EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Le Sénat est invité à se prononcer sur la proposition de loi n° 378 (2014-2015) visant à lutter contre la discrimination à raison de la précarité sociale, présentée par M. Yannick Vaugrenard et les membres du groupe socialiste et apparentés.
Selon l'INSEE, la France compte entre 4,9 et 8,5 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté 1 ( * ) , soit 14,3 % de la population. Au premier trimestre 2015, 10,3 % de la population active était touchée par le chômage. L'ampleur du phénomène est incontestable.
La prise en compte juridique de la précarité sociale reste néanmoins complexe, compte tenu de la multiplicité de ces aspects.
En effet, les multiples facettes de la précarité sociale rendent difficile une reconnaissance claire et précise du droit de ne pas être discriminé à raison de sa situation économique ou sociale.
La présente proposition de loi invite à permettre une protection effective des personnes précaires contre les abus dont elles pourraient être victimes. Elle implique une définition juridique opérante, suffisamment claire et précise de la notion de précarité.
C'est dans cette perspective que votre commission s'est inscrite, à l'initiative de son rapporteur.
I. LA DISCRIMINATION À RAISON DE LA PRÉCARITÉ SOCIALE, UN PHÉNOMÈNE IMPARFAITEMENT MESURÉ ET SANCTIONNÉ
Force est de constater que les personnes en situation de grande pauvreté ou de précarité sociale peuvent faire l'objet de perceptions négatives, voire d'un traitement différent en raison de ces perceptions.
Ce constat est d'autant plus inacceptable dans notre société, caractérisée depuis longtemps par une « passion pour l'égalité », comme le soulignait Alexis de Tocqueville 2 ( * ) . Toutefois, toute rupture d'égalité ou traitement différentiel ne constitue pas une discrimination. Dans le domaine juridique, une discrimination est qualifiée par une distinction fondée sur des raisons ou des critères spécialement prohibés par la loi.
A. LA PRÉCARITÉ SOCIALE, UNE NOTION IMPARFAITEMENT DÉFINIE À LA TRADUCTION JURIDIQUE MALAISÉE
Si elle vise à prendre en compte l'exhaustivité des situations vécues, la notion de précarité sociale répond à une définition souple donc nécessairement approximative. Or l'incertitude est source d'insécurité juridique, ce qui nuit à l'effectivité des droits.
1. La précarité sociale, une notion socio-économique difficilement mesurable
Depuis le préambule de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 qui affirme « comme la plus haute aspiration de l'homme », « l'avènement d'un monde où les êtres humains seront [...] libérés de la terreur et de la misère », la lutte contre la pauvreté est indissociable de la reconnaissance de la dignité de la personne en tant que droit de l'homme.
Dès 1987, dans son rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » remis au Conseil économique et social, le père Joseph Wresinski proposait une définition globale de la précarité en termes de droits indivisibles, reprise par le rapport de Leandro Despouy sur l'extrême pauvreté et les droits de l'homme adopté par la sous-commission des droits de l'homme des Nations unies en 1996. Cette définition établit un lien entre le cumul des précarités et la grande pauvreté, situés dans une même continuité sociale.
La définition de la précarité issue du rapport Wresinski « La précarité est l'absence d'une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l'emploi, permettant aux personnes et familles d'assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux. L'insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l'existence, qu'elle devient persistante, qu'elle compromet les chances de réassumer des responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible. » |
Phénomène tout aussi complexe et multidimensionnel, la pauvreté ne saurait être résumée à un seul chiffre 3 ( * ) . La question de sa mesure est tout aussi difficile. Comme le rappelle Julien Damon 4 ( * ) , « des écoles s'opposent tout de même encore, entre une mesure absolue 5 ( * ) et une mesure relative, mais également entre une approche monétaire et une approche capacitaire, entre des appréciations relevant d'abord des biens premiers (à la John Rawls) ou des capacités (à la Amartya Sen). »
Il est possible d'évaluer la pauvreté selon un critère monétaire, qui présente d'évidentes limites 6 ( * ) , mais il existe aussi des indicateurs de la pauvreté monétaire, à l'instar de celui de la pauvreté en termes de conditions de vie 7 ( * ) .
La précarité comme la pauvreté apparaissent ainsi comme des concepts aux indicateurs multiples et parfois subjectifs .
2. La précarité sociale, source de stigmatisations
Aux difficultés matérielles auxquels sont confrontées les personnes en situation de précarité, s'ajoutent les obstacles liés à la stigmatisation et à la disqualification de la pauvreté.
Selon une enquête d'ATD Quart Monde 8 ( * ) , 97 % des Français ont au moins un préjugé sur les personnes pauvres : pour 63 % d'entre eux, « les minimas sociaux découragent les gens de travailler » ; pour 51 % des Français, « les pauvres font des enfants parce que les allocations leur donnent plus de pouvoir d'achat » et pour 32 % de la population, « les pauvres fraudent plus que les autres ».
Or, selon ATD Quart Monde 9 ( * ) , le Secours populaire et le Secours catholique, « ces préjugés entraînent vers la discrimination lorsqu'ils sont générateurs de présomption d'incapacités ». Dès 1993, dans un ouvrage conjoint à la Commission nationale consultative des droits de l'homme et à ATD Quart Monde 10 ( * ) , il était constaté que « certaines personnes sont victimes d'une discrimination caractérisée quand tout à la fois la responsabilité de leur situation leur est imputée, leur passé de misère et d'exclusion leur est reproché , leur parole est discréditée , leurs entreprises ou leurs comportements sont dénigrés du seul fait qu'ils apparaissent comme des individus sans statut reconnu ni représentation agréée. (...) Cette discrimination sociale et politique génère chez ceux qui la subissent des sentiments de honte, de culpabilité et de souffrance de ne pas être considérés à égalité avec les autres êtres humains de leur propre société. Elle cultive chez ceux qui la reproduisent, même de façon passive, une banalisation du mépris ou de l'indifférence à l'encontre des plus pauvres ».
Ce lien entre stigmatisation et pauvreté a également été soulevé par les principes directeurs sur l'extrême pauvreté et les droits de l'homme adoptés en 2012 par les Nations unies : « La discrimination est à la fois une cause et une conséquence de la pauvreté. (...) Les personnes vivant dans la pauvreté se heurtent également à des comportements discriminatoires et à la stigmatisation de la part des autorités publiques et d'acteurs privés, et ce, du seul fait qu'elles sont pauvres. Ainsi, sont-elles le plus souvent victimes de formes multiples et croisées de discriminations, y compris en raison de leur situation économique. »
L'ensemble des acteurs de la lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale s'accordent ainsi à constater que la précarité sociale est vectrice de stigmatisations et de disqualifications.
Néanmoins, la traduction juridique du sentiment d'être discriminé, de « ne pas être traité comme les autres » apparaît délicate.
* 1 La variation s'explique selon que l'on retient un seuil à 50 ou à 60 % du niveau de vie médian de la population française.
* 2 « Chacun a remarqué que, de notre temps, et spécialement en France, cette passion de l'égalité prenait chaque jour une place plus grande dans le coeur humain » in Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique , 1835.
* 3 Rapport d'information n°388 (2013-2014) de M. Yannick Vaugrenard, fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective sur : Comment enrayer le cycle de la pauvreté ? Osons la fraternité !
* 4 Julien Damon, « La pauvreté, mesurée, expliquée, redoutée », in Michel Forsé, Olivier Galland (dir.), Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, 2011 .
* 5 Par exemple, les Etats-Unis mesurent le taux de pauvreté au regard d'un seuil défini en valeur absolue à 12 316 dollars pour une personne seule. À l'inverse, la France retient une approche relative au revenu médian de la population française.
* 6 Comme le soulignait le rapport d'information de la délégation sénatoriale à la prospective, « Comment enrayer le cycle de la pauvreté ? Osons la fraternité ! », « La pauvreté monétaire reste un indicateur de référence » malgré ses imperfections.
* 7 En France, l'INSEE mesure la proportion de ménages qui déclarent connaître au moins huit restrictions parmi les vingt-sept définies conventionnellement, relatives à l'insuffisance des ressources, à la consommation, aux retards de paiement et aux difficultés liées aux logements.
* 8 Enquête d'ATD Quart Monde d'octobre 2014 : « Les idées reçues sur les pauvres et la pauvreté », réalisée par BeBetter&Co et Opinionway.
* 9 Étude, de l'IRFRH et de l'ISM Corum d'octobre 2013 : « Discrimination et pauvreté : On n'est pas traité comme tout le monde ».
* 10 CNCDH, Exclusion et droits de l'Homme. Contribution du mouvement ATD Quart Monde, 1993.