Audition de M. Laurent VALLÉE, directeur des affaires civiles et du Sceau (mardi 22 janvier 2013)
Mme Muguette Dini , présidente . - Nous entendons aujourd'hui M. Laurent Vallée, directeur des affaires civiles et du Sceau au ministère de la justice, ainsi que Mme Aline Evrard, chef du bureau du droit public, et Mme Sandrine Bourdin, rédactrice au bureau du droit des personnes et de la famille.
Cette audition est ouverte au public et à la presse ; son compte rendu sera publié avec le rapport.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, je vous demande de prêter serment. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Veuillez successivement prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure ».
Les trois personnes se lèvent et prêtent serment.
M. Laurent Vallée, directeur des affaires civiles et du Sceau . - Nous ne sommes pas coutumiers du sujet, sur lequel il nous manque sans doute de l'expérience, en particulier dans le domaine de la santé. De surcroît, la matière présente un caractère très délicat : il revient au juge de trouver un point d'équilibre entre les droits du malade, ses convictions et ses choix, réels ou effectués sous l'emprise d'un mouvement à caractère sectaire, et les exigences qui pèsent sur les médecins. La décision d'assemblée du Conseil d'Etat de 2001, relative au refus de transfusion sanguine, illustre cette difficulté. Je vais donc tâcher d'organiser mon propos autour de la jurisprudence civile que nous avons pu réunir en droit de la famille, qui est l'un de nos coeurs de métier. En effet, les mouvements à caractère sectaire ne font pas en matière civile l'objet d'un traitement spécifique : le juge doit appréhender les questions qu'ils posent avec le droit commun. Nous chercherons à voir s'il est nécessaire de créer de nouveaux outils.
L'article 371-1 du code civil qui définit l'autorité parentale, indique en particulier que son exercice vise à protéger l'enfant « dans sa sécurité, sa santé et sa moralité » . Cela implique, s'agissant de la santé, de lui faire passer les visites de prévention définies par le code de la santé publique, ainsi que de procéder aux vaccinations obligatoires prescrites par ce même code. Il incombe donc aux parents d'organiser le suivi médical de leur enfant, quelles que soient leurs convictions religieuses.
La jurisprudence témoigne d'une recherche d'équilibre entre le droit de chacun des deux parents d'exercer son autorité parentale et l'intérêt de l'enfant. Elle varie selon les cas d'espèce : c'est véritablement à une appréciation in concreto que doit se livrer le juge. Ainsi, la cour d'appel de Rennes a-t-elle jugé le 27 novembre 1991 que le seul fait que l'appartenance d'un père à une secte pouvait le conduire dans certaines situations, en appliquant les principes de cette secte, à entrer en conflit avec la mère de l'enfant, notamment dans le cas où ce dernier devrait subir une transfusion sanguine, suffisait à confier exclusivement l'autorité parentale à la mère. La cour d'appel d'Anger a considéré le 3 avril 1990 que l'appartenance de la mère à un mouvement qui présente une dérive sectaire ne justifiait pas le transfert de l'autorité parentale au père. Il est délicat de dégager de ces précédents une ligne directrice, ce qui est logique puisque c'est l'intérêt de l'enfant qui prédomine.
En matière de résidence habituelle, le juge apprécie si l'appartenance à un mouvement à caractère sectaire est de nature à justifier une modification de la résidence habituelle de l'enfant : la jurisprudence que nous avons rassemblée en témoigne. Parfois, le juge estime que c'est l'exercice conjoint de l'autorité parentale qui est protecteur des intérêts de l'enfant. Il peut enfin, tout en fixant la résidence habituelle de l'enfant chez le parent reconnu comme ayant une pratique sectaire, imposer à celui-ci des contraintes de nature à prévenir les conséquences qui pourraient en résulter pour l'enfant, comme l'a établi l'arrêt de la première chambre civile du 22 février 2000.
Tout enfant présent sur le territoire français peut faire l'objet d'une mesure d'assistance éducative. Le code civil le prévoit en particulier, en son article 375-1, lorsque la santé de l'enfant est en danger. Le juge a parfois considéré que l'appartenance d'un parent à un mouvement à caractère sectaire pouvait constituer une présomption de danger, justifiant l'ouverture d'une mesure d'assistance éducative, dont les formes dépendent de l'appréciation in concreto qu'il peut porter.
Nous ne disposons pas de statistiques plus précises ou de relevés exhaustifs des décisions portant sur le thème qui nous occupe aujourd'hui, mais l'absence d'alerte particulière de la part des juridictions nous conduit à penser qu'avec les outils actuels, le juge peut répondre, en matière d'autorité parentale ou d'assistance éducative, aux différentes situations qui se présentent à lui. Nous n'avons pas constaté, en examinant la jurisprudence, qu'il était nécessaire de renforcer l'arsenal juridique actuellement en vigueur.
La mise en place d'un régime de protection des majeurs sous emprise mentale, comme le propose le Centre contre les manipulations mentales (CCMM), reviendrait à reconnaître que l'emprise mentale peut justifier l'ouverture d'une mesure de protection. Cela pose la question de la nécessité du certificat médical, prévu par la loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection des majeurs, dont la logique a été de modifier l'article 425 du code civil pour étendre sa rédaction à des causes d'altérations nouvelles - les travaux préparatoires le confirment. Le cas de l'emprise mentale ne nous paraît donc pas exclu par la loi, dont le texte est très général. Il serait même embarrassant à mon avis d'y ajouter un cas aussi spécifique. Une décision de la cour d'appel de Rennes du 22 février 2011 a autorisé d'ailleurs l'ouverture d'une curatelle renforcée dans le cas d'une personne sous l'emprise d'un gourou.
Bien sûr, la preuve de l'emprise reste difficile à apporter, en particulier si la personne refuse de se soumettre à un examen médical. Cependant il semble difficile d'atténuer la nécessité de l'examen médical - commune à l'ensemble des mesures de protection - dans le cas d'une mesure qui porte atteinte à la liberté individuelle.
Faut-il introduire la manipulation mentale comme vice du consentement ? Autre question posée par le CCMM. Dans les cas de contrainte, ou de menace morale, le cas, classique, de la violence, prévu à l'article 1112 du code civil, suffit. Une décision rendue par la Cour de cassation le 13 janvier 1999 à propos d'une donation consentie sous la violence nous paraît manifester le fait que la haute juridiction intégrait dans la violence le cas de manipulation mentale. S'il s'agit d'appréhender des comportements destinés à induire en erreur une personne, cela s'intégrerait dans l'ensemble vaste du dol, qui est l'un des vices du consentement en vertu de l'article 1116 du code civil.
La question n'a pas été soulevée à l'occasion des travaux que mène la Chancellerie sur un projet de réforme du droit des contrats. Le vice spécifique qu'il s'agit de réprimer est la violence économique. Nous appréhenderons de la sorte des cas où il y a un abus de faiblesse de l'une des parties au contrat. Ainsi, il ne nous apparaît pas opportun d'isoler la manipulation mentale comme vice du consentement.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Si j'ai bien compris votre exposé précis et synthétique, vous estimez qu'avec le droit existant les tribunaux ont les moyens de faire face aux problèmes posés par les dérives sectaires dans le domaine civil. Ce problème concerne les juges des enfants, les juges des tutelles, les juges aux affaires familiales... Il y a une sensibilisation à l'Ecole nationale de la magistrature, dont nous avons reçu le directeur : ne pensez-vous pas qu'une formation continue serait nécessaire afin d'actualiser les connaissances des magistrats ? Trop de nos concitoyens sont amenés, du fait de manipulations, à cesser des traitements, à ne pas se faire vacciner...
M. Laurent Vallée . - Bien que la question de l'emprise d'un mouvement sectaire se pose dans de nombreuses affaires, l'on ne s'en rend compte que de manière disparate et éclatée. Il est difficile pour le juge d'être immédiatement conscient de ce qui se passe. Peut-être y a-t-il un effort à faire de regroupement de la jurisprudence, évidemment casuistique, et de sensibilisation des magistrats aux questions récurrentes qu'elle aura révélées, davantage qu'une formation véritablement technique.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Avez-vous un magistrat référent sur ces dossiers à la direction des affaires civiles et du Sceau ?
M. Laurent Vallée . - Nous avons un magistrat référent auprès de la Miviludes. Ce n'est pas un sujet auquel nous sommes confrontés de manière continue.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Je suis assez d'accord avec vous sur les difficultés que soulèverait l'intégration de la notion de manipulation mentale telle quelle dans le code civil. Il faut veiller à bien utiliser les moyens existants. Les vices du consentement que vous avez rappelés appartiennent à notre tradition juridique, et bien les utiliser est important.
Ce qui nous préoccupe le plus, c'est le domaine de la santé. Nous savons que de grandes organisations sectaires ont pour stratégie de lutter contre la psychiatrie, ce qui peut avoir des conséquences en matière de santé. Alors que le problème de la transfusion est presque réglé, reste celui de la lutte contre la vaccination menée par des organismes sectaires : il y a toujours des vaccinations obligatoires ! Il n'est pas neutre que des parents s'y opposent, et pourtant j'ai le sentiment que ce ne sont pas des questions souvent évoquées devant les juges. Or, les dérives visant à empêcher nos concitoyens de respecter les obligations légales en matière de santé, et plus précisément en matière de vaccination, sont inquiétantes et ont des conséquences graves. Comment améliorer la situation ?
Mme Sandrine Bourdin, rédactrice au bureau du droit des personnes et de la famille . - En ce qui concerne les juges des enfants, cela dépend aussi du signalement par les services sociaux. En cas de mention de défaut de suivi médical, de non-respect des vaccinations obligatoires, le juge des enfants peut prendre des mesures, faire une injonction aux parents de procéder à ce suivi médical. Encore faut-il qu'il soit avisé par les services de prévention et de la petite enfance.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Etes-vous convaincus que ce type de question est souvent posé ? Je n'en ai pas le sentiment. C'est préoccupant : je pense qu'on passe souvent à côté de graves difficultés.
M. Laurent Vallée . - Il nous est difficile de répondre à l'expression d'un sentiment - même si je ne le conteste pas.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Sur la question de la protection des majeurs et celle de l'emprise mentale, je pense comme vous qu'il ne serait pas bon de faire évoluer les textes du code civil, mais ne pensez-vous pas qu'on ne réagit pas assez ? Il y a tout de même un nombre important de personnes qui justifieraient qu'on les place sous un régime de protection, car on leur fait faire n'importe quoi : quand quelqu'un n'a même plus la capacité de continuer à se soigner, cela pose problème... Il y a un équilibre à trouver entre la liberté individuelle et la nécessité de protéger contre ces dérives.
Mme Catherine Génisson . - L'alerte doit d'abord être donnée par les soignants.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Comment améliorer la mise en place du régime de protection par le juge civil ? Fait-on le maximum pour que le signalement arrive ? Je n'en suis pas convaincu. Les magistrats prennent des décisions de protection dans des cas d'escroquerie, par exemple, qui sont bien moins graves que ces situations où la victime est parfois en danger de mort. J'ai l'impression qu'il y a là une défaillance collective. La Chancellerie mène-t-elle une réflexion sur ce sujet ?
M. Laurent Vallée. - Pas en ce moment. Le problème se pose en amont du juge...
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Le signalement, nécessaire à la mise en place d'un régime de protection, semble plus facile à obtenir dans les affaires d'escroquerie que dans celles que nous évoquons ici, qui sont pourtant de plus en plus fréquentes. Il semblerait qu'il y ait une regrettable différence d'approche...
Mme Muguette Dini , présidente . - A-t-on attiré l'attention des magistrats sur ce point ? Ne risque-t-on pas de décourager le signalement ? Les tentatives de l'entourage pour alerter sur une situation ne sont pas toujours entendues. Les magistrats sont-ils aussi sensibles à ces appels qu'en cas d'escroquerie ?
M. Laurent Vallée. - J'entends cette crainte. Il m'est toutefois difficile de répondre sur la façon dont les juges réagissent à tel ou tel type de signalement. Il est vrai que certaines situations sont plus habituelles, plus objectivées, quand d'autres sont plus difficiles à apprécier et à appréhender...
Mme Muguette Dini , présidente . - Et à prouver.
Mme Catherine Génisson . - Ne sous-estimons pas les personnes concernées, qui utilisent des argumentations très charpentées et sont capables d'induire le juge en erreur. Ce sujet doit être une priorité dans la réflexion de la Chancellerie.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Serait-il opportun, à vos yeux, de prolonger les délais de prescription pour les victimes de dérives sectaires ?
M. Laurent Vallée. - Nous pouvons y réfléchir. Depuis la réforme de la prescription en 2008, la Chancellerie se montre très vigilante sur les dérogations.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - En matière de psychiatrie, les nouvelles dispositions légales ont conduit le juge à être présent dans les établissements hospitaliers. Avez-vous constaté des interventions de grandes organisations sectaires, très militantes, qui se font beaucoup entendre ?
M. Laurent Vallée. - L'administration centrale n'a pas été saisie de cas justifiant une attention particulière. Nous pourrons nous pencher sur le sujet quand nous reviendrons sur la loi relative aux soins sans consentement.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Certaines actions connues, constantes, ont sans doute un prolongement dans les hôpitaux.
Mme Muguette Dini , présidente . - Il me reste à vous remercier pour vos réponses.