N° 316
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2023-2024
Enregistré à la Présidence du Sénat le 7 février 2024
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable (1) sur la proposition de loi visant à préserver des sols vivants,
Par M. Michaël WEBER,
Sénateur
(1) Cette commission est composée de : M. Jean-François Longeot, président ; M. Didier Mandelli, premier vice-président ; Mmes Nicole Bonnefoy, Marta de Cidrac, MM. Hervé Gillé, Rémy Pointereau, Mme Nadège Havet, M. Guillaume Chevrollier, Mme Marie-Claude Varaillas, MM. Jean-Yves Roux, Cédric Chevalier, Ronan Dantec, vice-présidents ; M. Cyril Pellevat, Mme Audrey Bélim, MM. Pascal Martin, Jean-Claude Anglars, secrétaires ; Mme Jocelyne Antoine, MM. Jean Bacci, Pierre Barros, Jean-Pierre Corbisez, Stéphane Demilly, Gilbert-Luc Devinaz, Franck Dhersin, Alain Duffourg, Sébastien Fagnen, Jacques Fernique, Fabien Genet, Éric Gold, Daniel Gueret, Mme Christine Herzog, MM. Joshua Hochart, Olivier Jacquin, Damien Michallet, Georges Naturel, Louis-Jean de Nicolaÿ, Saïd Omar Oili, Alexandre Ouizille, Clément Pernot, Mme Marie-Laure Phinera-Horth, M. Bernard Pillefer, Mme Kristina Pluchet, MM. Hervé Reynaud, Pierre Jean Rochette, Bruno Rojouan, Mme Denise Saint-Pé, MM. Philippe Tabarot, Simon Uzenat, Mme Sylvie Valente Le Hir, M. Michaël Weber.
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66 et 317 (2023-2024) |
L'ESSENTIEL
La commission de l'aménagement du territoire et du développement durable a examiné, mercredi 7 février 2024, la proposition de loi visant à préserver des sols vivants, présentée par Mme Nicole Bonnefoy et plusieurs de ses collègues, sur le rapport de Michaël Weber.
Cette initiative poursuit la louable intention de mieux protéger les sols, milieu fragile et essentiel à la vie ainsi qu'aux activités humaines, par une évolution de notre droit. Les efforts visant à préserver et restaurer les fonctions écologiques et les services écosystémiques rendus par les sols doivent être encouragés, car ils contribuent au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé consacré à l'article 1er de la Charte de l'environnement.
Pour autant, la commission relève que les conditions propices à la création d'un chapitre dédié à la santé des sols dans le code de l'environnement ne sont pas réunies. Elle souligne d'une part la complexité du dispositif proposé, en décalage avec la forte demande sociétale de simplification des normes, et observe d'autre part que les discussions en cours sur la proposition de directive européenne relative à la surveillance et la résilience des sols divergent des orientations proposées par la proposition de loi et pourraient conduire le Parlement à légiférer prématurément sur la protection des sols. Le législateur pourrait ainsi être contraint de revenir sur certaines mesures au moment de l'examen du projet de transposition de la directive en droit interne, risquant par là d'affaiblir l'autorité de la loi.
Pour ces raisons, la commission n'a pas adopté de texte. En conséquence, la discussion en séance publique portera sur le texte de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.
I. EN DÉPIT DE LEUR RÔLE ÉCOSYSTÉMIQUE FONDAMENTAL, LES SOLS NE SONT PAS APPRÉHENDÉS COMME DES MILIEUX PAR NOTRE DROIT, À LA DIFFÉRENCE DE L'AIR ET DE L'EAU
A. LE SOL, UN MILIEU FRAGILE ET MENACÉ QUI ASSURE DES SERVICES ÉCOSYSTÉMIQUES ESSENTIELS
Les sols constituent l'une des matrices environnementales les plus stratégiques qui soient. Supports de la vie et des activités humaines, ils sont aussi fondamentaux qu'invisibles et peu connus du grand public.
En dépit de leur importance vitale et des nombreuses externalités positives qu'ils induisent, les sols constituent des milieux fragiles, sujets à des facteurs de dégradation dont les plus notables sont l'artificialisation, l'érosion, les pollutions, le tassement, la diminution de la biodiversité et de la teneur en matière organique, ce qui altère leur bon fonctionnement.
Les dommages qu'ils subissent sont d'autant plus problématiques que les sols constituent une ressource non renouvelable et que le génie pédologique permettant de reconstituer des sols fonctionnels est consommateur d'énergie, onéreux et d'autant plus complexe à mettre en oeuvre que les surfaces à remédier sont vastes.
Des sols en bonne santé assurent une pluralité de fonctions écologiques et rendent des services écosystémiques variés qui bénéficient à la quasi-totalité des acteurs économiques.
Source : Organisation des Nations unies pour l'agriculture et l'alimentation
B. LE SOL, LE « GRAND OUBLIÉ DU DROIT » ET LES IMPENSÉS DE LA LÉGISLATION QUI COMPLIQUENT SA PROTECTION
Signe d'une « omniprésence silencieuse » dans notre droit, le sol n'a pas été formellement défini par le législateur. Les codes en vigueur contenant des dispositions relatives aux sols les réduisent à leur aspect surfacique et foncier ainsi qu'à leurs fonctions de support des activités humaines et des infrastructures.
La proposition de directive européenne relative à la surveillance et à la résilience des sols1(*) propose quant à elle de définir les sols comme « la couche superficielle de la croûte terrestre située entre le substrat rocheux et la surface terrestre, constituée de particules minérales, de matières organiques, d'eau, d'air et d'organismes vivants », c'est-à-dire comme un milieu et un écosystème dynamique, à la différence du droit français qui n'appréhende pas véritablement sa qualité de milieu et sa naturalité.
En vertu du principe selon lequel on ne protège efficacement que ce que l'on connaît et reconnaît, le corpus normatif français ne paraît pas assez robuste pour assurer l'efficacité de la protection de la santé des sols. Sans reconnaissance expresse des services écosystémiques fondamentaux qu'ils fournissent aux activités humaines, il est difficile de garantir la préservation cohérente de leurs fonctions écologiques, qui profitent pourtant à tous et à chacun.
En comparaison, les dispositions relatives à l'air et à l'eau font l'objet de dispositions foisonnantes dans le code de l'environnement. Plusieurs explications à cette moindre prise en compte par notre droit peuvent être mises en avant : les sols sont intimement liés à la propriété privée et ne sont pas constitués de fluides qui circulent comme les milieux atmosphériques ou aquatiques. De plus, la société n'est que peu sensibilisée à leur importance et les effets de la dégradation des sols sont bien moins perceptibles à l'oeil nu qu'une pollution aquatique ou atmosphérique.
En l'état du droit, la protection des sols est fondée sur des approches centrées sur les risques : gestion des sites et sols pollués pour limiter les atteintes à la santé, milieu à stabiliser pour prévenir les risques miniers et le recul du trait de côte, zones à préserver pour la qualité des eaux destinées à la consommation humaine, etc. En définitive, les services rendus par les sols font l'objet d'une approche morcelée et lacunaire, ce qui brouille la cohérence des politiques publiques pour la reconquête de la multifonctionnalité des sols.
II. LA CONSÉCRATION JURIDIQUE DE LEUR MULTIFONCTIONNALITÉ PERMETTRAIT UNE PROTECTION PLUS DYNAMIQUE DES SOLS
A. EN DÉPIT D'UNE AMBITIEUSE STRATÉGIE DE LUTTE CONTRE L'ARTIFICIALISATION, NOTRE DROIT RESTE SOURD À LA QUALITÉ DES SOLS
Les nombreux enjeux de protection des sols ne sont pas pris en compte par le cadre juridique lacunaire, qui ne vise pas de critères de qualité ou de santé des sols, par contraste avec l'eau et l'air qui font l'objet de valeurs limites à ne pas dépasser pour préserver leur qualité. La réglementation ne fixe pas de « valeurs-objectifs » à atteindre pour définir un sol de bonne qualité.
Le droit du sol en tant que milieu physique n'a - paradoxalement - que peu progressé dans le sillage de la stratégie de lutte contre l'artificialisation. Le législateur s'en est tenu à une approche comptable, surfacique et binaire des sols : soit un sol est artificialisé, soit il ne l'est pas. Au sens du ZAN, un hectare de terre fertile à haut potentiel agronomique est considéré comme ayant la même valeur qu'un hectare de « terre pauvre ». Cette myopie quant à la qualité des sols est préjudiciable à une stratégie cohérente de protection.
En 2002, la Commission européenne avait déploré l'inexistence d'une vision cohérente de la protection des sols en relevant que « la protection des sols est davantage le résultat de la nature transversale du sol (bénéficiant ainsi d'une législation qui ne le vise pas directement) que d'une intention explicite de traiter les problèmes des sols ». Ce constat reste valable aujourd'hui.
En réponse à ces insuffisances, elle a présenté en juillet 2023, dans le cadre du Pacte vert pour l'Europe, une proposition de directive sur la surveillance et la résilience des sols (Soil Monitoring and Resilience), qui établit un cadre juridique afin de parvenir à un bon état des sols de l'Union européenne d'ici à 2050, en considérant que les « sols fertiles revêtent une importance géostratégique » majeure.
La présente proposition de loi s'inscrit également dans cette volonté d'élaborer un cadre juridique permettant une meilleure protection des sols vivants. Elle envisage de consacrer la qualité des sols au patrimoine commun de la nation, une disposition à la portée symbolique forte, et crée au sein du code de l'environnement un chapitre dédié à la santé des sols pour promouvoir la protection et la restauration des sols en tant que milieu physique générant de nombreux services écosystémiques, au moyen d'une stratégie nationale pour la protection et la résilience des sols, de diagnostics de performance écologique des sols, d'un schéma de données nationales et d'un Haut-commissaire.
B. CONSACRER LE PRINCIPE DE LA QUALITÉ DES SOLS POUR MIEUX RECONNAÎTRE LES SERVICES ÉCOSYSTÉMIQUES RENDUS
La commission partage avec les auteurs de la proposition de loi la nécessité d'étoffer le statut juridique du sol et de le reconnaître comme un milieu physique à part entière, duquel découleraient un statut de protection plus efficace, une planification dédiée et des outils techniques harmonisés. Cette évolution serait, de plus, cohérente avec l'objectif de développement durable (ODD) 15, « préserver et restaurer les écosystèmes terrestres ».
L'approche fonctionnelle du texte, reposant sur la promotion des services écosystémiques rendus par les sols, constitue un angle de protection pertinent. La commission salue la démarche tendant à garantir la multifonctionnalité des sols, en ce qu'ils satisfont à de nombreux besoins sociétaux, économiques et environnementaux.
Sans nier l'intérêt de ces propositions, la commission en relève le caractère prématuré, dans la mesure où le droit européen, à travers un calendrier et un cap communs à l'ensemble des États membres, constitue l'échelon pertinent pour éviter des distorsions de concurrence pouvant pénaliser les gestionnaires et exploitants des sols. La commission est donc circonspecte à l'idée d'anticiper une réforme juridique des sols qu'il faudra nécessairement ajuster au moment de la mise en conformité du droit interne avec les évolutions législatives européennes.
Même si plusieurs éléments de la directive européenne sont toujours en discussion, comme les délais et la fréquence de surveillance, le mode d'échantillonnage de la surveillance, le maintien ou non du certificat de santé des sols, ce cadre juridique transeuropéen paraît, pour la commission, le mieux à même de garantir une plus grande reconnaissance sociale et marchande de la gestion durable des sols, avec des objectifs et des référentiels harmonisés pour la surveillance et la santé des sols, sans créer d'obligations nouvelles auxquelles seuls les acteurs économiques nationaux seraient soumis.
En outre, la commission alerte quant à l'instauration obligatoire d'un diagnostic de performance écologique des sols agricoles et forestiers à compter de 2028, dont le coût pour les exploitants n'a pas été estimé et qui apparaît en décalage avec la forte demande sociétale de simplification des normes.
Pour ces raisons, la commission n'a pas adopté ce texte et la discussion en séance publique portera sur la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat. Elle a en revanche salué la qualité des travaux du rapporteur, de nature à nourrir le débat parlementaire à l'occasion de la transposition de la directive européenne en droit interne.
* 1 Texte en cours d'examen au Parlement européen, consultable à l'adresse : https://www.senat.fr/ue/pac/EUR000009421.html