2. Quelques voix dissonantes
Les exemples ne manquent pas de ces pensionnaires illustres qui supportèrent mal leur séjour romain et n'eurent de cesse que d'en partir ou de l'abréger. Berlioz, Debussy nous laissent des témoignages éloquents.
Berlioz tout d'abord met en cause dans ses mémoires 23 ( * ) le système de sélection pour les musiciens :
« Je dirai seulement qu'ici l'injustice et l'absurdité du règlement se montrent dans toute leur laideur. N'est-il pas évident que le piano, anéantissant tous les effets d'instrumentation, nivelle, par cela seul, tous les compositeurs. Celui qui sera habile, profond, ingénieux instrumentaliste, est rabaissé à la taille de l'ignorant qui n'a pas les premières notions de cette branche de l'art. Ce dernier peut avoir écrit des trombones au lieu de clarinettes, des ophicléides au lieu de bassons, avoir commis les plus énormes bévues, ne pas connaître seulement l'étendue de la gamme des divers instruments, pendant que l'autre aura composé un magnifique orchestre, sans qu'il soit possible, avec une pareille exécution, d'apercevoir la différence qu'il y a entre eux. Le piano, pour les instrumentalistes, est donc une vraie guillotine destinée à abattre toutes les nobles têtes et dont la plèbe seule n'a rien à redouter.
« Quoi qu'il en soit, les scènes ainsi exécutées, on va au scrutin (je parle au présent, puisque rien n'est changé à cet égard). Le prix est donné. Vous croyez que c'est fini ? Erreur. Huit jours après, toutes les sections de l'Académie des beaux-arts se réunissent pour le jugement définitif. Les peintres, statuaires, architectes, graveurs en médaille et graveurs en taille-douce, forment cette fois un imposant jury de trente à trente-cinq membres dont les six musiciens cependant ne sont pas exclus. Ces six membres de la section de musique peuvent, jusqu'à un certain point, venir en aide à l'exécution incomplète et perfide du piano, en lisant les partitions ; mais cette ressource ne saurait exister pour les autres académiciens, puisqu'ils ne savent pas la musique.
« Quand les exécuteurs, chanteur et pianiste, ont fait entendre une seconde fois, de la même façon que la première, chaque partition, l'urne fatale circule, on compte les bulletins, et le jugement que la section de musique avait porté huit jours auparavant se trouve, en dernière analyse, confirmé, modifié ou cassé par la majorité.
« Ainsi, le prix de musique est donné part des gens qui ne sont pas musiciens, et qui n'ont pas même été mis dans le cas d'entendre, telles qu'elles ont été conçues, les partitions entre lesquelles un absurde règlement les oblige de faire un choix.
« Il faut ajouter, pour être juste, que si les peintres, graveurs, etc., jugent les musiciens, ceux-ci leur rendent la pareille au concours de peinture, de gravure, etc., où les prix sont donnés, également à la pluralité des voix, par toutes les sections réunies de l'Académie de beaux-arts. Je sens pourtant en mon âme et conscience que, si j'avais l'honneur d'appartenir à ce docte corps, 24 ( * ) il me serait bien difficile de motiver mon vote en donnant le prix à un graveur, ou à un architecte, et que je ne pourrais guère faire preuve d'impartialité qu'en tirant le plus méritant à la courte paille. »
Debussy contestait plus l'utilité d'un séjour dans une ville et un lieu qui ne lui plaisaient pas.
Dans une lettre à Eugène Vasnier de 1885, il écrivait :
« M'y voilà dans cette abominable villa, et je vous assure que ma première impression n'est pas bonne. Il fait un temps épouvantable : de la pluie, du vent ; vous m'avouerez qu'il n'était pas besoin de venir à Rome pour retrouver le même temps qu'à Paris, surtout pour quelqu'un rempli de rancune pour tout ce qui est romain.
« Les camarades sont venus me chercher à Monte-Rotondo, dans une sale petite chambre où nous avons couché tous les six. Si vous saviez comme ils sont changés ! Plus de cette bonne amitié de Paris, ils sont raides, ont l'air convaincu de leur importance, - trop prix de Rome ces gens-là.
« Le soir de mon arrivée à la villa, j'ai joué ma cantate qui a eu du succès près de quelques-uns, pas du côté des musiciens par exemple.
« C'est égal, ce milieu artistique dont parlent les vieux, cette bonne camaraderie, me semblent bien surfaits. A part une ou deux exceptions, il est difficile de causer, et je ne peux m'empêcher de rapprocher de ces causeries banales nos bonnes et belles causeries qui m'ont tant servi et ouvert l'esprit sur bien des choses, oh ! oui, je les regrette. Puis tout ce monde-là est parfaitement égoïste, chacun vit pour soi, j'ai entendu les musiciens qui sont Marty, Pierné, Vidal 25 ( * ) , se démolir entre eux ; Marty avec Pierné démolit Vidal, Pierné avec Vidal démolit Marty, et ainsi de suite.
« Ah ! quand je suis rentré dans ma chambre qui est immense, où il faut faire une lieue pour aller d'un meuble à l'autre, que je me suis senti seul et que j'ai pleuré ! »
Il devait deux ans plus tard se rendre à l'évidence :
« Je ne peux pas rester ici, j'ai essayé de tout ; vos conseils, je les ai suivis. Je vous jure que j'y ai mis toute la bonne volonté possible. Tout cela ne m'a servi qu'à voir que je ne pourrais jamais vivre et travailler ici.
« Vous allez peut-être me dire que je prends une résolution bien vite et que je n'ai pas assez réfléchi. Je vous assure que j'ai beaucoup réfléchi. Voilà ce qu'il m'arriverait si je restais, je m'anéantirais absolument. Je le sens bien, depuis que je suis ici, j'ai l'esprit mort et je veux tant travailler, arriver à produire quelque chose qui soit fort et bien à moi. Autre chose : vous savez, quand je travaille, comme je doute de moi ; j'ai besoin de quelqu'un dont je sois sûr, pour me raffermir, j'ai trouvé cela si souvent chez vous, Monsieur, je vous assure que vous me donniez du courage. Quand quelque chose de moi vous plaisait, je me sentais plus fort. Ici je n'aurai jamais ça. Mes camarades se moquent de ma tristesse, et jamais je n'aurai d'encouragement à recevoir d'eux.
« Certes si les choses ne s'arrangent pas, je sais que bien des gens vont m'abandonner. Mais j'aime mieux travailler deux fois plus à Paris que cette vie pourtant toute faite mais qui s'écoule si monotonement que, je vous le répète, on s'endort ou l'on s'énerve comme moi. Allez donc faire quelque chose de bon avec tout cela !... »
On note aussi l'ambivalence de l'opinion des artistes eux-mêmes sur l'institution à commencer par Ingres lui-même, pur produit et figure emblématique de l'institution comme en témoigne cette anecdote relevée par Jacques Thuillier dans sa préface de l'ouvrage précité sur les prix de Rome.
Le jeune Amaury-Duval pour qui aller à la Villa Médicis « C'était la seule voie économique et agréable pour aller à Rome, du moins pour tenter d'y aller », s' ouvrit de son projet à Ingres, son chef d'atelier : « Au premier mot il m'arrêta. Je vais, me dit-il, vous faire une question un peu indiscrète. Mais croyez-vous que votre père puisse faire pour vous les frais d'un voyage en Italie, quand vous serez en état d'en profiter ? - Je le crois, répondis-je ; du moins mon père m'a souvent dit que, si je ne réussissais pas au concours de Rome, ce qui est en effet difficile et très chanceux, il trouverait toujours le moyen de m'y faire faire un séjour assez long pour m'être utile. - N'allez donc pas à l'Ecole (...), car je vous le dis, je le sais, c'est un endroit de perdition. Quand on ne peut pas faire autrement, il faut bien en passer par là ; mais on ne devrait y aller qu'en se bouchant les oreilles (et il en faisant le geste), et sans regarder à gauche ni à droite. Là-dessus, il me déroula toutes les inepties de cette éducation confiée à quatre ou cinq peintres, qui chaque mois venaient dire aux élèves exactement le contraire de ce qu'avait dit le professeur qui les avait précédés. - Et puis le chic... la manière... tout, excepté la naïveté et la beauté... De l'adresse, pas autre chose... Il s'animait en parlant, et fut d'une violence extrême. ».
* 23 Op.cit. page 133
* 24 Berlioz écrit ce chapitres vers 1854. Il sera élu à l'Institut, après trois échec, le 21 juin 1856.
* 25 Georges Marty et Gabriel Pierné étaient prix de Rome de 1882, Paul Vidal de 1883.