C. DES MAGISTRATS PARFOIS DÉSORIENTÉS PAR LA NÉCESSAIRE OUVERTURE AU DROIT EUROPÉEN
L'Europe est venue modifier profondément le paysage judiciaire français. Autrefois subordonné aux seules règles nationales, le juge est désormais conduit non seulement à appliquer directement le droit européen, mais à adapter ses modes de raisonnement ainsi que ses méthodes de travail à des exigences nouvelles.
1. Un droit européen devenu désormais incontournable
a) Le juge français, promoteur du droit européen
La
primauté des normes européennes et internationales sur les lois
nationales a conduit le magistrat à enrichir, interpréter, voire
écarter la loi nationale.
La convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des
libertés, la jurisprudence de la Cour de Strasbourg mais aussi le droit
communautaire et la jurisprudence de la Cour de justice des communautés
européennes s'imposent désormais aux juges français.
Ainsi,
l'absence de transposition par la France d'une directive
communautaire
, une fois le délai de mise en oeuvre expiré,
ne saurait empêcher les justiciables de s'en prévaloir en justice,
de même qu'une telle situation ne saurait conduire les juridictions
nationales à l'écarter. Toutefois, pour produire des effets
directs dans les relations juridiques entre les Etats membres et les
justiciables, la directive doit créer des obligations claires,
précises et inconditionnelles
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)
.
Chaque juge national, pour trancher un litige qui lui est soumis, peut donc
être appelé à interpréter un texte de droit
communautaire et s'il le faut à écarter l'application de la loi
nationale.
La Cour de cassation a d'ailleurs reconnu ce principe de longue date dans un
arrêt du 24 mars 1975 (Société des cafés
Jacques Vabre). Ainsi que l'a souligné M. André Ride,
président de la Conférence nationale des procureurs
généraux, «
nous sommes, juges nationaux, les
premiers juges du droit européen
».
En outre, un juge national confronté à un délicat
problème d'interprétation de la norme communautaire peut
consulter la Cour de justice des communautés européennes par la
technique du
renvoi préjudiciel
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)
.
b) Les méthodes du juge français contraintes par le droit communautaire
Le juge
est désormais contraint de s'ouvrir à des
concepts
et
à des
critères nouveaux
, étrangers au droit
français. Sa logique traditionnelle et ses mécanismes de
raisonnement en sont profondément affectés.
Des notions nouvelles d'inspiration essentiellement anglo-saxonne telles que la
proportionnalité, l'effectivité, le délai raisonnable ou
encore l'impartialité imposent aux magistrats des exigences nouvelles,
qui ont d'ailleurs déjà inspiré des modifications
législatives importantes (par exemple la présence d'un avocat
dès la première heure de garde à vue introduite par la loi
du 15 juin 2000). Une telle évolution laisse présager une
profonde transformation de la procédure pénale et, partant, du
mode d'exercice du métier.
L'Association française des magistrats instructeurs a fait état
des
difficultés d'adaptation
des juges face au
formalisme
procédural accru
ayant résulté de
l'imprégnation du droit français par le droit anglo-saxon, alors
même que les juridictions sont asphyxiées par l'insuffisance de
moyens.
A cet égard, un certain nombre de magistrats n'a pas manqué de
relever les inévitables paradoxes de la situation actuelle. Ainsi,
l'instauration d'un appel devant les cours d'assises a entraîné un
encombrement des juridictions
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)
et indirectement contribué
à allonger les délais de jugement.
De même, l'impact de la gratuité de la délivrance de la
première reproduction de chaque acte à l'ensemble des avocats
(décret du 31 juillet 2001), qui s'inscrivait initialement
dans le mouvement de la protection de la présomption d'innocence et du
renforcement des droits de la défense, suscite de fortes
inquiétudes au sein des juridictions. Cette mesure, destinée
à l'origine à améliorer la situation des justiciables
semble au contraire avoir aggravé, voire même
désorganisé considérablement le travail de l'ensemble des
personnels, et donc nui indirectement au justiciable.
Plus encore que les conditions d'exercice du métier, la perception
même du métier de magistrat est affectée par la
perméabilité
du
droit français
aux
concepts anglo-saxons,
l'introduction de concepts empiriques se heurtant
au système juridique français qui repose encore sur des
catégories juridiques très rigides.
Corseté par le code de procédure pénale ou le nouveau code
de procédure civile, le magistrat est, dans le même temps,
sommé de s'adapter à des catégories juridiques
évolutives. Force est de constater que les repères du magistrat
paraissent désormais brouillés.
c) Un juge fragilisé, voire menacé, s'il ne s'adapte pas à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme
Alors
que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, au
même titre que celle de la Cour de justice des communautés
européennes, s'impose désormais aux magistrats, des
décisions peuvent être interprétées comme de
véritables menaces pour l'avenir de certaines fonctions.
M. Jean-François Burgelin, procureur général
près la Cour de cassation, s'est inquiété de la
«
crise actuelle
» vécue par le parquet
général à la suite d'un arrêt de la Cour
européenne des droits de l'homme (arrêt Reinhardt et Slimane
Kaïd contre France du 31 mars 1998).
Cet arrêt, vivement contesté par l'ensemble des membres du parquet
général, a en effet remis en cause une pratique instaurée
par une coutume centenaire selon laquelle les avocats ne prenaient leurs
conclusions qu'après avoir reçu communication du rapport, de la
note et du projet d'arrêt élaborés par le
conseiller-rapporteur.
Or, la cour a jugé que le secret du délibéré
s'étendait aux travaux du rapporteur, empêchant ainsi sa
communication aux parties ainsi qu'à l'avocat général.
Depuis janvier 2002, les avocats généraux n'ont donc plus
accès ni à la conférence préparatoire ni aux
délibérés de la Cour de cassation.
M. Jean-François Burgelin a dénoncé la position de la
Cour européenne, expliquant qu'elle avait entraîné un
regrettable affaiblissement du parquet général
qui, compte
tenu de ses effectifs insuffisants, n'était plus désormais en
mesure de requérir dans toutes les affaires comme la loi l'y obligeait
pourtant
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)
.
On ne saurait nier qu'une telle évolution, qui va dans le sens d'une
meilleure prise en compte des droits des justiciables et procède donc de
valeurs incontestables, contient peut-être en germe une remise en cause
de l'existence même du parquet général de la Cour de
cassation, voire sa nécessaire redéfinition.