EXAMEN EN COMMISSION

MERCREDI 23 OCTOBRE 2024

Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous passons à l'examen du rapport de Catherine Di Folco sur la proposition de loi constitutionnelle instaurant une Charte des services publics, présentée par Cécile Cukierman, Ian Brossat et plusieurs de leurs collègues.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - Le texte que nous examinons aujourd'hui vise à instaurer et à constitutionnaliser une Charte des services publics proclamant un ensemble de principes et de normes en matière de gestion et de financement des services publics.

L'article 1er de la proposition de loi prévoit d'annexer à la Constitution, via son préambule une Charte des services publics, lui conférant ainsi une valeur constitutionnelle au même titre que la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789, le préambule de la Constitution de 1946 et la Charte de l'environnement de 2005.

L'objectif de ce texte est de répondre aux inégalités d'accès et de qualité du service public entre les territoires et de mettre fin à ce que ses auteurs désignent comme la prédominance d'une logique libérale dans la gestion des services publics.

Avant d'entrer dans le détail du texte, je tiens à saluer la volonté du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky d'agir en faveur des services publics, car ce sujet revient régulièrement au coeur de nos débats en commission. Je rappelle notamment que, chaque année, à l'occasion de l'examen pour avis de la mission budgétaire « Administration générale et territoriale de l'État (AGTE) », la commission déplore le recul de la présence de l'État déconcentré sur les territoires, qui nourrit un sentiment d'abandon de la part d'une partie de la population et entraîne une dégradation de l'accompagnement des élus locaux.

La commission se montre particulièrement vigilante au déploiement des nouvelles missions prioritaires des préfectures pour la période 2022-2025, qui sont le fer de lance du réarmement de l'État dans les territoires, mais aussi au renforcement de la capacité d'accueil des sous-préfectures et à l'efficacité réelle des maisons France Services. Soyez donc assurés, chers collègues auteurs du texte, que votre engagement en faveur des services publics est largement partagé au sein de notre commission.

En ce qui concerne cette proposition de loi, mes travaux se sont structurés autour de la question suivante : les effets juridiques de ce texte sont-ils en mesure de répondre concrètement aux objectifs énoncés, à savoir l'amélioration et la protection des services publics ? Au terme des auditions conduites, je proposerai de répondre par la négative à cette question et, en conséquence, de ne pas adopter les deux articles de la proposition de loi.

En premier lieu, il est apparu qu'une telle réforme constitutionnelle engendrerait des effets juridiques délétères, qui entraveraient la capacité d'action des pouvoirs publics, alors que ces derniers se trouvent en première ligne pour améliorer la gestion des services publics. Cette entrave des pouvoirs publics résulte notamment de l'inscription au sein de la Charte d'une définition stricte des services publics, qui indique que « toute activité qui concerne le développement social, culturel, éducatif, économique et personnel de la société tout entière a vocation à constituer un service public ».

La notion de service public ne fait l'objet, en l'état du droit, d'aucune définition similaire. Cette absence de définition confère aux pouvoirs publics un pouvoir discrétionnaire en matière de création de services publics, dont ils peuvent user pour répondre aux besoins des citoyens et des territoires en fonction des circonstances politiques, économiques et sociales. En énumérant limitativement les champs d'intervention du service public, même de façon aussi vaste, la définition proposée par la Charte crée ainsi un carcan duquel il sera difficile de s'extraire si, à l'avenir, de nouveaux secteurs nécessitaient la mise en oeuvre de services publics.

De plus, les dispositions de la Charte pourraient engendrer une rigidification regrettable de la gestion des services publics, notamment par son article 3, selon lequel « la personne publique assure directement le service public qu'elle a créé ». Cette disposition constitue un renversement de la doctrine qui prévaut en matière de gestion des services publics en France, en excluant la possibilité de déléguer un service à un établissement public ou à un groupement d'intérêt public. La Charte impose également l'obligation de démontrer une « nécessité impérative motivée » afin de déléguer la gestion d'un service public à une personne de droit privé. Une telle disposition engendrerait un manque de souplesse, dont les élus locaux seraient les premiers à pâtir, la délégation étant omniprésente à l'échelle locale.

Par ailleurs, en confiant aux pouvoirs publics le « devoir de prévenir et de limiter les atteintes aux services publics », la Charte instaure un principe constitutionnel de non-régression des services publics, qui limiterait fortement la capacité des pouvoirs publics à faire évoluer les services publics en fonction des besoins réels. Je crains aussi que certaines dispositions de la Charte ne contreviennent à la libre administration des collectivités territoriales, en imposant à l'État de garantir « la préservation et le fonctionnement pérenne de l'ensemble des services publics locaux ». Cette disposition peut être assimilée à une forme de tutelle de l'État sur l'action des collectivités territoriales, à laquelle nous ne saurions souscrire.

L'étude approfondie du texte permet ainsi de prendre la pleine mesure des conséquences juridiques très contraignantes et délétères qu'il est susceptible d'engendrer. Restreindre le service public à un ensemble de domaines limitativement énumérés et imposer aux pouvoirs publics des normes de fonctionnement faisant fi des modes de gestion actuels des services publics constituent des atteintes profondes à la capacité d'agir des pouvoirs publics, au moment où celle-ci apparaît plus nécessaire que jamais pour déployer finement des services au plus proche des besoins de nos concitoyens.

En second lieu, je nourris de sérieuses interrogations quant à la capacité du texte à atteindre ses objectifs.

Dans l'exposé des motifs, il est mentionné que la constitutionnalisation de la Charte doit permettre de s'affranchir du « libéralisme sauvage » engendré par les « contraintes autoritaires des traités européens » et de préserver les services publics d'une inflation normative nuisant à leur qualité.

Premièrement, il convient de rappeler que la constitutionnalisation de la Charte des services publics ne soustrairait en aucun cas les services publics au respect du droit communautaire, qui est imposé par le principe de primauté du droit européen. Du reste, rien n'indique que le cadre juridique de l'Union européenne nuise réellement à la qualité des services publics. Si le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne impose effectivement une conformité des services d'intérêt économique général au principe de concurrence, il admet des limites à ce principe, puisqu'il doit être respecté « dans les limites où l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie ». Les services non économiques d'intérêt général ne sont d'ailleurs pas soumis au respect de ce principe de concurrence. Ainsi, la quête constante d'amélioration des services publics ne semble pas nécessiter une remise en cause de la conciliation du droit interne et du droit de l'Union européenne.

Deuxièmement, alors que les auteurs de la proposition de loi entendent limiter l'inflation normative pesant sur les services publics, le contenu de la Charte, davantage politique que juridique et souvent imprécis, crée des normes de gestion qui devront être déclinées d'un point de vue législatif ou réglementaire et favorise une multiplication des contentieux. La constitutionnalisation de la Charte rendrait donc plus complexes encore les normes administratives et juridiques qui minent déjà la réactivité des services publics, comme le déplorent régulièrement les collectivités et les citoyens.

La nécessité de modifier la Constitution pour protéger les services publics pose question d'autant que ces derniers font déjà l'objet de garanties constitutionnelles. Le Conseil constitutionnel a en effet consacré comme « exigences constitutionnelles propres [au] service public » les principes d'égalité, de continuité et de neutralité. L'ajout de certains principes affiliés, comme la proximité ou l'accessibilité, apparaît donc superfétatoire, contraire à l'intelligibilité du droit et propice à la multiplication de contentieux.

Ainsi, la constitutionnalisation des principes et des normes de gestion énoncés par la Charte pourrait se révéler contre-productive. Certes, des progrès doivent incontestablement être réalisés pour renforcer la présence des services publics dans les territoires et pour assurer qu'ils satisfont aux besoins des citoyens, dans la proximité. Toutefois, l'instauration d'un tel cadre juridique constitutionnel pourrait entraver l'action publique et nuire à la nécessaire flexibilité dont elle doit faire preuve.

Je vous propose donc de ne pas adopter cette proposition de loi, mais je remercie de nouveau nos collègues communistes d'engager cette nécessaire réflexion, et je forme le voeu que notre commission maintienne ce sujet au coeur de ses priorités.

Mme Cécile Cukierman. - Je vous félicite à mon tour de votre élection, madame la présidente.

Je remercie Catherine Di Folco de son rapport et de la qualité des échanges que nous avons eus dans le cadre de son élaboration.

Permettez-moi de donner quelques éléments sur le contexte de la préparation de cette proposition de loi. Nous avons élaboré ce texte au mois de juillet dernier, alors que personne, à la suite des élections législatives, ne savait qui deviendrait Premier ministre et quelle serait la coloration du Gouvernement lorsque nous l'examinerions. Les résultats des élections européennes et législatives nous avaient alors alertés sur une forme de dislocation de ce qui nous permet de faire République.

Depuis de nombreuses années, nous n'avons de cesse de parler, au Sénat, de la dégradation des services publics. Cette dégradation concerne bien sûr l'accès aux services publics, que ce soit dans les territoires ruraux, dans les territoires urbains ou dans les territoires ultramarins. Elle concerne également leur qualité. L'exemple de la santé est le plus frappant : chaque été, nous voyons dans les médias que les services d'urgence dysfonctionnent, pour diverses raisons. Elle porte enfin sur les relations entre les agents publics, qu'ils soient au service des collectivités territoriales ou des missions régaliennes de l'État, et les usagers, qui sont de plus en plus exigeants, de plus en plus agressifs, voire violents.

Nous sommes convaincus que, en raison de cette dégradation, le principe d'égalité, pilier de notre République, ne trouve plus d'incarnation. Dès lors, l'individualisme, le populisme et l'extrémisme gagnent du terrain.

Nous aurons un débat en séance durant lequel chacun pourra se cacher derrière la question de savoir quel est le meilleur véhicule législatif pour résoudre le problème. Pour notre part, nous assumons que les services publics soient exigeants, parfois coûteux, et qu'ils soient producteurs de normes, car ils sont, dans notre République, le seul bien commun de ceux qui n'ont rien et le seul moyen d'incarner, au quotidien et partout sur le territoire, le principe de l'égalité républicaine.

Je connais d'ores et déjà l'issue du vote de la commission, mais je tenais à remercier la rapporteure de la qualité du dialogue qu'elle a entretenu et de la qualité de son rapport. C'est bien la preuve que nous pouvons partager des ambitions, malgré nos visions divergentes, et porter haut l'idée que nous nous faisons de l'exercice de la démocratie - autre grande valeur de la République.

Mme Laurence Harribey. - Je vous félicite à mon tour pour votre élection, madame la présidente.

Je tiens à remercier Catherine Di Folco d'avoir élaboré ce rapport en toute transparence et en faisant preuve de la volonté de travailler collégialement. Ainsi, nous avons participé à l'ensemble des auditions et je me rallierai à nombre des remarques de la rapporteure sur ce texte.

L'on ne peut que saluer l'intention du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky de constitutionnaliser l'élément majeur de notre pacte social qu'est le service public. Cette notion fait partie de notre identité nationale depuis la III e République, au point que les présidents Chirac et Mitterrand avaient envisagé de la constitutionnaliser. Toutefois, il est révélateur que cette démarche n'ait jamais abouti.

Nous ne pouvons que nous réjouir du fait que cette notion soit remise à l'honneur, au moment où nos services publics sont mis à mal, comme l'ont souligné la rapporteure et l'auteure de la proposition de loi, ce qui accroît le sentiment d'abandon et nourrit le vote extrémiste. Il est bon d'en débattre, ce qui ne revient pas à se cacher derrière des questions de véhicules juridiques. En tant que commission des lois d'une assemblée qui fabrique la loi, il convient de nous demander en quoi un texte de loi peut apporter une solution, et pas seulement servir de tribune.

Si la notion de service public est peu présente dans notre Constitution, elle est juridiquement stable grâce au socle que constituent les lois de Rolland et à la jurisprudence du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel. Or nombre de points de cette Charte sont susceptibles de mettre à mal ce socle, sans pour autant garantir ni l'accès aux services publics ni leur bon fonctionnement.

Je soulignerai trois éléments.

La définition des services publics à l'article 1er de la Charte est très large, et donc imprécise, et risque dès lors d'entraîner une incertitude juridique et de réduire la marge de manoeuvre des pouvoirs publics, au premier rang desquels le législateur.

Ensuite, l'article 3 risque d'aboutir à une réduction considérable du recours au mode de gestion délégué du service public. Les élus locaux n'y sont pas favorables, comme en atteste une réponse écrite de l'Assemblée des départements de France (ADF).

Enfin, l'article 4 porterait atteinte au principe de libre administration des collectivités locales.

Par ailleurs, je rejoins la rapporteure sur la question du droit communautaire.

En l'état, au-delà du fait de réaffirmer la place du service public, nous considérons que ce texte ne permet pas d'aboutir aux objectifs recherchés.

M. Philippe Bas. - Je remercie à mon tour le rapporteur, qui a éclairé de manière très précise nos débats, tout en saluant le travail accompli par Cécile Cukierman et son groupe pour la présentation de ce texte, qui porte sur un sujet essentiel. Je crois que nous sommes unanimes à considérer que la République ne se résume pas au suffrage universel et à la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, et que les services publics font partie du patrimoine commun de tous les Français, qu'il s'agisse de l'école, de l'hôpital ou des transports.

S'attacher à la place des services publics au sein de la Constitution est donc une approche qui n'est pas récusable. Par ailleurs, j'apprécie la méthode, directement inspirée de l'initiative du président Jacques Chirac en matière d'environnement. La particularité de la Charte de l'environnement tient au fait qu'elle ne venait pas modifier la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, ni le préambule de la Constitution de 1946, mais qu'elle venait s'adosser à la Constitution par une disposition lui conférant une valeur constitutionnelle. Vous avez repris la même idée en adossant à la Constitution une nouvelle Charte, celle des services publics, qui ont une place essentielle dans notre République et qui viennent conforter le patrimoine de ceux de nos compatriotes qui en sont dépourvus.

Pour autant, je partage l'avis de Laurence Harribey sur le contenu même de cette charte. Si certains principes - neutralité, égalité, continuité, adaptabilité, accessibilité - relèvent de l'évidence, ce texte porte une conception figée et une définition imprécise des services publics. Ainsi, la formule selon laquelle « les services publics concernent les activités indispensables à la réalisation et au développement de la cohésion sociale » est difficile d'application, car bien trop vague.

Cette proposition de loi constitutionnelle a le mérite de lancer une réflexion, mais, en l'état, ne me semble pas pouvoir être adoptée.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - Je remercie Laurence Harribey et Guy Benarroche de m'avoir accompagnée au cours des auditions ainsi que Cécile Cukierman pour nos échanges dans le cadre d'un travail constructif.

Si le processus devait être mené à son terme, cette proposition de loi constitutionnelle devrait être approuvée dans les mêmes termes dans les deux chambres avant de faire l'objet d'un référendum, ce qui n'a rien d'évident. Je vous propose donc de ne pas l'adopter.

La proposition de loi constitutionnelle n'est pas adoptée.

Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi constitutionnelle déposée sur le Bureau du Sénat.

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