Mme Florence Millet, maître de conférences à l'Université de Cergy-Pontoise
M. Jean-Pierre Sueur , président . - Nous entamons la dernière audition d'une semaine très riche. Nous recevons Mme Florence Millet, maître de conférences à l'Université de Cergy-Pontoise. Elle a soutenu une brillante thèse sur la notion de risque. Nous pourrions vous écouter là-dessus, tant le principe de précaution inscrit dans notre Constitution crée d'innombrables conséquences pour le législateur que nous sommes. Elle a également beaucoup travaillé sur le droit de la famille et tout particulièrement sur l'homoparentalité.
Mme Florence Millet, maître de conférences à l'Université de Cergy-Pontoise . - Merci de m'avoir invitée. Je travaille en effet depuis dix ans sur l'homoparentalité, sujet complexe, passionnant et important.
L'ouverture du mariage aux personnes de même sexe emporte une consécration juridique de l'homoparentalité. L'adoption de l'enfant du conjoint autorisera un lien de filiation entre l'enfant et celui ou celle qui ne sera pas son parent biologique à la seule condition que l'enfant ne soit doté que d'un lien de filiation à l'égard du conjoint de l'adoptant. L'adoption pourra être plénière, produisant les effets d'une adoption par les deux époux car, dans cette hypothèse, elle laisse subsister le lien de filiation d'origine. Sera donc susceptible de faire l'objet d'une adoption plénière l'enfant de deux femmes, issu d'une PMA, conçu par insémination artificielle à l'étranger ou naturelle. Pourra également faire l'objet d'une adoption plénière, l'enfant né avant la formation du couple. La mère biologique épousera sa compagne laquelle deviendra dans un premier temps la belle-mère et, le cas échéant, la mère adoptive.
Mais quid de l'autre branche parentale ? L'inscription des deux liens de parenté n'est pas tranchée et la même question se posera pour la GPA si elle est légalisée. L'indifférenciation du sexe des époux implique-t-elle la désexualisation des branches de la filiation, la disparition de la notion des filiations paternelle ou maternelle ? Faut-il limiter les liens de filiation à deux par enfant, par analogie avec les contraintes de la reproduction biologique ? On ignore les intentions des auteurs du projet ou de ceux qui les ont inspirés sur ce point.
Le régime de la filiation, inchangé par ce texte, laisse place à l'interprétation. Le code civil, dans son article 320, fait obstacle à l'établissement d'une filiation qui contredirait une filiation légalement établie. Le seul critère prévu par le texte : un lien qui contredit un lien préalable. Le projet de loi ne fait pas référence aux branches de filiation. On ne sait s'il sera possible d'inscrire une troisième filiation dans la branche parentale opposée à celle du couple des personnes de même sexe. En ne s'emparant pas de la question, le législateur place les familles et les personnes dans une situation d'insécurité juridique. Le juge devra se prononcer au cas par cas, jusqu'à ce que la Cour de cassation tranche. A moins qu'une loi sur la famille soit votée très vite... Cette question est pourtant loin d'être théorique.
Dans le cas où l'enfant serait issu d'un donneur anonyme par le biais d'une insémination artificielle à l'étranger, les liens pourraient être limités aux deux femmes pour des raisons concrètes plutôt que juridiques puisque le donneur est inconnu. Cependant, rien n'interdirait à un homme de faire une reconnaissance de complaisance. Si celle-ci n'est pas contestée, l'enfant pourrait avoir deux mères et un père en droit.
En cas de donneur identifié, il arrive qu'un homme apporte son concours au projet de deux femmes sans vouloir faire partie de la vie de cet enfant. Mais le projet peut comprendre trois personnes, voire deux couples. Dans la première hypothèse, le donneur qui s'était engagé à ne pas reconnaître l'enfant pourrait changer d'avis en vertu du principe d'indisponibilité de l'état des personnes ; le lien serait alors incontestable parce que conforme à la vérité biologique. L'enfant pourrait également diriger, contre le donneur qui ne l'a pas reconnu, une action aux fins d'établissement de la filiation. Enfin, l'homme ayant prêté son concours à ce projet pourrait faire une reconnaissance prénatale de cet enfant et le projet des deux mères serait déjoué. L'enfant ne pourrait plus faire l'objet d'une adoption plénière, mais seulement d'une adoption simple, avec l'accord des deux titulaires du lien de filiation.
Dans la deuxième hypothèse, les protagonistes pourraient convenir de doter l'enfant d'un lien dans la branche maternelle et d'un lien dans la branche paternelle. L'enfant ne pourrait alors faire l'objet que d'une adoption simple au profit de l'un des conjoints, avec le consentement du père et de la mère, et une possible attribution de l'autorité parentale. Il y aurait alors trois titulaires de l'autorité parentale. On se retrouverait confrontés à des inégalités : quel conjoint choisir pour l'adoption simple, le mari du père ou l'épouse de la mère ? En admettant qu'un enfant puisse avoir trois, voire quatre parents, il risque de se retrouver au coeur de conflits en cas de séparation -ce n'est déjà pas simple à deux. Enfin, cette situation multiplierait les cas d'inégalité entre les enfants susceptibles d'avoir un, deux, trois ou quatre parents et autant de vocations successorales.
L'enjeu fondamental de ce projet de loi est d'opérer ce choix entre la possibilité d'avoir trois ou quatre parents ou d'en limiter le nombre à deux, au prix de l'abolition des notions de branche paternelle et maternelle de la filiation. Alors, la réforme du seul mariage aurait accouché de la réforme la plus fondamentale du droit de la famille, en privant légalement un enfant de père ou de mère.
En laissant de telles évolutions se produire par voie de conséquence, l'on manque la formidable occasion de concevoir une réforme d'ensemble découlant d'une réflexion sur l'établissement de liens de filiation délibérément détachés du critère biologique.
Un tel projet aurait permis de traiter toutes les hypothèses en présence, qu'elles concernent les couples homosexuels ou hétérosexuels, en offrant une plus grande sécurité juridique à leurs projets parentaux et un cadre cohérent aux enfants qui en sont issus. Une voix médiane existe : repenser la filiation et concevoir, à côté du lien classique, deux autres sortes de lien. Le premier reposerait sur le seul élément sociologique et produirait tous les effets attachés à la filiation. Le deuxième ne reposerait que sur l'élément biologique. Il faudrait en admettre, d'une manière ou d'une autre, la traduction juridique, de façon à permettre l'accès de l'enfant à ses origines et la garantie de l'interdit de l'inceste. Il serait préférable de ne pas établir le lien de type sociologique par la voie de l'adoption qui est incontestable. Ce qui n'est le cas d'aucun autre mode d'établissement de la filiation.
Enfin, il n'est pas souhaitable de traiter juridiquement de la même façon les projets parentaux communs et les recompositions familiales, les deux situations n'étant comparables ni pour les couples homosexuels ni pour les hétérosexuels.
Si l'élaboration de la loi doit demeurer séquentielle, il faudrait au minimum restreindre l'adoption de l'enfant du conjoint à la forme simple. Autrement, ce texte pourrait, sans le dire, enclencher la première étape de la chronique de la mort annoncée de la paternité et, peut-être, de la maternité.
M. Jean-Pierre Sueur , président . - Merci pour cet exposé extrêmement clair et démontrant les problèmes qui subsistent à la suite de l'adoption du texte par l'Assemblée nationale. Ils sont devant nous.
M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Vous nous dites, un peu comme M. Hauser, « le mariage des personnes de même sexe étant pratiquement voté, ayez le courage de mettre dans la loi la réforme de la filiation qui en découle ». Si nous faisions cela, il faudrait limiter aux couples de même sexe l'adoption simple. Ensuite, un autre texte devrait examiner les autres types de filiation pour tous les couples. Ai-je bien compris ?
Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - Merci pour cette analyse. Les recompositions familiales existent déjà : je pensais à ces enfants qui aux fêtes des pères ou des mères n'auront pas à offrir de cadeaux, et à ceux qui devront en faire deux... L'adoption est-elle simple ou plénière pour les familles hétérosexuelles recomposées ?
Mme Florence Millet . - Pourquoi limiter l'adoption à la forme simple ? Il n'est pas envisageable de réserver cette limite aux seuls couples homosexuels, mais c'est le seul moyen de ne pas être acculé trop vite. Il faudrait réformer l'adoption de l'enfant du conjoint dans tous les cas. L'idée est de garder un peu de temps pour réfléchir et régler tous les cas. Loin de définir un régime spécial, cette loi aurait été l'occasion de remettre à plat ce qui ne convient pas aujourd'hui, pour parvenir à un régime commun à tous les couples. La distinction entre adoptions simple et plénière n'a plus véritablement de justification. On limiterait ainsi les conséquences possibles de cette loi en se donnant le temps de réfléchir à une réforme de la filiation. Il faut aller aussi au bout de la logique et revenir sur la PMA - on jette un voile pudique sur les conditions de conception des enfants. La difficulté, c'est aussi de passer de la PMA à la GPA, dont les enjeux sont différents.
Pour les recompositions familiales, si une femme élève seule un enfant et que le père avait reconnu l'enfant, l'adoption plénière par le conjoint est impossible. En revanche, si le père n'est pas connu, l'adoption par le conjoint est possible, dans la forme simple ou plénière. L'adoption simple laisse ouverte l'autre branche de la filiation. Il faudrait concevoir un régime commun à tous les couples et ne pas passer par l'adoption. Dans un couple hétérosexuel, en cas d'insémination artificielle, le conjoint reconnaît l'enfant, il ne l'adopte pas, mais le lien reste contestable : l'enfant est issu d'un donneur. Cela ne tient pas debout.
Mme Michelle Meunier , rapporteure pour avis . - C'est un « mensonge d'Etat » !
Mme Florence Millet . - Sans aller jusqu'à employer des grands mots, le caractère irrévocable de l'adoption plénière, lorsque la filiation est sociologique, n'est pas souhaitable, car lorsque tout ne se passe pas bien, faut-il laisser perdurer ce lien à tout jamais quand tous les autres sont contestables ? Ne dénaturons pas une institution, l'adoption, qui conserve un intérêt dans d'autres hypothèses.
M. Christian Cointat . - J'ai beaucoup apprécié votre exposé liminaire. Il m'a impressionné. Dans les couples hétérosexuels, les difficultés sont nombreuses, complexes. Le projet de loi nous éclaire sur les difficultés du mariage hétérosexuel ! Ne pensez-vous pas que votre raisonnement est biaisé dans la mesure où il faut que le père ne soit pas connu et qu'il y ait eu une insémination artificielle, interdite chez nous ? N'allez-vous pas trop loin en affirmant que les conséquences de tout cela risquent de remettre en cause la paternité et la maternité ? Que pensez-vous de ce qui se passe en Belgique, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Espagne, pour ne citer que des pays de l'Union européenne, où nous avons une libre circulation et la liberté d'établissement ? Les familles y sont-elles remises en cause ? Ce n'est pas mon sentiment.
Mme Florence Millet . - Mon cri d'alarme n'est pas exagéré. Il vise à protéger les projets parentaux. Il y a des cas de reconnaissance prénatale, c'est très concret. Parfois, je propose des sujets à mes étudiants et j'ai l'impression d'y aller un peu fort ... sauf quand j'entends mes amis avocats évoquer des affaires : la réalité dépasse la fiction.
La portée symbolique du texte n'est pas négligeable. La question de l'accès aux origines débouche sur la prohibition de l'inceste. Certes, les cas évoqués sont marginaux mais la loi doit maintenir la trace de l'origine et pas seulement sur le plan des symboles. Des difficultés concrètes peuvent se poser. En cas de recomposition familiale, établir un lien de filiation entre l'enfant et le nouveau compagnon ou la nouvelle compagne est un sacré pari sur l'avenir. C'est faire dépendre la filiation de l'enfant de rapports de couples que l'on sait précaires.
M. Christian Cointat . - Pour qu'il y ait disparition de lien biologique, il faut que le père soit inconnu. Comment la loi peut-elle protéger contre l'inceste dans pareil cas ? Le problème est à tel point complexe que j'estime que le législateur ne doit pas y toucher ... sauf d'une main tremblante, comme le préconisait Montesquieu. L'on ne verra pas tous les aspects en ce domaine. L'adoption simple, oui, mais pour le reste, prudence ! Un enfant est le fruit d'un homme et d'une femme, c'est la loi immuable de la nature.
N'oublions pas cet aspect. « Il faut être rigoureux quand on établit la loi et bienveillant quand on l'applique », dit un sage proverbe que je fais mien. Faisons confiance au juge pour s'en inspirer.
Mme Florence Millet . - Les projets parentaux concernés ne sont pas limités. Pour l'heure, les donneurs sont anonymes et la prohibition de l'inceste ne peut être garantie. La PMA doit aller de pair avec la connaissance du géniteur, pour établir un lien que l'on peut appeler autrement que de filiation. L'enfant doit savoir de qui il est issu. Mais le consentement de ce père biologique ne serait alors pas requis pour permettre l'adoption de l'enfant par le conjoint.
M. Christian Cointat . - Vous êtes déjà dans la prochaine loi dont nous ne sommes pas encore saisis !
Mme Florence Millet . - Vous n'avez pas le choix : les juges de première instance vont être saisis très vite, et ils apporteront des réponses différentes. Qu'un enfant soit privé légalement de la possibilité d'avoir un père ou une mère, ce n'est pas rien ! C'est pourquoi je suggère de bien y réfléchir pour protéger les projets parentaux et offrir un cadre cohérent à l'enfant afin qu'il sache de qui il est issu, sans que tous les effets classique de la filiation soient attachés à ce démembrement de la filiation. La filiation sociologique produirait tous les effets de la filiation classique ; le lien biologique ne servirait qu'à savoir de qui on est issu et à garantir la prohibition de l'inceste. Offrons au moins ce cadre-là à ceux qui veulent bien faire les choses.
M. Jean-Pierre Sueur , président . - Il nous reste à vous remercier : vous nous avez apporté beaucoup. Vous avez souligné des questions dont nous n'avions peut-être pas encore mesuré toute l'ampleur.