aimé s'habiller, elle portait des vêtements blancs, très larges. C'était très bizarre.
Elle m'a fait une « harmonisation ». Elle l'a fait aussi à nos parents. Elle disait que ça nous faisait du bien malgré nous.
Mme Catherine Génisson . - Comment ça se passe, l'« harmonisation » ?
Témoin n° 5 . - On est allongé : ça consiste à imposer les mains. On s'attarde sur les chakras.
Mme Catherine Deroche . - Vous avez assisté aux « vibrations » ?
Témoin n° 5 . - Non, jamais.
(Le témoin montre aux sénateurs des photos de sa soeur avec d'autres adeptes et avec la fondatrice d'IVI)
Mme Muguette Dini , présidente . - Vous évoquez les voix qu'elle entendait. Souffrait-elle de schizophrénie ? Pensez-vous qu'elle ne se soignait pas ?
Témoin n° 5 . - Elle ne se soignait pas, je le confirme. En 2000, après une tentative de suicide (elle a sauté d'un pont ; ce sont les pompiers qui l'ont sauvée), elle a été soignée à l'hôpital. Des médicaments ont permis de mettre fin à ces voix. J'aurais préféré qu'elle reste à l'hôpital, mais ils l'ont laissée sortir. Elle a fait une nouvelle tentative de suicide quelques semaines plus tard. Elle s'est alors retrouvée à l'hôpital Beaujon : elle a dû avoir peur, car elle a pris ses médicaments après ça.
A ce moment-là, ça a été une vraie débâcle socialement. Elle a perdu son appartement, ma mère a payé ses dettes et l'a prise chez elle. Elles ont vécu ensemble plusieurs années. Le comportement de ma soeur était bizarre et imprévisible. Elle m'appelait parfois en pleine nuit. Elle a passé des nuits à l'aéroport, dans l'espoir d'aller retrouver en Inde Mère Teresa. Elle avait une obsession : aller soigner les malades...
Puis elle a retrouvé un appartement à elle, elle s'est mise à peindre, avec beaucoup de talent. Elle est restée à IVI. Elle ne consultait pas de psychiatre. On se revoyait à Noël et aux anniversaires : nos relations étaient presque normales.
Mme Catherine Deroche . - Quand elle s'est suicidée, IVI s'est-elle manifestée ?
Témoin n° 5 . - J'ai téléphoné à certains membres pour leur annoncer sa mort. Ils ne sont pas venus à l'enterrement. Ils ont dû faire une cérémonie entre eux.
M. Jacques Mézard , rapporteur. - Tout cela vous a beaucoup perturbé personnellement ?
Témoin n° 5 . - Oui. Ma soeur et moi avions été très proches. Après, elle est devenue insupportable. Ce n'était plus vraiment elle. Je me sens coupable. Elle s'est suicidée en pleine nuit, en janvier. Il faisait un froid glacial.
M. Jacques Mézard , rapporteur. - Votre soeur passait-elle beaucoup de temps à IVI ?
Témoin n° 5 . - Il y avait son groupe de prières chaque semaine, elle faisait des pèlerinages : en Corse, en Roumanie, au Brésil... Elle y a consacré un argent fou ! Elle avait peu de ressources : elle devait recevoir 1 000 euros par mois. Malgré ça, elle dépensait beaucoup pour IVI. Regardez par exemple le montant de la cotisation annuelle : 500 euros. C'était énorme pour elle.
Mme Muguette Dini , présidente . - Tout son argent allait donc à IVI ?
M. Jacques Mézard , rapporteur. - Pouvez-vous nous décrire le siège d'IVI ?
Mme Muguette Dini , présidente . - Avez-vous eu le sentiment, quand vous l'y avez accompagnée, qu'elle s'y sentait chez elle ?
Témoin n° 5 . - C'était un bel immeuble. Il faut dire que les membres d'IVI ont beaucoup de moyens. Ça l'a peut-être fascinée. Chez nous, il n'y a jamais eu beaucoup d'argent.
A IVI, elle m'a donné l'impression de se sentir chez elle, en effet. Quand nous sommes arrivés ensemble, on a mis une salle à sa disposition. Pour moi, ces locaux ne ressemblaient pas à l'idée que je me faisais d'une secte.
Mme Muguette Dini , présidente . - Vous confirmez que, selon vous, IVI est bien une secte ?
Témoin n° 5 . - J'ai retrouvé des choses qu'elle avait écrites. Il y avait des listes de choses à faire, des ordres, des consignes : « refaire du yoga ; faire des saluts avant toute chose ; faire purifier la maison ; couper et purifier toute envie en moi, toute voix ; demander à Dieu de m'ouvrir l'esprit ; dire qu'il ne m'aura pas - en parlant du Malin... » Quand elle est morte, on l'a retrouvée un chapelet à la main. Il y avait encore un CD d'Yvonne Trubert sur sa chaîne hifi. Bien sûr, c'est une secte !
Sa fascination pour Yvonne Trubert était considérable. Parmi les consignes qu'elle avait écrites, il y avait aussi « Faire un salut le matin pour demander le soutien d'Yvonne Trubert pendant la journée ». Elle parle également dans ses écrits de ses obligations envers ses « maîtres »...
Mme Catherine Génisson . - [... La vie de votre soeur] s'est dégradée à partir du moment où elle a adhéré à IVI. Et les voix qu'elle entendait, vous en a-t-elle parlé ?
Témoin n° 5 . - Non. Elle en avait parlé à son groupe de prières, je l'ai appris par la suite. Ces voix lui disaient de se jeter par la fenêtre.
Mme Catherine Génisson . - Comment votre nièce peut-elle continuer à appartenir à IVI malgré le suicide de sa mère ?
Témoin n° 5 . - Sa fille fait partie d'IVI. Son mari et leurs enfants également. Ma soeur n'avait jamais manifesté de trouble psychiatrique par le passé. Elle était cartésienne, avec une formation scientifique. Elle n'a pas eu de problème dans son activité d'enseignante, même si elle n'était pas à l'aise dans ce métier.
[...] A partir de juillet 2010, elle a cessé de prendre ses médicaments. Les voix sont revenues. Elle téléphonait à notre mère pour lui dire qu'elle ne voulait plus la voir, puis la rappelait une heure plus tard pour s'excuser. Un jour, elle m'a demandé de l'emmener à l'hôpital, ce que j'ai fait ; le psychiatre ne m'a pas parlé : il s'est borné à renouveler son ordonnance et l'a laissée partir. Il faut dire qu'elle semblait aller mieux.
Mme Catherine Deroche . - A-t-elle repris alors ses médicaments ?
Témoin n° 5 . - Un jour sur deux peut-être.
Mme Catherine Génisson . - C'est en effet difficile d'hospitaliser quelqu'un contre son gré. Si la personne a un comportement rassurant, on ne peut pas la retenir.
Avez-vous porté plainte contre IVI ?
Témoin n° 5 . - Non. J'ai pris contact avec l'Unadfi et la Miviludes. C'était impossible de porter plainte : ce n'est pas IVI qui a poussé ma soeur dans le vide.
M. Jacques Mézard , rapporteur. - Vous dites que vous avez appelé des gens d'IVI. Pouvez-vous nous en parler ?
Témoin n° 5 . - Ils ont dit des choses très positives sur elle, qu'elle était toujours prête à aider... IVI peut être banalisée : il y a une chorale, l'« harmonisation » pourrait ne servir qu'à soulager les « petits bobos ». On peut y voir une association inoffensive.
Mme Catherine Génisson . - A-t-elle donné beaucoup d'argent à IVI ?
Témoin n° 5 . - Oui. Je considère qu'IVI a eu une influence énorme sur sa maladie. La place qu'occupait IVI était tellement grande qu'elle n'a pu recevoir d'autres influences, du reste elle ne voyait plus personne en dehors d'IVI : or ces influences lui auraient peut-être permis de se soigner...
Mme Catherine Génisson . - Nous confirmez-vous que votre soeur a bien rencontré IVI après sa dépression ?
Témoin n° 5 . - Elle s'est trouvé une place dans les sectes après sa dépression : d'abord la Scientologie, puis IVI.
Mme Muguette Dini , présidente . - Pourquoi, à votre avis, est-elle sortie de la Scientologie ?
Témoin n° 5 . - Ça ne lui convenait probablement pas. Elle était en recherche spirituelle... De toute manière, c'était devenu très vite difficile de parler avec elle.
Mme Muguette Dini , présidente . - Vous avez évoqué ce prétendu souvenir d'avortement. Ce faux souvenir est venu quand elle a adhéré à la Scientologie ?
Mme Catherine Génisson . - Vous avez mentionné le fait que votre soeur était cartésienne et scientifique. On ne pouvait donc pas raisonner avec elle ? On ne peut pas se souvenir d'un avortement. Elle était déjà imprégnée de tout cela ?
Témoin n° 5 . - Elle m'a fait faire une séance de régression dans une vie antérieure... Pour ma part, je n'ai pas été convaincu. Mais elle, elle y croyait.
Mme Muguette Dini , présidente . - Merci pour votre témoignage.