DEUXIÈME
PARTIE :
LES CONSÉQUENCES DE LA MONDIALISATION
DES
ÉCHANGES SUR L'ENVIRONNEMENT
La
mondialisation fait l'objet de vives critiques, fondées sur des
considérations sociales, politiques, culturelles ou environnementales.
Les critiques adressées à la mondialisation dans ses relations
avec l'environnement se résument, lorsqu'on les synthétise,
à deux assertions principales.
Premièrement, la mondialisation aurait pour effet de donner un avantage
compétitif aux pays les moins rigoureux en matière
d'environnement, ce qui aurait pour effet de conduire, soit à des
délocalisations d'entreprises industrielles, soit à un recul des
normes environnementales dans les pays développés.
Deuxièmement, l'ouverture économique, en stimulant la croissance,
conduirait à une aggravation insoutenable des émissions de
polluants et des pressions sur le milieu naturel.
Ces deux thèses sont parfois présentées par les opposants
à la mondialisation comme des évidences qui n'auraient même
pas besoin d'être discutées. En réalité, les
données disponibles, qui ne sont pas toujours simples à
interpréter ni univoques, amènent à un jugement beaucoup
plus nuancé sur l'impact de la mondialisation sur l'environnement. La
mondialisation exerce à la fois des effets positifs et négatifs
sur l'environnement, et c'est son effet net qu'il convient d'essayer de
dégager.
Depuis l'étude de Grossman et Krueger
23
(
*
)
relative à l'impact de l'ALENA sur
l'environnement, il est devenu habituel de distinguer trois effets de la
mondialisation sur l'environnement : un effet de composition, un effet
d'échelle et un effet technique.
L'effet de composition
est lié à la spécialisation
internationale induite par le commerce : des pays qui, auparavant,
produisaient un large éventail de marchandises pour répondre
à la demande locale se spécialisent dans une partie de ces
productions et importent les autres. La spécialisation internationale
conduit, en principe, à une utilisation optimale des facteurs de
production, y compris des ressources naturelles, ce qui devrait être
favorable à l'environnement. En pratique, toutefois, elle ne garantit
pas nécessairement un usage plus économe des ressources
naturelles, dans la mesure où le coût de ces ressources n'est pas
toujours internalisé dans les prix, comme l'a montré la
discussion sur les biens publics environnementaux. En d'autres termes, les
entreprises ne se soucient pas d'économiser des ressources dont l'usage
est gratuit.
Dans ces conditions, il est difficile de prévoir l'impact de la
spécialisation internationale sur l'environnement. Grossman et Krueger
nous invitent à distinguer deux scénarios. Dans le premier
scénario, on admet que la spécialisation est fondée sur
les dotations en facteurs de production traditionnels ; l'effet de
composition sera alors favorable à l'environnement si les
activités polluantes se localisent davantage dans les pays où les
normes environnementales sont strictes, et sera défavorable dans le cas
contraire. Dans le second scénario, on retient l'hypothèse
suivant laquelle la spécialisation est fondée sur les
différences de législation environnementale : dans ce cas,
les activités les plus polluantes se localiseront toujours dans les pays
les moins exigeants en matière d'environnement (qui
bénéficient d'un avantage comparatif) et le bilan pour
l'environnement global sera négatif.
Pour évaluer l'impact de la mondialisation sur l'environnement, il est
donc essentiel d'apprécier si les différences de
réglementations environnementales offrent effectivement un avantage
comparatif à certains Etats, et si la mondialisation s'accompagne de
délocalisations massives d'industries polluantes. C'est à ces
questions que le premier chapitre de cette deuxième s'efforcera de
répondre.
L'effet d'échelle
renvoie, quant à lui, à l'impact
de l'augmentation de la production sur l'environnement. Implicitement, Grossman
et Krueger considèrent que l'ouverture aux échanges favorise la
croissance. Pour un état des techniques donné, l'augmentation de
la production s'accompagne d'un accroissement des émissions de polluants
et des prélèvements sur le milieu naturel, ce qui est
défavorable à l'environnement.
Cela dit,
l'effet technique
vient contrebalancer l'effet
d'échelle : la libéralisation, en ouvrant les pays en
développement aux investissements, peut conduire à un transfert
de technologies plus modernes et plus propres vers ceux-ci ; et, surtout,
la libéralisation, entraînant une augmentation des revenus,
amène les citoyens à se montrer plus exigeants sur la
qualité de l'environnement et à exiger des normes plus strictes.
Apprécier l'impact de la croissance sur l'environnement suppose donc de
déterminer lequel de ces deux effets l'emporte. Votre rapporteur tentera
d'apporter une réponse à cette question dans un second
chapitre.
I. LA MONDIALISATION DONNE-T-ELLE UN AVANTAGE COMPÉTITIF AUX PAYS LES MOINS EXIGEANTS EN MATIÈRE D'ENVIRONNEMENT ?
Certaines analyses théoriques font redouter que la mondialisation ne soit la cause d'importantes délocalisations industrielles, et n'entrave les politiques environnementales nationales. Les données empiriques disponibles, quoique souvent trop éparses, conduisent à relativiser quelque peu cette menace. De multiples éléments contredisent l'hypothèse selon laquelle les entreprises multinationales accorderaient une grande importance dans leurs choix de localisation aux différences de réglementations environnementales.
A. LE RISQUE DU « DUMPING ENVIRONNEMENTAL »
Depuis
une trentaine d'années, c'est-à-dire depuis que les pays
industrialisés ont commencé à adopter et à
appliquer des lois environnementales impliquant des coûts de mise en
conformité non négligeables, ces lois ont été
critiquées au motif qu'elles incitaient les industries les plus
polluantes à se délocaliser. On a employé l'expression de
« dumping environnemental » pour décrire ce
phénomène : les Etats rivaliseraient pour attirer des firmes
multinationales en adoptant des normes environnementales moins rigoureuses.
La thèse du dumping environnemental a été initialement
formulée à propos de la rivalité entre Etats ou provinces
de pays fédératifs dans lesquels les compétences
environnementales sont décentralisées. Le cas typique est celui
des Etats-Unis. Jusqu'en 1970, les différents Etats de l'Union
étaient libres de définir leurs propres normes. En principe, cela
aurait dû déboucher sur une différenciation souhaitable des
normes en fonction des conditions locales et du prix que la population de
chaque Etat était disposée à payer pour avoir un
environnement propre. Mais ce régime décentralisé a
été remis en question, pour deux raisons principales. D'une part,
il ne permettait pas de traiter de manière satisfaisante les
problèmes de pollution touchant plusieurs Etats. D'autre part, les Etats
fédérés s'exposaient au risque que les entreprises se
soustraient à leurs réglementations en déménageant.
Sous la pression d'une opinion publique de plus en plus sensible à
l'environnement, le Congrès des Etats-Unis a pris l'initiative,
surmontant les réticences des Etats et des collectivités locales,
et adopté plusieurs lois : loi sur la protection de l'environnement
(1969), loi sur la propreté de l'air (1970), loi sur la propreté
de l'eau (1972), loi sur les espèces menacées (1973). Ces textes
ont centralisé le pouvoir d'initiative et de réglementation.
Les mêmes raisonnements s'appliquent désormais à
l'échelon supranational.
La mobilité croissante des facteurs de production entre pays fait
craindre que la capacité d'action des Etats en matière
environnementale ne soit considérablement réduite. Dès
1988, les économistes Baumol et Oates
24
(
*
)
ont proposé une modélisation des
conséquences de la libéralisation des échanges entre deux
pays qui appliquent des normes environnementales différentes ; les
principaux résultats du modèle sont résumés dans
l'encadré suivant.
LES EFFETS DU LIBRE ÉCHANGE SUR
L'ENVIRONNEMENT
D'APRÈS LE MODÈLE DE BAUMOL ET OATES (1988)
Hypothèses du modèle : deux pays, un pays
développé et un pays en développement, sont producteurs
d'un même bien ; deux techniques de production de ce bien sont
disponibles : l'une est respectueuse de l'environnement, tandis que
l'autre est plus polluante ; le pays pauvre utilise le
procédé de production polluant, alors que le pays riche a recours
au procédé « propre » qui est aussi plus cher.
Résultats du modèle : l'instauration d'un régime de
libre-échange entre les deux pays conduit aux résultats
suivants :
(1)
l'utilisation du procédé de production polluant dans
le pays pauvre a pour effet de diminuer le prix du bien au niveau mondial, et
donc d'augmenter la demande pour ce bien ;
(2)
l'utilisation du procédé polluant assure au pays
pauvre un niveau de production nationale plus élevé ;
(3)
en conséquence de l'augmentation de la demande pour le bien
et de la part croissance de sa production dans le pays pauvre, les
émissions polluantes augmentent ;
(4)
à long terme, s'il continue d'utiliser le
procédé polluant, le pays pauvre va consolider son avantage
comparatif dans la production du bien considéré, et le pays riche
se spécialisera dans d'autres productions.
La démonstration de Baumol et Oates suggère que l'application de
normes environnementales dans les pays développés transformerait
les pays en développement en lieux d'accueil des activités
polluantes. Les pays en développement deviendraient ainsi, selon ce
modèle, des « havres de pollution » (traduction de
l'anglais «
pollution havens
»). Les politiques
environnementales nationales perdraient de leur portée, du fait des
délocalisations d'activité. L'effet du libre échange sur
la pollution serait géographiquement différencié :
les émissions polluantes se réduiraient au Nord, mais
augmenteraient au Sud. L'effet global serait cependant négatif pour
l'environnement, du fait de l'abandon des technologies propres, et de
l'augmentation de la demande pour les produits à bas coûts
fabriqués dans les pays du Sud.
Naturellement, les Etats développés victimes des
délocalisations seraient découragés de renforcer leurs
normes environnementales (« paralysie
réglementaire »), voire pourraient s'engager dans une
« course au moins-disant » environnemental (
race to the
bottom
) pour retrouver un avantage comparatif dans certaines productions
industrielles.
Dans l'un et dans l'autre cas toutefois (formation de « havres de
pollution », ou « course au moins-disant »
environnemental), l'environnement mondial pâtirait de la
libéralisation des échanges.
* 23 G. Grossman et A. Krueger, « Environmental impacts of a North American Free trade Agreement », in P.Garber, The Mexico US Free Trade Agreement, 1993 (MIT Press, Cambridge, Massachusetts).
* 24 W.J. Baumol et W.E. Oates, The Theory of Environmental Policy, Cambridge University Press, 1988.