51 MESURES POUR LE PATRIMOINE MONUMENTAL 19
I. LES LEÇONS À TIRER DES DYSFONCTIONNEMENTS DU SYSTÈME 31
A. LE GRIPPAGE DE LA MÉCANIQUE FINANCIERE 31
1. Le rapport Labrusse : un diagnostic technique 31
2. Les premières conclusions du rapporteur spécial 41
a) Renoncer aux effets d'affichage budgétaires 42
b) Faire de l'entretien un acte de gestion primordial 43
B. UNE ADMINISTRATION EMPÊTRÉE DANS SES PROPRES FILETS 47
1. L'indépendance principe fondateur des différentes magistratures du patrimoine 48
a) Les DRAC, un fonctionnement de type fédéral et consultatif 48
b) L'enlisement de l'Inventaire général 53
2. La maîtrise d'ouvrage de l'État en quête de cohérence et de moyens 57
a) Les difficultés de la maîtrise d'oeuvre au niveau national 57
b) Des services extérieurs structurellement débordés 64
3. Des rationalisations paralysantes 69
a) Le nouveau code des marchés publics source de difficultés supplémentaires 69
b) Les effets pervers des études préalables 73
C. LES ERREMENTS DU CENTRE DES MONUMENTS NATIONAUX 77
a) Le rapport de la Cour des Comptes 80
b) Le rapport de l'inspection générale des affaires culturelles 82
c) Les observations complémentaires du rapporteur spécial 90
2. Des mesures d'urgence administratives 104
a) Éliminer l'arriéré des factures 104
b) Rendre sa sérénité à un organisme déboussolé 105
c) Améliorer les conditions de la visite 108
3. Les défis à moyen terme 111
a) Reconquérir le public de proximité en relançant une « démarche qualité » 112
b) Définir une stratégie en matière d'animation culturelle axée sur le monument 114
c) Déconcentrer, voire redimensionner, une organisation à faire fonctionner en réseau 116
II. DES CORPS D'ÉTAT QUI DOIVENT TROUVER LEUR PLACE 125
A. LES ACMH, ENTRE MONOPOLE ET CONCURRENCE 125
1. Une compétence rarement contestée une présence incontournable à tous les stades 126
a) Des fonctions mixtes opérationnelles et de conseil 126
b) Un monopole de maîtrise d'oeuvre aux contours parfois compliqués 127
c) La qualité et le suivi mais au prix fort 128
2. Que peut-on conserver de la spécificité de leur statut ? 130
a) La question de l'auto inspection plus facile à régler que celle de l'auto prescription 131
b) Des perspectives d'évolution à législation constante 133
B. LES ABF, ARCHITECTES OU URBANISTES ? 135
1. Une très et peut-être trop large autonomie de fonctionnement 135
a) Des fonctions hybrides et multiformes 136
b) Une autonomie désormais mieux encadrée 136
c) L'électron libre de l'administration du patrimoine 137
2. La recherche d'une meilleure intégration dans l'appareil administratif du patrimoine 138
a) Des interrogations profondes, un manque de moyens certain 138
b) Des missions difficiles à redéfinir dans un contexte institutionnel incertain 139
C. LES CRMH TUTEURS REGALIENS ET/OU RESPONSABLES OPÉRATIONNELS ? 142
1. Un généraliste du patrimoine à la fois chef d'orchestre et chef d'équipe 143
2. Deux priorités : conforter leur autorité et leur offrir la « conduite assistée » 145
III. UN NOUVEAU PARTAGE DES RESPONSABILITÉS 149
A. LE PROPRIÉTAIRE PRIVÉ PREMIER CONSERVATEUR DES MONUMENTS 150
1. Des avantages non négligeables justifiés par le rôle de gardien du patrimoine 150
a) Des contraintes gages d'économies pour les collectivités publiques 151
b) Un régime financier globalement satisfaisant 154
2. Des améliorations limitées à envisager en matière juridique et fiscale 161
a) Des adaptations ponctuelles du régime fiscal 162
b) Rééquilibrer les relations avec les ACMH 166
c) Mesures juridiques complémentaires 168
B. L'ÉTAT CENTRAL GARANT DU PATRIMOINE NATIONAL 170
a) L'inflation patrimoniale : peut-on tout conserver ? 171
b) Le patrimoine est-il une affaire de spécialistes ? 173
c) Le cadrage budgétaire à moyen terme : une loi de programme pour quoi faire ? 174
2. Une architecture juridique et administrative à faire évoluer 181
a) Réfléchir à la possibilité d'un reclassement du patrimoine protégé 183
b) Un propriétaire qui doit être exemplaire et cohérent avec lui-même 191
c) Pour une administration mieux intégrée 194
C. DE NOUVEAUX ACTEURS DE TERRAIN À PROMOUVOIR 195
1. Des collectivités territoriales de plus en plus présentes bien qu'inégalement motivées 195
a) L'effort variable des collectivités publiques induit une diversité des taux d'aide 195
b) Vers un nouveau partage des compétences entre l'État et les collectivités locales 199
2. La globalisation des moyens, alternative à la répartition des compétences ? 210
a) Les réflexions autour de nouveaux modes de coopération 210
b) La simplification des circuits financiers 215
3. Mobiliser toutes les énergies locales au service du patrimoine 218
a) Le patrimoine « non protégé », compétence naturelle des collectivités locales 218
b) Faire de l'Inventaire général une affaire de proximité 219
c) Utiliser la Fondation du patrimoine comme un auxiliaire de terrain 223
1. Liste des personnes entendues 233
2. Liste de personnes rencontrées à l'étranger 236
4. Tableaux financiers extraits du Rapport de M. Rémi Labrusse 239
5. Mesures de protection par région 256
6. Opérations d'intérêt national 268
7. Principales opérations cofinancées par l'État en région depuis cinq ans 285
8. État d'avancement par région de l'Inventaire général 294
9. Liste des projets faisant l'objet de souscriptions lancées par la Fondation du Patrimoine 301
10. Crédits relatifs aux monuments historiques privés dans quelques régions 303
D'UNE ENQUÊTE
Le présent rapport résulte d'une investigation conduite pendant une période de six mois (heureusement discontinue). Une centaine de responsables publics ou privés, ont été entendus salle 104 de la Commission des finances, ou rencontrés dans leurs bureaux, sur leurs chantiers. S'y ajoute une petite trentaine de témoins d'expériences étrangères (Autriche et Italie). Parti à la recherche de la vérité avec des intuitions relativement fortes, le rapporteur doit confesser que la réalité, mouvante et séduisante, du patrimoine lui inspire désormais un certain relativisme.
La sous-consommation chronique des crédits d'investissement
En quoi consiste cette vérité qui se dérobe ? Elle était censée expliquer pourquoi le ministère responsable de ce patrimoine, dont l'état en alarme plus d'un -à commencer par le Président de la République, lequel a passé commande d'une loi-programme-, ne parvient pas à consommer les crédits, pourtant jugés insuffisants, qui lui sont consacrés par la nation. L'évidence d'un phénomène qui n'était pas nouveau, mais que la discussion de la loi de finances pour 2002 a remis en lumière, fit que la Commission des finances du Sénat qui, d'habitude, recommandait l'adoption de ces crédits, en proposa le rejet. Attitude qui sanctionnait la non-affectation ou le non-engagement d'autorisations de programme de la loi de finances pour 2001 pour plus de 4 mds de F, et le report de crédits de paiement pour près de 2,7 mds- soit presque 40% de ceux-ci. D'autant que depuis quatre ans le phénomène ne cessait de s'aggraver- au point qu'une partie de l'argent public consacré, en principe, aux vieilles pierres était «recyclé » vers les spectacles vivants, lesquels méritent, certes, toute notre considération, mais enfin.... Mouvement d'humeur, dira-t-on, et accueilli comme tel par la précédente ministre de la culture et de la communication, Mme Catherine Tasca ... Laquelle, deux mois plus tard, s'empressa cependant de commander un rapport au professeur Remi Labrusse. Cet excellent document devait, en un temps record, confirmer le constat fait par le Sénat.
La raison profonde d'un tel état des choses doit, bien entendu, être recherchée dans la «complexité des procédures », les « dysfonctionnements » d'une administration ramifiée, la « multiplicité des intervenants », les « rivalités de corps » etc. Maux bien connus, plus faciles à dénoncer qu'à guérir. Peu désireux de stigmatiser tel ou tel service, de dénoncer telle ou telle pratique, comme étant la cause unique d'un mal ancien qui relève certes -mais ce n'est pas une consolation- du célèbre Mal français, l'enquêteur ne pouvait pas ne pas être sensible, au surplus, à la grande compétence, à la qualité humaine, à la passion même qui animent tant d'intervenants qui se dévouent à une cause si noble. Car si, périodiquement, telle campagne de presse dénonce le « vandalisme » (et dont sont parfois accusés les plus éminents professionnels, architectes, historiens, ou tel élu), il n'en reste pas moins, qu'à l'inverse, l'extension des protections ou des réglementations bien intentionnées finirait par recouvrir la France tout entière de monuments (voire de musées) entre lesquels l'avenir parviendrait à grand peine à se frayer un chemin ! Ce qui n'est pas propre, du reste, à notre pays : une ville comme Rome, où presque plus rien n'est faisable, souffre, elle aussi, de thrombose historique...
Pas de philosophie, pas de grande réforme mais des propositions ponctuelles
Il n'a donc pas paru souhaitable, ni possible, à vrai dire, de philosopher sur le patrimoine, non plus que de prétendre proposer une rénovation « clé en main » de l'ensemble de notre législation et de notre réglementation.
Pas de philosophie, et d'abord, point de définition. « La culture c'est ce qui reste quand on a tout oublié » disait, on le sait, un grand oublié, Édouard Herriot. On pourrait dire, à son exemple, que « le patrimoine c'est ce qui reste quand on a tout dilapidé ». Mais, en dehors des guerres et des révolutions, il semble bien que, depuis cent cinquante ans surtout, l'esprit de Mérimée ait prévalu. Il n'en a pas été toujours -ni partout- ainsi. Victor Segalen fait dire à une de ses « stèles », dédiée « aux dix mille années »- « Ces barbares, écartant le bois et la brique et la terre, bâtissent dans le roc afin de bâtir éternel ! Ils vénèrent les tombeaux dont la gloire est d'exister encore, des ponts renommés d'être vieux et des temples de pierre dont pas une assise ne joue» Et de conclure, au nom d'un supposé « fils de Han », « Point de révolte : Honorons les âges dans leurs chutes successives et le temps dans sa voracité. » Nous n'en sommes plus là. Bien que nous sachions, à terme, notre défaite certaine, nous nous évertuons à maintenir en vie les siècles passés dans ce qu'ils ont laissé debout sur notre sol. Bien plus, nous ne cessons d'alourdir ce fardeau, en ajoutant aux legs des temps révolus ceux du siècle qui vient de finir. Bientôt on classera ce qui vient à peine de sortir de terre.
Il faut donc nous résigner, saisir, choisir, comme un bon archiviste sait d'instinct ce qu'il ne faut pas conserver dans ses archives- et concentrer la politique patrimoniale sur l'essentiel. Nous y aidera la diversité des intervenants. Une des constatations qui s'impose à l'issue de cette enquête, c'est, en effet, que l'État n'est pas le seul garant de la durée, et que les propriétaires privés ou les collectivités locales sont, tout autant que l'État, investis de cette mission sacrée, que la protection du patrimoine national est leur affaire autant que celle des administrations centrales... On se gardera donc de tout choix esthétique ou de toute prétention historique. Mérite d'être conservé ce qui suscite dans le peuple suffisamment de dévouement ou d'énergie pour dégager (et financer) les initiatives salvatrices (n'allons pas jusqu'à dire toutefois : mérite d'être abandonné ce qui n'intéresse presque personne, car ici intervient le pouvoir du spécialiste, des happy few et... de l'Inventaire).
L'autre considération qui s'impose, c'est la nécessaire parcimonie des préconisations. En dépit du charme qui s'attache à la table rase, l'esprit de ce modeste rapport est plus près de Voltaire (dont, à juste titre, le Centre des monuments nationaux rénove, en ce moment, le château à Ferney, pour en faire un « Centre culturel de rencontres ») que de Rousseau (dont la statue est, du reste, fraternellement confrontée à celle du patriarche à l'entrée de ce monument). La grande loi républicaine de 1913 mérite d'être retouchée. certes, celle moins prestigieuse du 13 juillet 1985 sur la maîtrise d'ouvrage publique pourrait l'être utilement, mais rien ne servirait de se lancer dans des travaux législatifs éprouvants, dépensiers en temps et en énergie, alors que la situation requiert, surtout, pragmatisme et (relative) rapidité.
D'où l'enseigne modeste et quelque peu rébarbative du présent rapport. En proposant « 51 mesures pour le patrimoine monumental », la commission des finances du Sénat veut d'abord faire preuve de réalisme. Elle a conscience, aussi, de n'apporter qu'une petite pierre (c'est le cas de le dire) à l'« édifice » auquel travaillent d'arrache-pied, en ce moment même, un grand nombre d'ouvriers. Outre les mémoires universitaires, les rapports de la Cour des Comptes et de l'Inspection des Finances, les nombreux documents émanant des inspecteurs généraux des Affaires Culturelles- dont certains sont cités ci-dessous, bien des réflexions sont en cours. M. Jean-Jacques Aillagon, ministre de la Culture et de la Communication, en a lancé tout récemment une bonne demi-douzaine. Nombre de ces « missionnaires », qui n'étaient point encore investis, et pour cause, avaient déjà été entendus par le rapporteur spécial soussigné, à commencer par M. Jean-Pierre Bady, président d'un groupe de travail qui devrait couronner l'ensemble des réflexions ainsi engagées. Nul doute que bien des recoupements pourront être effectués en haut lieu, car nul ne peut avoir la prétention, en pareille matière, de détenir à lui seul la vérité, ou de faire preuve d'originalité. Au lieu d'un développement cartésien -dont on trouvera cependant une esquisse dans le corps du présent document- il n'est pas inutile d'égrener, comme autant de cailloux blancs, voies et moyens d'une amélioration pratique et multiforme de la décevante réalité.
Ces « 51 mesures » -le chiffre résulte d'un pur hasard- sont rapportées en toute simplicité, comme « mesures générales », « mesures intéressant les monuments privés », « mesures de décentralisation » et « mesures de personnel ». L'on s'est efforcé de distinguer, à l'intérieur de chaque liste, ce qui relève, sinon de l'immédiat, du court terme, de ce qui peut être fait « à plus long terme » (un terme parfois respectable- qu'on pense par exemple à l'évolution du statut des architectes en chef des monuments historiques). Ce qui est recherché ici, c'est d'offrir aux responsables politico-administratifs de quoi picorer, sans nul esprit de système.
Quoique... Tentons, malgré tout, en dépit de la prudence qu'on vient d'afficher, d'exprimer quelques lignes de force.
Augmenter les dépenses d'entretien
La première est de nature budgétaire. On en revient à ce qui fut dit lors des débats sur la loi de finances, et corroboré par le rapport Labrusse, dont il n'y a pas de raison de ne pas reprendre purement et simplement à notre compte les sagaces propositions. Qu'il convienne, entre autres, de revoir la clé de répartition AP/CP va de soi. Mais, ce qui importe, c'est la mesure principale, visant à augmenter, fût-ce à total de crédits constant, la part des crédits d'entretien par rapport à celle des travaux neufs. Leur modicité dramatique tient à diverses causes. D'abord, parce que dans la nomenclature budgétaire actuelle, il s'agit de dépenses de fonctionnement, dont Bercy est avare, alors que cette grande maison est comparativement large pour les crédits d'investissements, qu'elle sait pouvoir reprendre avec une plus grande facilité. Ensuite, parce que dans la répartition des tâches si discutable entre architectes en chef des monuments historiques (ACMH) et architectes des bâtiments de France (ABF) les seconds, qui n'ont pas toujours le temps de s'en occuper, sont chargés de cette tâche peu gratifiante qu'est l'entretien. Cette question essentielle devrait être revue d'ici 2006, puisque la loi du 1 er août 2001, portant loi organique sur les lois de finances, grand oeuvre du rapporteur général Migaud et du président Lambert, devrait abolir ces distinctions désuètes, nuisibles, pour articuler le budget en programmes et missions (cf. mesures 4 et 9)...
Cette nécessaire globalisation est essentielle. Seule, elle peut mettre un terme à un défaut que Ruskin reprochait déjà aux Français, s'agissant de leurs cathédrales (et, un peu plus tard Maurice Barrès, s'agissant de leurs églises) : le manque d'entretien. Mais ce défaut pernicieux, qui résulte de la paresse et de la vanité, menace de toute éternité les oeuvres humaines. En 1663, déjà, dans son sixième voyage en Turquie et en Perse, Jean-Baptiste Tavernier notait « Et les Persans aiment mieux faire un bâtiment nouveau que d'en relever un vieux qu'ils laissent tomber en ruine, faute de quelques réparations de peu d'importance ». En peu de mots, tout était dit !
Faire évoluer le statut des architectes en chef
La seconde ligne de force sous-tend un certain nombre de mesures proposées, qu'elles touchent à l'organisation des services, au statut des agents, aux procédures, voire aux coutumes. La conviction du rapporteur est que la principale cause de la sous-consommation des crédits réside dans cet écheveau complexe de compétences concurrentes, ou, au contraire, insuffisamment exercées, de procédures opaques et de baronnies jalouses. Écheveau, certes difficile à démêler d'autant qu'il importe de ne pas blesser qui n'a pas conscience d'avoir démérité, et ce souvent à juste titre.
Au centre de ce méli-mélo se dresse la figure controversée, mais toujours impressionnante, de l'architecte en chef des monuments historiques, dont le monopole- comme naguère celui des commissaires-priseurs- est symbolique de cette « exception française », dont le procès est désormais habituel. Après l'avoir beaucoup admiré- et c'est vrai qu'il est souvent admirable cet homme « marié » pendant un quart de siècle à un monument qui lui survivra longtemps- il est parfois dénigré, lui, non peut-être, mais ce corps puissant et jalousé, où il est entré après un concours difficile. Il serait responsable et des retards- à cause de la complexité complaisante de ses « études préalables »- et des surcoûts- par la préconisation de solutions architecturales aussi dispendieuses que contestables. Nourrit le soupçon, la pratique de l'auto prescription- c'est en fait l'architecte qui propose sinon décide des travaux qu'il est ensuite chargé de mener à bien- et de l'inspection mutuelle entre confrères. Si l'on ajoute que la sectorisation géographique lui assure une rente de situation, si l'on écoute les doléances de propriétaires de châteaux classés qui parfois- pas toujours, heureusement- ne s'entendent pas avec ce contrôleur de fait qui leur est imposé, si l'on considère enfin que tout monopole tôt ou tard, sera condamné à Bruxelles, on ne peut pas ne pas se pencher sur le cas de ce personnage emblématique. D'autant qu'il n'a pas d'équivalent à l'étranger : l'Italie, dont on ne sache pas que le prestigieux patrimoine monumental soit si mal entretenu, n'a rien de tel. Elle fait travailler, dans le cadre compliqué de ses diverses « surintendances » architectes administratifs et libéraux, sans nul recours à un libéral imposé !
Quoique l'on pense du bien-fondé de telles ou telles controverses nourries par de célèbres polémiques comme celles relatives au château de Falaise (qu'eût-on dit à l'époque de Viollet-le-Duc ?), force est de considérer que toute évolution -souhaitable- du système passe par une certaine remise en cause du statut des architectes en chef. Des rapports aussi nuancés et équilibrés que celui de l'inspecteur général Cailleteau, les réflexions internes à la direction de l'architecture et du patrimoine, la Compagnie des architectes en chef elle-même, en conviennent. Commencer à défaire l'écheveau où s'embrouille la gestion des monuments historiques, suppose (à défaut de trancher le noeud gordien, ce qui ne se fait plus depuis longtemps) qu'on commence par tirer un fil- et c'est bien celui là qui est le bon. La nécessaire remise en ordre des rapports entre maîtrise d'ouvrage et maîtrise d'oeuvre (c'est-à-dire, pour l'essentiel, entre ACMH et CRMH), et celle qui doit simplifier la maîtrise d'oeuvre elle-même (ce qui suppose de revoir les relations entre ACMH et ABF), sont deux simplifications essentielles qui passent évidemment par une réflexion approfondie sur le statut des architectes en chef.
A cet égard, les mesures préconisées sont prudentes, voire timides. C'est qu'il importe de procéder avec doigté et de prendre le temps pour allié, si l'on ne veut pas bloquer le système, et, tout simplement, être inopérant. On n'est, du reste, pas loin d'un certain consensus autour de quelques idées simples : revoir le statut des architectes en chef devenus inspecteurs généraux, revaloriser la fonction d'évaluation et de contrôle, quitte à mieux la rémunérer, en même temps qu'on introduirait une souplesse progressive par l'ouverture du corps sur une liste d'aptitude et par une désectorisation progressive...
Il conviendra surtout d'accompagner cette évolution de deux réformes concomitantes. La plus importante qui, elle, nécessite un effort quasi herculéen du ministère de la culture, tant elle tranche sur des habitudes profondément et sociologiquement ancrées, est la remise en ordre des maîtrises d'ouvrage publiques. La seconde, qui en est la conséquence directe, n'est pas non plus sans importance ni difficulté : il s'agit de repositionner les architectes des bâtiments de France à l'intérieur des services déconcentrés du ministère.
Pourquoi les architectes en chef passent-ils pour les véritables patrons, pour avoir en quelque sorte la bride sur le cou ? Parce qu'ils n'ont pas au-dessus d'eux un maître d'ouvrage qui définirait l'esprit et le programme de telle restauration et fixerait la dimension des tranches. La maîtrise d'ouvrage devrait articuler, autour de ce rôle fondamental de donneur d'ordre, l'ensemble des travaux administratifs (ô combien complexes, en raison du Code des marchés, si constamment rénové soit-il) qui aboutissent à la mise en chantier... L'administration de la culture est organisée sur une base régionale, mais le directeur régional des affaires culturelles le DRAC, a bien d'autres choses à faire que de s'occuper de patrimoine. La culture en mouvement, encadrée ou attisée par ses nombreux conseillers (cinéma, théâtre, arts plastiques ...) requiert tous ses soins, ainsi que l'intérêt de la société politique ou de la société civile qui l'entourent. Au cours de l'enquête, un tiers des DRAC ont été visitées. Les directeurs sont, comme il se doit, d'origine variée, et ont naturellement tendance à se fier à ce professionnel qu'est le conservateur régional des monuments historiques, CRMH (lequel supporterait, au surplus, avec quelque difficulté une tutelle trop étroite de son chef). Mais les CRMH eux-mêmes, sur qui tout repose, sont eux-mêmes lourdement handicapés. Outre le manque de moyens en personnel (auquel il faudra bien s'habituer dans toutes les administrations publiques, car l'État est impécunieux), ils n'ont sous leur autorité, pour des raisons de droit ou de fait, ni l'Inventaire, ni l'Archéologie (sans même parler des Archives ou des Musées, ne relevant pas des monuments historiques mais dont les adhérences avec ces derniers sont fortes, ne serait-ce que parce qu'ils en occupent certains). Une remise en ordre s'impose donc. Fort symbolique est le cas de l'Inventaire général qui, depuis l'élan initial donné par Malraux et Chastel, s'est engagé sur la voie d'une recherche fondamentale et de la définition de critères, certes intellectuellement féconds, mais qui ont privé le terrain de tout usage immédiat. Il est de fait que nulle part ou presque au sein des services de la DRAC on n'utilise les travaux des services de l'inventaire. On bricole, à côté, d'autres inventaires à objectifs concrets, surtout dans les départements fortement motivés par le patrimoine, comme l'Isère.
Quant aux travaux de suivi des marchés, ils sont fort lourds -au point que l'on pourrait hésiter entre deux voies : ou renforcer les Conservations régionales, ou doter les régions, voire les départements, de véritables agences publiques de maîtrise d'ouvrage- soit par éclatement du Service national des travaux, soit en utilisant le nouvel instrument dont une initiative sénatoriale (la proposition de loi Renar) a doté l'action culturelle : les établissements publics de coopération culturelle EPCC.
Mieux intégrer les ABF au sein de l'administration du patrimoine
En tout état de cause, on n'échappera pas à une autre réforme, qu'il faudrait peut-être expérimenter, suivant la nouvelle méthode recommandée par le Gouvernement en matière de décentralisation : le rattachement des services départementaux de l'architecture et du patrimoine (SDAP), donc de leurs chefs, les architectes des bâtiments de France (ABF), aux régions- tout en précisant les modalités d'une mise à disposition des préfets, en tant que de besoin, ou sous double tutelle.
Les architectes des bâtiments de France, héritiers des anciens « architectes ordinaires », qui assistaient les architectes en chef, ont pris leur autonomie vis-à-vis de ces derniers. Mais le rôle de ces agents- qui sont des fonctionnaires comme les autres, s'est fortement étendu, et cette dénomination quelque peu subalterne, n'est plus de mise. En fait, pour l'essentiel, les ABF sont absorbés dans les tâches de protection des abords (ces fameux 500 mètres qui causent tant de soucis aux élus locaux, et qui aboutissent parfois à des conséquences absurdes, puisque dans certains cas un ABF doit autoriser les travaux d'un architecte en chef, et qu'à la limite la tour de droite d'une cathédrale pourrait être considérée comme étant dans les abords de la tour de gauche !) Il semble d'après certaines enquêtes que de nombreux ABF ne s'intéressent plus guère aux travaux d'entretien, bien qu'ils aient la qualité de conservateurs des monuments. Tout cela devrait être revu : une conservation régionale renforcée devrait pouvoir, au choix, sous la haute direction de l'architecte en chef, et dans le cadre de l'étude préalable, ou d'arrangements internes, pouvoir confier tel ou tel travail soit à un ABF, s'il le désire, soit à un architecte libéral.
L'Arc de triomphe dans un état désolant
Il faut, en attendant ce reformatage de l'administration des bâtiments historiques en région et en département, remédier à certaines situations choquantes, pour ne pas dire scandaleuses. L'enquête a commencé par une visite incognito des cinq grands monuments historiques parisiens -Arc de triomphe, Panthéon, Conciergerie, Sainte-Chapelle et tour de Notre-Dame- par le rapporteur spécial. L'Arc de triomphe, visité un lundi matin à 10h30, était dans un état de saleté indescriptible. L'organisation du souterrain et de la salle d'exposition, étaient au-dessous de tout blâme. Et cette situation pour le plus emblématique peut-être des monuments de la capitale, visité par des centaines de milliers de touristes chaque année, dure depuis dix ans. Trois études préalables se sont succédé..., sans résultat. Il faut absolument sortir l'Arc de triomphe de la compétence de la DRAC de l'Île de France, et confier l'opération à un établissement ou un service spécialisé, EPMOTC ou SNT, en imposant qu'il n'y ait pas de 4ème étude... Même situation, moins choquante toutefois, à Chambord. Dans ce haut lieu où quatre autorités administratives cohabitent, Domaine de Chambord, DGI, CRMH et Centre des Monuments nationaux pourquoi ne pas créer un établissement public, comme cela a été fait avec succès au Louvre ou à Versailles et comme le ministre envisage de le faire dans d'autres musées majeurs ?
Monum, à remettre sur pied
Ceci nous mène tout droit à une réflexion sur le Centre des monuments nationaux rebaptisé Monum, (n'oubliez pas la virgule) par son précédent et fugace président M. Renard. Notre enquête nous a permis d'assister aux derniers moments de l'équipe- certains de nos rendez-vous étant annulés au dernier moment, par disparition administrative de nos interlocuteurs, comme dans la « Carte » de Marcel Aymé. Le gouvernement qui l'avait mise en place, l'a lui-même renvoyée, et nommé un nouveau président peu avant les élections. L'expérience aura duré à peine un an et fait beaucoup de dégâts. Il est inutile de revenir sur des polémiques aussi violentes que dérisoires : le spectacle de Karine Saporta, chorégraphie rock à Chambord, qui n'eut guère de spectateurs que ceux envoyés par la direction nationale, dans des cars affrétés à cet effet ; le changement de décoration du bureau présidentiel, et le remplacement de vénérables tapisseries par un ensemble relevant de l'esthétique Support/Surface, qui eut un effet provocateur. Le nouveau président n'envisage pas pour le moment de revenir sur ce choix esthétique. Il a en effet mieux à faire : remonter un système comptable et informatique qui permettra de régler des factures impayées depuis des mois, organiser un centre de ressources qui puisse aider des administrateurs de monuments éparpillés sur 115 points du territoire national. La lettre de mission, signée par le ministre, précise fort bien les priorités d'un établissement qui n'est pas dénué de moyens, et dont l'existence ne semble pas remise en cause, comme peut l'être celle de la Réunion des musées nationaux, avec laquelle un rapprochement serait utile en matière de publications, de services commerciaux, voire d'acquisitions- à supposer que la RMN garde des compétences en la matière.... Le Centre des monuments nationaux a pour objet d'encaisser le produit des visites et de le répartir équitablement, les grands monuments venant au secours de ceux qui sont délaissés. Il a surtout le devoir d'organiser l'accueil, d'offrir aux visiteurs des équipements convenables, et d'animer le monument, en liaison avec son environnement naturel. Il peut être un vecteur de l'art contemporain (en Italie le château de Rivoli, temple de l' « Arte Povera », en France celui d'Oiron dans les Deux-Sèvres, sont exemplaires à cet égard), mais il ne saurait être d'abord cela (non plus qu'un entrepreneur de spectacles).
Il n'en reste pas moins que la compétence du Centre en matière d'équipements d'accueil et de visite pose un problème de coordination avec le CRMH et l'ACMH, il est donc d'autant plus nécessaire de recourir à des mesures énergiques dans les cas où les difficultés n'ont pas été surmontées (Chambord et Arc de Triomphe- la Sainte Chapelle posant un problème quasi insoluble, du fait de l'imbrication dans le Palais de justice). ( ( * )1)
Le Centre des Monuments nationaux, nous mène, fût-ce par antiphrase, à ce qui devrait être la troisième ligne de force d'une politique volontariste dans les monuments historiques : appuyer les « patrons » du monument, qu'ils soient publics ou privés.
Le propriétaire privé conservateur du patrimoine
Dans le cas des châteaux privés, c'est du propriétaire ou de son délégué, administrateur nommé par la famille, dirigeant de la société de gestion etc. qu'il s'agit. Les entretiens avec ces propriétaires ou gestionnaires de lieux aussi prestigieux que Vaux-le-Vicomte, Cheverny, Villandry, Chenonceau ont paru très positifs au rapporteur. Il semble qu'on ne soit pas loin du point d'équilibre entre le souci de l'authenticité historique et de la préservation, et celui d'une bonne gestion domaniale et financière. Un effort supplémentaire doit être effectué pour résoudre les conflits toujours possibles (cf. mesure 25 sur la consultation obligatoire du propriétaire privé pour la définition du cahier des charges de l'étude préalable, et la mise en place d'une instance d'arbitrage). Il faudrait aussi, dans les nombreuses instances publiques qui définissent la politique nationale ou régionale des monuments historique donner un rôle beaucoup plus actif aux grandes associations qui fédèrent les énergies privées- qu'il s'agisse sur le plan national des « Vieilles maisons françaises », de la « Demeure historique », ou local, par exemple dans le Val de Loire, de la « Vallée des Rois ».
La visite comparée, en Val de Loire, de quatre châteaux privés -les trois déjà cités plus Amboise, et de trois châteaux publics -Chaumont 1 ( * ) Chambord, Azay-le-Rideau-, montre sans conteste que, si encadrée qu'elle soit, et peut-être aussi pour cela- ce qu'on pourrait appeler la « gestion privée sous contrôle » est plus heureuse que la gestion publique. Pour des raisons tenant, bien sûr, au personnel de gardiennage, d'entretien et de visites, dont les tâches sont fongibles en privé, alors qu'elles sont compartimentées, hérissées de revendications syndicales dans le public. Il faut donc aider les châtelains (ceci dit sans provocation). La gestion privée est moins coûteuse pour les finances publiques, car elle l'est plus en termes de dépense fiscale que de crédits budgétaires. Certains assouplissements en matière d'avantages fiscaux sont néanmoins proposés. Ils sont d'ampleur limitée bien qu'il nous faille encore consentir des efforts pour les fondations, ainsi que pour la Fondation du patrimoine- (mesure 19). Sans que cette proposition ait pu être approfondie, il serait intéressant de comparer les avantages respectifs des monuments et des forêts, notamment en matière d'épargne, en s'inspirant des dispositions de la loi d'orientation forestière du 9 juillet 2001. Après tout, il s'agit souvent des mêmes bénéficiaires...
Désétatiser le patrimoine décentraliser les décisions
Peut-on envisager de concéder certains monuments au secteur privé, comme les Autrichiens n'ont pas hésité à le faire du château de Schönbrunn ? Poser la question, c'est peut-être y répondre mais qui sait ? Une telle opération n'a, dans ce pays, été possible que parce que régions et grandes villes ont des pouvoirs... monumentalement plus grands en matière patrimoniale que dans notre pays- mais puisqu'est ouverte désormais en France même, l'ère des expérimentations, le moment n'est-il pas venu de réfléchir sérieusement à ce que pourrait être une redistribution des rôles entre l'État et les collectivités publiques ?
Quelles peuvent être l'ampleur et les modalités d'une possible désétatisation du patrimoine- que, sans barguigner, dans une interview récente, le président Giscard d'Estaing a proposé de transférer en bloc aux régions ? (cf. Figaro du 23 mai 2002).
Telle pourrait être la quatrième, et sans doute la plus importante, des lignes de force proposées, sinon à l'action immédiate, du moins à la réflexion programmatique.
Observons d'abord que les grandes collectivités locales de France et même les petites sont déjà fortement impliquées dans la défense de leur patrimoine monumental. En commençant par le bas, on observe une sensibilisation croissante des communes, et les plus chétives même, à ce qu'il sera de moins en moins convenu d'appeler le « patrimoine rural non protégé »- avec souvent le soutien des départements et des régions. C'est une seconde prise de conscience qui a succédé ces dernières années à la première, un peu plus ancienne, qui avait concerné les archives départementales. Ces dernières ont posé un modèle de coopération État-département qu'il n'y a pas de raison de ne pas reproduire pour le patrimoine monumental. Pour s'en tenir aux édifices religieux, on bien loin aujourd'hui du désintérêt dénoncé au début du siècle dernier par Maurice Barrès dans « La grande pitié des églises de France ». En ce qui concerne les grands édifices, notamment les 87 cathédrales d'État, il est clair que la séparation de ce dernier et de l'Église, loi républicaine incontournable, et dont le contournement n'est souhaité par personne, ne donne guère à espérer de la part de la société civile (en l'occurrence les différentes confessions et leurs clergés) d'autre rôle que d'affectataire et de cocontractant dans certaines fonctions accessoires. Rien à voir avec le rôle que des églises riches peuvent jouer, notamment dans les pays de langue allemande, voire en Pologne, dans l'entretien des monuments du culte.
Il convient de saluer au passage le rôle déterminant d'une région, les Pays de la Loire, sous l'impulsion d'Olivier Guichard, dans le sauvetage de Fontevraud. On souhaiterait qu'il puisse en aller de même, dans un avenir plus ou moins proche, pour l'autre grande abbaye-prison de France, Clairvaux (Aube). Encore faudrait-il que soit un jour décidé le transfert de la centrale, et ce n'est pas demain la veille (ne serait-ce pour des raisons tenant à l'emploi et au rôle que cet établissement pénitentiaire joue dans l'économie locale). Mais, accueillons comme un signe encourageant, le partage patrimonial enfin décidé entre les départements de la Culture et de la Justice. Il convient également de saluer les efforts que la région de Basse-Normandie et le département de la Manche déploient au Mont-Saint-Michel, un des trois sites majeurs de Monum, ou, pour parler vulgairement, l'un des trois sites quasi millionnaires en nombres de visiteurs. Et surtout, il serait injuste de ne pas saluer le dynamisme dont fait preuve le département de l'Isère, en matière culturelle.
Peut-on aller plus loin ? Il conviendrait d'abord de surmonter certains obstacles psychologiques. La relecture des actes du colloque organisé par le « Collège des monuments historiques » auquel le rapporteur fut convié, au centre de rencontres de Monum', à la Chartreuse de Villeneuve-lèz-Avignon (7, 8 mars 2002), est à cet égard édifiante, ou plutôt inquiétante. Les tables rondes auxquelles il a également participé avec les personnels des CRMH de Champagne-Ardenne et de Midi-Pyrénées, juste avant et juste après, l'ont instruit de la hauteur des barrières psychologiques qu'il va falloir franchir.
C'est un véritable mouvement de révolte contre les articles 111 et 112 de la loi de démocratie de proximité du 27 février 2002 auquel il a fallu assister (notamment contre l'appel des décisions de l'ABF en matière d'abords devant une commission régionale). Cet effort de décentralisation avait pourtant été préparé par ses protocoles expérimentaux- et il a été suivi par lancement de deux nouvelles expériences régionales, à l'initiative du ministre. Était particulièrement sur la sellette, le Sénat, pour le rôle que ses représentants étaient supposés avoir joué dans la commission mixte paritaire d'où était issue la loi scélérate...
Il est clair que l'administration des monuments historiques est, à quelques exceptions près- notamment là où les collectivités locales se sont investies depuis longtemps dans le patrimoine, comme en Isère-, peu désireuse de passer sous la coupe d'autorités élues. Cette réticence est d'autant plus exagérée qu'il ne paraît nullement qu'il y ait un risque imminent !
Il faudra au contraire beaucoup de persuasion au gouvernement décentralisateur de Jean-Pierre Raffarin pour faire accepter certains transferts, surtout si les contreparties financières ne sont pas assurées. Les régions mesurent avec effroi la masse des équipements qui peuvent leur tomber dessus, hôpitaux, universités, entre autres, sans parler de l'énorme charge des transports, qu'ils soient routiers ou ferroviaires. Alors, le patrimoine ? Pourtant, il serait raisonnable de voir Alsaciens, Normands ou Occitans, prendre la responsabilité des trésors qu'ont laissé leurs aïeux sauf, bien sûr, pour quelques grands monuments nationaux. La garantie scientifique que les ACMH et les CRMH apportent, comme ils le font pour les monuments du patrimoine privé, continuerait à jouer. On ne voit pas où est le risque. On voit fort bien au contraire quelle vivification apporterait aux monuments phares de telle ou telle région l'immersion plus active dans la société qui l'entoure.
Globaliser les financements
C'est pourquoi le rapporteur n'hésite pas à proposer à la réflexion des pouvoirs publics et, si possible, à l'action qui suivra, un certain nombre de mesures de décentralisation- quatrième et dernière, mais peut-être la plus importante, des lignes de force qui servent d'armature du présent document- (la contrepartie nécessaire étant, bien entendu, le renforcement et la restructuration des DRAC au niveau régional). Certaines de ces mesures peuvent être mises sur pied assez vite (la contractualisation et la globalisation des financements, par exemple, qui ne feraient qu'étendre la pratique courante des contrats de plan), d'autres requièrent sans doute une voix plus forte que celle d'un rapporteur parlementaire.
Réfléchir à une révision de l'architecture du système de protection
C'est dans cet esprit qu'il est proposé de faire deux parts dans le patrimoine monumental : l'une, des monuments essentiels qui resterait de compétence nationale, et qu'on pourrait labelliser « Monuments de France » ; l'autre, transférable aux régions, pourrait s'appeler « Patrimoine national »- l'expression « patrimoine régional » pouvant paraître péjorative. Cette partie du patrimoine- dont la nation ne se désintéresserait pas puisque subsisterait un certain niveau de subventions et d'avantages fiscaux- serait transférée aux régions, y compris pour les travaux, et la définition de périmètres de protection. En revanche, dans un premier temps, la décision de protection resterait régalienne, qu'il s'agisse des monuments classés ou inscrits, la distinction entre les deux était souvent d'ordre circonstanciel, ne serait-ce que pour les conséquences financières qui s'attachent à cette décision- à moins que celles-ci ne soient également assumée par les régions). Il va de soi qu'un tel dispositif diviserait au moins par deux la liste des 115 monuments de Monum,.... Il devrait également être prévu, en dérogation à la loi de 1913, car il ne s'agit pas d'un principe constitutionnel, qu'une subdélégation, dans une certaine forme de tutelle, puisse être effectuée des régions aux départements, et, pourquoi pas aux communes et à leurs communautés... Les pouvoirs des communes devraient également être augmentés, à l'imitation de ce qui existe, par exemple, en Autriche (dans les règlements d'urbanisme et les permis de construire qu'elles pourraient édicter).
Enfin, pourquoi ne pas confier le « pré-inventaire », d'utilisation pratique, aux départements, et rattacher l'inventaire scientifique au CNRS ? Cette mesure provocatrice est un peu la pierre de touche du dispositif proposé.
Il n'est guère de chances, le rapporteur en est conscient, de voir passer toutes ces mesures dans les décisions à venir. Il espère néanmoins que les principales orientations proposées, qui sont de bon sens et dans l'air du temps, ne seront pas totalement ignorées. Le patrimoine monumental de notre pays est magnifique, et l'on ne peut dire qu'il soit négligé. Mais, comme bien des choses en France, ce dispositif de protection s'est alourdi, compliqué ; il est désormais coûteux et parfois stérile. Tel qu'il est, il peut être considéré comme honorable, non comme le meilleur ni le seul possible. Mais il peut être modernisé et revivifié si, dans ce domaine comme dans bien d'autres, la nécessaire et très attendue « réforme de l'État » le touche de sa grâce.
* (1) La présente enquête n'a pas abordé le cas des monuments historiques qui ne sont pas affectés au ministère de la Culture : Palais de justice, hôpitaux, universités, et, bien sûr, monuments militaires- qui sont ceux où la coopération s'exerce de la manière la plus satisfaisante, comme le montrent les Invalides ou l'Ecole militaire.
* 1 où il faut saluer les efforts déployés par le nouvel administrateur, fondateur du Festival des jardins, M. Pigeat.