B. UN « BRUIT DE FOND » COMPLAISANT ENVERS LA DROGUE
Dans le prolongement des reproches adressés à la MILDT sur l'ambiguïté de sa position, de nombreux intervenants ont relevé l'attitude complaisante de certains responsables politiques et de nombreuses personnalités du monde du spectacle ou des médias à l'égard des drogues .
1. L'exemple négatif trop souvent donné par des vedettes du sport ou du spectacle
Cette complaisance, affichée ou sous-entendue, est le fait d'une partie du monde du spectacle (stars de cinéma, écrivains, chanteurs renommés...), mais aussi du milieu sportif, dont de nombreuses personnalités ont publiquement reconnu avoir consommé de la drogue ou bien ont été prises en flagrant délit de recel ou d'usage. « Dieu sait que, dans le milieu du showbiz, il est bien difficile d'assister à une fête, quelle qu'elle soit, sans que l'on soit en présence de drogues illicites » a reconnu devant la commission M. Luc Ferry, ministre de l'éducation nationale .
Ces conduites, outre le fait qu'elles constituent des infractions à la législation sur les stupéfiants (car elles entrent dans le champ matériel du délit d'incitation à usage), posent un problème non négligeable en terme d'exemplarité à l'égard de l'ensemble de la population qui en a connaissance, et notamment de la population la plus jeune. « Quand de grands sportifs se shootent et quand, dans le showbiz, on sait que se pratiquent régulièrement certaines consommations, pourquoi voulez-vous que le gamin de banlieue se sente plus concerné que le showbiz » s'est interrogé devant la commission M. Pierre Cardo, maire de Chanteloup-les-Vignes.
S'agissant des sportifs, ces attitudes sont en contradiction totale avec les trois volets de la lutte contre le dopage que décline le ministère des sports : l'interdiction de l'usage de produits visant à l'amélioration de la performance sportive, la protection de la santé des sportifs et la préservation de l'exemplarité du sportif . « C'est bien ce dernier domaine qui est concerné par la prise de cannabis et c'est bien le principe de l'exemplarité qui a été mis en cause dans un exemple récent » a ainsi souligné le ministre des sports, M. Jean-François Lamour, faisant allusion en l'occurrence à la mise en cause d'un rugbyman. « Comment expliquer ensuite à des parents qu'ils ont tout intérêt à inscrire leur enfant dans un club s'ils s'aperçoivent que le sportif en question a un comportement qui ne correspond pas à une référence que nous nous faisons en matière de conduite sociale comme de conduite sportive ? » s'est interrogé le ministre.
Compte tenu du degré d'influençabilité des adolescents et de l'impact qu'ont sur leurs actes et leurs opinions l'image que dégagent les personnalités les plus en vue du monde du sport et du spectacle, on imagine quels dégâts occasionnent ces dernières en affichant ostensiblement l'usage qu'elles font de stupéfiants. Faisant ainsi allusion « aux personnalités connues de la vie artistique ou autre », M. Michel Bouchet, chef de la MILAD, a expliqué devant la commission comment « la consommation est (...) influencée par l'expression médiatisée des représentants de certains milieux, qui ne mesurent pas toujours les conséquences, compte tenu de leur notoriété, qu'entraînent leurs propos dans l'esprit de très jeunes gens ».
Dans le même sens, la direction générale de la gendarmerie nationale, dans une note adressée à la MILAD sur les actions de prévention instituées par la gendarmerie nationale en matière de stupéfiants, déplore devoir faire face dans son action quotidienne « aux discours banalisant l'usage de certains stupéfiants et à leur pénétration auprès du jeune public ». Elle rappelle que l'article L. 3421-4 du code de la santé publique sanctionne la provocation à toutes les infractions à la législation sur les stupéfiants, tout en précisant que les condamnations prononcées sur le fondement de cette disposition sont rares en raison des difficultés à réunir la preuve de l'intention dolosive.
S'interrogeant de ce fait sur le point de savoir si « l'absence de sanctions pénales envers de tels propos médiatisés n'encourage pas les auteurs à la récidive et si ce préjugé favorable ne vient pas perturber certains jeunes dans la compréhension des risques sanitaires et pénaux inhérents aux stupéfiants », elle rapporte que « des militaires de la gendarmerie nationale chargés de la prévention ont noté que certains jeunes ont un préjugé favorable sur le cannabis ou les drogues de synthèse ». Elle en conclut que « la mission des agents peut être compliquée et leur message préventif est susceptible d'être fragilisé par la tenue de tels discours écrits, télévisés ou radiodiffusés ».
2. Les déclarations ambiguës de certains responsables politiques
Le milieu « people » n'est pas le seul en cause : des personnalités politiques de tous bords ont également reconnu publiquement avoir consommé des drogues illicites ou ont appelé explicitement à leur dépénalisation en niant ou minimisant leurs effets sociosanitaires. Au-delà de la prise de position politique qu'ils sous-tendent et dont la légitimité n'est pas contestable en tant que telle, ces discours ont pour effet de saper les efforts entrepris par l'ensemble des acteurs concernés par la politique de lutte contre la drogue pour sans cesse rappeler les notions d'interdit et de dangerosité liées aux produits stupéfiants.
Mme Catherine Domingo, substitut du procureur de la République de Bayonne, a ainsi insisté devant la commission sur le fait que « l'augmentation importante (de la) délinquance et (de l') usage de stupéfiants est liée au discours ambiant qui est développé par les médias et alimenté par les personnalités publiques qui tentent de faire croire aux jeunes que cet usage de stupéfiants est assez banal ».
Le débat s'est instauré plus précisément lors de la parution, en juin 1998, du rapport Roques, commandé par le secrétaire d'Etat à la santé de l'époque, M. Bernard Kouchner, sur la dangerosité comparée des drogues licites et illicites . Ce rapport avait classé l'héroïne, la cocaïne et l'alcool dans le groupe des produits à toxicité générale élevée, reléguant le cannabis à la fin du classement.
Ces conclusions quant à la dangerosité respective des différentes drogues avaient été reprises et interprétées par plusieurs responsables politiques comme dédouanant le cannabis et justifiant scientifiquement une éventuelle dépénalisation, voire une légalisation de son usage et de sa vente . Le docteur Francis Curtet a ainsi rapporté à la commission que des mineurs de « 13 à 14 ans » fumant du cannabis « du matin au soir » lui avaient déclaré avoir « entendu le ministre dire que c'était beaucoup moins dangereux que l'alcool et le tabac ».
Les conclusions de ce rapport, et surtout la façon souvent fallacieuse dont elles ont été interprétées, ont par ailleurs renforcé dans leur position les partisans d'une politique essentiellement axée sur la réduction des risques qui a, selon les déclarations de M. Michel Bouchet devant la commission, « débouché sur une politique de gestion de la consommation plus que de réduction de celle-ci » et « accordé une place congrue à l'application de l'interdit social et pénal pesant sur l'usage ».
La suite de l'analyse développée devant la commission par le chef de la MILAD sur cette politique est particulièrement éclairante : « Les doctrines sur lesquelles elle s'est appuyée (...) ont conduit progressivement, concernant le cannabis, à une quasi acceptation d'un usage simple, prétendument non nocif, au risque d'une intégration des consommations présentées comme « sanitairement et socialement admissibles » dans notre paysage social, oubliant en cela qu'il existe une corrélation certaine et constante entre la masse des consommateurs et des usagers dits « simples » et celle de ceux qui sont problématiques ou dépendants. En terme de prévention, cette option a débouché sur le principe d'une éducation à une consommation « modérée, maîtrisée et dédramatisée ». De puissantes actions de communication ont, dans le même temps, contribué à modifier les représentations des Français en ce sens ».
3. La responsabilité de certains médias
Les médias constituent également parfois un important relais, quand ils ne l'initient pas, du « bruit de fond » participant à la banalisation des drogues. Ce message « déviant » envoyé notamment à la jeunesse perturbe profondément le travail des différents acteurs du dispositif de lutte contre la drogue . Le directeur général de la gendarmerie nationale, M. Pierre Mutz, s'en est inquiété auprès de la commission en déclarant : « Notre jeunesse connaît un réel problème qui vient du fait que presque tous les gens qu'admirent nos jeunes se droguent et le disent publiquement dans la presse, ce qui est absolument dramatique ».
En-dehors de la télévision (on pense aux « Guignols de l'info » sur Canal Plus et à la présentation familière ou sympathique qui y est faite du « pétard » ou du « joint », accessoire incontournable de quelques stars du rap « marionnétisées ») et de la radio (avec, par exemple, les propos ambigus tenus sur une station comme Skyrock sur l'air sec, gaz contenu dans des bombes sous pression à usage domestique dont l'ingestion permet de modifier le son de la voix), une certaine presse a contribué à banaliser les drogues dites « douces » en se livrant notamment à des interprétations erronées des conclusions du rapport Roques.
Peu de temps après la publication du rapport, Libération 96 ( * ) titrait à la une d'une édition spéciale : « Le verdict des experts sur les drogues : Ecstasy : accusé, Cannabis : acquitté ». Reconnaissant que l'ecstasy pouvait entraîner de graves séquelles physiques ou psychiatriques, il y était dit en substance que les dangers du cannabis avaient été surestimés et devaient être totalement reconsidérés, celui-ci étant « moins dangereux que le tabac ».
Le professeur Roger Nordmann a déploré cette présentation fallacieuse des faits lors de son audition par la commission, déclarant qu'« une des causes majeures (de la banalisation du cannabis auprès des jeunes) est le fait qu'ont été diffusés par les médias, et même parfois par les instances officielles, des messages qui étaient soit partiaux, soit incomplets ».
Le premier de ces messages, consistant à affirmer que « le cannabis n'a jamais tué personne », ne tient pas compte selon le professeur Nordmann « des accidents causés par une conduite automobile sous l'emprise de cannabis ou lors d'épisodes psychotiques aigus ». « Dire que le cannabis n'a jamais tué personne », a de son côté déclaré lors de son audition le professeur Claude Got, président du collège scientifique de l'OFDT, « étant donné qu'il y a entre quatre et dix fois dans un joint la quantité de goudron qu'il y a dans la combustion d'une cigarette, est la négation du tabagisme passif et de tout ce qui a été accumulé depuis quarante ans sur la connaissance du risque lié au tabac ».
Le deuxième message, affirmant que « le cannabis n'est pas neurotoxique », s'est uniquement fondé sur les conclusions du rapport Roques sans tenir compte des développements d'un de ses chapitres expliquant que la consommation de cannabis entraîne des troubles du comportement et que de tels troubles constituent les premiers signes de neurotoxicité d'un produit.
Le professeur Nordmann a critiqué les extrapolations effectuées par les médias à partir du classement sur la dangerosité des drogues contenu dans le rapport. Il a ainsi expliqué que le cannabis « n'est (pas) une drogue qu'il faut comparer au point de vue de la dangerosité puisqu'elle ne prend pas la place des autres », ajoutant que « non seulement le cannabis ne se substitue pas à l'alcool ou au tabac, mais (qu'en plus) il favorise l'appétence envers l'alcool et perturbe le sevrage envers le tabac ».
Le nouveau président de la MILDT, M. Didier Jayle, a lui-même reconnu devant la commission que l'exploitation qui avait été faite du rapport Roques était en grande partie déplacée : « Nous avons ressorti du rapport Roques une espèce de classement des dommages entraînés par les différentes drogues. Celui-ci ne niait pas que le cannabis puisse poser des problèmes. C'est peut-être plus dans les commentaires qui en ont été faits que les conséquences de l'alcool, du tabac étaient beaucoup plus graves pour la santé publique que celles liées au cannabis ».
Bien qu'il ait tenu à préciser devant la commission que la MILDT, « pas plus aujourd'hui qu'hier, n'est responsable des commentaires qui peuvent être faits à partir des études », M. Jayle a reconnu que l'institution qu'il préside « a la responsabilité d'engager des campagnes d'information, de formation des professionnels et d'information du grand public pour que les choses changent ».
Si les personnalités « people », responsables politiques et médias portent donc une part de responsabilité dans une banalisation du cannabis, en s'appuyant sur une interprétation biaisée d'un rapport existant sur la question, la MILDT elle-même n'est pas exempte de tout reproche . Son absence de réaction suite à la parution du rapport et aux conclusions hâtives qui en ont été tirées, ainsi que la façon, déjà évoquée, dont elle a abordé le problème des drogues, et plus particulièrement du cannabis, dans ses diverses publications, ont implicitement contribué à amplifier ce phénomène de banalisation en lui donnant implicitement la caution de la principale institution publique dans le domaine de la lutte contre la drogue.
En ce sens, devant la commission, le docteur Léon Hovnanian a constaté que, d'un programme triennal fait « d'intentions louables portant sur l'information du public (et) sur la prévention », la mission interministérielle a abouti « à une information tronquée et partiale du public et des jeunes, visant à occulter délibérément la dangerosité si grande du cannabis » et « à une prévention qui était fondée sur un message lénifiant au prétexte d'être soi-disant pragmatique et crédible ».
* 96 Libération, édition spéciale d'octobre 1998, numéro 5390 bis.