Audition de Mme Marie-Suzanne LE QUEAU, directrice des affaires criminelles et des grâces (mercredi 9 janvier 2013)
M. Alain Milon , président . - Mes chers collègues, nous poursuivons notre travail par l'audition de Mme Le Queau, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice depuis juillet 2012. Il s'agit de la première audition d'un responsable de ce ministère, lequel joue un rôle décisif dans la lutte contre les dérives sectaires.
La commission d'enquête a souhaité que notre réunion d'aujourd'hui soit ouverte au public et à la presse ; un compte rendu en sera publié avec le rapport.
J'attire l'attention du public sur le fait qu'il est tenu d'assister à cette audition en silence.
Je précise que cette commission d'enquête a été constituée sur l'initiative du groupe RDSE, dont M. Mézard, notre rapporteur, est le président.
Madame la directrice, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous faire prêter serment. Je rappelle pour la forme qu'un faux témoignage serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Mme Le Queau, veuillez prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure ».
Mme Marie-Suzanne Le Queau . - Je le jure.
M. Alain Milon , président . - Je vous remercie, madame la directrice.
Je suggère que vous nous présentiez un court exposé introductif. M. le rapporteur et les membres de la commission d'enquête vous poseront ensuite leurs questions, qui seront sans doute nombreuses !
Vous avez la parole, madame la directrice.
Mme Marie-Suzanne Le Queau, directrice des affaires criminelles et des grâces . - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de me donner l'occasion d'expliquer l'action du ministère de la justice dans toutes ses composantes - c'est-à-dire la chancellerie et, sur le terrain, les parquets généraux et les parquets - en matière de lutte contre les dérives sectaires. Je précise que mon intervention se limitera au champ pénal, qui est le champ de compétence de ma direction.
Je me propose, dans cet exposé introductif, de rappeler de quel arsenal législatif dont nous disposons, d'exposer la politique pénale mise en oeuvre et les modalités de son application au travers des enquêtes et des condamnations intervenues, et, enfin, de présenter l'organisation mise en place par le ministère de la justice pour assurer la cohérence de l'ensemble du dispositif.
S'agissant de l'arsenal législatif, je rappelle que le mot « secte » n'est pas défini dans notre droit positif, conformément au principe de la laïcité et de la liberté de conscience.
Les dérives sectaires font néanmoins l'objet, dans la circulaire du 19 septembre 2011, de la définition suivante : il s'agit des « atteintes portées par tout groupe ou tout individu à l'ordre public, à la sécurité ou à l'intégrité des personnes par la mise en oeuvre de techniques de sujétion, de pression ou de menace, ou par des pratiques favorisant l'emprise mentale et privant les personnes d'une partie de leur libre arbitre ».
Cette définition est partagée par un certain nombre d'acteurs intervenant dans le champ des dérives sectaires, puisqu'elle reprend, ni plus ni moins, celle qui est présentée dans le guide élaboré par la Miviludes. Il existe donc une sorte de consensus sur les termes mêmes de la définition des dérives sectaires.
Dans le champ pénal, les dérives sectaires sont appréhendées à la fois par des infractions de droit commun et par une infraction spécifique, à savoir le délit d'abus frauduleux de l'état de faiblesse.
En ce qui concerne les investigations générales, donc de droit commun, on sait que les dérives sectaires peuvent, en pratique, prendre différentes formes, notamment celle d'atteintes aux personnes ou aux biens. On retrouve de manière très classique, si je puis dire, les infractions réprimées par le code pénal que sont, dans le champ des atteintes aux biens, l'escroquerie, l'abus de confiance, l'extorsion de fonds, et, dans le champ des atteintes aux personnes, l'homicide involontaire ou les blessures involontaires, la non-assistance à personne en danger, les agressions sexuelles, la corruption de mineur.
Au-delà du code pénal, certains comportements sont réprimés par des codes spécifiques, notamment le code de la santé publique pour ce qui concerne l'exercice illégal de la médecine ou de la pharmacie. D'autres infractions relèvent du code de la construction et de l'habitation, du code général des impôts, du code du travail - je pense notamment à l'incrimination de travail dissimulé -, de la législation sur l'obligation scolaire ou du code des douanes.
La spécificité du champ des dérives sectaires tient à l'introduction dans notre droit positif, en 2001, d'un nouvel article 223-15-2 du code pénal, qui réprime le délit d'abus frauduleux de l'état d'ignorance ou de la situation de faiblesse. Ce délit a été créé pour permettre la répression de la sujétion mentale. S'appuyant sur le délit classique d'abus de faiblesse, le législateur a prévu un cas particulier, celui de la personne « en état de sujétion psychologique ou physique résultant de l'exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement ». L'objectif était double : d'une part, protéger les victimes des dérives sectaires ; d'autre part, sanctionner spécifiquement le processus d'emprise mentale.
De plus, en matière de répression, une circonstance aggravante a été instaurée. Les peines « classiques » sont de trois ans d'emprisonnement et de 375 000 euros d'amende ; en cas de circonstance aggravante, elles sont de cinq ans d'emprisonnement et de 750 000 euros d'amende.
Enfin, la répression des personnes morales a été prévue à l'article 223-15-4 du code pénal.
Comment cet arsenal législatif a-t-il été mis en oeuvre par la chancellerie ?
Dans le domaine des dérives sectaires, trois circulaires sont intervenues. La première, ancienne, est celle du 29 février 1996, relative à la lutte contre les atteintes aux personnes et aux biens commises dans le cadre des mouvements à caractère sectaire. A l'époque, on parlait de sectes, et non pas de dérives sectaires. Cette circulaire reprenait d'ailleurs les dix critères révélateurs de dérives sectaires qui avaient été identifiés dans le rapport parlementaire de 1995.
La circulaire du 1 er décembre 1998, quant à elle, a mis l'accent sur le travail en partenariat entre les magistrats du parquet et l'ensemble des acteurs concernés.
Enfin, la circulaire fondatrice du 19 septembre 2011 fixe la doctrine d'action des parquets et des parquets généraux.
Cette dernière circulaire reprend d'abord l'arsenal législatif que je viens de vous exposer. Elle précise ensuite les axes d'enquête pénale en cas de dérives sectaires alléguées. L'attention des magistrats est attirée sur deux points : en premier lieu, sur les éléments constitutifs du délit spécifique d'abus frauduleux de l'état de faiblesse réprimé par l'article 223-15-2 du code pénal ; en second lieu, sur la nécessité d'avoir recours à des services enquêteurs spécialisés.
S'agissant des éléments constitutifs, il est demandé aux magistrats, afin de rassembler des preuves lors des enquêtes, d'avoir recours à l'expertise psychiatrique et psychologique des victimes. Il leur est également demandé d'examiner si l'état de sujétion psychologique est dû à des pressions ou à des techniques propres à altérer le jugement. Afin de caractériser cet élément, il est recommandé aux magistrats de procéder à toute une série d'auditions. Une fois que cet état de sujétion psychologique a été caractérisé et qu'il a pu être imputé à la mise en oeuvre de pressions ou de techniques de cet ordre, il convient de vérifier s'il a entraîné des actes ou des abstentions gravement préjudiciables aux victimes dans le champ professionnel, dans le champ de la santé ou dans le champ familial ou affectif.
Les magistrats du parquet ou les magistrats instructeurs, dans le cadre de la direction des enquêtes qui leur incombent, doivent appeler l'attention des services enquêteurs sur ces points pour tenter de caractériser cet abus de l'état de faiblesse et entraîner ensuite, le cas échéant, la conviction des formations de jugement.
Bien évidemment, la complexité de ces enquêtes et leur technicité supposent de recourir à des services d'enquête spécialisés. C'est pourquoi il est demandé aux magistrats de saisir en priorité l'Office central pour la répression des violences aux personnes, l'OCRVP, notamment la cellule d'assistance et d'intervention en matière de dérives sectaires (Caimades). Ces services enquêteurs ont en effet l'habitude de mener ce type d'investigations.
Le troisième point évoqué dans la circulaire concerne la relance des dispositifs partenariaux, afin de travailler en lien avec les associations - en tout premier lieu par le biais de la Miviludes -, d'une part, et avec les préfets, d'autre part, dans le cadre des conseils départementaux de prévention de la délinquance, d'aide aux victimes et de lutte contre la drogue, les dérives sectaires et les violences faites aux femmes.
Quels ont été les résultats enregistrés sur le terrain en termes d'enquêtes et de condamnations ?
En matière de données statistiques, la direction des affaires criminelles et des grâces a mis en place en 2011, avec toutes les précautions qui s'imposent, une sorte de tableau de bord reprenant le stock des procédures à partir de 2006. Nous avons ainsi enregistré, sur cette base, quatre-vingt-quinze dossiers, dont soixante-cinq sont toujours en cours et trente sont terminés.
S'agissant des soixante-cinq dossiers en cours, vingt-cinq sont liés à des dérives sectaires dans le domaine de la santé et trente concernent l'infraction d'abus frauduleux de l'état de faiblesse. Les autres infractions en cause sont celles de droit commun que j'ai évoquées tout à l'heure. Sur ces soixante-cinq dossiers, trente-cinq sont partis à l'instruction, c'est-à-dire qu'ils ont fait l'objet de l'ouverture d'une information judiciaire, et trente sont encore au stade de l'enquête.
S'agissant des trente dossiers terminés, onze ont donné lieu à condamnations et treize ont fait l'objet d'un classement sans suite par le parquet ou d'une ordonnance de non-lieu rendue par le magistrat instructeur. Enfin, six signalements ont été classés sans suite sans enquête. En effet, si le principe affiché dans la circulaire est l'enquête quasiment systématique, cette dernière ne sera bien évidemment diligentée par le procureur que si le signalement est suffisamment étayé et si les faits dénoncés sont susceptibles de recevoir une qualification pénale, un signalement pouvant ne relever que du domaine civil, en l'absence d'infraction.
Voilà ce que l'on peut retenir des données statistiques. Il faut bien voir que les enquêtes sur le terrain sont très difficiles. Je vous ai exposé les différents éléments constitutifs dont il fallait démontrer l'existence. C'est une question d'administration de la preuve : comment recueillir des preuves en cette matière alors que, très souvent, le mouvement concerné a un caractère clandestin ? Aujourd'hui, ce que l'on peut observer au vu des informations qui remontent du terrain, c'est que l'on a surtout affaire à de petits groupes isolés, qu'il peut être difficile d'identifier. De plus, les victimes, tant qu'elles sont à l'intérieur de mouvements sectaires, ne vont pas forcément déposer plainte. Enfin, il est ardu de recueillir des témoignages de proches ou de tiers afin de caractériser les éléments constitutifs. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles vous pourriez peut-être, mesdames, messieurs les sénateurs, être déçus par les chiffres que je viens de présenter.
Pour illustrer mon propos sur la difficulté de l'administration de la preuve, je prendrai l'exemple d'un dossier qui a été jugé définitivement et dont je puis donc faire état. Il est quelque peu emblématique dans la mesure où son issue a été très décevante, me semble-t-il, pour les parties civiles. M. Robert Le Dinh, dit « Tang », poursuivi pour toute une série d'infractions, a finalement été condamné en appel à dix ans de prison pour agression sexuelle aggravée, alors que, en première instance, il avait été condamné à quinze ans de prison pour viol aggravé, agression sexuelle et abus de faiblesse aggravé. Je ne connais pas le fond du dossier mais, au vu des condamnations prononcées, il semble que le délit spécifique d'abus frauduleux de l'état de faiblesse ait été difficile à caractériser. En tout cas, les éléments retenus n'ont pas entraîné la conviction des magistrats professionnels et des jurés, et M. Le Dinh a été acquitté de ce chef d'accusation. Cela explique peut-être - c'est une hypothèse que je formule - pourquoi la condamnation à quinze ans de prison en première instance a été ramenée à dix ans en appel. Dans cette affaire, l'Union nationale des associations de défense des familles et de l'individu victimes de sectes, l'Unadfi, a été très déçue que l'infraction spécifique d'abus frauduleux de l'état de faiblesse n'ait pas été retenue en appel.
Quelle est l'organisation mise en place par le ministère de la justice pour assurer la cohérence de ce dispositif ?
Auprès de moi est placé un magistrat dit référent en matière de dérives sectaires, qui travaille en lien étroit avec les parquets généraux et les associations. Il a été demandé aux parquets généraux, par la circulaire du 19 septembre 2011, de désigner en leur sein un magistrat référent, dont le rôle est de centraliser ce type d'affaires, d'organiser des réunions avec les associations et d'être leur interlocuteur.
Par ailleurs, ma direction organise à l'Ecole nationale de la magistrature, l'ENM, une session de formation intitulée « Les dérives sectaires », dont je vous ai amené le programme. Des mouvements sectaires ont d'ailleurs manifesté à l'entrée de l'ENM, afin de protester contre la tenue d'une telle formation.
Nous avons connaissance des dossiers concernant des dérives sectaires par le biais d'un double canal.
En premier lieu, nous sommes informés grâce aux signalements de la Miviludes : à cet égard, nous avons constaté, en 2012, une très forte augmentation des signalements de dérives sectaires dans le domaine de la santé, liées à la pratique d'une prétendue médecine, ces affaires étant appréhendées par les parquets sous le délit d'abus frauduleux de l'état de faiblesse. Ces signalements, qui nous sont adressés directement par la Miviludes, font ensuite l'objet d'une ouverture de dossier. A partir de là, nous demandons aux parquets généraux de nous rendre compte de l'état d'avancement des enquêtes.
En second lieu, les procureurs généraux, aux termes de la circulaire du 19 septembre 2011, doivent nous rendre systématiquement compte, par le biais de leurs magistrats référents, de toutes les affaires en lien avec des dérives sectaires.
J'appelais tout à l'heure à une certaine prudence quant aux statistiques. Il peut en effet arriver que des affaires nous soient signalées comme étant liées à des dérives sectaires et enregistrées comme telles, alors qu'il apparaît en définitive qu'elles ne le sont pas. Par ailleurs, il peut aussi arriver, à l'inverse, que des affaires soient le fruit de l'action de sectes et qu'elles ne nous soient pas signalées en tant que telles.
Il en est de même en matière de condamnations. Dans nos bases informatiques, toutes les infractions sont normées à partir d'un code Natinf. Il s'agit d'une nomenclature. Un code existe ainsi pour le délit d'abus frauduleux de l'état de faiblesse, mais les cinquante-sept condamnations répertoriées à ce titre recouvrent des situations totalement différentes, pouvant être dépourvues de tout lien avec notre sujet d'aujourd'hui. Je ne peux donc pas vous garantir la fiabilité des statistiques dont nous disposons en la matière.
Voilà, monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, ce que je souhaitais vous dire dans mon propos introductif. Je me tiens maintenant à votre disposition pour répondre à vos questions.
M. Alain Milon , président . - Nous vous remercions, madame la directrice.
La parole est à M. le rapporteur.
M. Jacques Mézard , rapporteur - Madame la directrice, j'ai cru comprendre que vous considérez que notre arsenal législatif est aujourd'hui à peu près complet pour permettre à nos juridictions de poursuivre et de sanctionner, le cas échéant, des pratiques qui paraîtraient dangereuses pour nos concitoyens. Pourriez-vous nous le confirmer ?
Mme Marie-Suzanne Le Queau, directrice des affaires criminelles et des grâces . - Je considère que l'introduction, en 2001, du délit spécifique d'abus frauduleux de l'état de faiblesse permet de couvrir au plan pénal, avec les infractions de droit commun que j'ai évoquées, l'ensemble des comportements liés à des dérives sectaires.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Pour ce qui est des poursuites, nous avons bien noté la difficulté qu'il y a en cette matière à apporter une preuve irréfutable permettant la condamnation. Plus globalement, je considère que dans ce domaine, bien plus encore que dans d'autres, il ne suffit pas d'attendre les plaintes des victimes, car il leur est très difficile de se faire connaître et de saisir la justice. On a pu constater, dans le cadre des conseils départementaux de prévention de la délinquance, d'aide aux victimes et de lutte contre la drogue, les dérives sectaires et les violences faites aux femmes, que les choses avaient beaucoup évolué en matière de dépôt de plaintes et d'action des victimes s'agissant des affaires de drogue ou de violences contre les femmes. Dans le domaine des dérives sectaires, on n'en est pas là !
Je souhaiterais donc savoir quelle est la politique mise actuellement en oeuvre par le ministre de la justice pour faire en sorte que le déclenchement des actions ne dépende pas forcément des seules victimes. Des instructions formelles ont-elles été données aux parquets ? Dans le domaine de la santé, nous avons constaté un certain nombre, pour ne pas dire un nombre important, de cas où des personnes sont victimes d'agissements entraînant soit des conséquences financières importantes pour elles, soit, plus grave encore, des conséquences parfois dramatiques pour leur santé.
Dans le même ordre d'idées, comment le ministère compte-t-il faire évoluer sa politique face au développement, sur Internet d'agissements qui nous apparaissent dangereux ?
Mme Marie-Suzanne Le Queau . - La doctrine du ministère résulte de la circulaire du 19 septembre 2011. Il s'agit d'une circulaire fondatrice. Dans le cadre de l'organisation du ministère public, qui est hiérarchisé dans notre pays, le garde des sceaux, via cette circulaire, a donné des orientations générales aux procureurs généraux. Ces derniers sont tenus de les décliner dans les cours d'appel, les procureurs devant ensuite faire de même dans leur ressort de compétence. C'est ainsi que fonctionne le ministère public français : il n'est pas autonome, il doit rendre compte de son action au garde des sceaux, ce qui exige la remontée des informations.
Dans cette circulaire, instruction a été donnée aux parquets de désigner des magistrats référents chargés d'organiser le travail dans les ressorts de cour d'appel, d'être les interlocuteurs des associations, de faire le lien avec les préfets et les services de police et de gendarmerie. En France, le parquet ne s'autosaisit pas. Une forte mobilisation des acteurs de terrain est donc nécessaire pour faire remonter les signalements. Ce sujet est sans doute moins connu de nos concitoyens que ceux que vous évoquiez, monsieur le rapporteur, à savoir la drogue et les violences faites aux femmes : tout un chacun peut connaître, dans son entourage, une personne concernée par ces drames. Cela est beaucoup moins vrai pour les dérives sectaires, bien qu'il n'y ait pas de profil sociologique particulier de victime ni d'auteur de tels agissements. Permettez-moi d'ailleurs de faire une suggestion à votre commission : peut-être serait-il bon de confier à une université un travail de recherche sur cette question à partir, par exemple, des dossiers définitivement jugés ? Si nous disposions de tels profils, il nous serait possible de sensibiliser les acteurs de terrain et de lancer au plan national des campagnes de prévention. Je crois qu'il s'agit d'un domaine où la prévention est tout à fait essentielle : l'action de la justice ne suffit pas, sachant qu'il est très difficile, comme je vous l'ai dit, de mener à bien des enquêtes.
En ce qui concerne Internet, la gendarmerie a dû mettre en place un système de surveillance de sites. C'est donc elle qui, par ce biais, va diligenter, de manière très classique, des enquêtes. Cela ne relève pas à proprement parler de la compétence des magistrats du parquet. Toutefois, les procureurs ou les procureurs généraux peuvent, lorsqu'ils réunissent les services de police et de gendarmerie, les sensibiliser sur cet axe d'enquête. C'est une question de priorités.
M. Alain Milon , président . - A l'instar de ce qui est fait en matière de lutte contre la pédophilie, doit-on mettre en place des outils particuliers pour lutter contre les dérives sectaires sur Internet ?
Mme Marie-Suzanne Le Queau . - Il s'agit d'un problème très difficile à appréhender : alors que le mot « pédophilie » évoque à chacun des images et des cas de figure bien précis, la notion d'abus de faiblesse relève du domaine de la liberté de conscience. Après tout, quelqu'un peut très bien librement adhérer à une secte sans que cela pose problème, dès lors qu'il n'y a pas de commission d'infraction. Il s'agit là d'une vraie difficulté.
M. Alain Milon , président . - D'où l'intérêt d'établir des profils de victimes.
Mme Marie-Suzanne Le Queau . - Il est évident que les gens embrigadés, si je puis dire, dans ce genre de mouvements connaissent souvent, à ce moment de leur vie, un état de fragilité. C'est en tout cas ce que l'on peut constater dans les champs judiciaire et pénal. Une conjugaison d'éléments fait qu'ils sont sensibles aux arguments des personnes qui les sollicitent.
M. Jacques Mézard , rapporteur . - Madame la directrice, vous parliez d'images. Or, dans le cadre de cette commission d'enquête, les images que nous pouvons avoir à l'esprit sont inspirées par les récits de victimes de dérives sectaires, de malades ayant été amenés à cesser tout traitement, dont la vie s'achèvera prématurément et dans des conditions parfaitement catastrophiques. Ce sont aussi des images !
Je n'ai aucun doute sur le fait que la continuité de l'Etat est assurée, quel que soit le gouvernement en place. La circulaire de septembre 2011 oriente donc toujours la politique menée par le ministère de la justice, et c'est bien ainsi. Pouvez-vous nous confirmer que des magistrats référents ont été désignés dans chaque cour d'appel ?
Mme Marie-Suzanne Le Queau . - Absolument !
M. Jacques Mézard , rapporteur . - La chancellerie fait donc là preuve d'une plus grande volonté politique que le ministère de l'intérieur d'appliquer efficacement les textes : nous en prenons acte avec beaucoup de plaisir !
Pour ce qui est de la formation, organiser une session spécifique à l'ENM me semble une excellente chose. Vous nous avez dit que cela avait suscité des manifestations de mouvements sectaires : pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?
Mme Marie-Suzanne Le Queau . - Le magistrat référent qui anime cette formation m'a indiqué que la Scientologie avait organisé des mouvements de protestation devant l'ENM. C'est tout ce que je puis vous en dire.
Mme Gisèle Printz . - Il y a eu un article dans Le Monde à ce sujet.
M. Alain Milon , président . - La parole est à Mme Laurence Cohen.
Mme Laurence Cohen . - Madame, vous avez indiqué que notre arsenal législatif vous semblait suffisant, mais vous avez également souligné, et cette question mérite que l'on s'y arrête un instant, les difficultés liées à la fiabilité des statistiques.
En effet, si l'on veut établir un diagnostic et agir de manière efficace, il faut être à même d'apprécier précisément l'amplitude de la problématique. Or, comme le montrent les deux auditions auxquelles nous avons procédé ce matin, il est difficile d'obtenir des données précises en ce qui concerne les dérives sectaires en matière de santé. En fait, on oscille sans cesse entre les dérives sectaires appréhendées dans leur globalité et les dérives en matière de santé, objet des travaux de notre commission.
Quels sont les moyens qui nous permettraient d'obtenir des données fiables, susceptibles de déboucher sur des interventions efficaces, du moins plus efficaces ?
Mme Marie-Suzanne Le Queau . - Si, déjà, j'étais en mesure de vous apporter des renseignements précis en matière de dérives sectaires en général, je serais ravie !
Comme je l'indiquais tout à l'heure, les termes de « secte » ou de « dérive sectaire » ne figurent pas dans le code pénal. Moi, je dois m'en tenir à la nomenclature des infractions définies par les textes.
Je peux certes me fonder sur l'abus frauduleux de l'état de faiblesse avec sujétion, mais je ne peux pas dire si tel abus de faiblesse a été commis dans le cadre d'une dérive sectaire. Les seules statistiques fiables, aujourd'hui, figurent dans le tableau - et je ne prétends pas qu'il soit exhaustif - élaboré par la Direction des affaires criminelles et des grâces à partir des remontées de terrain, c'est-à-dire de l'appréciation par les parquets généraux de dossiers considérés comme relevant d'une dérive sectaire.
Si l'on voulait vraiment faire un travail précis, il faudrait partir non pas de l'amont, mais de l'aval, c'est-à-dire des condamnations. Il faudrait recenser toutes les condamnations ayant été prononcées dans des affaires pour lesquelles il a été démontré que les faits ont été commis dans le cadre de dérives sectaires.
Pour l'heure, les entrées du tableau présentent des aléas. Je ne peux donc pas vous donner dans ce domaine de chiffres précis comme je le pourrais dans d'autres. Selon moi, en matière pénale, le seul travail probant, qui ne pourrait pas prêter à discussions, consisterait à se fonder sur les condamnations définitives prononcées par les juridictions. Mais je ne connais pas leur nombre, je ne connais pas le « chiffre noir », si tant est qu'un tel chiffre existe.
M. Yannick Vaugrenard . - Voilà une suggestion particulièrement intéressante, madame. J'ignore quelle masse de travail cela représente, mais sachez que nous sommes preneurs ! (Sourires.)
Permettez-moi de vous poser deux questions.
En premier lieu, l'administration de la preuve étant une opération très difficile, notamment en matière d'abus de faiblesse, ne pensez-vous pas qu'il serait intéressant d'allonger les délais de prescription pour les faits relevant de dérives sectaires ?
En second lieu, à votre connaissance, des recours déposés devant la Cour européenne auraient-ils abouti à la condamnation de la France au motif que cette dernière aurait condamné des dérives sectaires, en matière de santé ou en d'autres ?
Si je vous pose cette question, c'est parce qu'en 2007, lors d'une conférence qui s'est tenue à Varsovie, sur l'initiative de l'OSCE, la politique de la France, notamment l'action de la Miviludes, a été mise en cause par les mouvements sectaires.
Je m'interroge donc sur l'opportunité d'élaborer un cadre législatif européen de manière à éviter une condamnation de notre pays. Si la France avance et devient plus efficace, elle risque de rencontrer des difficultés en l'absence d'évolution du corpus législatif européen.
Mme Marie-Suzanne Le Queau . - Comme vous le savez, en matière délictuelle, le délai de prescription est de trois ans à compter de la commission des faits.
Toutefois, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu un arrêt, qui fait désormais jurisprudence, précisant que le délai de prescription court à compter de la dernière infraction constatée si les faits procèdent d'un mode opératoire unique.
Prenons un exemple, un peu simple, je vous l'accorde, mais qui a le mérite de la clarté.
Une personne devient membre d'une secte. Elle y reste dix ans. La première année, elle est victime d'extorsion de fonds. Si elle a rejoint la secte en 2000, normalement, en 2003, les faits sont prescrits. Toutefois, si elle quitte la secte en 2011, donc après y être restée une dizaine d'années, et qu'elle décide alors de porter plainte pour extorsion de fonds, aux termes de la jurisprudence de la Cour de cassation, l'année de départ du délai de prescription sera non pas 2000, mais 2011. Cela ne vaut, j'y insiste, que si la personne est restée dans la secte. Si elle l'a quittée, puis y est revenue, nous retenons le point de départ initial.
Chaque fois que, dans des domaines aussi difficiles que celui qui vous intéresse aujourd'hui, se pose la question de l'administration de la preuve, nous sommes confrontés au délai de prescription.
Il existe, vous le savez, des délais de prescription dérogatoires en matière de moeurs. Ainsi, en cas d'infraction sexuelle sur mineur, le délai de prescription part à la date de la majorité. Vous imaginez aisément la difficulté que représente l'administration de la preuve lorsque quelqu'un nous dit - et il ne s'agit évidemment pas de remettre en cause ce qui est dit -, alors qu'il a vingt-sept ans et demi, avoir été violé à l'âge de trois ans : comment monter une enquête dans un tel cas ? Car nous sommes en matière pénale et il faut trouver des preuves. Évidemment, si l'auteur reconnaît les faits, il n'y a pas de problème, mais, dans le cas contraire, il est quasiment impossible d'obtenir des preuves.
Par ailleurs, il y a une exigence de cohérence de la loi pénale. La question de la prescription se pose dans de très nombreux domaines. Le législateur peut estimer qu'il faut revoir le dispositif en matière de prescription, mais alors, il faut le faire complètement, c'est-à-dire pour l'ensemble des infractions. En effet, si l'on modifie demain les règles de prescription dans ce domaine très important, pourquoi ne le ferait-on pas dans tout le domaine, que vous considérez comme prioritaire, des atteintes aux personnes ? Sinon, où sera la cohérence de notre code de procédure pénale ?
Je conçois que tout cela ne vous semble pas satisfaisant, mais, pour ma part, j'estime que la jurisprudence de la Cour de cassation telle que je viens de vous l'exposer est de nature à répondre à ce problème de la prescription.
Par ailleurs, à ma connaissance, aucun recours n'a été introduit contre la France devant la Cour européenne des droits de l'homme. Si tel avait été le cas, mes référents n'auraient pas omis de me le signaler.
D'une manière générale, je suis favorable à ce que les instances européennes, le Conseil de l'Europe ou, mieux, le Parlement européen, se saisissent de ces sujets. A tout le moins, la Commission européenne pourrait travailler sur un projet de décision-cadre qui aurait vocation à s'appliquer à l'ensemble des Etats membres. Et cette démarche ne vaut pas uniquement pour les dérives sectaires.
Si l'on veut réaliser des avancées significatives, il faut que le Parlement européen légifère afin d'introduire des similitudes dans les corpus législatifs des différents pays. Mais, nous le savons, il est souvent difficile de faire aboutir les négociations.
Dans tous les domaines, nous devons, me semble-t-il, avoir aujourd'hui le réflexe de l'Europe et, sans doute, demain ou après-demain, celui du parquet européen.
Mme Catherine Génisson . - Madame Le Queau, vous avez indiqué que, pour avoir une meilleure connaissance des données, mieux vaudrait partir de l'aval, c'est-à-dire des jugements définitifs. Cette piste me semble intéressante. Pensez-vous que nous pourrions nous montrer plus normatifs que nous ne le sommes aujourd'hui et faire des propositions dans ce sens, en particulier sur les sectes ?
J'ajoute deux questions connexes.
Tout d'abord, au début de votre propos, vous avez évoqué les conséquences « gravement préjudiciables » des abus de faiblesse. Y a-t-il une échelle pour évaluer le degré de gravité ?
Par ailleurs, il a été question de « profils de victimes » et vous avez indiqué qu'il serait intéressant de faire appel à des universitaires pour les définir. Est-il concevable de définir des profils de sectaires ou bien la tâche est-elle véritablement titanesque ?
Mme Marie-Suzanne Le Queau . - Je vous confirme, madame la sénatrice, qu'un travail universitaire serait d'un grand intérêt pour nous aider à définir le profil des victimes, des mis en cause et des condamnés. Des études de ce type sont d'ailleurs déjà en cours dans d'autres domaines ; je pense notamment aux violences conjugales. Cela n'a donc rien de révolutionnaire et nous disposerions ainsi de données plus fiables.
Mme Catherine Génisson . - Pour les deux parties.
Mme Marie-Suzanne Le Queau . - Oui, il faut étudier à la fois le profil des victimes et celui des condamnés. A cet égard, on trouverait sûrement des éléments extrêmement intéressants pour mener une recherche pluridisciplinaire dans les dossiers judiciaires. En termes de transmission des informations, l'accès des universitaires aux dossiers définitivement jugés ne soulève aucune difficulté.
La définition de ces profils est intéressante non pas en soi, mais parce qu'elle nous permettrait notamment d'alimenter des campagnes de prévention et de sensibiliser les acteurs, en particulier, dans mon champ de compétences, les services de police et de gendarmerie, sur l'amélioration du recueil des informations, donc des investigations à mener dans le cadre des enquêtes préliminaires qui sont diligentées. On pourrait orienter la recherche d'informations en fonction des profils, voire affiner les missions que nous confions aux experts en psychologie ou en psychiatrie. Le souci premier est d'entraîner la conviction non seulement des magistrats professionnels, qui ont l'habitude des affaires criminelles, mais surtout des jurés qui sont amenés à se prononcer en cour d'assises.
La notion de conséquence « gravement préjudiciable » n'est pas normée dans les textes. Elle est laissée à la libre appréciation du parquet et des formations de jugement.
Vous comprenez bien que l'appréciation de cette notion est liée au contexte. Ainsi, les conséquences gravement préjudiciables sur le plan patrimonial ne seront pas appréhendées de la même manière selon que l'on a affaire à une personne qui gagne le Smic, et qui fait l'objet d'un détournement de la moitié de son salaire, ou à une personne qui est soumis à l'impôt de solidarité sur la fortune. Les seuils sont très différents.
La notion de « gravement préjudiciable » est également multidirectionnelle. Il peut s'agir du patrimoine, mais il peut aussi s'agir, en matière de santé, de l'action de charlatans - permettez-moi ce terme - qui vendent à des personnes malades je ne sais pas quel produit miracle, les invitant à abandonner la médecine traditionnelle, au prix parfois de conséquences irrémédiables. Il peut s'agir de personnes qui se trouvent coupées de leur famille, se posant alors éventuellement la question du sort de leurs enfants. Si vous auditionnez mon homologue en matière civile, il pourra vous expliquer tout cela dans le détail.
Il ne faut pas oublier ce que j'appellerai les dommages collatéraux, les enfants totalement abandonnés, dont certains se retrouvent dans des sectes ou font l'objet de dérives sectaires.
Avant d'être directrice des affaires criminelles et des grâces, j'ai exercé les fonctions de procureur de la République. J'ai alors eu à m'intéresser à des petits groupes isolés, souvent en campagne, qui prônaient des régimes vitaminés. Il est arrivé que ces régimes entraînent la mort de nourrissons. Nous avons parfois été obligés de placer des enfants parce qu'ils n'avaient pas d'autres parents que leur père ou leur mère et que ces derniers appartenaient à la secte.
Les magistrats sont très sensibilisés au fait que, au-delà des affaires d'argent, il y a des questions de famille, l'histoire d'un enfant, dont il faut préserver la santé.
Enfin, sur l'autre volet de votre question, madame, c'est effectivement la Direction des affaires criminelles et des grâces qui a la maîtrise des statistiques. Je ne peux rien ajouter aux réponses que j'ai apportées sur ce sujet. Je considère que c'est par le travail, par la pratique professionnelle, que nous parviendrons à aplanir les difficultés que nous rencontrons. Il n'est pas utile, dans ce domaine, de créer de nouvelles normes.
M. Alain Milon , président . - Je vous remercie, madame la directrice, de cette intervention très instructive.