EXAMEN DES ARTICLES
La présente proposition de loi tend à instituer et à inscrire au sein du Préambule de la Constitution une Charte des services publics.
Face aux défaillances des services publics caractérisées, selon les auteurs du texte, par des inégalités d'accès et de qualité du service public entre les territoires ainsi que par la prédominance d'une logique libérale dans la gestion de ces services, ce texte vise à proclamer un ensemble de valeurs et de principes propres aux services publics et à instaurer de nouvelles modalités de gestion de ces services. La proposition de loi entend ainsi réduire l'attention excessive aujourd'hui dévolue aux contraintes budgétaires ainsi qu'à la doctrine européenne de privatisation de certains services publics en réseau.
Conformément à la position constante du Sénat, la commission des lois s'est montrée vigilante quant à la nécessité réelle de procéder à une révision de la Constitution. Soucieuse d'encourager l'amélioration de la qualité et de la présence des services publics auprès de l'ensemble des citoyens, la commission des lois n'a néanmoins pas adopté le texte, dont la rédaction a paru top inaboutie et les effets juridiques particulièrement dangereux pour la préservation de la capacité à agir du législateur, comme des pouvoirs publics.
I. LE DISPOSITIF PROPOSÉ : L'INSCRIPTION D'UNE CHARTE DES SERVICES PUBLICS DANS LE BLOC DE CONSTITUTIONNALITÉ
A. L'ÉDICTION D'UNE « CHARTE DES SERVICES PUBLICS »
L'article 2 de la proposition de loi constitutionnelle édicte une « Charte des services publics ». Celle-ci se compose de cinq considérants et de huit articles tendant, d'une part, à la proclamation par le peuple français de grands principes et de valeurs propres aux services publics et, d'autre part, à la prescription de modalités plus précises relatives à la gestion et au contrôle des services publics par les pouvoirs publics.
Le premier considérant définit, de manière inédite en droit, la notion de service public, en choisissant un périmètre large incluant « toute activité qui concerne le développement social, culturel, éducatif, économique et personnel de la société tout entière ». Le deuxième et le troisième considérants complètent cette définition en rappelant la visée universelle et égalitaire du service public, qui est « le vecteur de l'intérêt général », « le socle de notre contrat social » « qui exige le dépassement des intérêts particuliers » et doit contraindre les « gouvernants » à user de leurs pouvoirs à la seule faveur de la mise en oeuvre de ces services.
Les considérants soulignent en outre les prérogatives de l'État pour la prise en charge des services publics, dont l'objectif doit être le renforcement du lien social, la solidarité nationale, l'équité sociale, la répartition équitable des richesses produites et l'accessibilité aux biens essentiels.
À la suite des considérants, les huit articles de la charte proclament un ensemble de principes propres aux services publics et posent des exigences fortes pour leur gestion et leur financement. La Charte consacre également de nouveaux pouvoirs de contrôle des services publics par les agents et les usagers.
Les droits et devoirs instaurés par la Charte
Les droits :
• Droit des agents et des usagers du service public d'évaluer les missions à remplir et les moyens institutionnels, humains et financiers à mobiliser afin de garantir le bon fonctionnement des services publics (art. 7).
Les devoirs :
--Pour la personne publique organisatrice du service public :
• Concilier, dans la mise en oeuvre du service public, le progrès social, la protection de l'environnement et le développement économique (art. 1er) ;
• Assurer directement le service public qu'elle a créé, sauf en cas de nécessité impérative motivée pouvant justifier une délégation de gestion (art. 3) ;
• Limiter et prévenir les atteintes aux services publics, notamment par le recours à une évaluation sociale, environnementale et économique préalable à toute modification du périmètre d'un service public (art. 6).
--Pour l'État :
• Garantir la préservation et le fonctionnement pérenne de l'ensemble des services publics locaux ou nationaux, notamment par des financements publics suffisants, afin d'assurer la gratuité du service ou une tarification juste et équitable (art. 4) ;
• Compenser de manière stricte et durable le coût financier de services publics assurés par les collectivités territoriales à la suite d'un transfert de compétences (art. 5) ;
• S'inspirer de la Charte pour mener l'action européenne et internationale de la France (art. 8).
Les principes énoncés par la Charte
La Charte énonce de grands principes régissant le fonctionnement des services publics : l'égalité, la continuité, la neutralité, l'adaptabilité, l'accessibilité, la proximité, la gratuité ou la tarification équitable.
B. L'INSCRIPTION DE LA CHARTE DANS LE BLOC DE CONSTITUTIONNALITÉ PAR SON RATTACHEMENT AU PRÉAMBULE DE LA CONSTITUTION DE 1958
Le premier article de la proposition de loi constitutionnelle vise à rattacher la Charte des services publics au premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1958.
Ce faisant, la Charte rejoindrait la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789, le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ainsi que, depuis la révision constitutionnelle du 1er mars 2005, la Charte de l'environnement parmi les textes appartenant au bloc de constitutionnalité, sur le fondement duquel le Conseil constitutionnel opère un contrôle de constitutionnalité depuis sa décision du 16 juillet 19714(*).
L'inscription de la Charte des services publics au sein du Préambule confèrerait une valeur constitutionnelle à son dispositif5(*) ainsi qu'à ses motifs6(*). Dès lors, les dispositions législatives et règlementaires seraient tenues de se conformer aux principes énumérés au sein de la Charte. En cas d'adoption de la réforme constitutionnelle proposée, il appartiendrait au Conseil constitutionnel d'identifier, au sein de cette Charte, les droits et libertés que la Constitution garantit au sens de l'article 61-1 et qui auraient donc vocation à être invoqués dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité.
En proposant l'inscription de la Charte au sein du Préambule de la Constitution, la proposition de loi s'inscrit dans la lignée de la « séquence nouvelle du droit contemporain »7(*) initiée par le constituant lors de l'inscription, en 2005, de la Charte de l'environnement dans le Préambule de la Constitution. La Charte des services publics se distingue néanmoins de la Charte de l'environnement par son objet ainsi que par la nature de ses dispositions, qui ne se limitent pas à énoncer de grands principes mais contiennent également des règles de gestion particulièrement détaillées à l'égard des pouvoirs publics.
Au cours de ses travaux le rapporteur s'est attaché à examiner :
- en premier lieu, le contenu de la Charte et ses conséquences vis-à-vis du mode de gestion actuel des services publics ;
- en deuxième lieu, la pertinence de la constitutionnalisation de la Charte pour l'atteinte des objectifs de protection et d'amélioration des services publics, énoncés par l'exposé des motifs de la proposition de loi constitutionnelle.
II. LES EFFETS JURIDIQUES DE LA CONSTITUTIONNALISATION DE LA CHARTE : UNE VOLONTÉ DE PROTÉGER LES SERVICES PUBLICS QUI RISQUE D'ENTRAVER L'ACTION DES POUVOIRS PUBLICS
A. UNE DÉFINITION AMBITIEUSE DE LA NOTION DE SERVICE PUBLIC
1. Une définition sans équivalence au sein de la jurisprudence
La définition exacte de la notion de service public fait, de longue date, l'objet de débats.
Les théoriciens de l'école dite de Bordeaux défendent, dès le début du XXème siècle, une vision objective du service public, qui tient avant tout à la constatation de l'existence du service public, qu'il incombe à l'État de prendre en charge. Léon Duguit désigne ainsi le service public comme « toute activité dont l'accomplissement doit être réglé, assuré et contrôlé par les gouvernants, parce qu'il est indispensable à la réalisation et au développement de l'interdépendance sociale et qu'il est de telle nature qu'il ne peut être assuré complètement que par l'intervention de la force gouvernante »8(*). Pour Duguit, le service public fonde donc la légitimé de l'action de l'État et la cantonne. Bien qu'exprimant de sérieuses divergences avec la théorie de l'École de Bordeaux, Maurice Hauriou rejoint cette conception objective du service public en affirmant que ce dernier joue comme « autolimitation objective » de la puissance publique9(*).
Toutefois, sur la même période, une vision subjective du service public émerge et énonce, à l'inverse, qu'il revient aux pouvoirs publics de déterminer les activités qui relèvent, ou non, du service public. Gaston Jèze affirme en ce sens que « sont uniquement, exclusivement services publics, les besoins d'intérêt général que les gouvernants d'un pays donné, à un moment donné, ont décidé de satisfaire par le procédé du service public »10(*).
Du reste, outre ces débats de doctrine, jamais la définition du service public n'a été explicitée en droit positif. De cette absence de définition claire du service public résulte un pouvoir discrétionnaire de l'État, ou du législateur, à qui il appartient d'apprécier l'opportunité sociale, économique, politique, d'ériger ou non un service public national pour répondre à un besoin précis. En l'état du droit, c'est donc l'approche subjective portée par Gaston Jèze qui prévaut, le service public étant avant tout l'activité que le législateur identifie comme tel.
Sous certaines conditions, lorsque l'activité se place en dehors du champ défini par l'article 34 de la Constitution, le service public peut également être créé par voie réglementaire, c'est-à-dire par prérogative primo-ministérielle.
Le pouvoir discrétionnaire du législateur l'autorise également à renoncer à certains services, autrefois assurés par la personne publique, au motif que l'initiative privée est mieux à même de les prendre en charge, ou que le besoin sociétal n'est plus significatif. Le Conseil constitutionnel a ainsi jugé que «la détermination [des activités] qui doivent être érigées en service public national est laissée à l'appréciation du législateur ou de l'autorité réglementaire selon les cas ; qu'il suit de là que le fait qu'une activité ait été érigée en service public par le législateur ne fait pas obstacle à ce que cette activité fasse, comme l'entreprise qui en est chargée, l'objet d'un transfert au secteur privé »11(*).
Le pouvoir discrétionnaire du législateur en matière de création et de suppression des services publics connait toutefois trois limites notables :
--l'existence de « services publics exigés par la Constitution »12(*) ou de « services publics dont l'existence et le fonctionnement seraient exigés par la Constitution »13(*), exigeant une prise en charge par l'État dont ce dernier ne peut se défaire. Les services publics de la défense nationale14(*), de la justice15(*), de la santé16(*) ou de l'aide sociale17(*) jouissent ainsi tous d'une assise constitutionnelle. De même, le principe selon lequel la force publique ne peut être déléguée à une personne privée a été reconnu par le Conseil constitutionnel comme « principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France » par sa décision n° 2021-940 QPC Société Air France du 15 octobre 2021. Il est dès lors probable qu'une loi souhaitant sortir un de ces services du champ d'intervention de la puissance publique soit frappée de censure ;
--le principe de libre administration des collectivités territoriales, prévu par l'alinéa 3 de l'article 72 de la Constitution, dont découle la responsabilité des collectivités pour créer et gérer les services publics locaux dans les domaines relevant de leurs compétences respectives. Ce principe n'a néanmoins pas fait obstacle à ce que le législateur impose aux collectivités territoriales la création de certains services publics tels que l'enlèvement des ordures ménagères18(*), le secours et la lutte contre l'incendie19(*) ou les transports scolaires20(*) ;
--le droit européen qui, s'il renvoie de manière presque systématique au principe de subsidiarité pour la mise en oeuvre de services publics qu'il mentionne au sein de directives, impose néanmoins aux États membres la responsabilité du déploiement de certains services publics ainsi que le respect de plusieurs principes. La directive 96/92/CE du 19 décembre 1996 impose par exemple aux États membres de « veiller à ce que les entreprises d'électricité soient exploitées conformément aux principes de la présente directive, dans la perspective d'un marché de l'électricité concurrentiel et compétitif ».
À l'exception de ces trois limites, le pouvoir discrétionnaire du législateur en matière de qualification des services publics est vaste, favorisant l'adaptation constante des services publics aux besoins des usagers, tout en prenant en considération les enjeux économiques, politiques et sociaux qui s'imposent à lui.
Devant le silence de la loi, le juge administratif peut également reconnaître l'existence d'un service public. Pour ce faire, la jurisprudence a développé une approche casuistique afin d'identifier un service public, se fondant sur la recherche du « faisceau d'indices » caractérisant le service public, et notamment la présence de deux indicateurs :
- L'existence d'un lien entre l'activité examinée et la personne publique, dit critère organique, qui peut également être admis lorsqu'une personne privée se voit confier la gestion d'une activité sous le contrôle et dans le respect du cadre imposé par la personne publique ;
- La qualification de l'activité comme relevant de l'intérêt général, critère dit matériel.
Le Conseil d'État a consacré ces critères de reconnaissance d'un service publique en précisant « qu'indépendamment des cas dans lesquels le législateur a lui-même entendu reconnaître ou, à l'inverse, exclure l'existence d'un service public, une personne privée qui assure une mission d'intérêt général sous le contrôle de l'administration et qui est dotée à cette fin de prérogatives de puissance publique est chargée de l'exécution d'un service public ; que, même en l'absence de telles prérogatives, une personne privée doit également être regardée, dans le silence de la loi, comme assurant une mission de service public lorsque, eu égard à l'intérêt général de son activité, aux conditions de sa création, de son organisation ou de son fonctionnement, aux obligations qui lui sont imposées ainsi qu'aux mesures prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés sont atteints, il apparaît que l'administration a entendu lui confier une telle mission »21(*).
La définition des services publics jouit en cela d'une souplesse précieuse, du fait de l'appréciation évolutive de l'application des critères par la jurisprudence administrative, ayant permis au périmètre des services publics d'évoluer en fonction des époques.
La reconnaissance de la gestion d'un théâtre comme relevant du service public a par exemple d'abord été niée par le Conseil d'État22(*), refusant d'admettre un caractère d'intérêt général au service au début du XXème siècle, avant de revenir sur sa décision, en cohérence avec l'évolution de la considération politique et sociétale dévolue aux activités culturelles23(*).
Le critère d'intérêt général peut également être apprécié de manière distincte par le juge selon les territoires, la création d'une épicerie municipale, jugée contraire à la liberté du commerce et de l'industrie à Nevers24(*), ayant ainsi été reconnue comme légale en Corrèze, pour palier le phénomène de désertification rurale25(*).
Cette souplesse jurisprudentielle favorise une « plasticité du service public »26(*) qui a permis depuis le XXème siècle d'accompagner et de reconnaître l'évolution des champs d'intervention comme des modalités de gestion du service public, toujours dans la perspective de mieux se conformer à la réalité des besoins contemporains.
2. Une définition susceptible d'étendre et de rigidifier le périmètre des services publics
La Charte des services publics proposée par le groupe CRCE-K rompt avec la vision subjective du service public en instaurant une définition précise et objective au sein de la plus haute norme juridique en droit interne. Pour le rapporteur, la définition proposée est inappropriée, en raison de son périmètre trop élargi et des conséquences qu'elle engendrerait pour les pouvoirs publics.
La Charte désigne matériellement les services publics comme les activités qui « concernent le développement social, culturel, éducatif, économique et personnel de la société tout entière » et qui seraient le « vecteur de l'intérêt général ». Le périmètre du service public inscrit au sein de la Constitution se caractériserait ainsi par son étendue très conséquente, mais également par la délimitation de domaines d'intervention propres.
De plus, la définition proposée par la Charte ne fait pas mention du critère organique qui impose aujourd'hui un lien, même indirect, entre l'activité qualifiée de service public et une personne publique.
En conséquence, selon cette définition, toutes les activités intervenant au sein des secteurs mentionnés au premier considérant (développement social, culturel, éducatif, économique et personnel) seraient susceptibles d'être requalifiées en service public, indifféremment de leur lien éventuel avec une personne publique, à la seule condition qu'elles puissent être reconnues comme contribuant à l'intérêt général. Les musées relevant de fonds privés, le secteur de l'audiovisuel privé ou toute entreprise ayant un impact pouvant être reconnu comme vecteur d'intérêt général, par exemple dans le domaine de l'environnement, de la santé, ou du « développement personnel », pourraient ainsi être reconnus juridiquement comme services publics. Une telle expansion du périmètre du service public n'est pas apparue souhaitable au rapporteur.
Il convient également de rappeler que, inscrite au plus haut niveau de l'ordre juridique interne, cette définition s'imposerait au législateur, qui perdrait dès lors son pouvoir de création ou de suppression des services publics et serait en conséquence suspendu au périmètre hasardeux défini par les auteurs de la présente proposition de loi constitutionnelle et de l'acception qu'en retiendraient les juridictions, à commencer par le Conseil constitutionnel. Cette définition constitue donc un premier « verrou » d'action à l'égard du législateur, particulièrement regrettable puisque, si l'objet d'un service public est de satisfaire à l'intérêt général, nul ne peut prévoir ce que cet intérêt sera à l'avenir, rendant particulièrement précieux ce pouvoir d'adaptation. La constitutionnalisation de la définition reviendrait également à anéantir la jurisprudence actuelle qui, depuis plusieurs décennies, et dans le cadre d'un dialogue des juges, assouplit et nuance les modalités propres au service public, afin de prendre la mesure des évolutions de la société.
Néanmoins, la portée juridique de la définition n'est pas le seul point d'inquiétude ce texte. En effet, la définition proposée par la Charte se caractérise également par un ensemble de dispositions totalement dépourvues de valeur normative.
On distingue notamment dans la Charte l'influence de la définition objective du service public esquissée par Léon Duguit, qui se caractérise davantage par le constat qu'un service existe que par l'existence d'un pouvoir discrétionnaire de création. L'inspiration de l'École de Bordeaux se note également au deuxième considérant qui déclare que le service public « socle de notre contrat social, [...] est à la fois fondement et limite du pouvoir des gouvernants », dispositions ne revêtant aucune portée normative.
En définitive, la tentative de définition de la notion de service public au sein de la Charte s'apparente davantage à l'identification d'un périmètre, particulièrement vaste, dans lequel interviennent les services publics. Une partie de ces dispositions relèvent en outre plus d'un postulat politique que de la norme juridique, et n'ont, de fait, aucune portée normative.
Pour l'ensemble de ces raisons, le rapporteur n'est pas favorable à l'inscription de la définition contenue par la Charte au sommet de l'ordre juridique interne, tant elle s'avère à rebours de la réalité contemporaine du service public et inquiétante pour la préservation de la capacité à agir des pouvoirs publics.
B. DES DISPOSITIONS « VERROUS » AUX CONSÉQUENCES JURIDIQUES INCERTAINES
Si la Charte étend significativement la notion de service public et la place au plus haut niveau de l'ordonnancement juridique, plusieurs de ses articles adjoignent à cette définition des exigences très strictes en matière de gestion des services publics.
1. Le principe de non-délégation
L'article 3 de la Charte dispose que « la personne publique assure directement le service public qu'elle a créé », tout en reconnaissant la possibilité, « en cas de nécessité impérative motivée », de recourir à une délégation de service. Il entraîne ainsi un retournement de la logique actuelle d'autonomie de choix du mode de gestion du service public, en instaurant par principe, une gestion interne.
En l'état du droit, l'organisation du service public, et notamment sa gestion dans un cadre public (établissement public, régie, personne publique spéciale) ou dans un cadre privé (délégation de service public, concession) est relativement souple. En cela, « le monopole des personnes publiques en matière de création des services publics n'a pas pour corollaire un monopole de gestion par ces personnes »27(*). Le Conseil constitutionnel a ainsi rappelé, s'agissant de la mission d'archéologie préventive qu'« aucun principe ni aucune règle de valeur constitutionnelle [n'impose au législateur] d'accorder, en la matière, des droits exclusifs à un établissement public spécialisé »28(*), tout en excluant de cette règle les « tâches inhérentes à l'exercice par l'État de ses missions de souveraineté »29(*).
La personne publique créatrice du service public dispose ainsi de la faculté de gérer le service elle-même ou de recourir à une personne de droit public ou privé à cet effet, sur laquelle elle conservera le cas échéant un pouvoir de contrôle. Cette délégation n'a jamais pour effet de rompre totalement le lien avec l'entité créatrice du service, puisqu'il revient à cette dernière de s'assurer de l'adéquation des services proposés avec les objectifs assignés. Contrairement à ce qu'affirme l'exposé des motifs de la présente proposition de loi, la délégation de missions de service public au secteur privé ne répond pas de manière systématique à une logique budgétaire, mais permet également de combler des besoins en matière d'expertise technique et de transfert du risque d'exploitation à une personne tierce.
L'article 3 de la Charte propose une rigidification très significative en matière de gestion des services publics, puisqu'il impose, par défaut, une gestion interne du service public créé. Cette disposition constitue ainsi un véritable renversement de la doctrine etablie en matière de gestion des services publics en France, en écartant la possibilité pour une collectivité territoriale ou pour l'État de recourir à une délégation de service public. Le libre choix du mode de gestion des services publics au profit de la personne publique responsable a pourtant également été admis par le droit de l'Union européenne depuis les directives de 2014 sur la commande publique.
La deuxième phrase de l'article 3 offre une possibilité de déroger à cette règle au profit d'une gestion par une personne privée, « en cas de nécessité impérative motivée ». Il faut noter premièrement que cette disposition supprime, sans justification apparente, tout un pan de la gestion actuelle des services publics, en ne mentionnant pas la gestion du service par une personne publique autre que celle ayant créé le service. En cela, elle met fin au recours aux établissements publics ainsi qu'aux groupements d'intérêt public, entraînant une restructuration profonde - et sans doute irréaliste - des services publics actuels.
De plus, il est aisé de se figurer les difficultés à venir des personnes publiques - et notamment les petites collectivités locales - à qui il sera demandé de motiver la « nécessité impérative » de délégation d'un service public, alors que ce mode de gestion est aujourd'hui omniprésent.
L'adoption d'un tel article imposerait par exemple l'évolution de certains services publics centraux, comme l'enseignement privé ou les caisses d'allocation familiale, aujourd'hui confiés à des personnes de droit privé.
L'utilité de l'article 3 de la Charte interroge donc, puisqu'il induirait des conséquences négatives importantes en matière d'agilité et de simplification de l'action des pouvoirs publics, irait à l'encontre de toute l'architecture actuelle des services publics et imposerait en cela de forts ajustements législatifs sans que ne soit démontré qu'un service public serait de meilleure qualité lorsqu'il est géré en interne par la personne publique. Cet article apparait donc, pour le rapporteur, comme une entrave délibérée à la gestion des services publics et comme une méconnaissance de la réalité de terrain des élus locaux, qui seraient les premières victimes de dispositions si rigides.
De surcroît, si la Charte était inscrite au sein du Préambule de la Constitution, il est certain que ce principe de non-délégation entrerait en conflit direct avec le principe de liberté d'entreprendre, qui procède de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen selon lequel « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », ainsi qu'avec le droit de propriété, consacré par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789. L'inscription de la Charte au sein du Préambule de la Constitution supposerait donc un travail de conciliation entre principes d'ordre constitutionnel, principes parmi lesquels le juge constitutionnel n'admet pas de hiérarchie30(*). L'instauration du principe de non-délégation serait également contraire au droit de l'Union européenne31(*).
2. Le principe de non-régression
La Charte entend également renforcer la responsabilité de l'État à l'égard des services publics en indiquant que « l'État garantit la préservation et le fonctionnement pérenne de l'ensemble des services publics locaux ou nationaux » en assurant « les financements publics suffisants afin de garantir leur bon fonctionnement ». En outre, la Charte exige des « gouvernants » de « prévenir et limiter les atteintes aux services publics ».
S'il reviendra au juge constitutionnel de définir précisément ce que désignent la préservation et le fonctionnement des services publics, ces dispositions suggèrent néanmoins un rôle de « sauvegarde » par l'État du périmètre des services publics. Le choix terminologique imprécis laisse présager des difficultés d'interprétation du texte constitutionnel, ainsi qu'une multiplication des contentieux :
- D'une part, en mentionnant les termes de « financements publics suffisants », particulièrement subjectifs puisque sans référentiel sauf celui de garantir un « bon fonctionnement » de service (là encore difficilement appréciable) ainsi que permettant d'assurer « la gratuité » ou « une tarification juste et équitable » du service public ;
- D'autre part, en se référant « aux gouvernants », terme inédit au sein du bloc de constitutionnalité et qui, dans une lecture littérale, inclurait aussi les exécutifs de collectivités territoriales.
Ces dispositions instaurent ainsi des modalités de gestion particulièrement rigides pour les services publics, au plus haut niveau de la hiérarchie des normes. Elles créent une clause de sauvegarde du périmètre des services publics, en privant l'État de la possibilité de faire évoluer les services publics en fonction des objectifs politiques, économiques et sociaux qu'il priorise.
La Charte semble ainsi consacrer, au niveau constitutionnel, la création d'un principe de non-régression du service public qui va à rebours de l'exigence d'agilité. Ce principe nouveau entre ainsi en contradiction directe avec les principes de mutabilité et d'agilité du service public, qui sont pourtant inscrits à l'article 2 de la Charte.
Les exigences de l'article 6 de la Charte en matière d'évaluation sociale, environnementale et économique préalable à la modification du périmètre d'un service public, ainsi que les droits et pouvoirs conférés par l'article 7 aux usagers et agents du service public sur le bon fonctionnement du service public alourdiraient également tout projet d'adaptation du service public, et limiteraient la capacité à agir des décideurs publics.
3. La remise en cause de la libre administration des collectivités territoriales
Si l'article 5 de la Charte mentionne le respect des principes d'autonomie financière et de libre administration des collectivités territoriales, déjà inscrites dans la Constitution aux articles 72 et 72-2, la mise en oeuvre d'autres articles de la Charte parait aller à l'encontre directe de ces principes.
La Charte confie en effet à l'État le soin de « garantir la préservation et le fonctionnement pérenne de l'ensemble des services publics locaux » ainsi qu'aux « gouvernants » le devoir de « prévenir et limiter les atteintes aux services publics ». Une lecture rigoureuse de ces dispositions par le juge constitutionnel pourrait ainsi étendre le principe de non-régression des services publics aux services publics locaux, et aboutir à instaurer une forme de tutelle ou de droit de regard de l'État sur l'action des collectivités. En effet, si l'État assure aujourd'hui des transferts importants de financements publics pour les collectivités, il semblerait contraire aux principes de libre administration et d'autonomie financière des collectivités qu'il veille à la préservation à périmètre constant de l'ensemble des services publics locaux. Cela reviendrait à priver les collectivités de leur liberté de moduler, en fonction des besoins, leurs offres en matière de service public par exemple s'agissant de la restauration collective et scolaire, de l'accueil périscolaire, de la gestion des déchets ou des transports publics.
En outre, l'article 5 de la Charte exige que les transferts de compétences aux collectivités par l'État soient « strictement et durablement compensés », venant ainsi remettre en cause la jurisprudence actuelle du Conseil constitutionnel selon lequel il n'existe pas « d'obligation de garantir une compensation intégrale des charges résultant des transferts de compétences entre les collectivités »32(*).
4. Le principe de gratuité
La mention, à l'article 4, d'un fonctionnement « gratuit » ou d'une « tarification juste et équitable » du service public crée de surcroît une assise constitutionnelle au principe de gratuité du service public, jamais considéré comme un principe général du service public par la jurisprudence administrative ou constitutionnelle. Le Conseil d'État a d'ailleurs jugé « qu'aucun principe général du droit, ni aucune disposition législative » ne consacre le principe de gratuité du service public33(*), rejoint sur ce point par le Conseil constitutionnel34(*). Si la jurisprudence constitutionnelle a pu, notamment à l'endroit de l'enseignement supérieur public, reconnaître un principe général de gratuité, elle a admis en parallèle que celui-ci « ne fait pas obstacle, pour ce degré d'enseignement, à ce que des droits d'inscription modiques soient perçus en tenant compte, le cas échéant, des capacités financières des étudiants »35(*). Ici encore, on perçoit mal comment la constitutionnalisation d'un tel principe pourrait se décliner au quotidien pour la gestion de l'ensemble des services publics : si la gratuité est admise pour certains publics administratifs obligatoires en vertu de la Constitution, tels que l'éducation ou la force publique, ces derniers n'en demeurent pas moins coûteux pour les finances publiques et reposent donc sur la participation du contribuable.
L'inscription de ce principe au sein de la Constitution pourrait dès lors servir de fondement, à l'avenir, à une extension de la gratuité à d'autres services publics, privant une fois de plus le gestionnaire ou les pouvoirs publics de leur pouvoir de modulation, en fonction des situations, du tarif du service. Le débat autour de la gratuité de services publics apparait pourtant relever avant tout d'arbitrages politiques en réponse aux priorités érigées par les pouvoirs publics, arbitrages politiques que contraindraient très concrètement la constitutionnalisation d'un tel principe.
L'étude approfondie du texte permet ainsi de prendre la pleine mesure des conséquences juridiques très contraignantes et délétères qu'il est susceptible d'engendrer. Restreindre le service public à un ensemble de domaines limitativement énumérés et imposer aux pouvoirs publics des normes de fonctionnement niant l'évolution sur plus d'un siècle des modes de gestion des services publics constituent des atteintes profondes à la capacité d'agir des pouvoirs publics, au moment où celle-ci apparait plus nécessaire que jamais pour déployer finement des services multiples, évolutifs, au plus proche des besoins des citoyens.
III. UNE RÉFORME CONSTITUTIONNELLE PEU SUSCEPTIBLE D'APPORTER LES EFFETS ANNONCÉS
L'étude de la présente proposition de loi constitutionnelle doit également se faire au regard de sa capacité à atteindre les objectifs énoncés au sein de l'exposé des motifs. Celui-ci appelle à renforcer l'efficacité des services publics en inscrivant ces derniers au plus haut niveau de la hiérarchie des normes afin, d'une part de s'affranchir du cadre juridique de l'Union européenne, et, d'autre part, de mettre un terme à l'inflation normative en matière de service public.
Il apparait cependant que la constitutionnalisation de la Charte ne permettrait de remplir aucun des objectifs annoncés ci-avant.
A. LE SOUHAIT DE S'AFFRANCHIR DU CADRE JURIDIQUE DE L'UNION EUROPÉENNE : PROMESSE IMPOSSIBLE, PROJET SUPERFLU
La volonté d'outre-passer le cadre juridique de l'Union européenne est directement mentionnée au sein de l'exposé des motifs de la présente proposition de loi constitutionnelle, qui entend s'affranchir du « joug des contraintes autoritaires des traités européens ».
De fait, l'Union européenne dispose d'un cadre juridique distinct du modèle français, en préférant à la notion de service public celle de service d'intérêt général, « mission d'intérêt général qui ne serait pas exécutée par le marché en l'absence d'une intervention de l'État »36(*), parmi lequel elle distingue les services d'intérêt économique général (SIEG) des services non économiques d'intérêt général (SNEIG).
Depuis l'Acte unique et le Traité de Maastricht, l'Union européenne oeuvre pour l'élargissement des marchés concurrentiels à l'ensemble des secteurs économiques, notamment aux entreprises nationales qui entrent dans la catégorie de SIEG. Le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne affirme ainsi la soumission des SIEG au principe de concurrence en donnant mission aux institutions communautaires de définir « par voie de règlements conformément à la procédure législative ordinaire », les principes et les conditions économiques et financières permettant aux SIEG « d'accomplir les missions [...] sans préjudice de la compétence qu'ont les État membres, dans le respect des traités, de fournir, de faire exécuter et de financer ces services » 37(*). Cette conception a été reprise en droit interne par le Conseil d'État qui indique « dès lors que les personnes publiques exercent une activité économique sur un marché en fournissant des biens ou des services, il leur est fait application, comme à tout opérateur économique, des règles du droit de la concurrence, c'est-à-dire essentiellement de la prohibition des ententes anticoncurrentielles et des abus de position dominante. Et si dérogation il y a, eu égard au fait que l'entreprise est chargée de la gestion d'un service d'intérêt économique général, ces dérogations sont strictement limitées »38(*).
Pour autant, la doctrine européenne, souvent désignée coupable d'un recul des services publics en France, n'impose pas une libéralisation aveugle des services publics.
En effet, dès 1993, la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne admet la spécificité des services d'intérêt économique général, qui peuvent en conséquence relever d'autres objectifs, missions et formes d'organisation que ceux découlant de la réglementation en matière de concurrence39(*). Ce principe est également rappelé par l'article 106 du même Traité, qui énonce que « les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général ou présentant le caractère d'un monopole fiscal sont soumises aux règles des traités, notamment aux règles de concurrence » tout en admettant que ce respect des enjeux de concurrence ne peut s'entendre que « dans les limites où l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie ».
Il convient en outre de rappeler que le cadre communautaire n'impose pas les mêmes contraintes en matière de concurrence à l'ensemble des services publics, et travaille de façon continue à la recherche de compromis avec les doctrines nationales.
La doctrine européenne reconnaît en effet un régime spécifique pour le fonctionnement de certains services publics, en se refusant à soumettre les services non économiques d'intérêt général au respect du droit européen en matière de concurrence. Aussi, le Protocole n° 26 au TFUE rappelle que « les dispositions des traités ne portent en aucune manière atteinte à la compétence des États membres pour fournir, faire exécuter et organiser des services non économiques d'intérêt général ». Le même protocole rappelle également que les valeurs communes de l'Union comprennent :
-- « Le rôle essentiel et le large pouvoir discrétionnaire des autorités nationales, régionales et locales pour fournir, faire exécuter et organiser les services d'intérêt économique général d'une manière qui réponde autant que possible aux besoins des utilisateurs » ;
-- « La diversité des services d'intérêt économique général et les disparités qui peuvent exister au niveau des besoins et des préférences des utilisateurs en raison de situations géographiques, sociales ou culturelles différentes » ;
-- « Un niveau élevé de qualité, de sécurité et quant au caractère abordable, l'égalité de traitement et la promotion de l'accès universel et des droits des utilisateurs ».
La Charte des droits fondamentaux de l'Union mentionne, de plus, en son article 36, que « l'Union reconnaît et respecte l'accès aux services d'intérêt économique général tel qu'il est prévu par les législations et pratiques nationales, conformément aux traités, afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l'Union ».
Il convient donc de relativiser les contraintes découlant du droit communautaire en matière d'organisation des services publics : si l'Union européenne a effectivement renforcé les exigences en matière de concurrence pour une partie des services publics, notamment en instaurant un contrôle exigeant des situations de monopole et de financements par les États membres, elle a également défini des limites à ces contrôles et exclut tout un pan des services publics de cette doctrine « libérale » - doctrine dont le rôle dans la dégradation des services publics n'est au demeurant pas avéré.
L'intégration européenne des services publics français n'entraîne donc pas nécessairement un affaiblissement ou nivellement par le bas de ces derniers et les inquiétudes des premières années de la construction européenne quant à la conciliation des modèles français et européen de service public ont depuis trouvé réponse et sont stabilisées depuis plus de dix ans.
Il résulte de cette analyse que si le cadre de l'Union européenne n'apparaît pas être une entrave directe à la préservation des services publics à la française, la présente Charte, si elle était constitutionnalisée, contreviendrait au respect des principes de concurrence et de liberté d'entreprendre qui prévalent au sein de l'Union européenne.
En cela, l'exposé des motifs pose un objectif intenable à la constitutionnalisation de la Charte, celui de déroger au cadre juridique communautaire. De longue date, la primauté du droit communautaire est en effet reconnue en droit interne40(*) comme au niveau des juridictions européennes 41(*), y compris spécifiquement à l'égard des normes de valeur constitutionnelle42(*). Dès lors, des dispositions contraires au droit de l'Union européenne, même de valeur constitutionnelle, ne permettraient pas de s'affranchir du respect du droit communautaire. La dualité des ordres de juridiction interne et communautaire impose en effet une démarche de conciliation des normes, et l'on peut penser que, tel qu'il est conçu, le droit européen des services publics ne met pas en cause « l'identité constitutionnelle de la France », qui est à ce jour la seule exception affirmée par le Conseil constitutionnel à l'application d'une norme européenne43(*).
B. LA RECHERCHE D'EFFICACITÉ DES SERVICES PUBLICS : QUELLE VALEUR AJOUTÉE À LA CONSTITUTIONNALISATION DE LA CHARTE ?
La constitutionnalisation de la Charte des services publics est également présentée par les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle comme un rempart à l'inflation normative et à la dégradation de la qualité et de l'efficacité des services publics. Cette ambition - partagée de tous - interroge pourtant eu égard aux moyens employés : si l'excès de normes et la complexité administrative sont des enjeux fondamentaux en France, la réforme constitutionnelle proposée est-elle réellement susceptible d'y remédier ?
1. Des principes constitutionnels protègent le fonctionnement actuel des services publics
La Constitution, en l'état du droit, est relativement concise à l'égard des services publics et des principes qui les régissent.
Le droit constitutionnel s'est emparé peu à peu de la doctrine administrative relative à la notion de service public, à mesure que la place des services publics s'est accrue en France. Plusieurs principes liés à la gestion des services publics, qui seraient repris dans la Charte, ont ainsi été admis comme revêtant une valeur constitutionnelle et disposent donc déjà d'une protection d'ordre constitutionnel.
Le constituant, en 1946, fit le choix de ne pas définir clairement la notion de service public, dans un moment pourtant crucial pour son développement. Aussi, le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 déclare « tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Cette définition des services publics, qualifiée de tautologique par René Capitant a été analysée, d'une part, comme une justification aux nationalisations consécutives à la période de l'après-guerre 44(*) et, d'autre part, comme une volonté de « laisser une assez grande latitude au législateur (...) le caractère de ”service public national” ne pouvant que rester soumis à sa libre appréciation » 45(*).
Pour autant, le juge constitutionnel a repris un ensemble de principes dégagés par le juge administratif, en les consacrant comme des « exigences constitutionnelles propres au service public », à l'instar des principes de continuité46(*), d'égalité47(*), ou de neutralité48(*). Le principe de mutabilité, pourtant mentionné parmi les lois de Rolland49(*), n'a pas de valeur constitutionnelle sans pour autant que cela n'ait été un obstacle à l'adaptation des services publics.
En définitive, le cadre constitutionnel actuel assure une protection d'exigences propres au service public, reconnaît l'existence de services publics constitutionnels, mais n'impose pas de cadre strict au législateur, à qui il revient de prendre les mesures nécessaires pour assurer l'efficacité des services, dans le respect des exigences imposées par la Constitution.
2. L'ajout de nouveaux principes pourrait diminuer la portée juridique et l'intelligibilité de la Constitution et être source de contentieux paralysants
La présente proposition de loi constitutionnelle propose de renforcer significativement les dispositions constitutionnelles propres au service public, au motif que celles-ci permettraient une meilleure efficacité des services publics et une réduction de l'inflation normative.
Pour ce faire, la Charte consacre de nouveaux principes devant permettre de mieux régir la mise en oeuvre des services publics. Une analyse juridique des nouvelles valeurs consacrées laisse pourtant craindre des effets limités en matière de simplification normative et d'amélioration des services rendus, notamment en raison de l'imprécision et de la faible valeur normative des dispositions créées.
La portée de la reconnaissance des principes d'accessibilité et de proximité du service public par exemple, divisent. Si d'une part, ces valeurs ne sont garanties ni par la Constitution, ni par la jurisprudence constitutionnelle, leur respect est assuré par le droit de l'Union européenne50(*), et s'impose donc à la loi. D'autre part, plusieurs juristes entendus en audition par le rapporteur pointent l'incertitude de la portée de ces principes en droit interne. Le professeur Hélène Pauliat a ainsi alerté sur l'absence de portée juridique réelle du principe de proximité, « terme à la mode, sans portée juridique réelle, sorte de mythe », particulièrement difficile à décliner concrètement pour les gestionnaires de services publics. La reconnaissance de ce principe par la Constitution rendrait très certainement nécessaire une réponse d'ordre législatif ou jurisprudentiel afin d'affiner les critères caractérisant la proximité d'un service public : distance du domicile, horaires d'ouverture, type de service public concerné...
Il est loisible de s'interroger sur les effets en matière de simplification administrative qu'emporterait une telle disposition, qui semble plus relever de la mesure d'affichage que d'un principe ayant réellement vocation à guider l'action des pouvoirs publics.
De la même manière, l'article 8 de la Charte, qui reprend l'article 10 de la Charte de l'environnement en énonçant que « la présente Charte inspire l'action européenne et internationale de la France » trouverait difficilement sa traduction concrète par l'action publique. Il susciterait, en revanche, de véritables difficultés s'il était soulevé dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité à l'encontre d'une loi de transposition, puisqu'il entrerait en conflit direct avec l'obligation constitutionnelle de transposition des directives d'adaptation du droit français au droit européen. Pour ces raisons, la reprise des dispositions de la Charte de l'environnement semble mal adaptée aux enjeux de service public puisque, si ces dispositions n'auront que peu de portée normative concrète, elles constitueront une véritable source de contentieux à l'avenir.
3. Une charte constitutionnelle n'est pas le bon vecteur pour renforcer l'efficacité des services publics
Si l'inscription de la Charte au sein de la Constitution permettrait, d'une part, d'affirmer ou de réaffirmer un ensemble de principes et de valeurs propres aux services publics et d'autre part, de définir un cadre de gestion nouveau pour ces derniers, rien n'indique que ces dispositions permettront de renforcer de manière effective la qualité, la présence ou l'efficacité des services publics auprès des usagers.
De fait, l'imprécision et le manque de valeur juridique des notions introduites pourraient, à tout le moins, priver le texte constitutionnel d'une partie de sa portée normative. Maintes fois il a pourtant été rappelé, notamment par la commission des lois du Sénat, la nécessité de ne modifier la Constitution, que d'une main tremblante, sans transformer le texte en énumération de voeux pieux répondant au contexte politique, économique ou social.
Mais il est avant tout probable que ces ajouts résultent en une multiplication de contentieux et rendent nécessaires des textes législatifs précisant les principes juridiques incertains inscrits au plus haut niveau de l'ordre juridique interne. Ce nouvel état du droit, contraire à la promesse de simplification normative exprimée par les auteurs de la proposition de loi, supposerait un lourd effort d'adaptation des pouvoirs publics et des gestionnaires de service public ainsi qu'un coût difficilement mesurable en matière de finances publiques.
Aussi, le rapporteur estime que la Constitution n'est pas le vecteur propice à l'amélioration de la qualité de nos services publics. C'est en effet dans la concision et la garantie de valeurs clés que la Constitution protège aujourd'hui l'édifice mouvant que sont les services publics. Aux pouvoirs publics incombe ainsi le devoir de prendre en compte les besoins et les contraintes qui imposent la modulation des services publics. Toujours dans le respect des exigences constitutionnelles propres aux services publics, il revient au législateur de prendre toute la mesure des failles actuelles des services publics, que le rapporteur ne nie pas, et d'agir afin de les faire reculer.
Le rapporteur partage toutefois avec les auteurs du texte l'attachement à l'égard des services publics, de leur présence sur l'ensemble du territoire et de leur efficacité auprès des citoyens. La commission des lois s'est d'ailleurs régulièrement fait le relai des élus locaux et des citoyens à ce sujet. À l'occasion de l'examen de l'avis budgétaire « Administration générale et territoriale de l'État (AGTE) », la commission a déploré le recul de la présence de l'État déconcentré sur les territoires, qui a pu nourrir un sentiment d'abandon d'une partie de la population et une dégradation de l'accompagnement des élus locaux. Elle se montre depuis particulièrement vigilante au déploiement des nouvelles Missions prioritaires des préfectures 2022-2025 (MPP 22-25), notamment dans le cadre de ses travaux de contrôle. La commission s'est également prononcée en faveur de la poursuite du « réarmement » de l'État dans les territoires, en renforçant la capacité d'accueil des sous-préfectures ainsi qu'en évaluant l'efficacité réelle des Maisons France Services.
Néanmoins, le rapporteur juge que la constitutionnalisation proposée n'est pas de nature à permettre l'amélioration de la présence et de la qualité des services publics auprès des citoyens.
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Au bénéfice de l'ensemble de ces éléments, et sur la proposition du rapporteur, la commission n'a pas adopté la proposition de loi constitutionnelle.
En conséquence, en application du premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion portera en séance sur le texte initial de la proposition de loi.
* 4 Décision du Conseil constitutionnel n° 71-44 DC du 16 juillet 1971.
* 5 Décision du Conseil constitutionnel n° 2008-546 DC du 19 juin 2008.
* 6 Décision du Conseil constitutionnel n° 2014-394 QPC du 7 mai 2014.
* 7 Rapport n° 1595 de Mme Nathalie KOSCIUSKO-MORIZET, fait au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale, 12 mai 2004.
* 8 L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, 1928.
* 9 M. Hauriou, Précis de droit administratif, 1892. Voir également P. Eplugas-Labatut, le service public, 5ème édition, p.14.
* 10 G. Jèze, Principes généraux du droit administratif, la notion de service public, 1904.
* 11 Décision du Conseil constitutionnel n° 86-207 DC du 26 juin 1986, Loi autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d'ordre économique et social.
* 12 Décision du Conseil constitutionnel n° 87-232 DC du 7 janvier 1988.
* 13 Décision du Conseil constitutionnel n° 86-207 DC du 26 juin 1986, Loi autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d'ordre économique et social.
* 14 Article 12 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ; articles 15, 21 et 34 de la Constitution.
* 15 Titre VIII de la Constitution.
* 16 Alinéa 11 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.
* 17 Alinéa 11 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.
* 18 Article L. 2224-13 du code général des collectivités territoriales.
* 19 Article L. 1424-1 du même code.
* 20 Article L. 213-11 du code de l'éducation.
* 21 CE, Sect., 22 février 2007, A.P.R.E.I, n° 264541.
* 22 CE, 7 avril 1916, Astruc.
* 23 CE, 12 juin 1959, syndicat des exploitants de cinématographe de l'Oranie.
* 24 CE, 30 mai 1930, Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers.
* 25 CE, 25 juillet 1986, Commune de Mercoeur.
* 26 Contribution de Marceau Long, ancien vice-président du Conseil d'État dans « Service public, services publics : déclin ou renouveau ? », RFDA, 1995.
* 27 JF Lachaume et autres, Droit des services publics, 5ème édition, 2024.
* 28 Décision du Conseil constitutionnel n° 2003-480 DC du 31 juillet 2003, Loi relative à l'archéologie préventive.
* 29 Décision du Conseil constitutionnel n° 2002-461 DC du 29 août 2002, Loi d'orientation et de programmation pour la justice.
* 30 Décision du Conseil constitutionnel n° 81-132 DC du 16 janvier 1982.
* 31 Cf. III du présent rapport.
* 32 Décision du Conseil constitutionnel n° 2016-549 QPC du 1er juillet 2016.
* 33 CE, 10 juillet 1996, Société direct mail production, n° 168702.
* 34 Décision du Conseil constitutionnel n° 79-107 DC8 Ponts à péage du 12 juillet 1979.
* 35 Décision du Conseil constitutionnel n° 2019-809 QPC Union nationale des étudiants en droit, gestion, AES, sciences économiques, politiques et sociales et autres.
* 36 Communication de la Commission n° 900 du 20 décembre 2011.
* 37 Article 14 du TFUE.
* 38 Rapport Collectivités publiques et concurrence, 2002.
* 39 CJCE, 19 mai 1993, Paul Corbeau.
* 40 Article 88-1 de la Constitution.
* 41 CJCE, 15 juillet 1964, Costa c/Enel.
* 42 CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesselchaft.
* 43 Décision du Conseil constitutionnel n° 2021-940 QPC Société Air France du 15 octobre 2021.
* 44 N. Foulquier et F. Rolin, Constitution et service public, Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 37, 2012.
* 45 J. Rivero et G. Vedel, Les principes économiques et sociaux de la constitution, le préambule, Droit social, 1947.
* 46 Décision du Conseil constitutionnel n° 79-105 DC du 25 juillet 1979.
* 47 Décision du Conseil constitutionnel n° 2001-446 DC IVG du 27 juin 2001.
* 48 Décision du Conseil constitutionnel n° 86-217 DC du 18 septembre 1986.
* 49 En 1928, le professeur Louis Rolland a dégagé un ensemble de principes qui s'impose à tout service public, qualifié de « lois du service public » parmi lesquelles figurent les principes de continuité, d'égalité et de mutabilité.
* 50 PE et Cons. UE, dir. 2002/22, 7 mars 2002