B. UNE PROGRESSION QUI DOIT NÉANMOINS ÊTRE RELATIVISÉE
Le budget proposé pour 1998 doit-il pour autant
être considéré comme un bond en avant ou annonce-t-il la
reprise d'une croissance ordinaire après une relative pause
budgétaire en 1997 ?
L'année 1997 a été marquée par des efforts
d'économies budgétaires
globaux
dont le ministère
de la justice est, par comparaison avec les autres ministères et avant
les gels de printemps, sorti relativement épargné. Certes
l'exécution de la loi de programme de 1995, comme celle de l'ensemble
des plans pluriannuels a été étalée sur une
année supplémentaire (ce retard n'est pas comblé
totalement par le budget pour 1998) mais la justice a été le seul
ministère régalien bénéficiant de créations
nettes d'emplois et ses crédits ont progressé avec ceux de
l'Education nationale et de la Recherche alors que la presque totalité
des autres budgets civils régressait en francs courants.
1. L'évolution réelle du budget du ministère
· En
francs constants
, la progression du budget
de la Chancellerie entre 1997 et 1998, calculée par
référence à une base 100 en 1974, n'est plus que de
+
2.81 %
, c'est-à-dire toujours nettement supérieure
à celle de 1997 (+ 0,92 % selon la même
référence) mais également nettement plus faible que celle
de 1996 (+ 4,73 %). (cf. graphique ci-dessous).
· Quant aux
services judiciaires
, ils ont progressé en
francs courants en 1997 de 4,52 % et croîtront de 4,7 % en
1998. Mais
en francs constants
(base 100 en 1974)
la progression en
1997 pourrait être supérieure à celle annoncée pour
1998
(+ 3,6 % contre + 3,49 %).
La progression des
frais de justice
continue à être deux
fois plus rapide que celle du budget de la justice (+ 8,95 %) bien
que la revalorisation en 1998 des honoraires accordés aux
interprètes-traducteurs et aux experts-psychiatres (12 millions de
francs) soit gagée sur des économies d'un montant identique
à réaliser, en principe, grâce au "
renforcement du
contrôle exercé par le parquet sur les frais d'expertises
pénales non tarifées
" activé par plusieurs
circulaires et par la modification annoncée de l'article 107 du code de
procédure pénale.
Les crédits prévus pour l'
aide juridique
sont stables
à structure égale ; ils ne croissent de 14 millions de
francs que pour tenir compte de la revalorisation de l'unité de valeur
pour la rétribution des missions d'aide juridictionnelle (passage de 130
à 132 francs en 1998 proposé par l'article 67 du projet
de loi de finances dont l'examen est rattaché au budget de la justice).
2. Les 3 500 emplois-jeunes pour la justice
L'augmentation du budget de la justice doit encore être
relativisée par rapport aux dépenses induites par le plan
"
emploi-jeunes
" issu de la loi n°97-940 du
16 octobre 1997. Celles-ci représentent en effet
400 millions de francs pour les 3.500 emplois-jeunes projetés
pour la justice soit l'équivalent de 41 % de la totalité de
la progression du budget de la justice.
Leur répartition entre les trois secteurs de la Chancellerie pourrait
être la suivante : 1 500 emplois pour les services judiciaires
; 1 000 emplois pour l'administration pénitentiaire ;
1 000 emplois pour la protection judiciaire de la jeunesse.
Leur cadre juridique, adopté définitivement par
l'Assemblée nationale, sans tenir compte des objections formulées
notamment sur ce point par le Sénat, est celui du droit commun des
emplois-jeunes.
Cependant, chacun peut, en conséquence, s'interroger afin de savoir si
cette procédure administrative est bien adaptée à la
justice. Le mode de financement paraît encore incertain et la
définition des emplois demeure problématique.
a) Une procédure administrative à mieux préciser dans
le domaine de la justice
Le décret n° 97-954 du 17 octobre 1997 (non
contresigné par le ministre de la justice) place le préfet et les
directions départementales de l'emploi au coeur du dispositif
d'approbation et de suivi des conventions permettant de
bénéficier de l'aide de l'Etat pour un emploi-jeune.
L'article 8 du décret prévoit en outre que l'Etat peut
conclure des conventions "
afin de favoriser l'élaboration et le
suivi de projets de développement d'activités pour
l'emploi-jeunes
". Selon les informations recueillies par votre
rapporteur, en ce qui concerne la justice, ces deux voies pourraient être
utilisées :
- d'une part, des accords-cadres pourraient être signés par l'Etat
(ministre de l'emploi et de la solidarité et ministre de la justice)
avec des associations au niveau national, des accords locaux étant
ensuite mis en place avant la fin de l'année 1997 ;
- d'autre part, dans le courant de l'année 1998 des conventions plus
ponctuelles pourraient être conclues avec des associations de taille et
d'implantation plus localisées.
La difficulté administrative principale pour la justice résulte
du chevauchement des cartes (cf. ci-dessous développements sur la carte
judiciaire). Les ressorts des cours d'appel, de la protection judiciaire de la
jeunesse et de l'administration pénitentiaire ne coïncident pas
plus entre eux qu'ils ne correspondent au découpage régional ou
départemental. La mise en place de coordinateurs regroupant
auprès du préfet les orientations en matière de justice
pour les trois missions pourrait donc s'avérer nécessaire pour
faciliter l'examen et la sélection par celui-ci des propositions de
convention les plus solides.
Cette articulation peu satisfaisante au regard de l'indépendance de
l'administration judiciaire s'explique en grande partie par le mode de
financement retenu.
b) Un mode de financement encore incertain
3 500 "emplois-jeunes " pour la justice ne représentent
que 1 % de l'objectif de recrutement affiché pour ce premier volet
" public " de ce plan, soit 350 000 emplois.
Au prorata des emplois du ministère, l'impact apparaît
néanmoins important puisque ces 3 500 emplois correspondent
à 5,75 % des effectifs gérés par le ministère
de la justice (soit 60 864 en 1998).
Ces emplois seront financés à hauteur de 80 % du SMIC plus les
charges sociales par le budget du ministère de l'emploi et de la
solidarité, ce qui représente 92 000 F par an et par emploi -soit
322 millions de francs par an. Le financement des 20 % restant soit 80,5
millions de francs par an demeure incertain.
Aucune ligne budgétaire n'a été prévue
spécifiquement
dans le budget du ministère de la justice.
Des subventions du titre IV pourraient être accordées aux
associations qui emploieraient des jeunes dans ce cadre. Le chapitre 46.01 ne
comporte toutefois que 65 millions de francs qui n'ont pas jusqu'alors
été destinés à cet usage (articles 20 et 30 pour
les services judiciaires ; article 40 pour l'administration
pénitentiaire ; article 50 pour la protection judiciaire de la
jeunesse). Mme le Garde des Sceaux a indiqué à la commission que
l'augmentation des crédits de subventions et de formation pourrait
être utilisée notamment pour les emplois-jeunes mais que des
financements complémentaires devraient être trouvés.
Les municipalités, les conseils généraux peuvent
participer à des co-financements dans le cadre de leurs
compétences respectives de même que les associations qui seront
les premiers employeurs de ces jeunes. Sont également
évoquées des participations des caisses d'allocations familiales
ou des CARPA, voire des subventions d'organisations intergouvernementales. Des
partenaires privés pourraient également intervenir (chaîne
de fast-food en Indre-et-Loire par exemple).
Quelle que soit l'origine des 80,5 millions de francs
complémentaires nécessaires au total (hors formation) pour
financer ces 3 500 emplois, la nature des fonctions sera également
déterminante pour évaluer leur bien-fondé.
c) Une définition des emplois en cours d'élaboration
L'emploi-jeune repose sur un contrat de droit privé à
durée indéterminée ou déterminée (5 ans avec
possibilité de rupture pour cause réelle et sérieuse au
terme de chaque période annuelle). Il s'adresse aux jeunes de 18
à 26 ans (jusqu'à 30 ans pour les personnes handicapées et
les jeunes n'ayant pas travaillé une période suffisante pour
bénéficier de l'assurance-chômage). Les emplois sont
à plein temps ou à temps partiel représentant au minimum
un mi-temps.
Pour la justice qui, contrairement à l'intérieur et à
l'éducation nationale, relève du droit commun, l'employeur ne
peut pas être l'Etat. Il serait soit une collectivité territoriale
ou son établissement public, soit une personne morale de droit public,
soit un organisme privé à but non lucratif ou une personne morale
chargée d'un service public.
Les activités concernées doivent être
" nouvelles ". Sont donc exclues en principe celles qui
préexistent, qu'elles soient assurées par des associations ou
relèvent des compétences traditionnelles des collectivités
locales et de leurs établissements.
Où rencontrer ces emplois d'un troisième type ? (ni privés
puisque ceux-ci relèveront d'un autre plan de 350 000 emplois à
venir, ni publics bien que largement financés par l'Etat).
Une première liste, non limitative, en avait été
établie en juillet 1997. Particulièrement critiquée dans
le domaine de la justice car elle paraissait vouloir confier à des
jeunes inexpérimentés des tâches de médiation
pénale ou familiale, elle a d'ores et déjà
été révisée comme l'a indiqué Mme le Garde
des Sceaux à la commission.
Les fiches élaborées à partir des propositions des
juridictions, des services et de la chancellerie, qui servent actuellement
d'appui pour la recherche des partenaires éventuels et la saisine des
préfets et des services de l'emploi, sans prétendre à
l'exhaustivité, comportent 6 axes principaux : l'accès
au droit ; les offres d'alternatives à la judiciarisation ; le
soutien aux publics les plus fragiles ; l'aide à la
décision ; l'information et l'orientation ; le soutien de
l'action auprès des personnes prises en charge.
La plupart des emplois décrits concernent des activités
d'
accueil
, de
secrétariat
, d'
aide à la mise en
forme des demandes
, d'
orientation
vers les structures
appropriées ou d'
assistance administrative ou documentaire
placées auprès soit de fonctionnaires de justice (maisons de la
justice et du droit par exemple ou procureurs), soit d'associations
agréées par le parquet aidant à la gestion des personnes
âgées placées sous tutelle, soit d'associations
chargées d'activités présentencielles (médiation
pénale, enquêtes sociales, contrôles judiciaires
socio-éducatifs), soit d'associations de médiation familiale,
d'aide aux victimes ou encore d'organismes d'accès au droit (nouveaux
" points " ou " numéros verts " à
mettre en
place).
Les emplois-jeunes prévus pour la protection judiciaire de la jeunesse
et l'administration pénitentiaire sont détaillés dans les
avis budgétaires correspondants.
Une
formation préalable
serait exigée dans la plupart des
cas en droit, en langues, en lettres, en psychologie ou en travail social,
pouvant aller jusqu'au DEA selon les tâches. En outre, une formation
initiale et continue auprès des juridictions ou des associations et
structures d'accueil serait prévue.
Il faut noter avec satisfaction l'engagement qu' "
en aucun cas
les
tâches confiées aux jeunes ne pourraient se substituer aux actions
de médiation proprement dites réalisées par les
médiateurs familiaux
" et qu'il "
qu'il n'est bien
évidemment pas envisagé que les jeunes concernés par le
programme emplois-jeunes participent directement aux mesures de
médiation pénale
"
7(
*
)
.
Néanmoins, en admettant le bien-fondé de l'option emploi-jeunes,
plusieurs points mériteraient encore d'être revus.
1/ L'exigence d'une très grande discrétion, voire une
obligation de discrétion
,
n'est pas mentionnée
systématiquement; elle n'apparaît notamment pas pour l'aide
à l'accueil des mineurs, notamment victimes, ou pour l'accueil des
médiations familiales ;
2/ Certaines tâches paraissent
dépasser le cadre
envisageable pour des emplois-jeunes : assistance et coordination
auprès du procureur dans les maisons de la justice et du droit ;
" juristes-animateurs " auprès des associations d'aide aux
victimes mineurs et des administrateurs ad hoc ; permanence
téléphonique dans les associations de médiation familiale
spécialement en-dehors des heures de bureaux (c'est-à-dire,
vraisemblablement en l'absence d'un tuteur ?) ;
3/ L'articulation avec les métiers du
greffe
peut se
révéler particulièrement délicate en matière
d'accueil dans les juridictions (où un greffier assurerait le
tutorat) ; de tutelle des incapables majeurs (où des transferts de
compétence ont été mis en oeuvre récemment) ;
dans les maisons de la justice et du droit (où les jeunes seraient
notamment placés auprès du fonctionnaire de justice) ;
4/ Surtout, pour l'ensemble des tâches proposées, les questions de
responsabilité
doivent être clairement posées en
fonction de la structure d'accueil et des mécanismes de tutorat ou de
contrôle mises en place -qu'en sera-t-il, par exemple, si une mauvaise
orientation par un jeune placé à l'accueil conduit un justiciable
à se trouver forclos ?
Au terme de la description du dispositif envisagé, la question
posée par de nombreux membres du Sénat et par plusieurs
organisations professionnelles rencontrées par votre rapporteur
demeure :
en l'état des moyens de la justice est-il plus
judicieux de dépenser les 400 millions de francs annuels
correspondants aux 3.500 emplois-jeunes
(320 millions issus
à coup sûr du budget de l'Etat, 80 millions provenant de
sources encore mal identifiées)
pour développer des
activités encore périphériques
aux missions
essentielles de la justice mais desquelles peuvent germer des solutions
d'avenir pour éviter le tout-judiciaire
ou bien ne devrait-on pas
donner la priorité aux moyens de traitement traditionnels du contentieux
aujourd'hui asphyxiés
.
400 millions de francs représentent, il faut le rappeler,
1,6 % du budget du ministère (24,87 milliards de francs) et
41,5 % de l'augmentation des crédits de la justice en 1998
(963 millions de francs).