II. LE TEXTE SOUMIS AU SÉNAT : UN ENSEMBLE TOUFFU DONT PLUS DE LA MOITIÉ DES DISPOSITIONS A ÉTÉ AJOUTÉE À L'ASSEMBLÉE NATIONALE
A. LES MESURES RELATIVES À LA LIBERTÉ DE CRÉATION ET À LA CRÉATION ARTISTIQUE
1. Des principes généreux rappelés avec emphase
La liberté de création en France serait-elle si menacée qu'il serait urgent de lui reconnaître expressément une portée législative ? On peut heureusement en douter. Jamais dans notre histoire il n'a été aussi aisé de s'exprimer, d'une part, parce que les supports de communication et les lieux de création n'ont jamais été aussi nombreux et, d'autre part, parce que les limites juridiques apportées à l'exercice de cette liberté ont été réduites au minimum. Le temps est loin où un jeune auteur normand, Gustave Flaubert, devait comparaître devant le tribunal correctionnel de Paris 1 ( * ) pour se justifier des écarts de son héroïne, Madame Bovary, au regard des principes de la morale publique et de la religion.
Si l'État et la législation ne constituent plus des « menaces » pour l'expression des créateurs, force est toutefois de constater que des tensions subsistent dans notre société et que les valeurs de notre démocratie ne sont pas toujours complètement comprises et partagées par l'ensemble des citoyens, ce qui peut donner lieu à des actes d'hostilité à l'égard de certains créateurs. Ces comportements individuels sont, bien entendu, susceptibles de poursuites judiciaires, en particulier lorsqu'ils se traduisent par des atteintes aux oeuvres et aux créateurs. Mais l'existence de tels comportements et leur recrudescence, notamment à l'occasion des circonstances dramatiques qu'a connues notre pays en 2015, constituent sans doute une raison suffisante pour justifier d'inscrire dans la loi une référence à la liberté de création.
Tel est l'objet de l'article 1 er du projet de loi qui proclame que « la création artistique est libre » sans autre précision. Les débats à l'Assemblée nationale ont mis en évidence des doutes sur la portée juridique exacte de cette affirmation. Pour autant, vos rapporteurs ont estimé qu'une telle affirmation, ne serait-ce que du fait de sa dimension symbolique, ne pouvait être considérée comme inutile nonobstant son caractère emphatique.
L'article 2 du projet de loi définit, pour sa part, les objectifs de la politique menée en faveur de la création artistique, érigée par ailleurs en véritable service public . La liste ainsi constituée est particulièrement étendue puisque le projet de loi mentionne, en particulier, la nécessité de soutenir :
- le développement de la création artistique ;
- la liberté de choix des pratiques culturelles et des modes d'expression artistique ;
- le développement des moyens de la diffusion artistique ;
- l'égal accès à la création artistique ;
- le soutien aux artistes, aux auteurs, aux professionnels et aux personnes morales qui interviennent dans les domaines de la création, de la production, de la diffusion et de l'éducation artistiques ;
- le dynamisme de la création artistique au plan local, national et international ;
- la circulation des oeuvres et la mobilité des artistes ;
- la formation des artistes ;
- le développement et la pérennisation de l'emploi ;
- et le dialogue entre les différents acteurs.
Cet article a été complété lors des débats à l'Assemblée nationale, de telle sorte qu'il constitue maintenant une sorte « d'inventaire à la Prévert » puisqu'il prévoit également de soutenir :
- la liberté de diffusion artistique ;
- les actions auprès des publics les plus éloignés de la culture ;
- la promotion des initiatives portées par le secteur associatif, les lieux alternatifs et les acteurs de la diversité culturelle ;
- les activités pratiquées en amateur ;
- l'accès à la culture dans le monde du travail ;
- la juste rémunération des créateurs et un partage équitable de la valeur ;
- l'égalité entre les femmes et les hommes dans le domaine de la création artistique ;
- et la valorisation des métiers d'art.
Au final, la liste des objectifs de la politique en faveur de la création artistique est si longue que l'on en vient d'abord à rechercher les oublis. Et, parmi ceux-ci, force est de constater l'absence de référence aux entreprises et aux mécènes comme des acteurs importants du soutien à la création . Vos rapporteurs estiment qu'une telle absence ne saurait être envisagée sauf à exclure de la politique en faveur de la création certains acteurs aujourd'hui les plus dynamiques.
2. Industries culturelles : la traduction législative d'équilibres actés entre les parties
Après une crise industrielle majeure, une succession de rapports critiques sur le partage de la valeur dans un modèle économique désormais largement dématérialisé et une médiation fort tendue à l'été 2015 sous l'égide de Marc Schwartz, le secteur de la musique opère une nouvelle mue dans le cadre du présent projet de loi, qui vise tant un rééquilibrage du partage de la valeur qu'un apaisement des relations interprofessionnelles . À cet effet, la protection contractuelle des artistes-interprètes est renforcée par l'article 5, un cadre est fixé par l'article 6 aux relations entre producteurs et plateformes et un médiateur de la musique aux larges compétences est installé par l'article 7. L'Assemblée nationale est venue compléter les dispositions du présent projet de loi relatives à l'industrie musicales par deux propositions hautement polémiques : l'application du régime de la licence légale aux webradios (article 6 bis ) et la création d'une contrainte supplémentaire pour les radios au sein des règles applicables en matière de quotas de chansons francophones (articles 11 bis et 11 ter ).
Dans le prolongement des Assises du cinéma et des négociations interprofessionnelles collatérales, le présent projet de loi comprend également un large volet relatif à la transparence des relations contractuelles dans le secteur cinématographique . Ainsi, les articles 8 et 9 apportent au code du cinéma et de l'image animée des dispositions destinées à assurer la transparence des comptes de production et d'exploitation des longs métrages, tandis que l'article 10 renforce le contrôle des recettes d'exploitation cinématographique . L'examen du projet de loi à l'Assemblée nationale a ajouté trois dispositions fort symboliques à son volet cinéma : l'article 9 bis élargit le champ des accords entres représentants des auteurs et des producteurs d'oeuvres audiovisuelles pouvant donner lieu à une extension par arrêté, l'article 10 bis limite à trois ans la validité de l'arrêté d'extension des accords professionnels portant sur la chronologie des médias et l'article 13 bis renforce l'obligation d'exploitation des oeuvres audiovisuelles pesant sur le producteur.
Les dispositions du projet de loi sont, en revanche, moins ambitieuses pour le secteur du livre et ont trait, également, à des thèmes sur lesquels portent, ou ont porté récemment, des négociations interprofessionnelles , qu'il s'agisse du formalisme des contrats de transmission des droits d'auteur (article 4 A), de l'amélioration du partage et de la transparence des rémunérations (article 4 B) ou de l'assouplissement de l'exception « handicap » au droit d'auteur (article 11). D'autres ne modifient qu' à la marge des dispositions législatives existantes pour les compléter, comme la publicité du rapport d'activité du médiateur du livre (article 7 bis A) ou la ratification de l'ordonnance relative au contrat d'édition (article 37 bis A).
Enfin, lors de l'examen du texte par l'Assemblée nationale, un quatrième volet est venu compléter les dispositions relatives aux industries culturelles, à la protection des auteurs et au financement de la création. Il porte, dans la suite logique du rapport d'information de Marcel Rogemont 2 ( * ) réalisé au nom de la commission des affaires culturelles mais également de la médiation confiée à Christine Maugüe, sur la gouvernance de la commission de la copie privée et la transparence de son fonctionnement et de sa gestion . Ainsi, l'article 7 bis ajoute, avec voix consultative, trois représentants des ministères compétents à la composition de la commission de la copie privée, l'article 7 ter précise les modalités de financement des études d'usage préalables à la fixation des barèmes, l'article 7 quater A exonère les exportateurs du paiement de la rémunération pour copie privée et l'article 7 quater renforce les règles de transparence applicables à l'utilisation de 25 % de cette rémunération au profit d'actions artistiques et culturelles.
3. E mploi et activité professionnelle : des mesures a minima
Les dispositions du projet de loi en matière d'emploi et d'activité professionnelle peuvent apparaître peu ambitieuses au regard de la multiplicité des demandes formulées par les artistes pour conforter leur statut et des éléments qui figuraient dans l'avant-projet de loi.
Quelques mois à peine après la promulgation de la loi du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l'emploi , qui a reconnu la spécificité des règles relatives à l'indemnisation chômage des intermittents du spectacle et mis en place un nouveau cadre de négociations des conventions d'assurance chômage les concernant, le projet de loi se contente surtout d'apporter une solution aux problèmes les plus criants ou de retranscrire dans la loi des décisions déjà actées , sans véritablement ouvrir de nouveaux chantiers.
C'est dans cette logique que le projet de loi complète la liste des artistes du spectacle afin de garantir l'application du statut à plusieurs catégories d'artistes qui s'en voyaient parfois exclus (article 14) ou qu'il précise la nature publique du contrat de travail des artistes employés par une collectivité territoriale, suite aux incertitudes créées par le revirement de jurisprudence du tribunal des conflits en la matière (article 15). C'est également à cette fin que l'Assemblée nationale a introduit un article pour prendre acte du maintien du versement à la caisse des congés spectacles des cotisations sociales liées aux indemnités de congés, décidé il y a quelques mois par les ministres des affaires sociales et de la culture (article 16 bis ).
La seule véritable innovation aurait pu finalement résider dans la mise en place d'un observatoire de la création pour améliorer la connaissance des secteurs du spectacle vivant, des arts plastiques et des industries culturelles, demandée de longue date par l'ensemble des acteurs. Cette disposition relève du domaine réglementaire et ne figure donc pas en tant que telle dans le projet de loi. Celui-ci se borne à prévoir la transmission de certaines informations relatives aux billetteries, pour lesquelles l'existence d'une base légale était nécessaire (article 16).
4. Pratiques artistiques amateurs : une reconnaissance très attendue
La question de l'instauration d'un cadre juridique sécurisé pour les pratiques artistiques amateurs a longtemps fait débat et dissensus. Une concertation engagée par le Gouvernement avec les acteurs concernés à partir de 2013 a permis d'aboutir à un texte de relatif consensus.
Sur proposition du Gouvernement, la commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale a donc adopté un article additionnel qui confère un cadre juridique rénové aux pratiques artistiques amateurs (article 11 A). Cet article définit « l'artiste amateur » et précise les conditions dans lesquelles il peut se produire dans un cadre non lucratif mais aussi dans le cadre de représentations commerciales.
5. Éducation artistique : un premier pas
La loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales avait tenté de clarifier les responsabilités respectives de chaque niveau de collectivité s'agissant des conservatoires. Elle avait notamment décentralisé la compétence d'organisation et de financement des 3 es cycles professionnalisant au profit des régions. Mais, dans leur grande majorité, celles-ci avaient refusé de mettre en place et de financer ces cycles, ouvrant une période de douze années de crise institutionnelle.
Ces dernières années ont également vu le désengagement massif de l'État dans le financement des conservatoires : les crédits sont passés de 27 millions d'euros en 2012 à 6 millions d'euros en 2015.
Sur proposition du Gouvernement, la commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale a adopté un article additionnel qui se veut la traduction d'un certain réengagement de l'État dans le financement des conservatoires (article 17 A) 3 ( * ) .
6. Enseignement supérieur « culture »
Signataire de la Déclaration de Bologne de juin 1999 , la France s'était engagée à réorganiser son enseignement supérieur pour l'intégrer dans l'espace européen de l'enseignement supérieur.
Cet engagement a également concerné l'enseignement supérieur « culture » et en particulier les écoles d'art.
L'article 17 du présent projet de loi permet de conforter l'insertion des établissements d'enseignement supérieur de la création artistique dans le système d'enseignement supérieur français et européen, tout en préservant leurs spécificités, en :
- harmonisant dans le code de l'éducation le cadre applicable à ces écoles (qu'elles soient du secteur du spectacle vivant ou des arts plastiques) ;
- y intégrant les novations de la « loi Fioraso » de 2013 (en particulier la procédure d'accréditation des établissements) ;
- donnant un cadre juridique solide aux 3 es cycles de ces établissements ainsi qu'à leurs activités de recherche.
À cette disposition, l'Assemblée nationale est venue ajouter un dispositif similaire s'agissant des écoles d'architecture (article 17 bis ) au motif d'inscrire dans la loi les missions de ces écoles qui relèvent aujourd'hui du niveau réglementaire.
* 1 Le procès s'était ouvert le 31 janvier 1857.
* 2 La copie privée a trente ans : l'âge de raison ? - Rapport d'information n° 2978 - Juillet 2015.
* 3 Votre commission a décidé de joindre au présent projet de loi la proposition de loi n° 658 (2014-2015) de Mme Morin-Desailly relative à la décentralisation des enseignements artistiques.