c) Un privilège démocratique favorable à la création
« Quoi de plus démocratique cependant qu'une fondation ainsi organisée ? Pendant quatre années, -celles où la vocation s'affirme, où le talent trouve sa voie,- elle place aux sources de toute beauté artistique et à l'abri des préoccupations matérielles, de jeunes artistes que leur pauvreté eût sans doute contraints à des productions hâtives, et eût privés certainement de ces spectacles sublimes, de ces loisirs tant souhaités, de ces méditations heureuses, si favorables à l'éclosion du génie. La rude épreuve que l'Etat impose aux candidats écarte généralement du concours ceux à qui leur fortune garantit les avantages qu'il promet. Le don magnifique va donc à ceux qui en ont véritablement besoin, à ces fils du peuple que le démon de l'art désarme dans la lutte immédiate pour la vie, et dont l'essor est entravé par la nécessité de gagner le pain quotidien. L'indépendance de l'artiste, au nom de laquelle on prétend parfois condamner l'intervention officielle avec ses règlements indispensables, est une chose précieuse et sacrée entre toutes. Mais peut-on le considérer comme indépendant, le pauvre garçon qui, pour vivre, transforme en outil de manoeuvre sa brosse ou son ciseau et plie son inspiration aux vulgarités d'une besogne industrielle ? Dans une telle occurrence, sa facilité même lui est un piège, et le succès sur ce terrain risque d'avilir à jamais non seulement son talent, mais son caractère. La besogne rémunératrice, d'abord accueillie avec répugnance, sera bientôt entreprise avec philosophie, puis recherchée avec cupidité. Et ce triste enlisement de la fierté, de la volonté, sera d'autant plus rapide qu'il s'accomplira dans le milieu couturier, parmi les suggestions tentatrices du luxe, de la mode, les engouements d'atelier et de salon, tous les sursauts d'une opinion au jour le jour, qui se fait et se défait au hasard de la réclame et du caprice.
« La liberté d'inspiration !... Mais elle est le but même et le résultat le plus sûr de notre Académie de Rome. Un jeune artiste que, le plus souvent, les difficultés de la vie harcèlent, que l'atmosphère d'une capital fiévreuse grise plus ou moins, qui se trouve sollicité par les tapageuses parades des écoles éphémères, hanté par le souci du modernisme aigu, des frissons nouveaux, par tous les trompe-l'oeil dont s'amuse et se lasse la mode chaque dix ans, est soustrait à ces troublantes influences. Il se trouve soudain transporté dans un milieu de beauté, mis en présence non plus de reflets aveuglants et transitoires, mais de ce que fixa d'éternel et d'à jamais émouvant le rêve humain. Il est délivré, -pour une période qui semble à sa jeunesse si longue qu'il n'en appréhende pas la fin,- de la terrible nécessité de gagner de l'argent et, par conséquent, d'épier, pour s'y soumettre, le goût du jour, toujours faux précisément parce qu'il ne dure qu'un jour et ne correspond à aucune aspiration durable de l'âme. Cette tentation du bénéfice immédiat, piège le plus dangereux pour l'indépendance du génie, il ne peut même pas en être effleuré, puisque le règlement interdit aux pensionnaires tout travail rémunérateur. Au lieu de fréquenter des ateliers où le « truc » et la « blague » sévissent plus souvent que n'y règne l'effort désintéressé, hautain et sincère, il jouit d'une camaraderie dont les causeries ignorent toute préoccupation mercantile. Parmi ces frères d'art dont il partage l'existence, il rencontre des adeptes des diverses expressions de l'idéal humain. Il entend discuter entre eux les peintres, les sculpteurs, les musiciens, les architectes, se pénètre de l'harmonie générale des beaux-arts et mesure ce qu'ils s'empruntent mutuellement pour être complets. Son esprit ne peut, dans cette ville, centre de toutes les histoires, négliger l'enseignement de l'histoire ni se désintéresser des trésors dont elle alimente la pensée de l'artiste. Si la solitude lui est nécessaire, où la trouvera-t-il plus recueillie et en même temps plus peuplée de souvenirs que dans les nobles retraites de la Villa Médicis, dans ce boschetto fameux, si frais en ses verdoyantes ténèbres, entr'ouvertes çà et là sur la fauve perspective de Rome, et dont le belvédère découvre la vue la plus saisissante du monde, encerclée par les monts Albains ».
Ces trop longues citations auxquelles votre rapporteur spécial n'a pas résisté, tant elles sont révélatrices, témoignent d'abord de l'ancienneté de l'intégration de la Villa à l'idéal républicain ; elles montrent aussi l'aveuglement qui a conduit au nom de quelques individualités à oublier que le génie français s'est souvent développé en réaction contre l'académie et l'académisme.