Audition à huis clos - Témoin n° 4 (mercredi 6 mars 2013)
Mme Muguette Dini , présidente . - Mes chers collègues, nous procédons cet après-midi à des auditions de proches de victimes Trois témoignages de ce type seront ainsi entendus cet après-midi. Pour deux d'entre eux, nous travaillerons à huis clos, conformément à la demande des personnes.
Je veux insister devant vous sur le courage qu'il faut aux personnes auditionnées pour témoigner devant nous. Leur démarche relève du souhait d'informer le public, par le biais de notre rapport, sur les dangers des dérives sectaires dans le domaine de la santé et d'éviter ainsi à d'autres victimes d'être piégées à leur tour. C'est pourquoi nous citerons dans notre rapport de larges extraits des comptes rendus de ces auditions.
Je rappelle à l'attention de notre témoin que notre commission d'enquête s'est constituée à l'initiative du groupe RDSE, dont M. Jacques Mézard est président. M. Mézard a été désigné comme rapporteur de notre commission.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, demander au témoin de prêter serment.
Je rappelle (pour la forme bien sûr) qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Veuillez prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure ».
Mme Muguette Dini , présidente . -Je vous propose de lancer notre entretien par une courte présentation du cas dont vous venez témoigner, puis mon collègue Jacques Mézard, rapporteur, et les membres de la commission d'enquête, vous poseront quelques questions. Vous avez la parole.
Témoin n° 4 . - Je vous remercie de prendre mon témoignage en considération. J'interviens en tant que père d'une jeune fille de vingt ans, victime depuis deux ans et demi d'un mouvement à caractère sectaire. Tout d'abord, rien dans le contexte de notre famille ne nous a préparés à cela. Ma fille a évolué dans un milieu social protégé, mon épouse et moi avons une formation supérieure scientifique, nous sommes un couple stable. Nous avons un fils qui ne pose aucun problème. Ma fille a toujours été sérieuse, a eu de bons résultats scolaires. Nous avons toujours été ouverts aux discussions scientifiques, politiques, religieuses. Nous avons aussi fait de la prévention, par rapport à l'alcool, à la drogue, aux relations sexuelles non protégées et aux sectes. Notre fille manifestait même une certaine intolérance vis-à-vis des phénomènes religieux et paranormaux.
Juste avant sa rentrée de terminale, elle a rencontré un garçon un peu plus âgé qu'elle, gentil, poli, mais très discret. Quelque temps après le début de leur relation, j'ai découvert par hasard sur internet que les parents de ce garçon proposaient des soins que nous avons trouvés suspects : reprogrammation de l'ADN, reiki, hutte de sudation, désenvoûtement, auto-régénération, etc. Lorsque nous avons discuté avec notre fille de ces soins, elle nous a dit que son ami ne lui en avait jamais parlé, qu'elle avait passé plusieurs jours chez les parents de celui-ci et qu'elle n'avait pas entendu parler de cela. Nous l'avons mise en garde, et elle nous a même reproché de lui faire peur [...].
L'année suivante, notre fille s'est éloignée de nous et beaucoup rapprochée de son ami, nous avons même pensé à un moment à une sorte de dépendance affective. Un an après la rencontre avec son ami, elle nous a annoncé avec une certaine violence qu'elle partait de la maison : alors qu'elle était en weed-end chez les parents de son ami, elle nous a envoyé un mail où elle nous faisait les reproches classiques d'une adolescente à ses parents, sans réel fondement. Nous avons été très surpris.
[ Le témoin évoque alors des relations entre la jeune fille et une medium canadienne. ]
[...]
Nous avons décidé par la suite d'organiser deux rencontres, une avec l'ami de notre fille, une autre avec ses parents. Nous avons ainsi découvert que notre fille était sous emprise directe de son ami, qui l'initiait depuis plus d'un an, alors qu'elle était mineure, lui faisant écouter des enregistrements audio de cette medium québecoise et la faisant participer à des stages proposés par ses parents. Nous avons alors appris que lui et son frère avaient été initiés dès l'âge de treize ans par leur mère. Ils faisaient régulièrement des stages au Québec et en France depuis quelques années. Cette dernière leur a même demandé de payer leurs séances de psychothérapie dès qu'ils ont eu l'âge de subvenir à leurs besoins. Notre fille nous a dit que la mère de son copain avait une formation de psychologie, mais nous n'avons pas eu confirmation de cela. Selon son site internet, elle est psychothérapeute, elle propose des stages, des séminaires. Selon elle, elle fait payer ses fils et ma fille pour les motiver, pour que les séances soient « plus efficaces ». Elle utilise les soins énergétiques comme le reiki, qui est un préambule pour proposer des séances de développement personnel, puis elle expose ses théories spirituelles. Le but final de ses formations est de préparer les adeptes à un nouveau monde. Le changement vers ce nouveau monde aurait dû commencer le 21 décembre 2012, les deux tiers de la population mondiale étaient censés mourir de ce qu'ils appellent une maladie-suicide : les gens qui se sentent mal dans ce monde provoqueraient eux-mêmes cette maladie chez eux. On sait ce qu'il en est aujourd'hui du 21 décembre : évidemment la date du nouveau monde est sans cesse repoussée.
Il semble que la mouvance dont il s'agit soit une mouvance New Age, qui ressemble à l'ordre du Temple solaire, avec derrière un mélange de religion catholique, de chamanisme, de développement personnel, de psychothérapie, de rites amérindiens ancestraux...
Nous avons appris que les beaux-parents de notre fille avaient suivi les enseignements de la femme que nous avions entendue sur l'enregistrement vidéo. Cette femme est québecoise, elle se nomme Gabrielle Frechette. Elle aussi a impliqué toute sa famille. Elle propose de nombreux stages, dont le coût total peut aller jusque 30 000 dollars. Elle a un autre nom, sous lequel elle « exerce », c'est Séréna. Ma fille aussi a changé de nom. Dans ce groupe, elle se fait appeler différemment.
En juillet 2011, au Québec, une jeune femme est morte au cours d'un soin animé par Gabrielle Frechette. Les « beaux-parents » de ma fille étaient présents ce jour-là. Ils assistaient à une séance de sudation, dont le but est de purifier l'âme. Enveloppée dans un film plastique, avec un carton pour masquer la tête, elle est restée ainsi 9 heures. A la fin de la journée, trois personnes ont été admises aux urgences, et elle, elle en est morte, littéralement « cuite ».
[...]
Gabrielle Frechette doit très prochainement comparaître devant les tribunaux québecois.
Pour en revenir à ma fille, elle poursuit son initiation, et pour financer ses stages, elle a arrêté ses études. Elle vit aujourd'hui de l'aide sociale, de petits boulots, et habite un logement insalubre. Malgré ses faibles ressources, elle continue à participer à des stages animés par Gabrielle Frechette, dont un récemment en Tunisie qui pourrait avoir coûté 3 000 euros.
Ma fille et son ami font en outre du prosélytisme, ils veulent créer leur propre structure, en proposant des soins comme le reiki, qui semble être le point d'entrée dans cette mouvance.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Êtes-vous allés chez ses « beaux-parents » ?
Témoin n 4 . - Non, mais nous les avons rencontrés. Nous avons eu affaire à une dame avenante, mais qui développait des théories étranges : elle nous a expliqué que pour elle l'Etat et la religion étaient des sectes, elle avait un comportement paranoïaque, elle se pensait surveillée, considérant qu'elle détenait la vérité et était menacée à cause de cela.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Les adeptes de cette mouvance sont-ils nombreux ?
Témoin n° 4 . - Cela semble fonctionner par petites cellules familiales, il semble qu'il y ait une vingtaine d'adeptes dans notre département. J'ai appris récemment qu'il y avait une autre structure dans un autre département. Selon les médias canadiens, il y aurait 2 000 adeptes, au Canada, en Suisse et en Belgique essentiellement.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Sur le site du centre de développement que vous évoquez, il y a des développements sur l'autoguérison. Vous a-t-elle parlé de cela ?
Témoin n° 4 . - Très peu. Au tout début, elle nous a parlé d'une méthode d'autoguérison, qu'elle devait pratiquer pendant trois mois. Mais nous n'en avons pas su plus.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Il y a des choses assez inquiétantes dans ce domaine : la possibilité d'intervenir sur son propre fluide sanguin ou de vivre une reprogrammation ADN. Votre fille s'est engagée dans cette mouvance alors qu'elle était mineure ?
Témoin n° 4 . - Oui. Mais nous nous sommes rendus compte de cela trop tard, alors qu'elle avait déjà atteint ses dix-huit ans. Pour les autorités, elle est libre de croire ce qu'elle veut.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Quelles dispositions législatives pourraient vous aider dans votre situation ?
Témoin n° 4 . - Nous avons avant tout besoin de soutien, car nous avons du mal à être entendus, ou mêmes crus... Il faudrait interdire à ses beaux-parents de continuer à exercer. J'ai envoyé un courriel à l'ARS, leur précisant notamment qu'une psychothérapeute devait être déclarée. L'ARS a répondu qu'elle avait constaté l'absence de déclaration et a dit qu'elle avait prévenu les instances compétentes en matière de santé, mais que pour aller plus loin, il fallait que je porte plainte. Mais on ne peut rien faire : rien n'interdit de pratiquer le Reikï, tant que les gens y croient.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Ceci est intéressant !
Mme Catherine Deroche . - On incite votre fille, au sein de ce mouvement, à couper les liens, or elle ne le fait pas, cela veut dire qu'elle n'est pas totalement sous emprise. Comment sont ses relations avec le reste de la famille ?
Témoin n° 4 . - Elles sont quasi-nulles avec son frère. Elle voit ses grands-parents à l'occasion. [...]
Mme Catherine Deroche . - Votre fille a-t-elle subi des violences ?
Témoin n° 4 . - Non, c'est vraiment insidieux, il n'y a pas de violence physique, de séquestration. Il s'agit en revanche d'un réel travail de sape.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Avez-vous constaté des changements physiques chez votre fille ?
Témoin n° 4 . - Non. C'est ce qui est compliqué, car le constat est que physiquement elle se porte bien, mais mentalement, c'est autre chose. Un exemple dernièrement : elle a été très paniquée par la météorite qui est tombée en Russie. Nous avons alors dit que cela faisait deux ans et demi qu'elle payait des soins et qu'elle voyait sa belle-mère en psychothérapie, mais que pourtant ses angoisses ne disparaissent pas...
Mme Muguette Dini , présidente . - La sudation extrême n'affecte-t-elle pas la santé ?
Témoin n° 4 . - Je ne sais pas si ma fille l'a fait. Ses beaux-parents oui, en revanche.
Mme Muguette Dini , présidente . - La seule possibilité de les atteindre est peut-être par la mise en danger qu'impliquent ces séances de sudation.
Témoin n° 4 . - En tous cas, Gabrielle Frechette va rendre des comptes à la justice canadienne : il y a eu une enquête sérieuse de la police québécoise.
Mme Muguette Dini , présidente . - Nous vous remercions pour ce témoignage, qui nous impressionne, et qui nous met vraiment dans le vif du sujet.