UNE ÉCONOMIE FRAGILE AUX PERSPECTIVES DE CROISSANCE MAL CONNUES
Le Yémen, s'il a pu restaurer la stabilité politique du pays, n'est pas encore parvenu à entrer dans un cycle vertueux de croissance. Confronté à une très forte pauvreté et à une démographie galopante, le Yémen, seul PMA du monde arabe, est entré dans une phase de réformes économiques structurelles avec l'aide des institutions internationales. L'assainissement de la situation économique lui permettra de réfléchir à une meilleure exploitation de ses ressources et à une maîtrise de sa démographie, les grands projets de développement (gaz liquide, port d'Aden) apparaissant comme des projets de dernier recours.
I. UNE SITUATION ÉCONOMIQUE DIFFICILE
A. LE YÉMEN, SEUL PAYS MOINS AVANCÉ DU MONDE ARABE
Avec un PIB par habitant compris, selon les sources entre 350$ et 450$ 26( * ) par habitant, le Yémen était classé au 201e rang mondial sur 226 pays en 1994. Le Yémen est un des pays les plus pauvres de la planète qui cumule une situation économique fragile avec une démographie en forte expansion.
1. Les indicateurs
S'il est difficile de disposer d'indicateurs économiques et sociaux fiables sur le Yémen, l'ensemble des chiffres disponibles tant au niveau des ministères yéménites que des ONG concorde pour mettre en évidence une pauvreté préoccupante 27( * ) .
a) Pauvreté
Le PNUD essaie d'évaluer le pourcentage de la population vivant en dessous du niveau de pauvreté. Ce taux a atteint 37,7% en 1999, en légère hausse par apport aux années précédentes. Cette pauvreté, si elle touche les classe sociales qui étaient déjà marginales dans la société yéménite (les akhdam 28( * ) notamment), touche dans les mêmes proportions les villes et les campagnes. Elle a été avivée par le durcissement du marché du travail lié au retour des émigrés d'Arabie Saoudite et par une forte inflation. Le taux de chômage atteint aujourd'hui les 30%. Le taux d'inflation était de 72% en 1994 et de 45% en 1995.
La pauvreté au Yémen (% de la population)
Indicateurs |
1998 |
1999 |
Population totale vivant en dessous du seuil de pauvreté |
36,4 |
37,7 |
Population urbaine vivant en dessous du seuil de pauvreté |
31,8 |
34 |
Population rurale vivant en dessous du seuil de pauvreté |
37,7 |
38,9 |
Rang (Indice de développement humain) |
148 |
|
Source : Banque Mondiale, FMI, PNUD
b) Eau et santé
L'État yéménite peine à garantir
à l'ensemble de la population un accès aux services publics de
base que sont la santé et l'assainissement. Les dispositifs de
santé publique sont encore peu développés et l'absence
d'assainissement pose de véritables problèmes pour garantir
l'hygiène tant dans les villes que dans les campagnes.
L'absence d'eau potable dans certaines régions est également
préoccupante même s'il a été possible de pallier
pour partie cette situation en développant la production d'eau
minérale en bouteilles, évidemment plus onéreuse.
Accès aux services publics de base (% de la population)
Indicateurs |
|
|
Accès à l'eau saine
|
1998 |
44,45
|
Accès aux services de santé |
1990-1995 |
38 |
Accès aux égouts
|
1990-1997
|
24
|
Source : Banque Mondiale, FMI, PNUD
c) Alphabétisation
A la fois source et conséquence du sous-développement, le taux d'alphabétisation de la population est préoccupant au Yémen, d'autant qu'il se double d'une forte inégalité entre hommes et femmes. Si des efforts récents sont menés pour améliorer l'éducation dès l'enfance, la situation de la femme yéménite est un facteur d'inquiétude pour le développement du Yémen à moyen terme.
Taux d'alphabétisation de la population (% de la population de + de 15 ans)
Indicateurs |
1998 |
Taux d'alphabétisation des femmes |
33,85 |
Taux d'alphabétisation des hommes |
68,75 |
Source : Banque Mondiale, FMI, PNUD
d) Mortalité
Enfin, le Yémen se caractérise par une mortalité assez forte. La mortalité infantile atteint les 70 %o.
Mortalité
Indicateurs |
Années |
|
|
Espérance de vie à la naissance |
1999 |
|
60,1 ans |
Mortalité infantile
|
1999
|
|
70 %o
|
Source : Banque Mondiale, FMI, PNUD
2. Les freins au développement
Si l'instabilité chronique du pays, au Nord dans les années 60 et 70, au Sud dans les années 80, et dans le Yémen réunifié de l'année 1994, a indéniablement contribué à l'absence de décollage économique, d'autres facteurs, structurels, une fois la stabilité revenue, peuvent expliquer l'impossibilité qu'a le Yémen d'entrer dans une logique de croissance à la hauteur des besoins de la population.
a) Une évolution démographique préoccupante
Le taux
de croissance démographique est aujourd'hui de 3,5% par an. Ce taux
très élevé, même en terre d'Islam, s'explique par
une absence de régulation des naissances. Sur le plan politique,
certains partis, comme al-Islah, y paraissent fermement opposés.
Les projections établies en 1998 par le Ministère du Plan
annonçaient que la poursuite de la croissance démographique selon
la même tendance conduirait à un doublement de la population en 19
ans. Elles prévoyaient pour le Yémen une population de 50
millions de personnes à échéance de 2031.
La délégation du groupe sénatorial a rencontré M.
Ahmed Mohammed Sofan, Ministre du Plan qui lui a indiqué que la
République du Yémen entendait faire baisser son taux de
croissance démographique à 3,1% dans 5 ans et à 2% dans 25
ans. Il a indiqué, parmi les moyens d'y parvenir, s'opposant fermement
à une régulation autoritaire des naissances, l'éducation
de la femme et une amélioration des soins dans les maternités et
en pédiatrie.
L'absence de maîtrise de sa démographie constitue un risque majeur
pour le Yémen : le PIB est en effet aujourd'hui susceptible de
croître moins vite que la population.
b) Le rôle ambivalent du qât dans la société et l'économie yéménite
Le qât, « plante philosophique », « euphorisant, semi-stupéfiant, drogue », plante arbustive peu connue en Occident, joue un rôle majeur dans la société et dans l'économie yéménite.
Le qât
Le
qât «
cath edulis
» pousse au-dessus de
700
mètres
. C'est une plante arbustive haute parfois de 7 m dont les
feuilles se mâchent très fraîches (moins de
48 heures
après la cueillette). Elle est très répandue au
Yémen, en Éthiopie et en Somalie.
Effets psychologiques :
Euphorie, hallucinations, concentration,
paranoïa et anxiété.
Effets physiologiques
: proches des amphétamines. Coupe la
faim et empêche de dormir.
Un rite social :
activité sociale par excellence, la
séance de qât se déroule l'après midi, à la
maison, dans une pièce qui lui est spécialement
dédiée, le « mafraj ». Hommes et femmes
mâchent séparément mais toujours en groupe. On ne mange pas
avec le qât mais on fume et on boit de l'eau.
La culture du qât a pris un essor considérable au Yémen.
Elle est aujourd'hui la principale du pays puisqu'elle couvrirait plus de 30%
des terres arables soit environ 100.000 hectares, utiliserait 85% de l'eau
d'irrigation et 70% des pesticides vendus au Yémen. Le secteur du
qât occuperait 200.000 personnes, soit 15% de la population active.
Les surfaces cultivées auraient doublé depuis 1970, au
détriment des céréales pour l'essentiel. La production
annuelle de qât serait passée de 35 millions à 690 millions
de bottes entre 1970 et 1997
29(
*
)
.
Une grande partie de la population masculine cède au qât tous les
après-midi ou au moins deux à trois fois par semaine. Les femmes
et les jeunes mâchent également. Le qât
représenterait entre 18% et 30% des dépenses de consommation des
ménages.
Le qât joue pour le développement du Yémen un rôle
ambivalent :
(1) Le qât, vecteur de cohésion sociale ?
Il paraît difficile de concevoir le rôle que joue le qât au Yémen comme positif. Il est pourtant aux yeux de la population une des seules distractions qu'elle peut s'octroyer et constitue le pivot autour duquel tourne l'essentiel de sa vie sociale : affaires, réunion amicale, mariage, naissance, retour de pèlerinage ou de voyage ne peuvent être fêtés qu'avec le qât. 30( * ) Les poètes yéménites exaltent les vertus du qât et ses effets sociaux :
Il y a
dans le qât une consolation
Pour qui est accablé de soucis et de chagrin.
Du vin, il a la délicatesse,
Mais il n'est point prohibé.
Il en possède la pureté, pour l'oeil,
Et le même goût agréable, pour la bouche.
En lui le lettré trouve le réconfort,
Et on y découvre aussi une protection contre l'affliction.
C'est le messager de la fraternité :
Il groupe les gens et les unit.
Le qât contribue de manière importante aux revenus de la paysannerie yéménite. Certains estiment que la modération de l'exode rural au Yémen est due à la possibilité qu'a encore une partie des paysans de vivre de ses terres, grâce au qât, bien plus rémunérateur que toute autre culture. C'est d'ailleurs pour cette raison que les cultures alternatives qui sont proposées dans les montagnes yéménites (café, coton, dattes, légumes) peinent à s'imposer : elles sont beaucoup moins rentables que le qât.
(2) Le qât, fléau social
Le
qât constitue néanmoins un des freins majeurs au
développement yéménite :
§ Il empêche l'agriculture yéménite de se tourner vers
des cultures vivrières et/ou d'exportation et oblige le Yémen
à recourir à l'aide alimentaire pour nourrir une part de sa
population.
§ Il paralyse tous les autres secteurs de l'économie
yéménite : les activités cessent ou sont
sérieusement ralenties dès le début de l'après-midi.
§ Il pèse de manière importante sur le budget des
ménages.
§ Il constitue une menace pour la santé publique
31(
*
)
en raison des pesticides qui sont
consommés en même temps que la plante...
Les efforts pour lutter contre le qât sont aujourd'hui mesurés,
malgré le lancement d'une « campagne
anti-qât », annoncée par le Président de la
République, Ali Abdallah Saleh, qui a déclaré s'abstenir
lui-même
32(
*
)
. Cette campagne
est relayée par plusieurs associations anti-qât.
Les mesures prises jusqu'à présent sont pour l'essentiel encore
symboliques : prolongation jusqu'à 15 heures de la durée
quotidienne du travail des fonctionnaires, interdiction de consommer du
qât pour les policiers et les militaires durant l'exercice de leurs
fonctions, interdiction du qât à bord des avions de la compagnie
Yemenia.
c) Le problème de l'eau
Depuis
1970, le Yémen doit faire face à une crise d'approvisionnement
aiguë dans le domaine de l'eau. Certaines analyses font état d'un
épuisement des ressources en eau de Sanaa dans les 12 ans.
La prise de conscience du problème est relativement récente tant
le Yémen vit dans la mémoire de civilisations florissantes qui
avaient construit une part de leur prospérité sur des
systèmes sophistiqués de collecte et de répartition de
l'eau (grand barrage de Marib, citernes d'Aden...).
La concentration des pluies sur juillet et août, les pertes de 60% de
l'eau recueillie dans les canaux d'irrigation en terre, l'absence quasi-totale
de rivières permanentes et les prélèvements croissants sur
les nappes phréatiques en raison de la croissance de la population et du
qât risquent d'engendrer au Yémen une pénurie d'eau.
La privatisation du secteur de l'eau, par affermage ou concession, qui
apparaît comme une des solutions possibles, se heurte pour le moment
à des considérations religieuses (l'eau, don de Dieu, n'est pas
monnayable).
d) L'absence de classes moyennes
Le
Yémen est une société inégalitaire : il existe
quelques très grosses fortunes tandis qu'une partie croissante de la
population vit en dessous du seuil de pauvreté. La classe moyenne est
quasiment inexistante, d'où :
§ Une main d'oeuvre certes abondante, mobile et bon marché, mais
peu qualifiée.
§ Une consommation intérieure peu dynamique, consacrée au
minimum indispensable.