Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias.
M. Pierre Ouzoulias. Madame la ministre, je travaille en ce moment, avec Laure Darcos et Agnès Evren, à la constitution d’une mission d’information sur les rapports entre l’intelligence artificielle et la création. Je me permets d’associer mes deux collègues à cette intervention, bien que j’assume évidemment la responsabilité de l’ensemble de mes propos.
Je souscris à l’analyse de Catherine Morin-Desailly dans sa totalité. À sa suite, j’appelle votre attention sur la situation de la presse. La presse indépendante est l’un des piliers de la démocratie, car elle traite les informations selon une déontologie rigoureuse, dans le respect du pluralisme et la confrontation des idées.
Nous le savons tous, l’intégralité des productions de la presse a été pillée sans vergogne par les plateformes de l’intelligence artificielle, au mépris du droit des journaux et, surtout, de la propriété intellectuelle des auteurs.
Madame la ministre, comme vous le savez, ce pillage est général et concerne toutes les productions de l’esprit : la littérature, la science, le cinéma… Rien ne leur a échappé ! Tout est sur les plateformes.
En tête des enjeux que soulève l’utilisation de l’intelligence artificielle par les plateformes figure la préservation du droit de l’auteur et de la production de l’esprit. Il s’agit là d’un sujet fondamental.
Les Gafam – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – pillent ces ressources avec la même rapacité qui pousse Donald Trump à vouloir s’emparer des terres rares ukrainiennes. Nous sommes entrés dans l’économie de la rapine.
Les Gafam ont porté au pouvoir l’actuel président des États-Unis. Ils entendent maintenant engranger les dividendes de leur investissement. Ils souhaitent abolir toute règle susceptible d’entraver le pillage méthodique et inextinguible des ressources de l’esprit.
Dans un mémorandum adressé à la Maison-Blanche le 13 mars dernier, les dirigeants d’OpenAI demandaient à l’administration américaine de tout mettre en œuvre pour en finir avec la propriété intellectuelle en Europe, tout particulièrement ici, en France.
Pour préserver la qualité de l’information, pilier de la démocratie, c’est maintenant qu’il faut défendre la presse et la propriété intellectuelle. Il s’agit là d’un point absolument déterminant.
Madame la ministre, dans le bras de fer engagé avec les États-Unis au sujet des droits de douane, que pèseront les droits des auteurs face aux intérêts immenses des constructeurs automobiles ? Bien peu de chose, je le crains.
Toutefois, au titre de leurs échanges commerciaux avec l’Union européenne, les États-Unis dégagent un excédent de 137 milliards d’euros dans le domaine des services, notamment dans celui du numérique, où l’Europe est très faible. Nous disposons, à cet égard, d’un véritable moyen de pression pour défendre la propriété intellectuelle telle que nous la concevons et, plus largement, l’exception culturelle française.
Je n’ai qu’une question à vous poser, et elle est très simple : au cours des négociations à venir, comment comptez-vous, au nom de la France, défendre la propriété intellectuelle ?
Il s’agit ni plus ni moins d’un enjeu civilisationnel. En l’occurrence, ce que nous entendons préserver, c’est ce que nous avons créé avec Beaumarchais à la fin du XVIIIe siècle. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l’intelligence artificielle et du numérique. Monsieur le sénateur, avant tout, je tiens à vous remercier d’élargir notre débat à ces importantes questions.
J’ai eu moi aussi l’occasion d’exprimer mon attachement au droit d’auteur, face à l’émergence de telle ou telle tendance numérique. Je pense notamment à l’usage de certains outils d’intelligence artificielle pour pasticher tel ou tel auteur, en particulier par le studio Ghibli. Le Président de la République lui-même a rappelé combien il est attaché au droit d’auteur, lors du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle.
Dans la révolution technologique provoquée par l’intelligence artificielle, nous devons à tout prix innover en Européens : il s’agit d’un enjeu crucial. Nous devons construire des technologies fidèles à nos valeurs, ce que – Mme Morin-Desailly l’a souligné il y a quelques instants – nous avons échoué à faire depuis trente ans.
À cette fin, mon rôle est de trouver un juste équilibre entre la défense de nos valeurs, de notre culture et de notre patrimoine, une défense qui est fondamentale, et notre capacité à innover.
Ma collègue Rachida Dati, ministre de la culture, et moi-même lançons ainsi une grande consultation pour réfléchir aux moyens de défendre le droit d’auteur à l’heure de l’intelligence artificielle, ainsi qu’au modèle d’affaires qu’il convient de bâtir.
En l’occurrence, nous ne sommes pas face à une question de transparence : l’enjeu est bel et bien le modèle d’affaires. Nous devons innover pour trouver des réponses en Européens, ce qui suppose de concevoir des modèles d’intelligence artificielle fidèles à nos valeurs tout en suivant la dynamique à l’œuvre, car – vous le savez – le droit d’auteur n’est pas de nature extraterritoriale.
J’y insiste, nous avons l’ambition de trouver ce juste équilibre.
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour la réplique.
M. Pierre Ouzoulias. Madame la ministre, votre réponse ne fait que raviver mes inquiétudes.
Alors que je vous pose une question politique, une question de fond, vous me répondez technologie. Or la réponse ne sera pas technologique.
Le pillage est désormais avéré. Il est réel. Dès lors – je vous le dis en paysan corrézien –, il faut mordre les Gafam au mollet ! Le pillage auquel ces derniers se livrent est totalement illégal. Il faut le leur dire et le leur répéter. Pour votre part, vous devriez être la première à défendre le droit d’auteur.
J’ai noté que le Comité de l’intelligence artificielle générative examinait les moyens offerts par la législation française pour défendre le droit d’auteur : êtes-vous prête à mener une réforme de cette nature, pour préserver nos auteurs de la prédation dont ils sont les victimes ?
Mme la présidente. La parole est à M. Guillaume Gontard. (M. Thomas Dossus applaudit.)
M. Guillaume Gontard. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, notre groupe et la plupart de ses membres ont choisi de quitter le réseau social X, ou du moins d’y suspendre leur activité, considérant qu’un débat public n’y était plus possible faute du minimum d’exigence démocratique requis.
Ce faisant, nous nous sommes privés d’un vecteur de communication considérable et de liens patiemment tissés au fil des années pour diffuser nos messages. Mais pouvions-nous encore y avoir recours ? La récente campagne législative allemande a montré à quel point Elon Musk, soutien affiché des néonazis allemands, pouvait placer sa plateforme au service de ses opinions d’extrême droite et de ses préférences électorales.
À cette fin, Elon Musk a utilisé son compte personnel et sa propre notoriété. Il n’a pas hésité à manipuler les algorithmes de la plateforme, comme l’a parfaitement expliqué mon collègue Thomas Dossus. Il a également eu recours à la multiplication des bots, ces comptes robots qui inondent le réseau de contenus pro-AfD (Alternative für Deutschland), en totale violation du DSA. Or, si la régulation européenne était appliquée strictement, X aurait pu être suspendu en Allemagne, le temps de la campagne législative.
Dans le débat public et électoral, les réseaux sociaux jouent désormais un rôle aussi central, voire plus important que les médias traditionnels. En résulte un problème flagrant : l’équité démocratique et la sincérité du débat sont mises à mal, ce qui est déjà extrêmement grave en soi. Mais la situation est encore pire. Le tropisme d’extrême droite de X menace la vérité des faits, celle-là même que Meta, regroupant Instagram et Facebook, ne veut plus contrôler.
Au terme d’une étude colossale, portant sur 32 millions de tweets émanant de plus de 8 000 parlementaires issus de 26 pays, la presse néerlandaise dresse ce constat sans appel : « Le populisme de droite radicale est le principal facteur de diffusion de la désinformation. » L’équation est simple : « extrême droite = fake news ».
La France n’est pas épargnée, puisque son ministre de l’intérieur, pris en flagrant délit de falsification de chiffres à la suite de la fusillade de Poitiers, en novembre dernier, a refusé tout démenti. Il a déclaré à ce propos : « Mon combat n’est pas un combat statistique. »
Or, comme l’explique si justement Maria Ressa, prix Nobel de la paix, « si on laisse les mensonges se propager plus vite que les faits, notre réalité sera divisée, la réalité partagée sera brisée, et le journalisme et la démocratie deviendront impossibles ».
Madame la ministre, tel est, ni plus ni moins, le défi existentiel auquel font face la France et l’Union européenne.
Le DSA est la première pierre d’un édifice destiné à protéger notre sphère publique. En ce sens, ce règlement européen joue un rôle essentiel : il peut empêcher Meta de renoncer au contrôle des contenus en Europe, comme il le fait aux États-Unis. Mais la dynamique actuelle ne peut que nous alarmer, et la démission fracassante de Thierry Breton, architecte de ce dispositif normatif, a encore renforcé nos inquiétudes.
Malgré un contexte économique et commercial dystopique, dont témoignent en particulier nos relations avec les États-Unis, nous devons rester intransigeants face aux géants de la tech et même renforcer la réglementation.
L’identité même de l’Union européenne lui commande de casser l’oligopole de fait dont disposent les Gafam : cet oligopole qui tue la concurrence ; cet oligopole qui tue l’innovation de nos TPE et PME ; cet oligopole qui phagocyte les revenus publicitaires au détriment des médias traditionnels ; cet oligopole qui, désormais, menace la neutralité même d’internet et apparaît comme une entrave à l’autonomie stratégique européenne.
Qu’il s’agisse de défendre la démocratie, la libre concurrence ou les entreprises innovantes européennes, nous devrions pouvoir trouver un accord pour renforcer encore la régulation.
Nous devons notamment exiger une modération humaine et journalistique des contenus, une transparence accrue des algorithmes et l’encadrement strict de l’utilisation des bots.
La régulation des plateformes existantes doit être la première jambe de notre action collective, la seconde consistant à favoriser la création de nouvelles plateformes numériques européennes.
Ces plateformes devront être décentralisées. En d’autres termes, elles devront être hébergées sur des serveurs ad hoc, appliquer leurs propres règles de fonctionnement et leurs propres algorithmes. Elles n’en pourront pas moins communiquer avec les utilisateurs d’autres plateformes. C’est ainsi que fonctionnent les hébergeurs de boîtes aux lettres électroniques.
Ces plateformes devront être en open source, c’est-à-dire transparentes au sujet de leurs codes. Leur langage de programmation permettra ainsi un véritable contrôle, de la part des autorités de régulation comme des citoyens. C’est notamment le mode de fonctionnement retenu par Wikipédia.
Idéalement, ces structures seront non lucratives. On évitera ainsi la collecte sauvage de nos données. De même, les algorithmes n’accorderont plus la priorité à la publicité.
L’Union européenne peut et doit être la colonne vertébrale, notamment financière, de telles plateformes. C’est en jouant ce rôle qu’elle sera en mesure d’accélérer leur développement.
J’ajoute que des plateformes répondant à certaines de ces exigences existent d’ores et déjà. Madame la ministre, je vous invite, comme vos collègues membres du Gouvernement et, plus largement, tous les responsables publics, à les investir – je pense notamment au Papillon bleu –, a minima en plus de X et idéalement en lieu et place de ce réseau social. (Mme Florence Blatrix Contat et M. Thomas Dossus applaudissent.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l’intelligence artificielle et du numérique. Monsieur le sénateur, vous évoquez le DSA, ce règlement très ambitieux dont j’ai déjà eu l’occasion de parler à plusieurs reprises. Soyez assuré que nous veillons avec la plus grande attention à ce que les enquêtes prévues par ce texte soient conduites à leur terme, afin que les plateformes respectent leurs obligations.
Dans le débat public, j’entends régulièrement dire que le DSA impose une régulation contre la liberté d’expression. Or tel n’est absolument pas le cas.
Ce texte, qui, à l’échelle européenne, a bénéficié d’un soutien transpartisan – il me semble important de le rappeler –, a pour seul but d’affirmer ce principe : les plateformes sont responsables des contenus diffusés par leur biais.
Il ne s’agit pas, pour telle institution européenne ou tel gouvernement, de dire : « Tel contenu me plaît, tel autre ne me plaît pas. » Il n’est absolument pas question de cela. Le DSA ne fait qu’énoncer le rappel suivant : ce qui est illicite hors ligne l’est également en ligne. Cette règle sera respectée.
Vous m’interrogez sur l’utilisation de certaines de ces plateformes par le Gouvernement. Un certain nombre d’entre elles font actuellement l’objet d’enquêtes. Tant que ces dernières se poursuivent, je n’ai bien sûr pas à les commenter – ce n’est pas à moi de décider de leur issue –, mais nous veillons tous à ce qu’elles soient menées le plus vite possible. Le cas échéant, des sanctions seront édictées à l’encontre des entreprises ; et si tel ou tel problème persiste, un certain nombre de questions se poseront.
Pour l’heure, le Gouvernement a fait le choix de s’adresser aux Français là où ils sont, donc sur toutes les plateformes. J’ai d’ailleurs demandé l’appui du service d’information du Gouvernement (SIG), afin de recourir aux outils de multiposting – pardonnez-moi cet anglicisme.
Il est très important que nous puissions nous adresser à l’ensemble des Français. À cette fin, nous devons être en mesure de recourir aux outils que des millions d’entre eux utilisent au quotidien. C’est bien pourquoi ces plateformes doivent respecter nos règles.
Mme la présidente. La parole est à Mme Florence Blatrix Contat. (MM. Patrick Chaize et Vincent Louault applaudissent.)
Mme Florence Blatrix Contat. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, l’avènement d’internet portait en lui une promesse d’émancipation par la connaissance, d’ouverture au dialogue universel et d’éclosion d’une intelligence collective. Or cette vision s’est progressivement obscurcie, cédant la place à l’enfermement dans un espace numérique pourtant présenté comme illimité.
Au cœur de cette transformation se trouvent les plateformes en ligne, dont le modèle économique, fondé sur la captation de l’attention, tend à maximiser le temps qu’y passent les utilisateurs.
Cette course incessante à l’attention, dictée par une logique marchande, favorise la diffusion de contenus sensationnalistes, polémiques, voire fallacieux. Parallèlement, les algorithmes de recommandation, loin de favoriser une information équilibrée, exacerbent la propagation des fausses nouvelles à une échelle inédite. Ils accentuent la polarisation du débat public en enfermant les utilisateurs dans des bulles de filtre.
Ce modèle a conféré aux plateformes un pouvoir de manipulation lui-même inédit, non seulement en raison de leur capacité à capter des données personnelles, mais aussi et surtout du fait de leurs algorithmes, qui deviennent de véritables leviers de contrôle.
Ces mécanismes servent à la fois les intérêts commerciaux de diverses entreprises et certaines ambitions étatiques, notamment par le biais des législations extraterritoriales.
Cette configuration des plateformes ouvre la voie à des ingérences étrangères d’ores et déjà documentées. Je pense par exemple aux tentatives de manipulation électorale via TikTok en Roumanie, ou encore aux campagnes de désinformation orchestrées par l’Azerbaïdjan. Ces ingérences mettent en péril la sincérité du débat démocratique.
Dans le même temps, certains dirigeants de plateformes s’immiscent dans les affaires politiques nationales. En Allemagne, Elon Musk a ainsi pu apporter son soutien à l’AfD.
Le flou juridique entourant la responsabilité éditoriale de ces acteurs, malgré l’influence directe de leurs algorithmes, accroît encore les risques pesant sur notre espace public comme sur notre démocratie.
Face à ces constats alarmants, l’Union européenne a fait le choix de la régulation. Le règlement général sur la protection des données, entré en vigueur en 2018, a permis aux utilisateurs de mieux contrôler la collecte et l’emploi de leurs données personnelles. Depuis 2024, le règlement sur les marchés numériques et le règlement sur les services numériques viennent compléter ce cadre.
Le DMA cible les pratiques des contrôleurs d’accès, ces plateformes en ligne qui, du fait de leur position dominante, disposent d’un pouvoir d’influence significatif sur le marché numérique. Quant au DSA, il fixe diverses obligations aux grandes plateformes, qu’il s’agisse de la transparence, de la modération des contenus et de la lutte contre les contenus illicites.
Néanmoins, pour être efficace, ce cadre réglementaire doit être mis en œuvre de manière rigoureuse, rapide et uniforme par la Commission européenne, dont l’attitude suscite de légitimes interrogations. Sa célérité paraît toute relative – je l’observe à mon tour –, sa prudence trahissant manifestement la crainte de froisser la Maison-Blanche.
La lenteur des enquêtes, et plus encore le report, qui vient d’être annoncé, des sanctions prévues contre Apple et Meta au titre du DMA prouvent quant à eux combien nous peinons à protéger notre espace public numérique.
Je le dis avec conviction : aujourd’hui, la Commission européenne n’est pas à la hauteur des enjeux.
Par une proposition de résolution européenne adoptée le mois dernier par notre commission des affaires européennes, un texte dont Catherine Morin-Desailly et moi-même avons été les corapporteures, les élus du groupe socialiste demandent, en conséquence, une application pleine et entière de la réglementation numérique européenne. Ils réclament en particulier l’examen des suspensions de services défaillants permises par le DSA en cas de crise.
Mme Catherine Morin-Desailly. Exactement !
Mme Florence Blatrix Contat. Madame la ministre, à l’heure où les États-Unis frappent nos industries, n’est-il pas selon vous paradoxal que l’Europe s’autocensure…
M. Pierre Ouzoulias. Exactement !
Mme Catherine Morin-Desailly. C’est vrai !
Mme Florence Blatrix Contat. … dans l’application de ses propres règles contre les géants du numérique ?
Toutefois, l’application stricte du cadre juridique existant ne suffira pas. Pour garantir la sincérité du débat public face aux ingérences et aux manipulations, nous devons impérativement renforcer notre régulation et nous doter d’infrastructures numériques souveraines.
En matière de régulation, nous insistons dans notre proposition de résolution européenne, texte dont nous espérons l’adoption prochaine, sur deux chantiers prioritaires : il faut à la fois renforcer le rôle des autorités nationales dans la mise en œuvre du DSA et créer un réseau européen de veille contre les ingérences numériques, inspiré de Viginum. (Mme Catherine Morin-Desailly approuve.)
Il est tout aussi urgent de réformer le régime de responsabilité des plateformes. Celles dont les algorithmes modèlent l’accès à l’information doivent faire l’objet d’obligations comparables à celles que respectent les éditeurs.
Enfin, nous devons garantir la portabilité et l’interopérabilité des données entre plateformes. Il doit s’agir d’un droit effectif, au service des utilisateurs.
M. Pierre Ouzoulias. Très bien !
Mme Florence Blatrix Contat. Reconnaissons aussi que l’approche actuelle des sanctions financières a atteint ses limites.
Les géants du numérique, dont l’impératif de croissance prime toute règle d’intégrité, considèrent désormais les amendes comme de simples taxes. (Mme la ministre déléguée manifeste son désaccord.)
Mme Catherine Morin-Desailly. C’est vrai !
Mme Florence Blatrix Contat. Leur modèle économique lui-même tient compte de ces sanctions, qui, dès lors, ne permettent pas de contenir leurs abus et ne sauraient menacer leur position dominante.
Cette impuissance nous expose à ce que les économistes Yanis Varoufakis et Cédric Durand ont nommé le « techno-féodalisme », un système où des entreprises privées, propriétaires des infrastructures et des données, s’érigent en nouveaux seigneurs numériques, captant la richesse produite par le travail gratuit des utilisateurs.
Madame la ministre, pour rompre avec cette dynamique et renforcer la régulation des plateformes aux échelles nationale et européenne, quelles initiatives concrètes la France entend-elle prendre, en particulier pour lutter contre les abus de position dominante ?
À cet égard, quelles sont vos premières observations quant à la mise en œuvre de la loi Sren ? Je pense notamment à la coordination des régulateurs nationaux. À quel horizon un premier bilan d’étape est-il envisagé ?
De surcroît, si nous voulons préserver la sincérité du débat public et bâtir une véritable souveraineté numérique européenne, nous devons aller au-delà d’une simple régulation. Nous devons créer nos propres outils et nos propres plateformes, structures fondées sur des règles éthiques, respectant nos valeurs et soutenues par l’investissement public.
M. Pierre Ouzoulias. Beau programme !
Mme Florence Blatrix Contat. C’est l’une des préconisations fortes exprimées dans notre proposition de résolution européenne.
Là est, en effet, le nerf de la guerre. Face aux géants extra-européens, il ne suffit pas de poser des garde-fous. Il faut être capable d’innover et de produire, ce qui suppose de maîtriser les technologies stratégiques.
L’Europe regorge d’entreprises talentueuses. Comme le rappelle Bernard Benhamou, nous devons les soutenir sans hésitation pour éviter la « trappe à médiocrité technologique » qui nous menace si nous restons dépendants de solutions venues d’ailleurs. Cet effort doit se traduire par un investissement massif dans les infrastructures numériques clés : le quantique, l’open source, les semi-conducteurs, l’informatique en nuage ou encore les supercalculateurs.
Un tel travail suppose aussi un changement d’échelle. Le numérique doit devenir une authentique priorité budgétaire, notamment dans le prochain cadre financier pluriannuel européen.
Enfin, les règles de la commande publique doivent être réformées. Nous devons faire de cette dernière un véritable levier stratégique au service des acteurs européens du numérique.
La révision de la directive sur les marchés publics, prévue pour 2026, doit pleinement traduire cette ambition et inclure la règle de la préférence européenne dans nos achats publics.
Dans cette perspective, madame la ministre, faites-vous vôtre l’ambition d’une stratégie industrielle et numérique européenne, fondée sur l’investissement public, la maîtrise des technologies et la préférence européenne ? Estimez-vous que la France et l’Europe doivent se fixer pour objectif d’accompagner l’émergence de véritables plateformes numériques européennes ? Dans l’affirmative, quelles initiatives concrètes entendez-vous défendre, en France comme en Europe ?
Je le rappelais en préambule : à l’origine, le numérique portait en lui la promesse d’une ère nouvelle pour la démocratie et le débat public, promesse qui se trouve aujourd’hui menacée.
Face à cette dérive, notre devoir est clair. Il faut réaffirmer la primauté de l’intérêt général sur les logiques mercantiles, construire une régulation ambitieuse qui protège nos fondements démocratiques et investir dans les infrastructures numériques souveraines. (MM. Thomas Dossus et Pierre Ouzoulias applaudissent.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l’intelligence artificielle et du numérique. Je vous remercie de toutes vos questions et des points d’attention que vous avez indiqués, madame la sénatrice.
Soyez-en assurée, non, l’Europe ne s’autocensurera pas quant à l’application des textes que vous évoquez. Telle est la position que la France tient fermement, de même qu’un très grand nombre de nos partenaires – je tiens à vous rassurer sur ce point –, avec lesquels j’échange beaucoup en ce moment. Nous ne fléchirons pas et veillerons au contraire au respect de la réglementation ambitieuse dont l’Europe s’est dotée.
J’estime qu’il nous faut aujourd’hui nous atteler à la question de la souveraineté numérique, qu’évoquait également Mme Morin-Desailly. Vous avez avancé plusieurs pistes, madame la sénatrice Blatrix Contat. Dans le temps qui m’est accordé, je m’arrêterai sur la commande publique, qui constitue en effet un levier.
En ce début d’année, la présidente de la Commission européenne, Mme von der Leyen, a parlé de « préférence européenne », des termes importants dans le contexte actuel, car si nous nous sommes créé des dépendances au cours des trente dernières années, il nous faut aujourd’hui nous en défaire au plus vite.
Dans le cadre des différentes directives qui sont aujourd’hui explorées, je veillerai, avec l’administration de Bercy, à considérer tous les aspects que la préférence européenne revêt s’agissant des services numériques.
J’en viens à mon propos conclusif.
Je vous remercie sincèrement, mesdames, messieurs les sénateurs, de la richesse de nos échanges sur ce sujet fondamental qu’est le numérique, qui a désormais une place considérable dans la vie de nos concitoyens.
Nos échanges attestent la lucidité avec laquelle nous abordons l’un des défis les plus importants de notre époque, celui de la sincérité du débat public dans un espace numérique devenu très souvent, trop souvent, et pour beaucoup de nos concitoyens, le premier lieu d’information et parfois de désinformation, de manipulation, voire d’addiction.
Dans un monde qui se construit désormais avec les technologies numériques, ce bien commun que constitue notre démocratie est mis à l’épreuve au sein de ce que l’on peut qualifier d’agoras numériques. Je ne puis donc que partager pleinement votre conviction qu’il nous faut tout faire pour défendre la démocratie. Nous le faisons déjà en Européens, fidèles à nos valeurs.
Je sais les formidables chances que représente le numérique dans de nombreux domaines : les avancées scientifiques, l’émancipation et tous les nouveaux usages que le numérique a pu nous apporter au cours des dernières décennies.
Toutefois, si je suis non pas ambassadrice, mais ministre du numérique et de l’intelligence artificielle, c’est parce que, derrière toutes ces formidables chances, il y a un certain nombre de défis qu’il est de notre responsabilité collective de regarder en face. Pour que le numérique reste un outil de progrès et d’émancipation, il nous faut en effet apporter des réponses à ces difficultés.
Je regarde donc la réalité en face. La question des plateformes numériques est partie prenante de cette réalité. Elle façonne de plus en plus l’opinion publique et fait la part belle à des contenus parfois trompeurs, que certaines puissances étrangères instrumentalisent pour influencer nos débats ou nos choix, voire – cela a été rappelé –, dans certains pays de l’Union européenne, nos élections.
Les algorithmes jouent un rôle clé dans ces entreprises de désinformation et de manipulation. La santé de notre démocratie ne doit pas dépendre des systèmes de recommandation, qui favorisent les contenus polarisants, outranciers et qui cherchent à capter notre attention en faisant appel à nos émotions les plus négatives.
En somme, la recherche de viralité a trop souvent remplacé la quête de véracité, et j’y suis d’autant plus vigilante que l’irruption fracassante de l’intelligence artificielle générative est un facteur d’accentuation de ce phénomène.
Je me félicite de la prise de conscience, que je crois collective, des mécanismes de l’attention souterrains et des algorithmes qui ébranlent parfois les piliers de notre société.
La France et l’Union européenne n’ont pas attendu pour agir afin de préserver le cadre et les valeurs auxquels nous sommes attachés. Contrairement à ce que l’on entend parfois, il s’agit non pas d’entraver, mais bien de défendre notre liberté d’expression des armes commerciales conçues pour la saper.
Je pense à la création de Viginum, cité par plusieurs orateurs, qui détecte les ingérences informationnelles étrangères. De nombreux pays nous envient ce service. Je pense également à la loi Sren, adoptée en 2024, qui confère à l’Arcom de nouveaux pouvoirs d’injonction pour lutter, par exemple, contre les contenus diffusés par des médias qui seraient visés par des sanctions internationales.
Je pense enfin au développement de l’éducation aux médias et à l’information, qui constitue un pilier de notre politique éducative. Il nous faut toutefois aller plus loin, et j’entends la proposition de Mme la sénatrice Catherine Morin-Desailly en la matière, car la question des compétences numériques est en effet cruciale au regard des enjeux que nous avons évoqués au cours de ce débat.
Sur le plan européen, les avancées ont été déterminantes, ambitieuses, mais aussi déterminées. Nous serons très vigilants quant à leur application.
Nous avons souvent évoqué dans le cadre du débat le DSA et le DMA, deux règlements européens qui confèrent aux plateformes une responsabilité quant aux contenus dont elles permettent la diffusion, de manière à détecter et à limiter les risques systémiques que leur modèle fait peser sur les droits fondamentaux et la qualité de l’information.
En Européens, nous nous sommes dotés d’un très ambitieux arsenal de lutte contre la désinformation. Avec mes homologues européens, je veillerai à faire respecter ces dispositions.
La réglementation européenne sur l’intelligence artificielle est souvent présentée comme une entrave à l’innovation. On entend en effet souvent que l’Europe régule, tandis que d’autres nations innovent.
Cette réglementation prévoit pourtant simplement qu’il y a certains usages que nous ne souhaitons pas en Europe. Nous ne voulons pas, par exemple, d’une intelligence artificielle qui déterminerait l’orientation sexuelle ou la notation sociale des individus. Nous ne voulons pas de ce type d’intelligence artificielle en Europe, et c’est une bonne chose.
Il nous faut par ailleurs innover, pour être en mesure de construire des technologies en ligne avec nos valeurs.