2. La réalisation du marché intérieur de l'énergie
a) Un enjeu de compétitivité
L'intégration des marchés européens de
l'énergie vise avant tout à accroître la
compétitivité des entreprises du vieux continent, outre qu'elle
tend à mieux répondre aux besoins des consommateurs et peut
contribuer à diversifier les ressources énergétiques
européennes en permettant une grande flexibilité dans leur
accès et favoriser l'initiative industrielle.
Dans un contexte de globalisation croissante des marchés, on ne peut
ignorer, en effet, que les industries européennes payent leur
énergie plus cher que leurs homologues américaines. La Commission
européenne estime, par exemple, que les compagnies européennes du
secteur chimique payent leur énergie près de 1,5 fois plus cher
que leurs concurrents d'Outre-Atlantique.
Alors que l'Union européenne ne dispose pas de compétence
spécifique dans le secteur énergétique -à
l'exception de celles que lui confèrent les traités CECA et
EURATOM-, ce constat a incité la Commission européenne à
proposer aux Etats-membres de faire évoluer le secteur vers un
marché de l'énergie plus intégré, plus
libéralisé et plus concurrentiel.
En outre, cette démarche a été
encouragée par un
double mouvement d'ordre économique et juridique
:
-
au plan économique
, l'organisation traditionnelle des
industries de réseaux sous une forme généralement
monopolistique et intégrée verticalement -allant de la production
à la distribution et à la vente au consommateur final- a
été remise en question dès les années 1980, aux
États-Unis puis en Grande-Bretagne, avec l'objectif essentiel
d'introduire la concurrence partout où cela est possible, de
façon à inciter davantage au progrès technique, à
la baisse des prix et, de ce fait à la satisfaction du
consommateur ;
55(
*
)
-
au plan juridique
, en l'absence de politique commune de
l'énergie la Commission européenne s'est appuyée sur les
règles de concurrence et sur les dispositions de l'Acte unique
européen relatives au marché intérieur pour
réaliser le marché intérieur de
l'électricité et du gaz.
b) Analyse comparative des principales caractéristiques des directives concernant le marché intérieur de l'électricité et du gaz naturel
Trois
directives ont été adoptées au cours d'une première
étape consensuelle :
- en 1990, une directive sur la transparence des prix de vente de
l'électricité et du gaz au consommateur final industriel, qui
impose aux Etats membres de prendre les mesures nécessaires pour que les
entreprises concernées communiquent à l'Office statistique des
Communautés européennes, les prix et les conditions de vente aux
consommateurs industriels, les systèmes de prix en vigueur, ainsi que la
définition des différentes catégories de consommateurs ;
- en 1990 et 1991, deux directives sur le transit de
l'électricité et du gaz sur les grands réseaux, qui
imposent une obligation de circulation de l'énergie entre les
gestionnaires des réseaux de transport.
Après huit années de négociations parfois laborieuses,
voire conflictuelles, deux nouvelles directives ont été
récemment adoptées :
- la directive sur le marché intérieur de
l'électricité, le 19 décembre 1996 ;
- la directive sur le marché intérieur du gaz, le 11
mai 1998.
On rappellera les caractéristiques principales de ces deux directives,
sachant qu'elles comportent de nombreux points communs -la deuxième
ayant été partiellement calquée sur la première-
mais aussi certaines spécificité que l'on précisera au fur
et à mesure.
Champ d'application des directives
Ces directives susmentionnées établissent des règles
communes aux Etats membres pour :
- la production, le transport et la distribution
d'électricité ;
- le transport (par des gazoducs à haute pression), la distribution
(le transport de gaz par réseaux locaux ou régionaux), la
fourniture (la livraison et/ou la vente de gaz à des clients) et le
stockage de gaz naturel, y compris de gaz naturel liquéfié.
Notons que la production de gaz n'est pas visée dans la mesure où
elle est d'ores et déjà soumise à la concurrence.
Règles générales d'organisation des secteurs
concernés
Dans les deux cas, conformément aux dispositions du Traité de
Rome, en particulier à celles de son article 90-2, les Etats
peuvent imposer aux entreprises concernées des
obligations de service
public
, qui peuvent porter sur la sécurité
d'approvisionnement, la régularité, la qualité et le prix
des fournitures et sur la protection de l'environnement. Elles doivent
être clairement définies, transparentes, non discriminatoires et
contrôlables. Afin d'assurer l'accomplissement de ces obligations de
service public, les États peuvent introduire une
planification
à long terme
, en prenant en compte, s'agissant du gaz, la
possibilité pour des tiers de rechercher un accès au
réseau.
Lorsque les États décident d'instituer un régime
d'autorisation -plutôt que d'appel d'offres- pour la construction de
nouvelles installations de production d'électricité ou pour la
construction ou l'exploitation d'installations gazières, ils doivent le
faire sur la base de critères objectifs et non discriminatoires. Ils
peuvent, cependant, ne pas appliquer ces dispositions à la distribution
de gaz lorsque cela s'avère nécessaire à l'exercice des
missions de service public.
Exploitation du réseau de transport d'énergie
- Pour
l'électricité
, les Etats membres doivent
désigner un gestionnaire du réseau, à qui sera
confiée la responsabilité de l'exploitation, de l'entretien et,
le cas échéant, du développement du réseau de
transport dans une zone donnée, ainsi que des interconnexions avec
d'autres réseaux, pour garantir la sécurité
d'approvisionnement. Il devra s'abstenir de toute discrimination entre les
utilisateurs du réseau.
Le gestionnaire de réseau, lorsqu'il appelle les installations de
production, peut se voir imposer par l'État membre un certain
ordre
de priorité
:
* en faveur des installations utilisant des sources d'énergies
renouvelables ou des déchets qui produisent de façon
combinée de la chaleur et de l'électricité ;
* pour des raisons de sécurité, en faveur des installations
utilisant des sources nationales d'énergie primaire, ceci dans une
proportion maximum de 15 % de la quantité totale d'énergie
primaire nécessaire à la production d'électricité.
- S'agissant du
gaz
, toute entreprise de transport et/ou de
stockage a l'obligation d'exploiter, d'entretenir et de développer ses
installations de manière
" sûre, efficace,
économique et en prenant en compte l'environnement
".
Elle doit s'abstenir de toute discrimination entre utilisateurs de ses
installations et fournir aux autres entreprises gazières des
informations suffisantes pour permettre un bon fonctionnement du réseau
interconnecté. Elle préserve la confidentialité des
informations commercialement sensibles obtenues au cours de l'exécution
de ces prestations et interdit leur exploitation abusive.
Exploitation du réseau de distribution
On retrouve ici les mêmes spécificités que pour le
réseau de transport :
- avec un gestionnaire du réseau de distribution de
l'électricité ;
- et des entreprises de distribution de gaz soumises aux mêmes
obligations que celles imposées aux entreprises de transport.
Dans les deux cas, les États peuvent obliger les entreprises
concernées à alimenter les clients situés dans une zone
donnée et réglementer les tarifs de telles fournitures afin de
garantir l'égalité de traitement des clients concernés.
Obligation de dissociation comptable et de transparence de la
comptabilité
La volonté exprimée est d'éviter les discriminations,
subventions croisées et distorsions de concurrence.
Les directives prévoient que les entreprises électriques ou
gazières intégrées doivent tenir dans leur
compatibilité interne des comptes séparés pour la
production, le transport, la distribution, le stockage (de gaz) et, le cas
échéant les activités autres. Par contre, en cas
d'accès au réseau réglementé et lorsque le
transport et la distribution font l'objet d'une tarification commune, les
comptes de ces deux activités peuvent être agrégés.
Si l'exploitation du réseau de transport d'électricité est
confiée à une entreprise intégrée, cette
activité de gestionnaire de réseau devra être
indépendante, au moins sur le plan de la gestion, des autres
activités de cette opérateur non liées au réseau de
transport.
Organisation de l'accès au réseau
Cette organisation revêt deux types de modalités, dont le choix
appartient à chaque État membre
et qui doivent être mis
en oeuvre selon des critères objectifs, transparents et non
discriminatoires :
- accès négocié au réseau ou formule de
l'acheteur unique, pour l'électricité ;
- accès négocié au réseau ou accès
réglementé, pour le gaz.
L'accès réglementé
permet aux entreprises
concernées et aux clients éligibles de négocier au cas par
cas la fourniture d'énergie sur la base d'accords commerciaux
volontaires.
Dans la formule de
l'acheteur unique
, les États membres
désignent un acheteur unique d'électricité à
l'intérieur du territoire couvert par le gestionnaire de réseau,
celui-ci étant tenu d'acheter l'électricité qui a fait
l'objet d'un contrat entre un client éligible et un producteur
situé à l'intérieur (producteurs indépendants) ou
à l'extérieur du territoire susvisé, et servant en quelque
sorte d'intermédiaire obligé.
Le droit d'accès au réseau fait l'objet d'une
rémunération à son profit, dont le niveau doit être
publié.
Quant à
l'accès négocié
au réseau de
gaz, il s'effectue sur la base de tarifs et/ou autres clauses publiés et
applicables à tous.
Les entreprises peuvent refuser l'accès à leur réseau en
cas d'absence de capacité ou, s'agissant du gaz lorsque cet accès
les empêcherait d'accomplir leurs obligations de service public ou en cas
de graves difficultés économiques et financières
liées à des contrats avec clauses de " take or
pay "
56(
*
)
, sous
réserve du respect de certains critères et procédures. Ce
refus doit être dûment motivé.
Définition des clients éligibles
Les gros consommateurs, dits " consommateurs éligibles ",
auront le droit -sous certaines conditions- de quitter leurs fournisseurs
monopolistiques traditionnels et d'utiliser les réseaux de transport de
ces derniers, s'ils trouvent des fournisseurs à meilleur prix.
La détermination des critères de définition des clients
éligibles relève du respect du principe de subsidiarité,
mais la liberté des Etats-membres n'en est pas moins encadrée
:
- d'une part, les consommateurs finaux d'électricité
consommant plus de 10 gigawatts/heure par an sont automatiquement
éligibles, de même que les producteurs d'électricité
à partir de gaz ;
- d'autre part, en raison de l'"
éligibilité
partielle des distributeurs d'électricité
", en vertu de
laquelle ces derniers, s'ils ne sont pas déjà
désignés comme clients éligibles, ont la capacité
juridique de passer des contrats pour le volume d'électricité
consommé par leurs clients désignés comme éligibles
dans leur réseau de distribution, en vue d'approvisionner ces
derniers ;
- enfin et surtout, les Etats-membres doivent assurer une ouverture
significative et progressive du marché.
Vers une ouverture progressive et significative du marché
Pour le marché de l'électricité, cette ouverture est
organisée sur six ans.
Dans un premier temps, la part de la consommation nationale
représentée par les clients auxquels sera reconnu le statut
d'" éligible " doit être au moins égale à
la part de la consommation communautaire représentée par les
clients dont la consommation est supérieure à 40 Gwh par an.
Trois ans après l'officialisation de la directive, ce seuil passera
à 20 Gwh par an, et six ans après, il sera de 9 Gwh par an.
Le tableau ci-dessous permet de prendre la mesure de
l'enjeu de cette
ouverture pour notre secteur électrique
:
Si la part de marché assurée à EDF reste de 70 %
d'ici six ans, l'entreprise publique est confrontée au
défi
d'une concurrence concernant un quart de son marché dès l'an
prochain et près d'un tiers de ce dernier en 2003.
Quand ? |
Sont éligibles ceux qui consomment plus de : |
Part de marché concernée en France (en volume) |
Nombre de clients éligibles en France |
Au plus tard au 19 février 1999 |
40 Gwh |
25 % |
400 |
A partir de février 2000 |
20 Gwh |
28 % |
800 |
A partir de février 2003 |
9 Gwh |
plus de 30 % |
3.000 |
En
outre, il faut avoir conscience que les Etats membres n'en resteront sans doute
pas là.
La directive confie, en effet, à la Commission
européenne le soin
" d'examiner en temps utile la
possibilité d'une nouvelle ouverture du marché, qui deviendrait
effective neuf ans après l'entrée en vigueur de la
directive ".
Cela revient à dire qu'
à compter de
2006, la libéralisation du marché électrique pourrait
connaître une nouvelle étape
. Sachant qu'un certain nombre
d'Etats membres ont anticipé, ou sont sur le point de le faire,
l'application des différentes phases prévues par la directive, on
peut penser qu'il s'agit là plus d'une proche probabilité que
d'une simple éventualité.
En outre, une forte pression s'exercera inéluctablement à la
baisse rapide des seuils, dans la mesure, où, à l'heure actuelle,
le prix de l'électricité pour un industriel de taille importante
varie de 0,13 à 0,30 F/kwh selon les pays et les régions.
Le mercredi 1er avril dernier, les ministres du G8, réunis à
Moscou, se sont d'ailleurs engagés à promouvoir dans les vingt
prochaines années des marchés de l'énergie ouverts et
concurrentiels, jugeant qu'il s'agissait là du meilleur moyen de
satisfaire les besoins des consommateurs.
Pour le marché du gaz, l'ouverture à la concurrence est
organisée sur dix ans.
Les clients industriels consommant plus de 25 millions de m
3
par an et par site, seuil ramené à 15 millions de
m
3
par an après cinq ans et à 5 millions de
m
3
par an après dix ans, outre -on l'a dit- les producteurs
d'électricité à partir de gaz, (quelle que soit leur
consommation annuelle), ont accès au réseau.
S'agissant des producteurs d'électricité, il faut préciser
que, dans le but de garantir l'équilibre de leur marché de
l'électricité, les Etats membres peuvent indiquer un seuil
d'éligibilité qui ne peut être supérieur à
celui, susmentionné, applicable aux clients finals.
L'ouverture du marché doit être égale au minimum
à 20 % de la consommation nationale annuelle de gaz à la
date d'entrée en vigueur de la directive, 28 % après cinq
ans et 33 % après dix ans.
La directive prévoit
cependant que si cette définition conduit à une ouverture
immédiate supérieure à 30 % (38 % après
cinq ans, 43 % après dix ans), les Etats concernés peuvent
modifier son application de façon à réduire l'ouverture de
leur marché à cette valeur.
Sur cette base,
l'enjeu de cette ouverture à la concurrence pour
notre secteur gazier peut être appréhendé comme suit
:
Quand ? |
Sont éligibles ceux qui consomment plus de : |
Part de marché concernée en France (en volume) |
Nombre de clients éligibles en France |
Au plus tard en février 2000 |
25 millions de m 3 |
20 % |
100 |
A partir de février 2003 |
15 m de m 3 |
28 % |
300 |
A partir de février 2008 |
5 m de m 3 |
33 % |
700 |
L'ouverture à la concurrence du secteur gazier sera
donc un
peu plus étalée dans le temps (dix ans, contre cinq pour
l'électricité), un peu plus tardive (puisqu'elle a
été adoptée après la directive sur
l'électricité et sera transposée en droit national
après cette dernière), un peu moins importante au début
(20 %, contre 25 %), mais tout autant à terme,
c'est-à-dire en 2008. N'oublions pas, en outre,
qu'il s'agit
là de l'ouverture minimale du marché
, l'application des
critères d'éligibilité pouvant entraîner un
degré de concurrence supérieur à ces chiffres.
Enfin, ici aussi, la Commission européenne est chargée
d'établir un
rapport
sur le marché intérieur du gaz
et sur la mise en oeuvre de la directive, dans le but de permettre au Conseil
et au Parlement européen d'adopter des dispositions de nature à
améliorer ce marché et qui deviendraient effectives dix ans
après l'entrée en vigueur de la directive.
Désignation d'une autorité de régulation
indépendante
L'une et l'autre des directives prévoient que chaque Etat membre doit
désigner une autorité compétente,
indépendante
des parties
, pour régler les litiges relatifs aux contrats, aux
négociations et au refus d'accès au réseau, sans
préjudice des droits d'appel prévus par le droit communautaire.
Ils doivent instaurer des mécanismes conformes au Traité contre
tout abus de position dominante, en particulier au détriment des
consommateurs, et tout comportement prédateur.
*
* *
Une
telle mise à plat en termes comparatifs des principales dispositions des
directives sur le marché intérieur de l'électricité
et du gaz naturel était nécessaire pour permettre d'en
appréhender les contours et les enjeux, et de prendre ainsi la mesure du
défi européen que notre politique énergétique doit
prendre en considération.
Les Gouvernements français successifs ont oeuvré, avec une
continuité qui mérite d'être saluée, pour que
l'ouverture du marché de l'électricité et du gaz soit
progressive et néanmoins réelle, qu'elle permette une large
application du principe de subsidiarité, reconnaissant les missions de
service public des opérateurs du secteur et respectant les organisations
électriques et gazières présentes dans chaque pays, en
particulier en France.
Il n'en reste pas moins que l'évolution et l'intégration du
marché entraînent une dépendance accrue par rapport aux
choix énergétiques effectués par chacun des Etats membres.
Il nous faut en avoir conscience, et faire preuve d'une extrême vigilance
dans les négociations éventuelles et ultérieures.