B. DES POLITIQUES GOUVERNEMENTALES INDÉCISES, FLUCTUANTES ET CONTRADICTOIRES

Depuis l'émergence de la revendication nationaliste en Corse, et des violences qui l'ont accompagnée, on peut dire sans polémique que jusqu'à l'attentat contre la mairie de Bordeaux, les gouvernements successifs, quelles que soient leurs orientations politiques, ont engagé tour à tour, et parfois simultanément, des stratégies oscillant entre « la carotte » et le « bâton ».

Ces politiques fluctuantes ont connu des modalités diverses, combinant une approche institutionnelle, par l'attribution à l'île d'un statut spécifique, avec des ouvertures vers les revendications nationalistes.

Ces ouvertures se révélant décevantes, l'Etat en revient à une ligne ferme, qu'il n'est pas parvenu à poursuivre dans la durée.

Enfin, les amnisties successives décidées dans une perspective de réconciliation ont eu des effets pervers qui se sont traduits par une démobilisation des personnels chargés de la sécurité et de la justice.

1. Les réponses institutionnelles : les statuts de 1982 et 1991

a) Le statut Defferre de 1982

En juillet 1982 est adopté le statut particulier conférant à la région de Corse des compétences spécifiques, qui complète la loi de décentralisation du 2 mars 1982.

Il est suivi, le mois suivant, d'élections à la nouvelle assemblée de Corse auxquelles 17 listes se présentent, pour 61 sièges.

La participation au scrutin est de près de 70 %, et les listes menées par M. Jean-Paul de Rocca Serra (RPR, UDF et bonapartistes), et par M. José Rossi (UDF - dissidents) remportent respectivement 28 % des voix (19 sièges), et 10 % des voix (6 sièges). Les nationalistes (Union du Peuple Corse et Parti Populaire Corse) remportent 13 % des voix (8 sièges). L'élection, le 20 août, du Président de l'assemblée régionale, M. Prosper Alfonsi (MRG) est précédée par une « nuit bleue » d'une intensité sans précédent.

D'après un élu corse s'exprimant devant la commission d'enquête : « la société corse s'est balkanisée depuis 25 ans. Alors, le choix était simple : il y avait, d'un côté, Giacobbi et, de l'autre, Rocca-Serra, c'est-à-dire le centre droit et le centre gauche, si bien qu'une autorité s'exerçait, dans un schéma qui avait été dénoncé comme un système clientéliste ou clanique mais qui avait au moins le mérite d'encadrer la société corse et de savoir que lorsqu'on prenait une décision, elle pouvait être appliquée.

Depuis les années 80, essentiellement depuis le premier statut (l'instauration de la proportionnelle intégrale a d'ailleurs favorisé ce schéma), les partis ont foisonné et des personnalités nouvelles sont apparues... Tout le système politique traditionnel, contrairement à ce sur quoi on raisonne encore aujourd'hui, a explosé. En définitive, ce système politique que l'on dénonce n'existe plus. Il y a peut-être, aujourd'hui, l'addition de petits réseaux clientélistes, pour reprendre l'expression, des personnalités installées sur leur secteur mais il n'y a pas de couverture et d'autorité qui, aujourd'hui -il faut le reconnaître car cela va à notre détriment- soit capable de dire : « je m'engage et une majorité va suivre ». Il faut changer cela.

Donc, je pense qu'il est urgent que les grandes familles de Corse se reconstituent avec la droite, la gauche et les nationalistes, et qu'une majorité se dégage de manière claire. Cela suppose une réflexion sur le mode de scrutin, mais on ne va pas faire un mode de scrutin spécial pour la Corse ».

b) Le statut Joxe de 1991

La montée de la violence 28 ( * ) , comme l'absence de résultats tangibles pour le développement économique dans l'île, conduit le gouvernement issu des élections de 1988 à élaborer en 1991 une nouvelle loi « portant statut de la collectivité territoriale de Corse ».

Ce statut s'attache, selon son auteur, le ministre de l'intérieur M. Pierre Joxe, « à la mise en place d'institutions plus efficaces qui sont, non pas un préalable, mais une des conditions de développement de la Corse ».

Le débat parlementaire est particulièrement passionné sur la rédaction de l'article premier évoquant « la communauté historique et culturelle vivante que constitue le peuple corse, composante du peuple français ».

L'intégralité de l'article premier est censuré, ultérieurement, par le Conseil Constitutionnel.

Les élections à la nouvelle assemblée territoriale, en 1992 se déroulent au scrutin de liste à deux tours : la liste du MPA, menée par Alain Orsoni, obtient 8 % des voix et 4 sièges, et la liste Corsica Nazione, menée par Edmond Siméoni, 16,8 % des voix et 9 sièges, sur un total de 51 sièges.

Les nationalistes ont obtenu près d'un quart des suffrages exprimés, mais ils ne sauront pas tirer parti de ce résultat.

2. L'alternance des phases de répression et de négociation

Depuis 1975, les politiques gouvernementales se sont traduites par des revirements successifs.

Ces hésitations se sont retrouvées dans la succession des phases de fermeté et de dialogue, y compris avec les mouvements clandestins, et quels que soient les gouvernements.

a) La phase de répression : 1975-1981

Entre 1975 et 1981, le gouvernement réagit avec fermeté : c'est l'époque des « nuits bleues » et des manifestations nationalistes qui reçoivent un fort appui populaire.

Dans le même temps, les pouvoirs publics restent relativement inertes, à l'exception d'une politique en faveur du développement économique : la solidarité nationale se manifeste alors en matière d'investissements publics.

Cette politique ne porte cependant pas ses fruits et d'autres orientations sont proposées.

b) La phase d'apaisement : 1981-1983

Cette phase se traduit par une ouverture politique concrétisée par un statut particulier, proposé par le ministre de l'intérieur, Gaston Defferre.

Dans le même temps, interviennent des mesures d'apaisement, c'est-à-dire une large amnistie qui bénéficie à ceux qui ont été condamnés et emprisonnés au cours des années précédentes.

Force est de constater, là encore, que cette politique d'ouverture n'a pas apporté les résultats escomptés.

c) Le durcissement de la période de 1983-1988

Dès 1983, la violence se manifeste à nouveau et se radicalise : les premiers assassinats conduisent l'Etat à renforcer sa politique sécuritaire, qui s'incarne aussi bien dans la période dite Broussard que par le passage de M. Charles Pasqua au ministère de l'intérieur.

Dans le même temps, la population corse s'insurge contre la violence, selon des modalités qui ne sont pas sans rappeler les manifestations massives organisées après l'assassinat du préfet Erignac.

Compte tenu de ces réactions, on peut s'interroger sur les raisons qui ont poussé deux parlementaires de l'île à proposer d'étendre, en faveur des nationalistes emprisonnés, le champ d'application de la loi d'amnistie.

d) Une nouvelle ouverture : 1988-1996

Dans un souci d'ouverture et de dialogue, intervient le statut Joxe de 1991, qui résulte de contacts établis avec les mouvements nationalistes : ces derniers marquent incontestablement des points aux élections de 1992 puisqu'ils obtiennent près de 25 % des suffrages.

Au même moment, on assiste à une recrudescence de la violence qui laisse impuissants les services chargés de la sécurité.

e) La fin du dialogue : 1996-1998

Cette période succède à la manifestation de Tralonca qui a suscité un véritable traumatisme dans l'opinion publique.

Après l'attentat de Bordeaux, le gouvernement de M. Alain Juppé a entendu réagir et revenir à une politique de fermeté qui laissait à l'arrière-plan le souci de dialogue engagé lors de la période antérieure.

f) L'ère des incertitudes : depuis 1998

L'assassinat du préfet Claude Erignac a suscité une manifestation qui a rassemblé à Ajaccio plus de 40 000 personnes, soit près du sixième de la population de l'île.

Devant la commission, un élu insulaire a indiqué que la politique engagée depuis par le gouvernement s'était progressivement traduite par « la création d'une fracture immense entre l'opinion corse et l'opinion nationale et par des propos auxquels s'est laissé aller M. Barre lui-même : « Si les Corses veulent leur indépendance, qu'ils la prennent. »

Il a ajouté : « le résultat, c'est que si on interroge l'ensemble des Français pour leur demander ce qu'ils pensent de l'avenir de la Corse, on trouve aujourd'hui une majorité relative de Français qui disent : « Si les Corses veulent l'indépendance, qu'ils la prennent », comme M. Barre, et que si vous posez la même question aux insulaires, vous n'en trouvez que 8 % pour dire la même chose. C'est dire qu'il y a un décalage immense entre ce que pense l'ensemble des Français et ce que pensent les insulaires d'aujourd'hui ».

3. Trois amnisties aux effets désastreux

Un magistrat bien informé de la situation corse, a souligné devant la commission les effets démobilisateurs des lois d'amnistie pour la Corse.

« Lorsqu'en 1989 est intervenue la troisième amnistie à être votée depuis 1981, et a bénéficié à une soixantaine de membres du FLNC alors détenus, on a rapidement senti un grand découragement des forces de police, car ces personnes avaient été interpellées pour des actions qui, même si elles n'étaient pas criminelles, étaient très graves : il s'agissait d'attentats, voire de mitraillages sur des forces de police.

Après l'amnistie de 1989, il est certain que, pendant toute une période, il n'y a eu ni véritable élan, ni véritable volonté, de toute part d'ailleurs puisque cette amnistie avait été manifestement votée dans un but d'apaisement. Il a fallu attendre un assez grand nombre d'années pour percevoir à nouveau une volonté de reprise en main des forces de police, alors que, il faut bien le dire, les attentats étaient toujours en nombre assez élevé ».

Ce thème a été ultérieurement repris au cours de la même audition, en réponse à une question sur l'état d'esprit des forces de sécurité :

« L'amnistie de 1989 a fait beaucoup de mal, et la situation à laquelle nous sommes parvenus aujourd'hui est due pour une grande part à cette cassure opérée dans la lutte anti-terroriste.

Trois amnisties, c'est beaucoup. Une première fois, un assez grand nombre de personnes ont été interpellées, puis relâchées. Il en a été de même la deuxième et la troisième fois. Les policiers se sont lassés et se sont dit que ce n'était pas la peine de continuer ; d'autant que les policiers -ma remarque vaut pour les gendarmes- sont connus. Ils vivent là avec leur famille.

Ce n'est pas toujours facile pour eux de faire de la répression. Ils ont besoin d'un certain courage. Parfois, dans les petites gendarmeries les gendarmes subissent des mitraillages. C'est un fait qu'il ne faut pas minimiser ».

L'amnistie de 1981 : dans le cadre de la traditionnelle loi d'amnistie postérieure aux élections présidentielles 29 ( * ) sont intégrées (art. 2-4) « les infractions commises en relation avec des élections de toutes sortes, ou avec des incidents d'ordre politique ou social survenus en France, à condition que ces infractions n'aient pas entraîné la mort, ou des blessures ou infirmités ».

L'amnistie de 1982 : à l'occasion de l'examen de la première loi de décentralisation en Corse, l'Assemblée nationale prévoit l'amnistie de « toute action en relation avec des événements d'ordre politique et social », et rejette un amendement de l'opposition qui en exclut les crimes de sang.

Le gouvernement de l'époque souhaite, en effet, que la mise en place de l'Assemblée régionale de Corse s'accompagne de mesures de clémence envers les activistes.

L'amnistie de 1989 : lors de l'élaboration de la traditionnelle loi d'amnistie postérieure à l'élection présidentielle de 1988, le gouvernement de l'époque tire la leçon du peu de résultats de son initiative de 1982, et ne prévoit pas d'inclure les nationalistes corses dans son champ.

A l'initiative d'élus de l'île -MM. Zuccarelli (MRG), et Rossi (UDF)- le texte leur est étendu : le garde des sceaux Pierre Arpaillange s'en remet sur ce point à la sagesse de l'Assemblée.

Le vote du Parlement a pu être ainsi interprété par les nationalistes remis en liberté, comme une sorte de droit à d'impunité.

* 28 Assassinats successifs, durant le dernier trimestre de 1990, de Charles-Antoine Grossetti, maire de Grossetto-Pruqua, de Lucien Tirrolini, président de la chambre régionale d'agriculture, et de Paul Mariani, maire de Sovéria

* 29 loi du 4 août 1981

Page mise à jour le

Partager cette page