IV. UNE POLITIQUE DE PRÉVENTION DÉFAILLANTE : LES RAVAGES DE LA BANALISATION DE L'USAGE DES DROGUES

A. UN DISPOSITIF INTERMINISTÉRIEL AU MESSAGE AMBIGU ET PEU CRÉDIBLE

Le programme triennal « juin 1999 - juin 2002 » élaboré et publié par la MILDT à l'arrivée de sa précédente présidente, Mme Nicole Maestracci, consacrait une part substantielle de ses objectifs et actions au domaine de la prévention, notamment à l'égard des jeunes, dont elle faisait une « priorité ». Au sens le plus large du terme, la prévention recouvrait même la majeure partie des orientations fixées dans ce programme puisque quatre des huit objectifs qu'elle se fixait en 1999 y avaient trait, de façon plus ou moins directe 95 ( * ) .

Si le principe même de faire de la prévention une telle priorité ne peut qu'être approuvé, rien ou presque n'ayant été fait en la matière auparavant, la façon dont il a été mis en oeuvre et les actions auxquelles il a donné lieu peuvent faire l'objet de critiques.

1. Une communication sur la prévention prêtant à confusion

De manière générale, le principal reproche susceptible d'être adressé à la MILDT en matière de prévention est d'avoir adopté une approche n'attirant pas suffisamment l'attention des populations ciblées sur les dangers et l'interdit liés à la consommation de substances psychoactives, approche pouvant même être interprétée comme légitimant implicitement l'usage de certaines drogues, lorsqu'il est effectué de façon modérée et raisonnée.

Un tel positionnement est clairement apparu dans les diverses actions de communication et d'information engagées par la MILDT dans le cadre de son dernier plan triennal, en partenariat avec l'Institut national de prévention et d'éducation à la santé (INPES) :

- publication à cinq millions d'exemplaires d'un livret de prévention grand public intitulé « Savoir plus, risquer moins », appuyée par une campagne publicitaire télévisée sur l'ensemble des chaînes nationales ;

- lancement d'une collection de quatre livrets de connaissances « Drogues : savoir plus » publiés à 70 000 exemplaires à l'adresse des professionnels ;

- diffusion à l'attention des jeunes de cinq séries de brochures (« flyers ») sur l'alcool, le cannabis, l'ecstasy, le tabac et la cocaïne ;

- mise en ligne d'un site internet d'information « drogues.gouv.fr » ;

- renforcement du dispositif d'écoute téléphonique « Drogues alcool tabac info service » (DATIS) facilitant l'accès à l'information et aux soins.

Si ces actions de communication sont quantitativement nombreuses et ont bénéficié de crédits importants, la philosophie du message diffusé prête incontestablement à confusion. C'est ce que constate clairement le ministère dans la réponse fournie au questionnaire de la commission : après avoir reconnu que « la communication grand public a été techniquement, indépendamment du fond, un succès important », avec « sur la forme, (des) documents (...) de qualité, attrayants et informatifs », le ministère note que « sur le fond, (...) beaucoup ont perçu ces outils comme constitutifs d'une éducation à une consommation modérée, dédramatisée et socialisée, comportant indéniablement des aspects banalisants ».

Cette approche ambiguë des problèmes liés à l'usage des drogues par la MILDT découle tout naturellement de la démarche annoncée dans la présentation de son troisième objectif consacré à la prévention. Il y est en effet explicitement indiqué que la MILDT privilégierait une approche fondée « sur le comportement, plus que sur les produits », en distinguant « l'usage, l'usage nocif et la dépendance » et en ne s'attachant « plus seulement à prévenir l'usage, mais aussi, quand celui existe, à éviter le passage à l'usage nocif et à la dépendance ».

Au-delà de ces objectifs apparemment légitimes, chacun de ces termes doit être analysé en relation avec les implications concrètes qu'il sous-entend. Le titre même du livret édité par la MILDT, « Savoir plus, risquer moins », tout d'abord, laisse perplexe : il semble en effet laisser entendre qu'une bonne connaissance des produits psychoactifs pourrait rendre leur consommation raisonnablement risquée, comme une bonne connaissance par exemple des techniques d'un sport extrême rendrait sa pratique certes dangereuse, mais associée à des risques acceptables car en partie maîtrisés.

Le docteur Léon Hovnanian a indiqué devant la commission : « Rien que dans le titre, on suppose qu'il ne s'agit pas d'en savoir plus pour ne pas tomber dans le piège ni pour arrêter mais pour risquer moins, c'est-à-dire qu'on ne lutte plus contre la drogue et qu'on se contente d'en limiter les risques ».

Les dangers de la consommation de drogues seraient donc moindres à partir du moment où ils sont connus et quantifiés par l'usager, qui pourrait alors effectuer des choix « éclairés », quand bien même il ne serait pas majeur. C'est ce que semble indiquer le livret lorsqu'il explique que « les proches peuvent aider à (la) prise de conscience (de l'adolescent) en donnant des informations de base claires, précises et exactes destinées à l'aider à évaluer ses vulnérabilités et ses points forts », afin qu'il soit pour lui « plus facile de faire des choix responsables ».

Par ailleurs, la référence au fait de « risquer moins » implique l'existence d'une consommation préalable : on ne court un risque en matière de drogues qu'à partir du moment où l'on en consomme. A cet égard, il aurait été moins ambigu, comme l'ont souligné plusieurs des personnes auditionnées par la commission, d'intituler le livret « Savoir plus pour ne rien risquer du tout ».

D'autre part, le fait pour la MILDT de s'être donné pour objectif de s'attacher davantage au « comportement » qu'au « produit » prête à confusion. Cela laisse en effet penser que le produit -la drogue- ne serait pas en soi forcément néfaste dès lors que le comportement -la façon de consommer- respecte certaines conditions qualitatives et quantitatives.

Ainsi, le guide édité par la MILDT indique que « la toxicité potentielle des substances psychoactives (...) est liée à la quantité consommée et cette toxicité est variable d'un produit à l'autre » et précise que « moins on consomme un produit, ou si on le consomme à des doses non toxiques, moins on en subit les conséquences ». Le professeur Renaud Trouvé a déploré, à cet égard, devant la commission, qu'il soit « écrit dans le livret de la MILDT qu'en fonction des doses et des produits, on peut gérer la situation, ce qui est faux, au moins pour tous les dérivés amphétaminiques ».

Pour rester dans l'ordre de la sémantique, fondamental en termes de prévention, l'utilisation par la MILDT de la distinction entre « usage », « usage nocif » et « dépendance » paraît regrettable. Elle implique en effet que la consommation de drogues illicites peut ne pas être dangereuse et ne saurait donc être systématiquement condamnée . C'est ce que laisse penser la définition de l'usage qui est donné dans le livret : « consommation de substances psychoactives qui n'entraîne ni complications pour la santé, ni troubles du comportement ayant des conséquences sur les autres ».

Le livret précise par ailleurs que « les usagers (de cannabis) de tous âges consomment généralement pour le plaisir et la détente », que cette consommation se rapproche « des consommations occasionnelles et modérées qui concernent, par exemple, un nombre important d'usagers d'alcools » et que « dans la grande majorité des cas, l'usage n'entraîne pas d'escalade ».

Si toutes ces affirmations ne sont pas erronées, loin s'en faut, elles apparaissent difficilement acceptables dans le cadre d'un livret de prévention dont l'objectif doit être d'exposer les risques physiologiques et pénaux auxquels expose la consommation de produits stupéfiants. Présentant le problème des drogues sous un aspect anodin, elles constituent en effet pour des publics souvent jeunes autant de signaux susceptibles d'être interprétés comme un dédouanement de leur usage à condition qu'il soit « raisonné ».

La commission rappellera que la MILDT constitue la principale structure donnant le « ton » en matière de lutte contre les stupéfiants, les lignes directrices qu'elle assigne à l'ensemble des acteurs concernés étant ensuite déclinées aux niveaux sectoriels et locaux. La philosophie qu'elle adopte dans le combat contre la drogue se doit donc d'être parfaitement claire, lisible et surtout exempte de toute complaisance, implicite ou avérée, à l'égard des produits toxiques contre lesquelles elle prétend lutter.

2. Les « effets pervers » d'une politique excessivement centrée sur la prévention secondaire

Traditionnellement, en matière de lutte contre la drogue, sont distinguées la prévention primaire et la prévention secondaire. La première s'adresse aux personnes ne consommant pas de drogues et vise à les dissuader de devenir usagers. La seconde s'adresse aux personnes utilisant des produits stupéfiants, de façon plus ou moins intense, et cherche à réduire, ou mieux, à supprimer leur comportement addictif. Les deux types de prévention, dont les publics et les objectifs diffèrent, doivent normalement être menées de façon simultanée et équilibrée.

Or, il apparaît que la politique de prévention de la MILDT s'est excessivement focalisée sur la prévention secondaire, au point de considérer comme acquise l'idée qu'existe une consommation et que les pouvoirs publics ne peuvent espérer l'éradiquer, mais tout juste la contenir, ou plutôt en limiter les effets « collatéraux ». C'est en tout cas le message que véhicule l'expression utilisée par Mme Nicole Maestracci lors de son arrivée à la tête de la structure interministérielle en 1998 selon laquelle « une société sans drogue, ça n'existe pas », ce dont elle tire comme conséquence que « l'objectif de la politique publique dans le domaine des drogues est de réduire les dommages sanitaires et sociaux liés à l'usage des drogues ».

Si cet objectif est louable et nécessaire, il ne doit pas pour autant conduire à négliger la prévention primaire, dont la population cible est quantitativement et qualitativement essentielle puisqu'elle concerne l'ensemble des non consommateurs de drogues illicites (qui constituent tout de même plus de 90 % de la population) et surtout la majeure partie de la jeunesse. La réduction des risques est une composante, certes importante, mais non unique, de la politique de lutte contre la drogue ; elle doit prendre en son sein la place aux côtés d'autres instruments et approches tout aussi fondamentaux, concernant aussi bien les stratégies de réduction de l'offre que les stratégies de réduction de la demande. C'est là un élément qu'a clairement souligné M. Philip Emafo, président de l'OICS, lors de l'entretien qu'a eu avec lui la délégation sénatoriale dans le cadre de son déplacement à Vienne.

Or, la politique de réduction des risques a monopolisé le terrain de la lutte contre la drogue, ce qui a eu pour effet de sensibiliser une partie de l'opinion publique à l'idée que l'existence de la drogue était incontournable et qu'il fallait en conséquence se résoudre à la gérer. « Force est de constater que le discours officiel, institutionnel, a entraîné une grande confusion dans les esprits, notamment en détournant (...) la notion de prévention des risques » a affirmé le ministre de l'intérieur M. Nicolas Sarkozy lors de son audition par la commission. Ajoutant qu'elle constituait « une politique utile et justifiée dès que la santé et bien sûr la vie des usagers est susceptible d'être mise en cause », le ministre a appelé à « veiller à ce que cette politique réaliste ne soit pas dévoyée à d'autres fins ».

De son côté, le ministre de la santé, M. Jean-François Mattéi, a déclaré à la commission que les progrès indéniables accomplis dans le domaine de la prévention secondaire « ont peut-être masqué un constat qui s'impose aujourd'hui : la prévention primaire reste le maillon faible de notre système sanitaire ». « Ne nous trompons pas , a t-il ajouté, réduire les dommages liés à la consommation de drogues n'est pas prévenir la consommation elle-même ».

* 95 Le premier objectif, traitant de la recherche (« connaître, savoir, comprendre »), visait l'amélioration du dispositif français d'observation pour permettre « d'anticiper les évolutions et de prendre les décisions utiles au bon moment ». Le deuxième objectif, relatif à la communication (« informer le grand public et créer une culture de référence stable »), avait pour but de « mettre à disposition de l'ensemble de la population des informations validées, afin d'améliorer sa capacité à formuler des réponses adaptées », étant précisé que ces informations devaient porter sur « les comportements, les produits ainsi que les politiques conduites » et permettre de « rappeler le cadre de la loi ». Le troisième objectif, ayant trait à la prévention en tant que telle (« systématiser, élargir son champ, tout en rappelant les interdits posés par la loi »), privilégiait une approche « fondée sur les comportements, plus que sur les produits, en distinguant l'usage, l'usage nocif et la dépendance ». Enfin, le quatrième objectif, concernant la formation (« harmoniser les connaissances des principaux acteurs »), cherchait à « créer une culture commune à tous les professionnels de la prévention, de l'éducation, du soin et de la répression ».

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