INTRODUCTION
« Corse, horrible séjour, quand sur la plage aride
Le soleil des étés darde ses traits brûlants,
Quand Sirius en feu dessèche les torrents.
Corse inhospitalière où l'étranger succombe,
Épargne un exilé, car l'exil c'est la tombe ».
Sénèque, Oeuvres poétiques
« Nous ne laisserons pas le crime et le non-
droit s'installer en Corse. Nous ne laisserons
pas attaquer l'Etat et ses serviteurs. Nous ne
laisserons pas se défaire l'unité du pays. »
Allocution de M. Jacques Chirac, président
de la République, à l'occasion de l'hommage
solennel rendu à la mémoire de Claude
Erignac. Ajaccio, lundi 9 février 1998.
Mesdames, Messieurs,
A l'initiative des présidents des quatre groupes de sa majorité, le Sénat a constitué le 19 mai 1999 une commission d'enquête sur la conduite de la politique de sécurité menée par l'Etat en Corse.
Cette commission a été créée à la suite de l'épisode de l'incendie d'un restaurant de plage implanté illégalement sur le domaine public maritime qui a suscité la mise en examen et l'incarcération d'un préfet de la République, de son directeur de cabinet, d'un colonel commandant de légion de la gendarmerie et de quelques-uns de ses officiers compromis dans une affaire relevant davantage d'un médiocre feuilleton que d'une affaire d'Etat.
Cet épisode rocambolesque et navrant a cependant durablement porté atteinte à l'image de deux piliers de la République auxquels le Sénat est particulièrement attaché : la fonction préfectorale et l'Arme 1 ( * ) .
Cette aventure qui n'aurait pu être que dérisoire succédait à un drame d'une toute autre nature : l'assassinat du préfet Erignac, sauvagement abattu le 6 février 1998 dans une rue d'Ajaccio.
Sans qu'un parallèle, qui serait inconvenant, puisse être établi entre un crime odieux commis sur la personne du représentant de l'Etat et l'acte inexcusable de quelques égarés, ces deux événements témoignent de la gravité des dysfonctionnements constatés en Corse dans la conduite de la politique de sécurité menée par l'Etat.
Il était donc légitime que le Sénat décide de la création d'une commission d'enquête pour y voir plus clair dans le fonctionnement des services chargés de la sécurité.
Comme le lui suggérait l'exposé des motifs de la proposition de résolution, la commission d'enquête a centré ses investigations sur la période postérieure à l'assassinat du préfet Claude Erignac , laissant à l'Assemblée nationale, le soin de mener une enquête parallèle, peut-être plus ambitieuse, et de remonter plus loin dans le passé.
En se gardant de tout parti-pris, compte tenu du fait que la situation actuelle dans l'île est la résultante de politiques des gouvernements successifs qui ont oscillé pendant un quart de siècle entre la fermeté et l'ouverture, la répression et la négociation, la commission a engagé des investigations approfondies dans un climat de consensus républicain qu'elle a prolongé aussi longtemps qu'il était possible tout au long de sa période d'existence légale.
Elle voudrait indiquer à titre liminaire que sa démarche n'a été en aucune manière inspirée par une quelconque suspicion à l'égard de la population corse : au-delà des clichés répandus à l'excès et de supposées spécificités insulaires utilisées trop souvent comme alibis pour expliquer ou justifier une insécurité endémique, la commission est convaincue d'une part, que l'immense majorité des Corses aspirent à vivre conformément aux lois de la République, pour peu que celle-ci lui offre les perspectives d'un véritable développement économique, et que, d'autre part, la population corse ne saurait se reconnaître dans les quelques centaines d'éléments nationalistes prônant une action violente et criminelle contre l'« Etat colonisateur », laquelle n'est d'ailleurs pas exclusive d'actions terroristes lucratives.
Sur un plan général, son premier souci a été d'apporter un éclairage actualisé et aussi précis que possible sur la politique de sécurité qui est menée dans l'île.
Tout au long de ses auditions, elle s'est attachée à respecter scrupuleusement le principe de la séparation des pouvoirs et s'est efforcée en conséquence de ne pas interférer avec les procédures judiciaires en cours dans lesquelles étaient impliqués un certain nombre de ses interlocuteurs.
Ce dernier objectif était d'autant plus méritoire que les médias, depuis plusieurs mois, apportaient leur lot quotidien de révélations puisées aux sources les plus diverses, et notamment judiciaires.
Dans le même temps, une floraison d'ouvrages « de plage » ou de rentrée, consacrés au dossier corse rendaient publics sans vergogne des documents qualifiés de confidentiels, qui étaient remis comme tels avec solennité par leurs auteurs à la commission, ou reprenaient largement des éléments d'information communiqués sous serment lors des auditions.
Votre commission d'enquête a même pu constater que certains de ses interlocuteurs mis en examen, et sans doute soucieux de justifier leur action, étaient manifestement disposés à lui fournir des indications pourtant couvertes par les procédures en cours.
Résistant à ces tentations, la commission s'est efforcée de ne pas participer à une mode aujourd'hui trop répandue consistant à faire litière du secret des instructions, et, en conséquence, elle a limité ses investigations en ce domaine à l'analyse du fonctionnement de la justice en Corse dans le cadre d'une politique de la sécurité, en s'interdisant de pénétrer sur le terrain des enquêtes judiciaires engagées.
Tous ses membres se sont par ailleurs attachés à respecter la confidentialité des travaux de la commission , option qui a été retenue lors de sa réunion constitutive comme l'y autorisait l'article 6, paragraphe IV de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 modifiée sur le fonctionnement des assemblées parlementaires.
Les rares fuites constatées dans les dernières semaines de sa période d'existence légale, et relayées notamment dans un quotidien régional de l'Est, n'ont pas été de son fait. Par ailleurs, conformément à l'engagement moral qu'elle avait pris avec ses interlocuteurs, la commission a décidé de ne pas publier dans son rapport les procès-verbaux intégraux de leurs auditions.
Elle a cependant jugé nécessaire d'y insérer certains extraits des témoignages les plus significatifs, sans indiquer explicitement leur auteur, sauf lorsque la révélation de leur identité s'imposait pour la compréhension des choses ou quand la gravité des faits portés à sa connaissance le justifiait, et constituait clairement, par exemple, une entrave avérée au déroulement d'une enquête judiciaire. La commission se réserve d'ailleurs la possibilité de porter ces faits particulièrement graves à la connaissance des autorités compétentes.
Au terme d'un programme d'auditions ambitieux qui lui a permis d'entendre sous serment, au Sénat et à Ajaccio, les principaux protagonistes responsables, actuels et récents, de la politique de sécurité menée par l'Etat en Corse, et sans déflorer le contenu des développements ci-après, quelles sont les observations générales qui ont pu être retirées par la commission d'enquête ?
- un surencadrement et une sur-administration de l'île : avec ses deux départements, la région de Corse qui ne compterait que 256 000 habitants, soit une population inférieure à celle d'un arrondissement de Marseille, dispose de trois préfets, de huit sous-préfets et de tous les échelons départementaux et régionaux pour les services de police, de gendarmerie et de justice.
Ce surencadrement se retrouve d'ailleurs au niveau représentatif avec deux conseils généraux, une assemblée territoriale et un conseil exécutif ;
- des services de sécurité pléthoriques : l'importance des forces de police et de gendarmerie, permanentes ou mobiles, affectées en Corse se traduit en effet par un taux d'encadrement en matière de sécurité deux fois supérieur à celui observé sur le continent, soit un policier (ou un gendarme) pour 100 habitants ; si un tel surencadrement peut être justifié par les particularités géographiques et insulaires, il est surtout source de gaspillages du fait d'un sous-emploi de ces unités et se traduit par une concurrence stérile entre les services ;
- un gaspillage dans l'utilisation des forces de sécurité : à une police « poreuse » et donc peu efficace du fait de son origine insulaire, mais aussi en raison d'un fort taux d'absentéisme, répond une gendarmerie quasi exclusivement originaire du continent, qui reste largement exclue de la société corse et qui n'est ainsi pas en mesure d'assurer convenablement sa fonction d'information et de renseignement ; son caractère opérationnel est hypothéqué par la fréquence des gardes statiques rendues nécessaires par la dispersion des petites brigades en zone rurale, lesquelles constituent autant de cibles faciles pour les terroristes.
Ces caractéristiques conjuguées aux difficultés de transport imposent un recours important aux forces non permanentes (escadrons de gendarmerie mobile, qui sont en fait souvent condamnés à l'immobilité, compagnies républicaines de sécurité généralement mal acceptées par la population corse), et ont justifié la création du GPS qui a connu le sort injuste que l'on sait après s'être fourvoyé dans l'affaire des paillotes ;
- des services de police judiciaire et des magistrats locaux concurrencés par leurs collègues parisiens : le développement du fait terroriste en Corse relève désormais pour une part non négligeable de trois juges du pool anti-terroriste parisien et de la structure anti-terroriste (DNAT) de la direction centrale de la police judiciaire ; la concurrence interne à ces juges parisiens, entre ces derniers et les magistrats locaux, entre les directeurs d'enquête de la DNAT et les enquêteurs du SRPJ d'Ajaccio, selon des règles de répartition peu claires ne contribue pas, à l'évidence, à faciliter l'instruction de ces affaires ;
- un renouvellement opportun des responsables de la sécurité en Corse : après une longue période d'inertie et de complaisance, qui ne leur était pas d'ailleurs entièrement imputables, la commission a pu constater un renouvellement important des responsables locaux chargés de la sécurité (SRPJ, magistrats du Parquet, ...) qui augure d'une nouvelle politique de fermeté de l'Etat ; il reste que l'inexpérience de certains juges chargés d'instruire une affaire « de l'Etat » qui peut-être les dépasse, conjuguée à une animosité avérée entre le principal mis en examen dans l'affaire des paillotes, et les magistrats qui seront chargés de le juger, certes après une correctionnalisation de la procédure, appellerait sans doute pour un fonctionnement serein de la justice, un dépaysement judiciaire de l'affaire ;
- un système de type mafieux ou pré-mafieux sous-estimé : bien que déjà souligné dans le rapport Glavany, il semblerait qu'on n'en ait pas toujours pris la juste mesure ni analysé les conséquences pour l'avenir économique de l'île et la criminalité insulaire ;
- une nécessaire association des élus à la politique de sécurité : tenus largement à l'écart de la politique de rétablissement de l'Etat de droit engagée dès le début de l'année 1998 par le préfet Bonnet, les élus locaux républicains ont un rôle capital à jouer dans une politique de sécurité qui conditionne le développement économique de la Corse ; une telle association suppose cependant une condamnation claire des dérives des nationalistes extrémistes qui n'est venue pour l'instant ni de l'assemblée territoriale, ni a fortiori du groupe des élus nationalistes : le soutien aux responsables de l'assemblée de Corse ne pourra venir du continent qu'une fois ce préalable établi et après une clarification des positions des élus nationalistes quant à l'évolution future de la Corse ;
- une « guerre » traditionnelle entre services de sécurité exacerbée par des conflits de personnes : alors que la guerre des polices constitue une vieille tradition nationale, que la rivalité entre police et gendarmerie fait partie du décor, que la police judiciaire entretient depuis toujours des relations ambivalentes avec les juges chargés de l'instruction, la commission a constaté que les conflits de personnes dans le dossier corse s'exprimaient avec une intensité incompatible avec les règles déontologiques qui de tous temps ont inspiré le fonctionnement du service public.
Même si elle n'entretient pas d'illusions excessives sur la nature humaine et qu'elle comprend la légitimité des ambitions de carrière, votre commission d'enquête ne peut cependant qu'exprimer sa surprise, et aussi son indignation, devant certaines révélations qu'elle a pu recueillir au cours de ses auditions, la décence lui commandant en outre d'être sélective :
• des rivalités entre les juges anti-terroristes, commandées par des ego parfois surdimensionnés, et conjuguées à des relations parfois tendues avec le Parquet ;
• des dénonciations particulièrement inélégantes entre les services de police mais aussi entre les niveaux centraux et déconcentrés d'un même service ;
• une note confidentielle et désagréable de la gendarmerie sur un juge d'instruction transmise par la DNAT à l'intéressé, et portée de surcroît, avec une certaine malveillance, à la connaissance d'un de ses collègues ;
• des relations « exécrables » entre un préfet et un procureur général qui nécessitent une réunion de conciliation des intéressés au plus haut niveau de l'Etat ;
• un comportement inacceptable d'un officier supérieur de la gendarmerie qui enregistre une conversation avec son préfet à l'insu de ce dernier pour la transmettre au juge ;
• des rivalités futiles entre officiers supérieurs de la gendarmerie recherchant les grâces de leur préfet ;
• une concurrence exacerbée entre préfets d'une même région...
Votre commission d'enquête en restera là, car la mission qui lui a été assignée par le Sénat n'a pas pour objet de sonder les reins et les coeurs...
Elle se demande néanmoins si la Corse n'affecte pas la raison des responsables qui y sont nommés et s'il convient d'y affecter des personnalités trop marquées qui peuvent être tentées d'instrumentaliser les dossiers qui leur sont confiés pour satisfaire leurs ambitions de carrière.
Plutôt que de personnalités charismatiques et ambitieuses, l'île n'a-t-elle pas plutôt besoin de fonctionnaires attachés à la rigueur du service public, au respect de la règle de droit, de juges conscients des limites de leur action, d'officiers supérieurs de gendarmerie chevronnés susceptibles de s'opposer en tant que de besoin à des consignes manifestement illégales, même si celles-ci ne sont que suggérées... ?
Bref, la commission d'enquête ne peut que constater que la Corse a été le siège au cours de la période récente de désordres confondants en matière de sécurité, que ceux-ci n'ont pas été portés assez rapidement à la connaissance des plus hautes autorités de l'Etat et que leur gravité ne semble pas avoir été prise immédiatement en compte, ce qui peut expliquer une réaction tardive des pouvoirs publics.
Compte tenu de ces dysfonctionnements, le choix des hommes affectés en Corse apparaît déterminant et une véritable coordination de la politique de l'Etat à l'égard de la Corse, notamment en matière de sécurité, ne peut que s'imposer.
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* 1 Il est d'usage de désigner ainsi la gendarmerie nationale pour la distinguer des trois armées (Terre, Air, Mer).