B. LA DIFFICILE TRADUCTION JURIDIQUE DES COMPORTEMENTS DISCRIMINATOIRES
1. Les fondements juridiques de la lutte contre les discriminations
Selon une définition classique 11 ( * ) , la discrimination se définit comme « une différenciation contraire au principe d'égalité civile consistant à rompre celle-ci au détriment de certaines personnes physiques en raison de [...] critères sur lesquels la loi interdit de fonder des distinctions juridiques arbitraires ».
Les principes constitutionnels d'égalité et de dignité de la personne humaine sont au fondement de la prohibition des discriminations. Principe général du droit, le principe d'égalité fait l'objet d'une protection particulière en droit administratif. Ainsi, c'est sur le fondement de la méconnaissance du principe d'égalité des usagers devant le service public qu'aurait pu être sanctionnée l'expulsion du Musée d'Orsay d'une famille pauvre en raison de son « odeur », mentionnée par l'exposé des motifs de la présente proposition.
Les principes constitutionnels au fondement de la lutte contre les discriminations L'égalité devant la loi est en premier lieu affirmé par l'article 1 er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. » Ce principe d'égalité des droits est également proclamé par le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. Aux termes de l'article 1 er de la Constitution du 4 octobre 1958, la France « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion ». Dans une décision du 27 juillet 1994 (94-343/344), le Conseil constitutionnel a reconnu comme principe à valeur constitutionnelle « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation». |
Le droit de la lutte contre les discriminations est un droit abondant, structuré autour d'un ensemble éclaté de textes. Il repose initialement sur le principe fondateur d'égalité en droit, proclamé par la Constitution du 4 octobre 1958. Néanmoins, à l'instar des conventions internationales, le législateur a choisi d'inscrire précisément dans la loi les motifs prohibés qui portent atteinte à ce principe d'égalité.
Si la lutte contre les discriminations relève depuis l'origine du droit pénal, elle s'est particulièrement développée en droit social, et en particulier au sein du droit du travail. Sous l'influence du droit européen et du principe de non-discrimination, cette lutte connaît des applications significatives en droit civil, notamment dans le droit économique.
Les textes internationaux prohibant les discriminations De manière abstraite, l'article premier de la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948 affirme que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». À l'inverse, les conventions internationales énumèrent spécifiquement les comportements à l'instar : - de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965 ; - du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1996 qui interdit toute distinction en fonction « notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. » - de l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, qui assure la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, « sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ». |
2. La répression des discriminations
La lutte contre les discriminations a trouvé une première traduction juridique dans le droit pénal avec le décret-loi du 21 avril 1939, dit « Marchandeau ». Ce texte a introduit dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse les délits d'injure et de diffamation à raison de l'origine, de la race ou d'une religion déterminée. La loi n° 72-546 du 1 er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme a complété la loi du 29 juillet 1881 par la création d'un délit de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à raison de ces critères prohibés, et a également introduit une infraction autonome dans le code pénal (article 187-1 de l'ancien code) réprimant les comportements discriminants à raison de ces critères.
Les critères de discrimination déterminés par le droit pénal Le code pénal incrimine aujourd'hui vingt motifs de discriminations : - L'article L. 225-1 réprime toute discrimination opérée à l'encontre des personnes « à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de leur patronyme, de leur lieu de résidence, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs moeurs, de leur orientation ou identité sexuelle, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». - L'article L. 225-1-1 sanctionne toute distinction entre les personnes au motif qu'elles ont subi ou refusé de subir des faits de harcèlement sexuel ou témoigné de tels faits. La loi du 29 juillet 1881 ne retient que sept critères - l'origine, l'ethnie, la nation, la religion, le sexe, l'orientation ou l'identité sexuelle ou le handicap - pour réprimer la provocation publique à la discrimination, la diffamation et l'injure publique, respectivement aux termes des articles 24, 32 et 33. La provocation non publique est réprimée par l'article R. 625-7 du code pénal. |
Actuellement, le code pénal prohibe vingt motifs de discrimination. Ces discriminations peuvent prendre plusieurs formes limitativement définies par l'article L. 225-2 du code pénal, dont le refus de fourniture d'un bien ou d'un service, l'entrave à l'exercice normal d'une activité économique, le refus d'embauche, la sanction ou le licenciement d'une personne à raison d'un des critères prohibés.
Ces faits sont punis de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. Les dispositions de l'article L. 225-3 excluent de la répression certaines discriminations exceptionnellement justifiées.
L'article 432-7 du code pénal punit de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende la discrimination commise par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public lorsqu'elle consiste à refuser le bénéfice d'un droit accordé par la loi ou à entraver l'exercice normal d'une activité économique.
3. Les discriminations de plus en plus sanctionnées par les autres branches du droit
Le droit des discriminations a gagné progressivement l'ensemble des champs du droit français.
Historiquement, le code du travail a réprimé les discriminations dans le travail pour assurer la protection du principe constitutionnel de la liberté syndicale, reconnue en droit européen et international. Sanctionnée par les lois du 24 juin 1936 et celles du 11 février 1950, la discrimination d'un salarié en raison de son activité syndicale a été explicitement prohibée par la loi du 27 avril 1956 tendant à assurer la liberté syndicale et la protection du droit syndical. Par la suite, afin de concourir à l'égalité professionnelle entre hommes et femmes, le droit du travail a incriminé les discriminations à raison du sexe et de la situation de famille.
Actuellement, l'article L. 1132-1 du code du travail interdit les discriminations à raison des dix-neuf critères de l'article L. 225-1 du code pénal. Néanmoins, l'article L. 1133-1 précise que cet article « ne fait pas obstacle aux différences de traitement, lorsqu'elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l'objectif soit légitime et l'exigence proportionnée ».
En matière civile, le droit de la discrimination s'est particulièrement développé de manière jurisprudentielle. On notera néanmoins l'introduction par la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, de l'article 16-13 dans le code civil qui précise que « nul ne peut faire l'objet de discriminations en raison de ses caractéristiques génétiques ».
Sous l'influence du droit européen, le droit des discriminations a évolué substantiellement avec la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations. Ce texte a introduit la première définition - en droit civil - du concept de discrimination directe et indirecte, tout en assouplissant les modalités d'administration de la preuve. L'article 4 de la loi du 27 mai 2008 généralise la règle de l'aménagement de la charge de la preuve, qui fait peser sur la partie défenderesse la charge de la preuve dès lors que le demandeur a présenté des faits laissant présumer l'existence d'une discrimination.
La définition juridique des notions de discrimination directe et indirecte L'article 1 er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations définit ainsi ces deux notions : « Constitue une discrimination directe la situation dans laquelle, sur le fondement de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race, sa religion, ses convictions, son âge, son handicap, son orientation ou identité sexuelle, son sexe ou son lieu de résidence, une personne est traitée de manière moins favorable qu'une autre ne l'est, ne l'a été ou ne l'aura été dans une situation comparable. « Constitue une discrimination indirecte une disposition, un critère ou une pratique neutre en apparence, mais susceptible d'entraîner, pour l'un des motifs mentionnés au premier alinéa, un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d'autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour réaliser ce but ne soient nécessaires et appropriés. » Source : Rapport d'information n°94 (2014-2015) de Mme Esther Benbassa et M. Jean-René Lecerf, fait au nom de la commission des lois sur « La lutte contre les discriminations : de l'incantation à l'action » |
4. Le contentieux pénal, voie de droit privilégiée pour lutter efficacement contre les discriminations
Ainsi, il existe de multiples voies de droit ouvertes à la victime de discrimination.
La voie pénale a longtemps été privilégiée, la charge de la preuve de la partie plaignante se reportant sur le ministère public. Afin de favoriser l'accès à la justice des victimes de discriminations, depuis une dépêche du 11 juillet 2007, il existe dans chaque parquet un pôle anti-discrimination qui comprend un magistrat référent et un délégué du procureur de la République.
Néanmoins, en vertu du principe de légalité stricte en matière pénale et de la nécessité d'un lien de causalité certain, les discriminations indirectes échappent en principe à la répression pénale. La preuve doit établir de manière causale et directe une discrimination intentionnelle.
Or la répression pénale des discriminations se heurte à la difficulté probatoire même si, dans cette matière, la Cour de cassation admet tous les moyens de preuve obtenus par les parties privées, même les moyens illégaux ou déloyaux. Ainsi, aux termes de la décision de la chambre criminelle du 11 juin 2002, si la pratique des « tests de discrimination » est déloyale, ces moyens peuvent néanmoins être portés à l'appréciation des juridictions de jugement 12 ( * ) .
Contrairement au contentieux pénal, la charge et l'administration de la preuve d'un comportement discriminatoire s'apprécient de manière différenciée dans la matière civile. Toute personne s'estimant victime d'une discrimination peut présenter des éléments permettant de présumer une discrimination ; il appartient alors à la partie défenderesse de justifier la mesure contestée par des éléments de distinction non prohibés.
* 11 Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, 2014.
* 12 L'article 45 de la loi n° 2006-396 du 31 mars 2006 sur l'égalité des chances a inséré un article L. 225-3-1 dans le code pénal afin de préciser que les délits de discrimination sont constitués même s'ils ont été commis à l'encontre d'une personne ayant sollicité un bien ou un service dans le but de démontrer l'existence du comportement discriminatoire.