INTRODUCTION

Il n'est d'industrie durable que celle qui vend de la bonne qualité

Auguste Detoeuf (1883-1947)

Industriel et essayiste français

Mesdames, Messieurs,

« Le Péril jaune qui menace l'Europe peut donc se définir de la manière suivante : rupture violente de l'équilibre économique international sur lequel le régime social des grandes nations industrielles de l'Europe est actuellement établi, rupture provoquée par la brusque concurrence, anormale et illimitée, d'un immense pays nouveau. »

Qui est l'auteur de cette définition lapidaire résumant parfaitement, à l'exception de son racisme à peine voilé, l'effroi qu'inspire en Occident le formidable développement économique chinois ? L'un des multiples journalistes qui, consacrant jour après jour articles et dossiers au nouveau géant du monde, nous informent de ses performances vertigineuses et toujours dépassées ? Un chef d'entreprise écrasé par la concurrence de produits dont le prix de vente est inférieur de moitié à ses propres coûts de revient ? Le responsable syndical d'une usine venant de fermer ses portes, jetant au chômage ses camarades d'atelier ? L'élu local d'un territoire rendu exsangue par la multiplication des plans sociaux ? Un parlementaire exprimant à la tribune d'une assemblée ses inquiétudes quant à l'avenir industriel du pays ?

Non, l'auteur qui formalise de manière synthétique cette crainte si actuelle et si partagée par nos concitoyens est un économiste français, Edmond Théry, qui concluait de ces mots un de ses ouvrages paru en... 1901 (16 ( * )) !

La même année, de l'autre côté de l'Atlantique, le Southern Manufacturers Club de Charlotte, en Caroline du Nord, organisait un colloque sur la menace des importations de textiles en provenance d'Asie.

Ainsi, il y a cent ans, au plus fort de la révolution industrielle, au tournant d'un siècle où les puissances occidentales avaient assuré leur domination du monde par le moyen de l'industrie et du commerce autant que par la force militaire et le colonialisme, les opinions publiques européennes et américaine étaient alertées avec la même vigueur qu'aujourd'hui des risques de la mondialisation.

Plus que de vigueur, c'est de violence qu'il s'agissait même à l'époque : qu'on se rapporte, par exemple, aux écrits (17 ( * )) et aux discours (18 ( * )) de M. d'Estournelles de Constant, député de la Sarthe et infatigable pourfendeur du péril chinois, convaincu qu'en favorisant le développement économique de l'Empire du Milieu pour des profits immédiats, les industriels occidentaux tressaient la corde qui allait bientôt les pendre : « Sans doute, au début, [la Chine] achètera ses machines à l'étranger pour se mettre en train ; mais, aussitôt outillée - et cela va vite -, elle s'empressera de fabriquer à son tour des produits européens ; elle retournera contre nous nos propres machines. (...) Seulement, ses avantages seront tels que nous ne pourrons pas soutenir la concurrence. (...) Enfin, et surtout, elle utilisera la plus incomparable et la plus avantageuse des mains-d'oeuvre ; elle emploiera l'ouvrier chinois ; elle le payera cinq sous, tandis que nous payons les nôtres, en Europe et en Amérique, jusqu'à cinq francs et davantage. Mais elle ne se contentera pas d'écarter nos produits. Elle nous vendra les siens. De la défensive, elle passera promptement à l'offensive et c'est nous qui organiserons son attaque. Nous l'avons déjà commencé ! » .

Les accents martiaux de la conclusion de cette philippique n'étaient pas qu'une figure de style puisque, comme « conséquence dernière de la mise en valeur de la Chine » , c'est rien moins que l'anarchie et la guerre que dessinait pour avenir à l'Occident et au monde M. d'Estournelles de Constant.

Un siècle donc a passé depuis ces alarmes, avec sa cohorte d'anarchie et de guerres dont, pour l'essentiel, le monde riche et industrialisé porte seul l'écrasante responsabilité. Ces drames renouvelés n'ont en effet pas eu pour origine l'exacerbation d'une concurrence économique entre l'Occident et l'Orient. Bien au contraire, si des conflits d'intérêts économiques ont pu être la cause, explicite ou cachée, de nombre d'entre eux, ils opposaient les uns aux autres des Etats modernes, développés et puissants.

Ce faisant, ces Etats ont brutalement cassé un mouvement né au mitan du XIX ème siècle : la mondialisation , phénomène dont la résurgence au milieu des années 1980 n'est finalement qu'une continuation, après une très longue parenthèse. Entre 1870 et 1914, l'économie s'est en effet internationalisée de manière extraordinaire, grâce à une succession d'innovations technologiques ayant considérablement abaissé les coûts de la production industrielle, des transports et des communications. La financiarisation du capitalisme a permis, au travers d'un système bancaire rénové et dynamique, à une épargne abondante d'être investie sur toute la surface du globe. Toutes les études des historiens de l'économie démontrent qu'à la veille de la Première guerre mondiale, l'économie-monde était ainsi plus intégrée qu'elle ne l'était il y a à peine trente ans . La France, par exemple, exportait quelque 17 % de son PIB et en importait près de 20 % ; représentant environ 3,5 % du revenu national en volume net, les investissements français à l'étranger prospéraient en Russie, au Moyen-Orient, en Amérique latine ; la richesse nationale était constituée à près de 40 % de valeurs mobilières, dont entre le tiers et la moitié de titres étrangers ; les prix des matières premières et des produits manufacturés avaient fortement convergé, tout comme les salaires dans les pays industrialisés, et résultaient davantage des cours mondiaux que de déterminants domestiques (19 ( * )).

Ce degré d'intégration mondiale de l'économie n'a été retrouvé que dans le courant des années 1980 . C'est à ce moment seulement que la concurrence internationale, le commerce mondial, les flux d'investissements directs à l'étranger, les délocalisations industrielles, ont atteint des seuils comparables à ceux de 1913, pour ensuite les dépasser. La mondialisation que nous vivons aujourd'hui , qui suscite tant d'interrogations et d'inquiétudes dont témoigne une littérature abondante, n'est ainsi pas nouvelle : tout en présentant des caractéristiques sans doute désormais différentes, elle s'inscrit dans un processus historique de long terme duquel la période 1914-1984 s'est écartée.

Malice de l'Histoire, c'est un autre élu de l'ancienne province royale du Maine qui, à un siècle de distance, a fait renaître dans notre pays le débat public sur les difficultés auxquelles expose une concurrence internationale débridée et, singulièrement, l'ouverture des marchés à de nouvelles puissances industrielles. Dans un rapport parlementaire présenté en 1993 ( 20 ( * ) ), M. Jean Arthuis, sénateur de la Mayenne et alors rapporteur général du Sénat, dénonçait en effet l'absence de régulation mondiale et les faiblesses de l'économie française qui, conjointement, risquaient d'accélérer les délocalisations d'entreprises françaises à l'étranger , en particulier dans les pays émergents aux normes sociales et environnementales inexistantes, et de détruire ainsi notre outil industriel .

Quelques années plus tard, le Sénat créait une mission commune d'information chargée d'étudier l'ensemble des questions liées à l'expatriation des compétences, des capitaux et des entreprises (21 ( * )). Après avoir dressé un inventaire des handicaps affaiblissant l'attractivité et la compétitivité de la France et démontré que notre pays avait tendance à gâcher ses atouts par des attitudes et des choix à contre-courant, ses président et rapporteur, nos collègues Denis Badré et André Ferrand, considéraient que l'Etat devait se moderniser profondément et mieux tirer avantage de la mondialisation. Mais ils proposaient surtout une stratégie offensive visant à doter l'entreprise « France » d'un cadre fiscal et social plus attractif, à dynamiser la recherche et l'innovation et à favoriser le rayonnement de tous les talents, enfin, à développer une politique globale, volontaire et cohérente de l'ouverture à l'international.

La décision de votre commission des affaires économiques de créer un groupe de travail sur la délocalisation des industries de main d'oeuvre s'inscrit donc dans un contexte d'intérêt traditionnel du Sénat à l'égard des conséquences de la mondialisation et des réformes à entreprendre pour permettre à la France d'en tirer le meilleur parti .

Le présent rapport, toutefois, aborde ce sujet général, au demeurant largement débattu ces dernières années au sein de la société française, sous un aspect particulier . Il entend en effet limiter l'analyse aux défis posés par la nouvelle donne économique internationale à notre industrie de main d'oeuvre qui, dans l'opinion commune, semble avoir particulièrement souffert du phénomène des délocalisations. Si le profond et passionnant programme d'auditions mené pendant cinq mois par le groupe de travail l'a conduit à une appréciation plus nuancée de la réalité de la situation , chacun de ses membres reste convaincu des risques qui pèsent sur notre industrie et, plus généralement, sur notre économie et notre modèle de développement, si rien n'est entrepris pour réguler la mondialisation ni lutter contre les handicaps qui freinent la croissance française .

Ce rapport poursuit ainsi deux buts essentiels : d'une part, définir et évaluer aussi précisément que possible la nature et l'étendue des délocalisations industrielles afin d'éviter qu'un conformisme, « politiquement correct » mais réducteur, ne conduise à se méprendre sur les dispositions de politique économique à promouvoir ; d'autre part, proposer des pistes de réforme et de soutien public afin de renforcer notre outil industriel pour lui permettre de s'insérer efficacement dans la nouvelle division internationale du travail tout en assurant un développement équilibré des territoires et de la société tout entière .

La première partie du rapport est consacrée à l'analyse des délocalisations industrielles sous l'angle théorique et macro-économique . Après une définition du phénomène à la lumière des enseignements de la théorie économique, et le constat que sa mesure statistique est extrêmement difficile et aléatoire , est dressé le tableau de l'industrie française , dans une perspective historique présentant ses facteurs d'évolution et démontrant tant l' ancienneté des mouvements de délocalisations qui l'affectent que leur sectorisation et leur géographie . Une deuxième étape, étayée notamment par les informations recueillies auprès de deux responsables parisiens du cabinet de conseil ATKearney auditionnés par le groupe de travail, s'attache à expliquer les déterminants micro-économiques des décisions de délocalisation comme à recenser les obstacles avérés et potentiels de nature à les limiter. Enfin, au regard de ces différentes données, sont examinées les diverses causes conjoncturelles et structurelles , propres à la France ou qu'elle partage avec les autres Etats industriels , qui peuvent laisser craindre la poursuite , voire l'aggravation , de certains mouvements de délocalisations - lesquels, au demeurant, ne devraient pas se limiter au secteur industriel mais concerner tout autant, sinon davantage, le secteur des services .

La deuxième partie du présent rapport tente tout à la fois d'esquisser une synthèse territoriale et sectorielle des délocalisations , d'en examiner les conséquences locales et de recenser les outils forgés par les pouvoirs publics nationaux et locaux pour s'adapter au phénomène et favoriser la reconversion des bassins d'emplois touchés. Elle s'appuie pour l'essentiel sur une étude réalisée par le cabinet de conseil Formules économiques locales , complétée tant par les réponses apportées par une demi-douzaine de conseils régionaux à un questionnaire leur ayant été spécialement adressé que par les enseignements tirés des trois déplacements en province effectués par le groupe de travail en avril et mai 2004.

La troisième partie consiste en une discussion des choix théoriques qu'il convient d'assumer au regard de la problématique, selon le groupe de travail . Celui-ci justifie ainsi sa préférence pour l'accompagnement économique, social et territorial des délocalisations plutôt que pour une tentative d'opposition frontale , qu'il estime inefficace voire dangereuse, et souligne la nécessité d'élaborer une nouvelle politique industrielle volontariste , qui contraindra à des choix stratégiques . Il affirme par ailleurs l'importance de maintenir un haut niveau de normes de développement et examine les conditions à respecter pour y parvenir sans pénaliser la croissance. Il définit enfin le champ dans lequel la réflexion collective doit nécessairement s'inscrire pour promouvoir des mécanismes susceptibles d'agir efficacement et durablement en faveur du développement économique et de l'emploi. A cet égard, il préconise naturellement l' approfondissement de la coopération européenne , par delà les difficultés immédiates résultant de l'accueil de dix nouveaux Etats membres par l'Union européenne.

A la lumière de ces positions de principe, la quatrième partie du rapport propose un ensemble de stratégies publiques propres, tout à la fois, à favoriser la transformation de la structure économique de la France et de l'Europe pour les placer en position de force dans la compétition internationale , et à développer l'emploi .

Tout d'abord, de manière à promouvoir un processus productif à haute valeur ajoutée au niveau national , votre commission des affaires économiques suggère de supprimer certains facteurs encourageant objectivement les délocalisations, notamment en transférant une partie des charges sociales sur une TVA de compétitivité , de renforcer les avantages comparatifs de la France pour améliorer l'attractivité du territoire et la compétitivité, et d'organiser et d'appuyer les filières dans une logique d'innovation.

Afin ensuite de soutenir les territoires et de lutter contre le chômage induit par les mutations économiques , elle préconise d'affermir le rôle des collectivités territoriales en matière de développement économique, d'améliorer l'employabilité de la main d'oeuvre et, convaincu que des gisements existent et qu'une telle politique est indissociable de la précédente pour permettre un développement équilibré des territoires ainsi qu'un accroissement de la richesse nationale, d' anticiper les besoins de demain en emplois non-délocalisables .

Favorable enfin à la promotion d'une politique industrielle européenne volontarist e, elle appelle à un développement équilibré de l'Union européenne fondé sur l'harmonisation de la fiscalité des entreprises, la neutralité des aides publiques entres les « Quinze » et les « Dix » et l'émergence d'une politique sociale intégrée. En outre, elle affirme la nécessité du renforcement de la puissance industrielle communautaire passant par la prise en compte des intérêts industriels dans la stratégie économique de l'Union , l'harmonisation et le développement des outils de normalisation, et l'engagement international en faveur d'un équilibre des échanges avec le reste du monde.

La commission est en effet convaincue, dans sa majorité, que seule l'affirmation au niveau européen d'une volonté politique , qu'elle a qualifiée de « néo-colbertisme européen » pour en souligner tant l'aspect industriel que le cadre communautaire , permettra à l'économie française de tirer un durable profit de la mondialisation . Ce n'est qu'à cette condition que , plus encore qu'il y a un siècle , le développement économique de la Chine - comme celui de l'Inde, du Brésil, des PECO, etc. -, loin d'être un péril , constituera un facteur d'enrichissement et de croissance pour la France et pour l'Europe .

* (16) Le Péril jaune - Edmond Théry, directeur de l' Economiste européen - Editions Félix Juven - Paris - 1901.

* (17) Le Péril prochain - l'Europe et ses rivaux - La Revue des Deux Mondes - 1er avril 1896 ; Concurrence et Chômage - La Revue des Deux Mondes - 15 juillet 1897 ; Le Problème chinois - La Revue Politique et Parlementaire - 10 novembre 1900.

* (18) Interventions à la Chambre des députés du 7 février 1898 et du 8 décembre 1899.

* (19) Pour une analyse détaillée, voir Notre première mondialisation - Suzanne Berger - La République des Idées - Seuil - 2003.

* (20) Rapport d'information du Sénat n° 337 (1992-1993) - Op. cit.

* (21) Mondialisation : réagir ou subir ? La France face à l'expatriation des compétences, des capitaux et des entreprises - Mission d'information présidée par M. Denis Badré - Rapport d'information du Sénat n° 386 (2000-2001) - M. André Ferrand, rapporteur - 2001.

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