DEUXIÈME
SÉANCE
« Les principaux acteurs et leurs points de
vue »
présidée par la Baronne
Hooper
Vice-présidente de la Commission de la culture, de la science
et de l'éducation de l'Assemblée parlementaire du Conseil de
l'Europe
Mme LA PRÉSIDENTE note que la première séance a permis de planter le cadre général et juridique d'un problème qu'elle connaît personnellement, siégeant au conseil d'administration d'une grande collection nationale de Liverpool qui a des relations avec l'Afrique de l'Ouest. Les questions qui ont été posées sont précisément celles qu'il convient d'affronter. En tant que représentante du Royaume-Uni, la baronne croit utile de signaler que son pays vient de ratifier la convention de l'UNESCO de 1970, et les parlementaires font pression pour que le Gouvernement ratifie la convention Unidroit. Avant d'avoir un débat général sur cette question, il est opportun d'écouter les personnes sur le terrain, les conservateurs des musées, les galeristes, les collectionneurs.
M. le Professeur John MACK, Conservateur en ethnographie au British Museum, Londres , souhaite exposer la politique du British Museum face au trafic illicite de biens culturels, dans ses aspects juridiques et politiques, et dans sa dimension extérieure, en Afrique.
Le British Museum a adopté pour toutes les collections qu'il regroupe - l'art africain, mais aussi les antiquités, les collections ethnographiques et contemporaines - une politique approuvée par les administrateurs et connue des personnels. Cette politique, appelée policy framework , est réexaminée régulièrement pour tenir compte des contextes nouveaux. À cet égard la politique suivie par la Royal Academy depuis 1995 a représenté un tournant. Désormais ce cadre de référence est public, et oriente la pratique du personnel.
En ce qui concerne les acquisitions et les prêts, comme le sait la Baronne Hooper, le texte de référence date de 1996, et le musée travaille à une nouvelle version. Le texte de l'UNESCO a fourni une bonne base départ, avec la convention de 1970, et le code de déontologie, complété par celui des musées du Royaume-Uni concernant les exportations et les fouilles illicites. Cette politique vise à n'acheter des objets que dans un cadre légal : le vendeur doit posséder un titre de propriété. Le musée déplore le pillage des sites qui appauvrit le patrimoine mondial, et refuse les objets exportés illégalement. Il refuse en cadeau et s'abstient d'acheter tout objet dont le vendeur ou le donateur n'est pas en mesure d'indiquer qu'il a acquis et exporté ce bien légalement. Il appartient cependant au conseil du musée de se prononcer au cas par cas, lorsqu'il s'agit d'objets qui auraient pu être détruits ; de même, lorsqu'il s'agit d'antiquités mineures pour lesquelles il n'existe pas de provenance documentée. Les conservateurs gardent une certaine marge d'appréciation. Il faut ajouter que le musée tient compte des intérêts matériels et moraux des tiers.
Ce sont là, note M. John Mack, des conditions très restrictives, dans la mesure où le musée ne peut acheter, dans certaines régions, des objets provenant de fouilles récentes. Mais cette politique est suivie par d'autres organismes de collecte de fonds pour les collections nationales, qui ne donnent de l'argent qu'à cette condition.
En ce qui concerne les prêts, les mêmes conditions s'appliquent. Le British Museum ne prête pas d'objets pour une exposition quand un pays a déclaré que les objets exposés proviendraient de fouilles clandestines ou auraient fait l'objet d'exportations illégales, et il refuse de recevoir en prêts des objets sur lesquels pèsent des soupçons. Lors du litige de 1995 avec la Royal Academy , les objets douteux du Mali ont été écartés.
M. John Mack affirme toutefois que son musée travaille et collabore avec l'Afrique ; il organise des fouilles en Égypte, au Soudan, au Maghreb, en pleine coopération avec les autorités nationales et locales, et sans problème. Dans l'Afrique subsaharienne, le travail s'effectue avec les musées nationaux, et les autorisations nécessaires sont obtenues. C'est ainsi que M. John Mack a pu travailler avec les autorités compétentes de Madagascar, et enrichir à la fois leur collection et celle du musée. Les relations avec les institutions africaines sont bonnes.
M. John Mack conclut en notant que le projet de recommandation comprend nombre de points intéressants. ( Applaudissements )
Mme LA PRÉSIDENTE remercie M. John Mack pour son intervention, qui appelle sans doute des questions.
Mme Anne-Marie BOUTTIAUX, Conservateur de la section d'ethnographie - Musée Royal de l'Afrique centrale de Tervuren (Belgique) estime que les professionnels des Musées doivent adopter une attitude de fermeté vis-à-vis du trafic illicite de biens culturels africains, et elle souligne que son institution tente d'appliquer dans ce domaine une politique rigoureuse. Le musée de Tervuren est, il faut le dire, un ancien musée colonial, qui a connu d'autres pratiques en ce qui concerne l'acquisition des objets. Il n'est pas un musée des beaux-arts, mais une institution de recherche scientifique, pour les sciences de la nature et pour les sciences de l'homme, avec d'importantes collections. La section d'ethnographie rassemble environ 200 000 objets, à la fois des chefs d'oeuvre de l'art africain, et des objets de moindre importance qu'elle s'efforce de présenter dans leur contexte culturel, car un masque accroché à un mur perd 90 % de sa signification.
Les collections ont été rassemblées pour l'essentiel pendant la période coloniale belge par des militaires, des missionnaires et des administrateurs coloniaux ; les objets n'étaient pas considérés comme des oeuvres d'art, mais comme des objets curieux, exotiques, qui servaient à une mise en scène, à la propagande en faveur de la mission civilisatrice de la Belgique, de sorte qu'ont été accumulées des séries impressionnantes d'objets qu'il a fallu classer et inventorier, sans égard pour le contexte, car les conservateurs n'allaient pas sur le terrain.
Ces objets pouvaient appartenir à un butin pris lors d'expéditions « de pacification », être confisqués par des militaires, ou des missionnaires en lutte contre l'animisme, faire l'objet d'échanges pour les différentes expositions universelles, être offerts ou, plus rarement, être achetés, tout cela dans le plus complet mépris pour le contexte d'utilisation. On a même vu des « indigènes » exhibés, dans ce que l'on a coutume d'appeler depuis des zoos humains. À Tervuren, en 1897, à l'occasion d'une de ces expositions universelles, sept Congolais sont morts des rigueurs du climat.
En 1976, 114 objets ont été restitués au Congo devenu le Zaïre indépendant, et la coopération s'est mise en place avec d'autres institutions du pays, en vue de procéder à des « récoltes raisonnées » et, même si par la suite certains des objets restitués ont été volés, Mme Anne-Marie Bouttiaux considère que cette action avait un sens.
Pendant un temps, la section d'ethnographie a acheté certains objets sans suivre de code d'éthique, mais en 1990, une politique nouvelle a été instituée, qui vise à l'organisation de grandes expositions temporaires et à la mise en valeur des recherches sur le terrain. Les prochaines expositions seront fondées sur les résultats de ces recherches, et les objets seront présentés dans leur contexte, grâce à des témoignages matériels et visuels.
En outre, la section a élaboré un code d'éthique s'inspirant des préconisations de l'ICOM concernant les transactions : elle n'achète que des objets remplaçables, ou, à défaut, elle fait faire par des artistes locaux des copies des objets irremplaçables, car elle se préoccupe moins de « l'authenticité » historique que les sections consacrées aux beaux-arts. De plus les objets à valeur religieuse sont désacralisés par des sacrifices et des cérémonies, en veillant à ce que les transactions financières n'entraînent pas de ruptures d'interdit qui pourraient avoir des conséquences graves pour les vendeurs.
La section continue donc à accroître ses collections en accord avec les musées nationaux, en veillant à la présence d'un certificat d'exportation, même si ce document n'offre pas une garantie absolue : il est facile d'en obtenir un frauduleusement. Ces acquisitions doivent permettre d'approfondir la connaissance de certains domaines et de combler certaines lacunes, mais la section refuse d'acheter des objets provenant de fouilles illicites. C'est ainsi qu'elle ne possède pas de terres cuites Nok, alors que celles-ci sont nombreuses sur le marché belge. Certains musées français en ont d'ailleurs acquis, avant de demander l'autorisation a posteriori au Nigeria. La section a décidé de ne même pas suivre cet exemple, pour ne pas encourager les fouilles illicites.
Les legs et les dons, qui sont rares aujourd'hui, étaient le plus souvent acceptés ; maintenant, les objets sans valeur sont destinés aux services éducatifs, et les objets d'origine douteuse sont refusés. La nouvelle direction du musée a conscience de l'urgence de la question et va mettre en place une commission sur la politique d'acquisition, qui devra se pencher également sur les acquisitions des sections comme, par exemple, celles de géologie ou de zoologie qui posent aussi parfois des problèmes. Une commission d'éthique est d'ores et déjà saisie des conflits d'intérêt et essaie de mettre en place une réglementation liée aux objets d'artisanat vendus dans les boutiques du Musée. Tous les problèmes ne sont pas résolus, mais le musée progresse sur la bonne voie.
Mme Anne-Marie Bouttiaux indique que, si la coopération avec le Congo se poursuit, celle engagée avec la Côte d'Ivoire traverse une période difficile à cause de la guerre : des thèses consacrées aux ethnies baoulé et guro ont été gelées. Elle a participé personnellement à des « collectes » pour le musée d'Abidjan et se préoccupe de la formation et de la « conscientisation » des personnels locaux ; mais les très bas salaires des professionnels de musées africains ne permettent pas de lutter contre la corruption, cela dit sans vouloir donner de leçons. La section travaille actuellement à un projet d'exposition avec les conservateurs de Kinshasa, ce qui sécurise les collections, car, de cette manière, les objets sont connus et répertoriés. ( Applaudissements )
Mme LA PRÉSIDENTE souligne l'importance des bonnes pratiques.
Me Jean-Paul CHAZAL, avocat et collectionneur , ayant invité à prendre la parole à un double titre : avocat et « collectionneur » déclare plaisamment qu'il espère que l'aveu de cette dernière qualité n'entraînera pas d'emblée sa condamnation.
« La protection des biens culturels africains ». Quelle protection ? Pour quel patrimoine ?
Et tout d'abord : quel rôle peut jouer celui qui ne peut s'empêcher de posséder et que l'on désigne sous le qualificatif de « collectionneur » ?
Cet homme là, loin des clichés et des idées reçues dans lesquelles on a voulu l'enfermer (snob, spéculateur, complice du grand banditisme, commanditaire de fric -fracs...) est avant tout un homme sincère et exigeant.
L'orateur déclare chercher à se comprendre, à se connaître à travers les manifestations créatrices de cultures différentes. Il trouve dans l'art africain traditionnel des objets transitionnels qui lui permettent de présentifier des absences ontogénétiques : les ancêtres, la relation symbiotique avec la mère... L'Afrique lui donne la nostalgie d'une culture qui a exalté ces relations primordiales, qui lui permet de satisfaire ses rêves d'exogamie, de transformer ses relations avec la nature et avec le monde animal. Il y trouve des racines et une paix de l'âme.
Ce qui est qualifié « objet » devient pour lui « sujet » dans lequel il se transfère, dans le cadre d'une relation stable et profonde. Il y puise l'énergie et le bonheur d'un émerveillement constant.
Il comprend de l'intérieur comment une sculpture peut être considérée comme l'incarnation des ancêtres.
Ces masques, ces statues qui ont quitté, désacralisées, le lieu où elles sont nées, continuent à vivre dans un autre contexte. Elles suscitent toujours le respect et l'admiration. Ce sont les meilleurs exorcistes de la xénophobie et du racisme.
À travers ce que l'on appelle désormais « biens culturels », l'amateur découvre l'Homme.
Pour lui, l'art est universel ; il n'a pas de frontières. Pour cet homme là, l'Afrique n'est pas « pillée » ; elle est aimée.
La notion de « Bien culturel » le surprend tant elle est distanciée de sa perception vivante des cultures africaines, à travers leur résonance; ce qui le dispense du besoin de recourir à une appellation académique, voire officielle.
Évoquant le collectionneur, l'orateur souligne qu'il contribue fondamentalement à la protection tangible et persistante du patrimoine africain qui est sa compagnie.
Il n'y a pas de grandes expositions sans les prêts consentis par des collectionneurs ; il n'y a pas de musée sans les legs et les dations de ces conservateurs privés.
Le jour de leur décès, les objets qu'ils ont choisis et aimés poursuivent une autre fonction initiatique dans d'autres univers, privés ou publics.
Leurs vies n'auront pas été la manifestation d'un égocentrisme névrotique et culturel. Ils n'ont pu exister sans relation à l'autre et sans partage. Et ce monde, qui leur était au départ étranger, a pu leur restituer, fût-ce intuitivement, l'être humain dans son universalité.
Mais cette activité s'inscrit nécessairement dans un cadre juridique.
On a voulu imaginer au niveau planétaire, une convention internationale, dite Convention Unidroit signée à Rome le 24 juin 1995 et qui organise le retour ou la restitution de biens culturels, en permettant à un État d'agir directement contre un particulier..
Quel patrimoine veut-on protéger ?
S'il s'agit de biens volés ou si l'on vise la protection de sites archéologiques, personne ne peut contester la légitimité de tels buts.
Mais l'exécution de la Convention Unidroit dans son chapitre II, consacré justement au retour des biens volés ou provenant de fouilles illicites, ne peut s'effectuer dans la méconnaissance de certaines réalités :
- la Convention prévoit la consultation par l'acquéreur éventuel d'un fichier d'objets volés. Mais aucun fichier centralisé, qui devrait être gratuit (il s'agit d'un service public), n'a pu à ce jour être organisé.
- quant aux fouilles illicites qui, bien évidemment, suppriment dramatiquement toute possibilité d'étude scientifique du site, le plus souvent organisées et connues de tous, elles ne sont pas clandestines.
Faut-il souligner les discordances et contradictions dans la politique de certains États. Évoquons l'un d'entre eux, particulièrement concerné, dont des autorités gouvernementales se félicitent d'une exposition présentant des terres cuites provenant de fouilles illicites en préfaçant le catalogue de cette manifestation dans une capitale européenne, alors que le gouvernement du même pays prétend lutter contre ce qu'il considère comme le viol de son sol et de son histoire.
Ces préfaciers pensent - ils l'écrivent dans leur texte - que ces sculptures, quelles que soient les circonstances, demeurent des ambassadeurs éminents de leur pays.
L'harmonie pourrait être retrouvée si l'on donnait à ces pays les moyens d'une véritable politique culturelle et la possibilité d'explorer scientifiquement leur sol, de réaliser les travaux nécessaires et d'exposer le fruit de leurs recherches dans leurs musées nationaux, voire régionaux.
Si les pays privilégiés n'accompagnent pas leur profession de foi des moyens financiers pour la rendre crédible, que doit-on penser ?
Ne chercheraient-ils pas alors à satisfaire un besoin de bonne conscience, à compenser un sentiment de je - ne - sais - quelle culpabilité, , héritage déformé d'une religion monothéiste, qui comme toutes ses grandes et petites soeurs n'ont pas été les plus favorables au maintien des traditions africaines. Et la ratification d'une telle convention internationale ne saurait être pour un État prospère qu'un geste de courtoisie sans débours.
En tout cas, si les dispositions du chapitre II de la Convention Unidroit, tendant à lutter contre les trafics provenant de vols et des fouilles illicites, peuvent être approuvées, il en va tout différemment des dispositions du chapitre III de la même convention.
Ces dispositions permettent à un État d'obtenir le retour d'un bien, vendu par son propriétaire légitime, puis illicitement exporté, dès lors qu'il revêt pour cet État « une importance culturelle significative ». Ce critère, beaucoup trop large, est source de bien des incertitudes.
De surcroît, cette action pourra être exercée « dans un délai de 50 ans à compter de la date de l'exportation » . Ce délai est exceptionnellement long et son point de départ est flou : en effet, comment connaître la date d'une exportation illicite ?
Lors des débats du 29 janvier 2002 à l'Assemblée nationale française qui examinait en première lecture la loi de ratification de la Convention Unidroit, ce texte a été loin de faire l'unanimité parmi les Députés. Tout d'abord, un parti important (RPR) s'est abstenu. Les députés qui ont approuvé la ratification du texte ont émis ce vote favorable « sous réserve », quelles que soient les appartenances politiques.
Les députés (notamment du groupe socialiste) ont critiqué « le caractère flou, ambigu, subjectif et évolutif » des termes : « importance culturelle significative » , la longueur de la prescription et l'insécurité qui en résultait en ce qui concerne les transactions et la propriété mobilière.
C'est la raison pour laquelle le représentant du gouvernement français de l'époque a pris l'engagement de ne poursuivre, devant le Sénat, la procédure de ratification qu'accompagnée d'une loi interne française répondant aux préoccupations des Députés.
Au terme de ces observations, Me Jean-Paul Chazal exprime ses doutes quant à une possible interprétation car Unidroit interdit toute réserve et une loi interne française est toujours inférieure à une convention internationale.
De surcroît, une telle convention risque de se retourner contre le but recherché :
Elle ne comporte aucune obligation faite à un État de promouvoir une législation assurant l'existence d'un marché licite, pas plus qu'elle ne contient d'exigence relative à la teneur et à la rédaction des certificats d'autorisation d'exportation, les certificats actuels étant d'une notable imprécision.
Alors que le patrimoine de chaque nation est aussi constitué de celui des autres, un État pourra interdire, de façon totalement rétrograde, la sortie de toute oeuvre d'art (définie au sens le plus large), instituant ainsi un véritable régime de prohibition en matière de circulation de biens culturels et développant de ce fait un marché illicite.
Des intérêts de pouvoir pousseront à agir en restitution pour des motifs purement politiques sans intention réelle de sauvegarder un patrimoine culturel.
Des exemples précis d'un tel détournement de procédure existent déjà. Mais alors que faut-il faire, s'interroge l'orateur ?
On ne peut concevoir un texte de cette nature qu'entre pays ayant une conception partagée du patrimoine et le désir réel de le préserver. Il faut plutôt recourir à des conventions bilatérales ou multilatérales limitées à quelques États, en donnant les moyens aux pays matériellement démunis de pratiquer une politique efficace sur le terrain.
On devrait s'inspirer de la communauté européenne qui fait prévaloir le principe de la libre circulation des richesses, garantissant ainsi l'existence d'un marché licite ; et ceci tout en apportant des exceptions en ce qui concerne la circulation de biens culturels d'importance majeure considérés comme des trésors nationaux.
Le chapitre III de la Convention Unidroit ne constitue donc pas une réponse judicieuse au problème posé.
Cette convention n'a eu jusque là que très peu de succès au niveau des grands pays européens. En Europe, seuls l'Italie, l'Espagne et le Portugal l'ont ratifiée. Plus la réflexion s'approfondit et plus les inconvénients des dispositions du chapitre III apparaissent. Et beaucoup de pays se sont déclarés peu favorables à son adoption (Royaume-Uni, États-Unis, Japon...).
Enfin, Me Jean-Paul Chazal a déclaré s'interroger encore sur la meilleure façon de protéger le patrimoine culturel de l'humanité, notamment africain. Cette protection ne peut résulter d'interdits ou de « listes rouges », mais de la redécouverte par les Africains, comme par nous-mêmes de nos cultures ancestrales et de la nécessité de leur sauvegarde.
Méfions-nous de l'air du temps, du prétendu sens de l'histoire, comme de l'évidence de toute éthique !
Reprenant les intitulés des discussions du programme du Colloque, Me Jean-Paul Chazal a conclu son exposé en soulignant que : « Les solutions », que le programme de ce colloque annonce ne seront pas exemptes de « points de vue » et le point de vue qu'il a lui même été amené à présenter sous ce titre n'est pas exempt de solutions ! ( Applaudissements )
Mme LA PRÉSIDENTE pense que l'intervention de Me Chazal donnera sans doute lieu à une intéressante discussion.
M. Gaël de GUICHEN, Conseiller ICCROM - Fonds EPA , souhaite restreindre son propos aux « biens culturels » africains en Afrique - c'est-à-dire aux sites archéologiques, aux bâtiments, aux palais, aux mosquées, aux exemples d'architecture coloniale, aux biens mobiliers, notamment dans les musées - et souligne que la protection de ces biens passe nécessairement par la formation des professionnels. En Europe, cette formation suppose un cycle d'études universitaires qui dure de quatre à sept ans ; en Afrique, du temps de la colonisation, le contrôle du patrimoine était exercé par des Européens, et les professionnels africains n'ont pu être formés. Au moment de l'indépendance, les populations et les gouvernements ont dû faire face. Il faut à cet égard distinguer entre la colonisation portugaise et anglaise, et la colonisation française ; l'Angleterre a légué un système de musées construit sur une vision assez large, englobant le patrimoine naturel, tandis que la colonisation francophone n'a laissé que des musées ethnographiques, employant peu de personnes. Cette structure-ci n'offrait pas de perspectives de carrière intéressantes : la direction des musées du Kenya employait 950 personnes, contre au mieux un musée de cinquante personnes au Mali. Des collections nationales existaient, certes, mais avec un nombre limité d'objets : au maximum 15 000 objets à Dakar, contre 250 000 au Musée de l'homme, et 200 000 à Tervuren. Le personnel était peu formé, peu motivé, et la qualité des établissements s'est dégradée.
L'UNESCO a pris conscience de la nécessité de réagir en formant des professionnels, et a été créé d'abord à Jos au Nigeria un centre bilingue qui a fonctionné dix ans, avec l'aide internationale. Mais quand celle-ci a cessé d'arriver, rien n'avait été préparé pour prendre la relève. Les francophones ont demandé à l'UNESCO de relancer le Centre de Niamey, où avait fonctionné dans les années cinquante un musée exemplaire, mais lorsque la manne n'est plus arrivée, le centre a disparu. Telle était la situation en 1985. Où les personnels pouvaient-ils se former ? En Europe, sans doute, en Russie, lors de stages qui ne pouvaient apporter qu'un complément de formation, alors que les stagiaires n'avaient pas reçu la formation théorique nécessaire, de sorte que cette formation pouvait conduire à une déformation. La profession a poussé un cri d'alarme, en 1995, devant la progression des fouilles clandestines, le pillage des collections et la destruction des oeuvres en bois et en tissus par les insectes. Il faut savoir, pour mesurer l'ampleur des dégâts, qu'un musée de 8 000 pièces a pu en perdre 1 500 du fait des insectes ; un autre musée de 5 200 objets en a perdu les deux tiers en dix ans. Le patrimoine disparaît et ce qui reste n'est pas ce qu'il y a de mieux, car si les insectes ne font pas de distinction, les voleurs savent ce qu'ils font.
La réponse internationale a constitué en quatre programmes lancés et gérés hors de l'Afrique, à savoir le programme ICCROM, le programme de formation francophone et anglophone PREMA, l'université Senghor lancée par l'Agence internationale de la francophonie, qui prépare des troisièmes cycles en deux ans, et le programme francophone et anglophone des monuments et des sites, dit Africa 2008, lancé par l'ICCROM et l'université de Grenoble. Le programme de formation doit mettre fin au saupoudrage en suivant cinq critères : il doit être adapté aux problèmes, ce qui ne fut pas toujours le cas dans le précédent projet de Niamey, avec d'inutiles cours de taxidermie qui s'achevaient en musée des horreurs ; les enseignants doivent connaître le métier de l'intérieur ; les participants doivent ensuite occuper les fonctions pour lesquelles ils étaient formés ; ils ont droit à un titre reconnu ; la formation doit être continue et régulière et ne pas dépendre de l'arrivée aléatoire des financements ; enfin, les participants doivent être suivis, car, Afrique, les musées sont de petite taille et les personnels isolés. C'est à ces cinq conditions qu'il doit être possible de former des collaborateurs africains.
Le programme PREMA lancé en 1985 a permis de former des professionnels francophones et anglophones, avec un corps d'enseignants constitué aujourd'hui à 80 % d'Africains, contre 5 % à l'origine ; les cours vont de quinze jours à dix mois, et sur 300 professionnels formés, seuls 5 % ont abandonné. Il faut savoir que, si la formation en Europe coûte cher, elle coûte encore plus cher en Afrique : soit 20 000 euros pour neuf mois. C'est ainsi que 7 500 000 euros sur quinze ans - 1 500 euros par jour - ont été consacrés par la communauté internationale, notamment francophone, à ce programme de formation. Le programme devait s'achever en 2000 ; le relais a été passé à des programmes en Afrique. Il existe ainsi un programme anglophone à Mombasa au Kenya, et vingt-six pays lusophones et francophones ont participé au lancement de l'École du patrimoine africain, gérée au Bénin. L'ICCROM appuie ces programmes.
M. Gaël de Guichen souhaite conclure en disant à quelles conditions le patrimoine africain doit être protégé : il y faut une volonté politique des gouvernements, même si ces derniers peuvent avoir d'autres priorités ; le cadre juridique doit être adapté ; la collaboration internationale doit être coordonnée, car aucun pays ne peut faire face seul à la tâche, et adaptée, car trop de musées sont pleins de télévisions et de magnétoscopes inutiles ; il faut enfin se donner du temps. C'est à ce prix qu'une chaîne de solidarité a pu être forgée.
Il est connu que la solidité d'une chaîne dépend de la solidité de son maillon le plus faible. Puisse ce colloque contribuer à renforcer cette chaîne. Un Africain qui veut connaître son patrimoine culturel doit quitter son pays. Faute d'efforts suffisants, il ne restera plus rien en Afrique ! ( Applaudissements )
Mme LA PRÉSIDENTE est d'accord avec M. Gaël de Guichen pour juger que la question de l'éducation et de la formation est fondamentale.
M. George ABUNGU, en qualité de directeur honoraire des Musées nationaux du Kenya , remercie les intervenants qui ont mieux éclairé les exigences de la protection du patrimoine africain. Il a bien pris note des propos de M. Chazal ; l'Afrique a certes besoin de collectionneurs, d'ethnologues, de directeurs de musée et de conservateurs, et il est important de dialoguer. Il a été impressionné par l'intervention de M. de Guichen. Mais il se déclare offusqué par un point : si un Européen viole la tombe de ses ancêtres et en emporte une partie pour la placer dans son appartement, il ne trouve pas cela justifié, même si l'Européen prétend avoir lui-même un contact spirituel avec des ancêtres. M. Abungu ne veut pas polémiquer, mais il lui semble difficile de justifier l'enlèvement du patrimoine africain dans des conditions douteuses, et il y quelque chose de choquant dans le recours à la loi pour légitimer un comportement qui ne l'est pas. Les collectionneurs doivent s'abstenir de sortir un objet de son contexte. Faute de quoi ils ne peuvent trouver un terrain d'entente avec ceux qui souffrent tant.
Mme LA PRÉSIDENTE juge cette interrogation fondamentale.
M. Alioune FALL, professeur de droit public à Strasbourg, directeur du centre de recherches sur le droit africain à Bordeaux , s'exprime dans le même sens que son collègue du Kenya, et juge qu'un travail important reste à faire pour se comprendre. La protection du patrimoine africain n'est pas assurée, à l'évidence. Les propos de Me Chazal l'ont troublé, car bien des notions se mêlent, droit de propriété, universalité de la culture, mais le ministre burkinabé a bien dit la souffrance de ceux qui ont perdu un bien culturel, et la joie de le retrouver. À côté de cela, que vaut le plaisir intime du collectionneur ? Si les conventions internationales ne sont pas adéquates, il faut les modifier. Mais comment ? M. Fall souhaite également dire à Mme Bouttiaux que l'idée même d'un musée ethnographique a des connotations coloniales et racistes. Il lui semble que les oeuvres à caractère ethnographique doivent rester dans leur milieu d'origine.
M. Eddie O'HARA, MP, vice-président de la sous-commission du Patrimoine culturel du Conseil de l'Europe , se déclare d'accord avec M. Abungu, comme avec M. Martin qui, dans son intervention, a souligné l'importance du respect réciproque, et de la compréhension de chaque culture ; il comprend ce que M. Abungu dit du tombeau de ses ancêtres. Mme Bouttiaux a déclaré que son institution n'acceptait d'acquérir que des oeuvres remplaçables. Est-il quelque chose de moins remplaçable que la tombe des ancêtres ?
Me Jean-Paul CHAZAL veut préciser sa pensée en réponse à M. Abungu. Il n'a pas chez lui un crâne ou les ossements d'un ancêtre, et, pour sa part, il a été choqué de voir dans une galerie une momie péruvienne complète. Il ne pourrait envisager d'acquérir une dépouille mortelle. Il doit indiquer aussi qu'un musée du Moyen Âge à New York présente le tombeau d'un comte de Barcelone remonté pièce après pièce... Le problème n'est là : il faut admettre qu'un objet d'art africain qui se trouve hors d'Afrique n'est ni un vol ni un scandale. On trouve des tableaux impressionnistes à Leningrad et à New York. Une culture est toujours universelle, elle est faite de la culture des autres, et s'adresse à eux. Me Chazal admire trop l'art africain traditionnel pour admettre qu'il soit en quelque sorte gelé sur place : il serait aberrant d'interdire la sortie des oeuvres. Il plaide donc pour de bonnes conventions et critique dans cet esprit Unidroit, qui lui semble une mauvaise solution. Chaque pays a sa culture, mais doit regarder ailleurs et le meilleur moyen de protéger le patrimoine africain est de donner aux pays d'origine les moyens de présenter et de protéger un art que Me Chazal a découvert en entrant par hasard dans une galerie : il y a trouvé un art naturel, plus vrai et plus spontané que l'art contemporain. Ce qu'il possède trouvera un jour sa place dans un musée, peut-être africain, et il a aura joué le rôle d'un intercesseur ; loin d'avoir le sentiment d'être coupable, il croit avoir joué un rôle utile, d'autant plus que ce qu'il a pu acquérir l'a été dans des conditions conformes au droit.
Mme Anne-Marie BOUTTIAUX ne peut se tenir responsable du passé de son pays et de son institution ; elle ne conteste pas les méthodes d'acquisition douteuses de certains objets de l'ancien fonds colonial, ce qu'on lui reproche d'ailleurs en Belgique. Mais elle a expliqué la politique qui est désormais suivie. Pour sa part elle a travaillé avec le musée d'Abidjan et a veillé à montrer les objets qu'elle voulait emporter, alors que d'autres se contentent d'apporter une somme d'argent pour obtenir le certificat de sortie sans montrer les oeuvres... Il ne faut juger personne car les personnels reçoivent de très faibles salaires. En outre, le musée de Tervuren a remis 114 objets au Congo, car il voulait donner l'exemple. Mme Bouttiaux estime que cette initiative fut importante et louable. Un musée ne fonctionne pas suivant les mêmes principes et, de ce fait, n'a pas les mêmes pratiques qu'un collectionneur privé. Il veille à présenter les objets dans leur contexte, et il n'acquiert un masque, par exemple, qu'en accord avec les ritualistes, en outre, il privilégie ainsi les masques contemporains, que les collectionneurs apprécient peu.
M. Gaël de GUICHEN comprend les motivations de Me Chazal, mais souligne que la situation en Afrique est spécifique : un enfant grec ne peut voir la Victoire de Samothrace, mais il peut découvrir sa propre culture à Athènes ; un enfant égyptien ne verra pas la Néfertiti de Berlin, mais il peut comprendre la civilisation égyptienne au Caire. Mais tel n'est pas en Afrique. Un musée, quand il n'existe, ne rassemble que quelques milliers d'objets, et l'on peut dire que 90 % de l'art africain est en dehors de l'Afrique. Un enfant africain doit aller à l'étranger pour comprendre sa culture.
M. John MACK doit à la vérité de dire qu'à côté des collections coloniales il existe des collections anticoloniales, et que le British Museum a accueilli une telle collection d'objets de qualité provenant de la période coloniale belge. La question de la propriété a toujours été discutée, et elle se recoupe avec celle de la responsabilité vis-à-vis de ce patrimoine : ce qu'il est important de mettre en place, ce sont, entre institutions, des relations qui permettent de présenter et de sauvegarder ces objets.
M. Vassilios KONTOGIANNOPOULOS, membre de la délégation grecque au Conseil de l'Europe , souhaite poser à M. le professeur du British Museum une question qui porte sur un problème connexe, à savoir le pillage d'une culture européenne par des pays européens, et il aurait aimé connaître sa position sur la restitution des marbres du Parthénon à la Grèce. Il précise que les Grecs ne demandent pas la restitution de la Vénus de Milo, ou de telle ou telle oeuvre de ce genre, mais qu'ils veulent récupérer, comme l'avait demandé Melina Mercouri, un élément capital du patrimoine universel.
Mme LA PRÉSIDENTE craint que la question de la restitution des marbres du Parthénon ne conduise fort loin...
M. John MACK n'est pas compétent pour répondre à cette question, mais le Conseil du British Museum en discute, et une réunion à l'UNESCO a lieu cette semaine, dans la discrétion.
Mme LA PRÉSIDENTE dit qu'il faut clore cette passionnante matinée, et remercie les participants.