Sommaire
Présidence de M. Gérard Larcher
Secrétaires :
Mme Nicole Bonnefoy, Mme Sonia de La Provôté.
2. Apprentissage. – Débat organisé à la demande des commissions des affaires sociales, des affaires économiques et de la culture
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques
Mme Pascale Gruny, vice-président de la commission des affaires sociales
Mme Cathy Apourceau-Poly ; Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre chargée du travail et de l’emploi.
Mme Ghislaine Senée ; Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre chargée du travail et de l’emploi.
Mme Karine Daniel ; Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre chargée du travail et de l’emploi ; Mme Karine Daniel.
M. Jean-Luc Brault ; Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre chargée du travail et de l’emploi.
Mme Frédérique Puissat ; Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre chargée du travail et de l’emploi ; Mme Frédérique Puissat.
Mme Nicole Duranton ; Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre chargée du travail et de l’emploi.
M. Michel Masset ; Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre chargée du travail et de l’emploi.
Mme Annick Billon ; Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre chargée du travail et de l’emploi ; Mme Annick Billon.
Mme Marie-Do Aeschlimann ; Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre chargée du travail et de l’emploi.
Mme Anne-Sophie Romagny ; Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre chargée du travail et de l’emploi.
Mme Agnès Evren ; Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre chargée du travail et de l’emploi.
Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre chargée du travail et de l’emploi
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture
Suspension et reprise de la séance
PRÉSIDENCE DE M. Pierre Ouzoulias
3. Renforcer la stabilité économique et la compétitivité du secteur agroalimentaire. – Adoption définitive des conclusions d’une commission mixte paritaire sur une proposition de loi
M. Daniel Gremillet, rapporteur pour le Sénat de la commission mixte paritaire
Texte élaboré par la commission mixte paritaire
Adoption définitive de la proposition de loi dans le texte de la commission mixte paritaire.
Mme Véronique Louwagie, ministre déléguée
4. Mise au point au sujet d’un vote
Suspension et reprise de la séance
PRÉSIDENCE DE Mme Sylvie Robert
5. Restauration de la sécurité en Haïti. – Adoption d’une proposition de résolution
Mme Hélène Conway-Mouret, auteure de la proposition de résolution
M. Jean-Noël Barrot, ministre de l’Europe et des affaires étrangères
Clôture de la discussion générale.
Texte de la proposition de résolution
Adoption, par scrutin public n° 261, de la proposition de résolution.
6. Communication relative à des commissions mixtes paritaires
7. Modification de l’ordre du jour
8. Pour garantir la sincérité du débat public, quelle mise en œuvre des politiques françaises et européennes de régulation des plateformes en ligne ? – Débat organisé à la demande du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires
M. Thomas Dossus, pour le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires
M. Vincent Louault ; Mme Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l’intelligence artificielle et du numérique.
M. Patrick Chaize ; Mme Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l’intelligence artificielle et du numérique ; M. Patrick Chaize.
Mme Nicole Duranton ; Mme Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l’intelligence artificielle et du numérique.
Mme Maryse Carrère ; Mme Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l’intelligence artificielle et du numérique.
Mme Catherine Morin-Desailly ; Mme Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l’intelligence artificielle et du numérique.
M. Pierre Ouzoulias ; Mme Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l’intelligence artificielle et du numérique ; M. Pierre Ouzoulias.
M. Guillaume Gontard ; Mme Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l’intelligence artificielle et du numérique.
Mme Florence Blatrix Contat ; Mme Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l’intelligence artificielle et du numérique.
M. Thomas Dossus, pour le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires
compte rendu intégral
Présidence de M. Gérard Larcher
Secrétaires :
Mme Nicole Bonnefoy,
Mme Sonia de La Provôté.
1
Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.
2
Apprentissage
Débat organisé à la demande des commissions des affaires sociales, des affaires économiques et de la culture
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat sur l’apprentissage, organisé à la demande des commissions des affaires sociales, des affaires économiques et de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport.
Pour que les personnes qui assistent à nos débats en tribune puissent se repérer dans notre ordre du jour, je précise que nous poursuivrons notre séance par l’examen, sous la présidence de M. Pierre Ouzoulias, des conclusions de la commission mixte paritaire chargée d’élaborer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi visant à renforcer la stabilité économique et la compétitivité du secteur agroalimentaire.
Je tiens à saluer les apprentis et les maîtres d’apprentissage qui assistent à notre séance en tribune.
Les sénateurs présents ce matin vont débattre du sujet spécifique de l’apprentissage ; sans doute sont-ils un peu moins nombreux que lors d’une séance de questions d’actualité au Gouvernement.
Il y a quatre-vingts ans – cela peut vous sembler lointain –, l’Assemblée consultative provisoire se réunissait dans notre hémicycle, marquant le retour de la démocratie après la Seconde Guerre mondiale. Le général de Gaulle, président de l’Assemblée consultative provisoire, s’exprimait alors à cette tribune. (M. le président du Sénat désigne la tribune de l’orateur, située devant lui.)
Je salue également la présence, dans notre tribune d’honneur, de M. Joël Fourny, président des chambres de métiers et de l’artisanat de France (CMA France), ainsi que de plusieurs présidents de chambre de métiers et de l’artisanat qui l’accompagnent.
À l’occasion de ce débat, je souhaite réaffirmer l’attachement du Sénat à l’apprentissage, voie de formation et d’accès à l’emploi et à l’artisanat, lequel est, selon un slogan bien connu, la première entreprise de France.
J’ai rencontré avant la séance une délégation d’apprentis dans la salle Clemenceau du Palais de Luxembourg. J’ai pu échanger librement avec certains d’entre eux et leur rappeler l’attachement du Parlement comme de l’exécutif, madame la ministre, à l’apprentissage.
Je vous rappelle que, dans ce débat, le Gouvernement aura la faculté, s’il le juge nécessaire, de prendre la parole après chaque orateur pour une durée de deux minutes, une fois que celui-ci aura regagné sa place dans l’hémicycle ; l’orateur disposera alors à son tour d’un droit de réplique, pour une durée d’une minute. Telle est la règle du jeu !
La parole est à Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques, auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe RDSE. – M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de souhaiter la bienvenue, à la suite du président du Sénat, aux apprentis présents en tribune.
Nous sommes heureux de les accueillir aujourd’hui pour cette vingtième édition des rencontres sénatoriales de l’apprentissage, organisées conjointement par le Sénat et par CMA France, dont je salue le président, que la commission des affaires économiques a eu l’honneur de recevoir en audition il y a quelques semaines.
Vingt-cinq ans après la première édition de ce rendez-vous, le bilan que nous pouvons en tirer est positif. Au cours de ces vingt-cinq années de dialogue et d’engagement, le Sénat a été aux côtés de ceux qui croient en la valeur travail, en la puissance de l’expérience et surtout en la transmission des savoirs et des savoir-faire.
En 2025, les enjeux auxquels l’apprentissage est confronté sont plus que jamais au cœur de notre avenir.
Premier enjeu : l’orientation. Parfois, les jeunes découvrent l’apprentissage un peu par hasard. Il faut en faire un choix d’ambition valorisé dans nos établissements scolaires, notamment dans nos collèges.
Deuxième enjeu : l’adaptation des compétences. Les besoins des entreprises évoluent rapidement. Les transitions numérique, écologique, technologique et industrielle transforment les métiers et les attentes des entreprises. L’apprentissage, par sa souplesse et sa proximité avec le terrain, constitue l’une des meilleures réponses à ces mutations.
Troisième et dernier enjeu : l’égalité des chances. L’apprentissage répond à un objectif de justice sociale ; chaque jeune, quels que soient son parcours, son lieu de vie, son origine, doit pouvoir accéder à un contrat, à un accompagnement de qualité, à un avenir professionnel digne de ses talents.
Cette vingtième édition des rencontres sénatoriales de l’apprentissage nous rassemble ce matin autour d’une conviction forte et partagée : l’apprentissage est une voie d’excellence. C’est une passerelle indispensable entre le monde de l’éducation et celui de l’entreprise. Plus encore, c’est un levier essentiel pour relever les défis économiques, sociaux et environnementaux de notre pays, aujourd’hui et à l’avenir.
Je veux dire ici, devant les apprentis présents en tribune, qu’ils sont la preuve vivante que le talent n’a pas d’âge, que la détermination vaut tous les diplômes et que l’alternance entre l’école et l’entreprise forge des professionnels complets, adaptables et responsables. En cela, les apprentis font la fierté de notre pays.
Débattre des enjeux de l’apprentissage comme nous allons le faire ce matin, c’est marquer l’engagement du législateur à continuer de faire en sorte que vos parcours, à vous, les apprentis, soient toujours mieux valorisés et porteurs de nouvelles opportunités.
En tant qu’élus et que représentants des territoires, nous soutenons tous l’apprentissage, qui est une chance, une ardente nécessité, une voie d’excellence, d’émancipation par le travail et de progrès pour nos sociétés et nos économies.
Je souhaite un excellent débat à nos spectateurs présents en tribune. J’espère que les échanges qui se tiendront entre les sénateurs et Mme la ministre répondront à vos attentes, et qu’ils contribueront à conforter le statut de véritable voie d’excellence de l’apprentissage. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme le vice-président de la commission des affaires sociales, auteur de la demande.
Je précise à l’attention de notre public que la commission des affaires sociales est en effet chargée des questions relatives au travail et la commission des affaires économiques de tout ce qui a trait au développement économique.
Mme Pascale Gruny, vice-président de la commission des affaires sociales. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je me réjouis que le Sénat renoue aujourd’hui avec la tradition des rencontres sénatoriales de l’apprentissage. Je me félicite également que nous puissions débattre de ce sujet devant des apprentis, des formateurs et des élus des chambres de métiers et de l’artisanat venus de nombreux de départements. Je les remercie de leur présence.
Que de chemin parcouru par la politique de l’apprentissage depuis la dernière édition des rencontres sénatoriales, organisées avant la crise sanitaire ! En 2019, 367 000 contrats d’apprentissage avaient été signés dans l’année, contre 849 000 en 2023, soit une augmentation de 131 %.
La réforme issue de la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel a donc été couronnée d’un succès quantitatif indéniable. Le nombre important de contrats atteste que l’apprentissage est une voie d’excellence et que les avantages évidents qu’emporte cette filière sont reconnus par tous les employeurs et les jeunes en formation.
La politique de l’apprentissage n’est toutefois pas pour autant stabilisée.
Les lois de finances successives n’ont en effet pas su faire advenir un modèle équilibré de financement de l’apprentissage. France Compétences, chargée d’assurer la répartition et le versement des fonds, a constamment été en déficit depuis 2020. Le dernier budget de l’opérateur, adopté pour 2025, fait encore état d’un solde déficitaire d’un demi-milliard d’euros.
La commission des affaires sociales a pourtant été force de proposition pour assurer un équilibre financier à l’apprentissage, en suggérant de recentrer les dépenses de France Compétences sur ses missions premières.
Le montant total des dépenses nationales en faveur de l’apprentissage est du reste devenu considérable, voire déraisonnable. En cumulant les dépenses de tous les financeurs, notamment des opérateurs de compétences, l’État et les régions, il atteignait 15,3 milliards d’euros en 2023. La rationalisation qui doit être opérée a déjà été engagée, mais elle doit être menée sans sacrifier la dynamique de l’apprentissage et sans mettre en difficulté les secteurs dans lesquels cette voie est une filière historique de formation.
Lors de l’examen du dernier budget, la commission des affaires sociales a soutenu la régulation des dépenses proposée en évitant tout freinage brusque et en donnant la priorité au soutien des très petites entreprises (TPE) et des petites et moyennes entreprises (PME).
Depuis février 2025, le format de l’aide aux employeurs retenu par le Gouvernement permet d’adapter le montant de l’aide en fonction de la taille de l’entreprise.
J’en viens donc à un second échec de la politique nationale de l’apprentissage : celle-ci n’est pas encore parvenue à définir le ciblage parfait des aides en faveur des employeurs. Le périmètre ou le montant de ces aides ont changé à quatre reprises depuis le 1er janvier 2019, de telles variations n’offrant que peu de lisibilité aux entreprises.
Par ailleurs, l’idée de moduler les aides selon le niveau de qualification des formations suivies ne doit pas être abandonnée. La création de l’aide exceptionnelle lors de la crise sanitaire est allée de pair avec un soutien uniforme, quel que soit le niveau de formation. Il convient peut-être de revenir à l’esprit qui avait présidé à la refonte des aides issue de la loi de 2018, en accordant la priorité aux formations historiques de l’apprentissage.
Voilà donc quelques axes de réformes à venir, madame la ministre.
La politique de l’apprentissage est entrée dans un temps de consolidation. Au-delà des objectifs quantitatifs, il convient de construire un modèle pérenne et cohérent de soutien public à cette voie de formation de grande valeur.
Je souhaite une pleine réussite aux apprentis présents en tribune et dans la salle Clemenceau, et je remercie tous ceux qui les accompagnent vers la vie active. (Applaudissements.)
M. le président. Dans la suite de notre débat – je l’indique aux personnes qui assistent à notre séance en tribune –, je vais donner la parole aux représentants des groupes politiques, dans l’ordre qui a été tiré au sort au début de la session.
Je vais ainsi donner la parole à Mme Apourceau-Poly, qui appartient au groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky.
La parole est à Mme Cathy Apourceau-Poly.
Mme Cathy Apourceau-Poly. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je souhaite à mon tour la bienvenue aux apprentis présents ce matin au Sénat, ainsi qu’à ceux qui participent à leur formation.
L’apprentissage est une expérience, tout le reste n’est qu’information, disait Albert Einstein. En France, l’apprentissage est une expérience ouverte aux jeunes de 16 à 29 ans, qui ont ainsi la possibilité de se former en alternance et de découvrir le monde du travail tout en préparant un diplôme reconnu par l’État.
L’apprentissage doit être non pas un choix par défaut – il serait alors voué à l’échec –, mais un choix personnel.
Notre pays compte de très bons lycées professionnels, qu’il nous faut veiller à développer, car les enseignements qu’ils dispensent correspondent aux aspirations de nombreux jeunes qui préfèrent suivre leur cursus scolaire en formation initiale.
Au cours des dernières années, les gouvernements ont développé l’apprentissage en accumulant les aides financières aux entreprises. Nous ne sommes évidemment pas opposés aux aides publiques à l’apprentissage, à condition que l’utilisation de ces aides soit rigoureusement contrôlée. Celles-ci doivent servir à accompagner, à former le jeune à son futur métier.
Selon l’économiste Bruno Coquet, les aides publiques à l’apprentissage étaient estimées à 25 milliards d’euros en 2023. En trois ans, les entreprises ont, hélas ! vu les aides financières à l’apprentissage être divisées par quatre. En 2022, les entreprises recevaient 8 000 euros par apprenti. Depuis le mois de février dernier, la prime a été réduite à 5 000 euros pour les entreprises de moins de 250 salariés.
Si cette situation pénalise toutes sortes d’entreprises, elle est ressentie comme un coup dur par les artisans et les petites entreprises qui souhaitent embaucher des apprentis. Je pense notamment, pour n’en citer que quelques-uns, aux boulangers, aux bouchers, aux coiffeurs, aux ébénistes, aux métiers du commerce, de la restauration, de la communication ou du numérique.
Ce frein supplémentaire s’ajoute aux difficultés que nos jeunes rencontrent déjà pour trouver une entreprise.
Nos jeunes apprentis, dont il serait nécessaire de revisiter et d’améliorer le statut, font les frais de l’abaissement du seuil d’assujettissement à la contribution sociale généralisée (CSG) et à la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) décidé dans la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2025. Ces dispositions se traduisent par une perte de 25 euros de rémunération par mois pour ceux dont la rémunération est égale à au moins 50 % du Smic. C’est une injustice pour ces jeunes qui travaillent et dont certains se trouvent dans une situation de grande précarité financière.
À cela s’ajoutent des conditions de travail parfois dégradées, un encadrement et une formation parfois négligés. Selon la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), un jeune en certificat d’aptitude professionnelle (CAP) ou en bac professionnel sur quatre met un terme à son apprentissage au bout d’une année scolaire.
Il nous faut donc réfléchir aux moyens par lesquels nous pouvons aider ces jeunes à rebondir, à retrouver un établissement scolaire pour repartir vers une nouvelle chance d’étudier. En effet, trop de jeunes se retrouvent, après un échec, sur le bord du chemin, sans rien, à cause de leur mauvaise première expérience.
L’apprentissage est aussi une voie de réussite, d’excellence, qui peut conduire un jeune n’ayant qu’un CAP en poche au titre de meilleur ouvrier de France. Il peut contribuer à redonner aux jeunes le goût des études et les mener vers des études supérieures. De nombreux jeunes qui ont suivi un cursus d’apprentissage accèdent ensuite à un poste à responsabilités dans leur entreprise.
À l’heure où nous parlons de souveraineté industrielle et alimentaire, de cyberattaques et d’intelligence artificielle, ne pensez-vous pas, madame la ministre, qu’il conviendrait de renforcer l’aide à l’apprentissage plutôt que de couper les aides aux entreprises et aux apprentis ? (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, chargée du travail et de l’emploi. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je répondrai brièvement aux questions qui me seront posées, avant de revenir, en conclusion du débat, sur les bienfaits de l’apprentissage.
Madame Apourceau-Poly, l’effort de la Nation en faveur des aides à l’apprentissage demeure substantiel. Et en ce qui concerne les aides aux entreprises, nous avons fait le choix, après en avoir longuement discuté avec le président de CMA France, de prendre en compte la taille des entreprises, si bien que la baisse la plus limitée des aides, qui sont passées de 6 000 euros à 5 000 euros pour les entreprises de moins de 250 salariés, concerne tout de même 85 % des apprentis.
J’estime qu’il est également nécessaire de réguler davantage par la qualité. Nous avons engagé à cette fin une démarche de concertation avec les partenaires sociaux, les opérateurs et tous les acteurs concernés. Les taux d’abandon ou de rupture que vous avez mentionnés, madame la sénatrice, doivent notamment faire l’objet d’une vigilance accrue.
En ce qui concerne l’abaissement du seuil d’exonération des rémunérations des apprentis, décidé au travers de la dernière loi de financement de la sécurité sociale, je tiens à rappeler que le régime des apprentis est tout de même bien plus favorable que celui des étudiants ou des salariés. Au-delà de ces exonérations de charges, la fiscalité encadrant les gratifications qu’ils perçoivent au titre de leurs stages est bien plus favorable que celle des stagiaires qui ne sont pas apprentis.
En tout état de cause, il me paraît nécessaire de poursuivre nos efforts en faveur de l’apprentissage, qui est une voie d’excellence et la meilleure garantie, tous niveaux de qualification confondus, d’une insertion plus rapide et de qualité sur le marché du travail.
M. le président. La parole est à Mme Ghislaine Senée.
Mme Ghislaine Senée. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le budget de la politique publique en faveur de l’apprentissage est probablement celui qui a connu la croissance la plus rapide, passant de 7 milliards d’euros à 25 milliards d’euros en 2024, soit une hausse de 250 % en quatre ans.
Lors de la discussion du budget pour 2025, le Gouvernement a dû réduire la voilure, mais sans apporter beaucoup de précisions lors des débats quant à ses intentions.
Dès le mois de décembre 2024, le Sénat avait pour sa part unanimement adopté un dispositif permettant un meilleur ciblage des aides, en privilégiant les TPE et PME et la réduction des niveaux de prise en charge, les fameux NPEC, des coûts de formation pour les étudiants de l’enseignement supérieur.
Il a fallu attendre la fin du mois de février pour y voir plus clair et connaître les conditions d’emploi en apprentissage pour 2025 : une baisse de la prime à l’embauche, celle-ci étant fixée à 5 000 euros pour les PME et à 2 000 pour les entreprises de plus de 250 salariés pour la période s’étendant de février à décembre 2025.
L’anticipation est donc d’autant plus ardue pour les acteurs du secteur que les décrets relatifs aux NPEC, qui sont attendus avec inquiétude, madame la ministre, ne sont toujours pas parus.
La massification de la politique d’apprentissage, destinée à exaucer le vœu présidentiel d’atteindre le million d’apprentis, aura tout de même emporté – il faut le dire – des effets d’aubaine et la création de nombreux organismes de formation privés lucratifs qui ne sont pas toujours très regardants quant à la qualité pédagogique de leurs enseignements, certains ne proposant que des cours à distance et sans réel accompagnement.
Je souhaite donc vous poser deux questions, madame la ministre.
Aujourd’hui, la certification Qualiopi ne consiste qu’en un contrôle de conformité administrative. Le Gouvernement va-t-il poursuivre le travail de certification de la qualité des formations en alternance proposées sur Parcoursup, engagé par l’ancienne ministre Sylvie Retailleau ?
Certains centres de formation d’apprentis (CFA) associatifs, qui ont remarquablement absorbé la vague et la montée en charge de l’apprentissage en 2021 et 2022, se trouvent aujourd’hui fragilisés financièrement par l’incertitude que le Gouvernement fait peser sur leur activité. Quelles mesures comptez-vous prendre pour les soutenir ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, chargée du travail et de l’emploi. Je répondrai très précisément à vos questions, madame la sénatrice.
Je réserve aux partenaires sociaux la primeur des résultats de la concertation lancée mi-novembre, que je leur communiquerai le 23 avril prochain. Toutefois, je puis vous en indiquer les grandes lignes, notamment sur le financement de la formation de l’apprentissage.
Les débats relatifs au projet de loi de finances pour 2025 se sont concentrés sur les aides à l’apprentissage, mais l’essentiel de l’effort porte sur le financement de la formation. Une réforme du financement des CFA est en effet envisagée, qui conférera à l’État et surtout aux branches professionnelles un rôle plus important dans la définition des priorités de financement en fonction des besoins actuels et futurs en compétences. Autrement dit, les branches professionnelles pourront bonifier certains « coûts-contrats » en fonction des besoins des entreprises et des compétences d’avenir.
Pour répondre à votre seconde question, un renforcement des mécanismes de régulation de la qualité est par ailleurs envisagé. Nous allons notamment poursuivre la révision de la certification Qualiopi en lien avec le ministère de l’enseignement supérieur. Je réserve les détails de ces actions aux partenaires sociaux, mais sachez, madame la sénatrice, que cela fait partie de la feuille de route que j’exposerai le 23 avril.
Nous allons également améliorer la transparence, au travers notamment de la plateforme InserJeunes, qui alimente Parcoursup et fournit aux futurs apprentis et à leurs familles des informations relatives aux taux d’insertion et aux rémunérations attendues.
Nous souhaitons enfin renforcer nos dispositifs de lutte contre la fraude, mais sans doute d’autres orateurs m’interrogeront-ils à ce sujet.
J’ai oublié de préciser qu’une bonification des coûts-contrats est prévue pour les centres de formation en outre-mer, et que nous allons nous pencher sur l’enseignement à distance, car – je l’ai longuement évoqué avec M. Fourny – celui-ci n’emporte pas les mêmes coûts de plateau technique que l’enseignement sur site.
M. le président. La parole est à Mme Karine Daniel. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme Karine Daniel. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je veux d’abord saluer l’organisation de ce débat, au croisement de l’économie, de l’éducation et des solidarités.
L’apprentissage est plus qu’un dispositif de formation : c’est un levier stratégique pour répondre aux défis économiques, sociaux, écologiques et territoriaux qui sont devant nous. Il l’est pour les jeunes, pour les entreprises, pour les organisations et pour les territoires. Il l’est aussi pour la cohésion sociale et la souveraineté économique de notre pays.
Je tiens à saluer la présence dans nos murs d’une dizaine de jeunes de Loire-Atlantique, venus participer aux rencontres sénatoriales de l’apprentissage, qui sont accompagnés de Frédéric Brangeon, président de la chambre de métiers et de l’artisanat de ce département, ainsi que de M. Fourny, qui connaît bien le département dont je suis élue. Leur présence nous rappelle que, derrière les chiffres, il y a des visages, des parcours et des projets d’avenir.
L’artisanat est un pilier essentiel de nos économies régionales comme de notre économie nationale. Il incarne à la fois la vitalité entrepreneuriale, la richesse de nos savoir-faire et l’enjeu crucial de la transmission.
En 2023, près de 20 % des apprentis des Pays de la Loire évoluaient dans le secteur artisanal. Ce chiffre illustre l’attractivité de ces métiers et nous appelle à penser un accompagnement à la hauteur de celle-ci. En effet, derrière chaque maître d’apprentissage, il y a un engagement fort : former, transmettre, maintenir et développer des compétences. Cet engagement doit être reconnu, valorisé et soutenu.
Cela implique une prise en compte réaliste des coûts pédagogiques, notamment pour les formations artisanales, pour lesquelles l’équipement, la matière première et l’adaptation aux évolutions techniques représentent des charges importantes.
Cela implique également, à rebours de la diminution progressive des aides, un accompagnement renforcé des maîtres d’apprentissage.
Cela implique enfin une politique de mobilité ambitieuse, car l’accès à un contrat d’apprentissage ne doit pas être conditionné à un lieu de résidence ou à des réseaux familiaux.
Nous devons aussi élargir et adapter l’offre de formation, en lien avec les besoins des filières en tension.
Je pense ici aux métiers des secteurs de l’animation, du social, des aides à domicile, dans lesquels la crise des vocations est profonde. Je pense aussi au secteur paramédical et à celui de la petite enfance, piliers de notre cohésion sociale. Je pense enfin au secteur des métiers de bouche, qui peinent à recruter, alors même qu’ils participent à l’identité culturelle et au dynamisme économique de nos territoires.
Dans ces domaines, l’apprentissage doit être développé et reconnu. Cela suppose une concertation renforcée entre l’État, les régions, les branches professionnelles et les territoires.
L’apprentissage demeure trop genré. Les filières industrielles ou artisanales demeurent majoritairement masculines, tandis que les secteurs du soin ou de l’éducation sont majoritairement féminins.
Nous devons renforcer la féminisation de l’apprentissage et la mixité au sein de chaque filière, en luttant contre les stéréotypes, en améliorant les conditions d’accueil, en assurant la mixité dès l’orientation et en modifiant les représentations.
L’essor de l’apprentissage dans le supérieur est incontestable : près de 40 % des contrats concernent aujourd’hui des niveaux bac+3 à bac+5.
Ce développement est une bonne chose, notamment dans les écoles d’ingénieur, dans les instituts universitaires de technologie (IUT), dans les universités. Il permet de diversifier les profils, de favoriser l’égalité des chances et de mieux connecter la formation à l’emploi. Dans le supérieur, la formation par l’apprentissage contribue à valoriser toutes les filières et atteste que cette modalité de formation peut concerner tous les cursus et les niveaux de diplômes les plus élevés.
Pour autant, nous ne pouvons ignorer certaines dérives, en particulier la manière dont certains établissements privés lucratifs captent massivement les aides à l’apprentissage. Ces structures, parfois très éloignées des standards de qualité et d’accompagnement attendus, bénéficient des mêmes niveaux de soutien public que les CFA des chambres consulaires ou les établissements publics.
Nous saluons la volonté du Gouvernement de réformer le modèle de financement, en limitant les excès, en encadrant les marges, en rétablissant l’équité entre les acteurs. Il faut assurer une juste allocation de l’argent public, au service de l’intérêt général et non au bénéfice de stratégies commerciales.
L’apprentissage doit aussi être un levier de développement local. Cela a été souligné.
Le département de la Loire-Atlantique compte des filières clés : l’industrie navale, l’agroalimentaire, le bois, l’économie circulaire ou l’économie du soin. Ces secteurs appellent à l’ouverture de nouvelles formations, construites avec les entreprises, les branches, les chambres consulaires et les collectivités.
Dans certains territoires, il existe aussi des besoins de formation spécifiques, dans des secteurs de niche. Leur développement et la transmission des savoirs pourraient être mieux accompagnés grâce à des filières d’apprentissage. Je pense ainsi au métier de couvreur spécialisé en couverture en chaume dans le parc naturel régional de Brière. Des moyens spécifiques doivent être déployés pour accompagner la transmission des savoir-faire spécifiques, qui sont importants pour la préservation du patrimoine.
Cette territorialisation de l’offre, souple et concertée, est la seule façon d’assurer une adéquation entre formations dispensées et besoins réels.
J’en viens à la réforme de la rémunération des apprentis, qui concerne les contrats signés à partir du 1er mars 2025.
Lors de l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025, le Gouvernement a fait adopter deux dispositions qui participent malheureusement à la baisse de la rémunération des apprentis.
La première mesure porte sur la réduction des exonérations de cotisations sociales. Alors que l’exonération de cotisations concernait 79 % de la rémunération des apprentis, celle-ci est désormais ramenée à 50 % du Smic. Cela signifie que la part du salaire soumise à cotisations sociales augmente, ce qui a des conséquences concrètes pour les employeurs et, potentiellement, pour les jeunes eux-mêmes.
La seconde mesure a trait à la fin de l’exonération de la CSG (contribution sociale généralisée) et de la CRDS (contribution pour le remboursement de la dette sociale). Pour les nouveaux contrats, la part du salaire dépassant 50 % du Smic sera désormais soumise à la CSG et à la CRDS. L’exonération totale concernera les seuls contrats en cours.
Ces changements alignent le régime des apprentis sur celui des stagiaires. Ce choix politique injuste pèse sur la dynamique de l’apprentissage, notamment dans les secteurs les plus fragiles, comme l’artisanat, où chaque euro compte dans la décision de recruter ou non un apprenti.
Il faut faire preuve d’une vigilance accrue sur la mise en œuvre de cette réforme, pour qu’elle ne vienne ni freiner l’essor de l’apprentissage ni décourager les entreprises, qui, au quotidien, forment et accompagnent la jeunesse de notre pays.
Madame la ministre, mes chers collègues, l’apprentissage ne doit pas être un outil parmi d’autres. Il faut le considérer comme un pilier de notre pacte républicain.
L’apprentissage peut donner une chance. Il peut conduire à l’excellence dans tous les domaines. Il forme des professionnels, mais aussi des citoyens en s’appuyant sur des liens intergénérationnels forts, son rôle de transmission est reconnu. Il est aussi tourné vers l’innovation.
Il faut valoriser celles et ceux qui choisissent l’apprentissage, mais aussi tous ceux qui s’engagent pour que cette modalité de formation soit de grande qualité et à la portée de tous, qu’ils soient formateurs ou maîtres d’apprentissage.
Nous devons continuer à promouvoir une vision exigeante et humaniste de l’apprentissage : ancré dans les territoires, ouvert à tous, équitablement financé et au service du bien commun. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE-K.)
M. le président. Mes chers collègues, je vous informe que, dans le cadre des vingtièmes Rencontres sénatoriales de l’apprentissage, se tient actuellement en salle Clemenceau une séance d’échanges entre des apprentis et des sénateurs, qui, selon les nouvelles qui me parviennent, donne lieu à un dialogue riche et fructueux.
La parole est à Mme la ministre.
Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, chargée du travail et de l’emploi. Madame la sénatrice, pour la fixation des coûts-contrats, le Gouvernement veut désormais développer une démarche beaucoup plus axée sur la réponse aux besoins des entreprises et sur les compétences nécessaires à notre pays.
Ainsi, les branches professionnelles deviendront de véritables têtes de pont pour définir les priorités avec les entreprises adhérentes et les partenaires sociaux. Elles sont en effet les plus à même de le faire.
Par ailleurs, compte tenu des coûts liés à l’apprentissage, les niveaux 3 et 4 de qualification seront privilégiés.
De plus, le Gouvernement entend moduler et plafonner les dépenses de communication, car, comme vous l’avez souligné, madame la sénatrice, dans le secteur lucratif, leur montant pose problème.
En outre, et c’est très important, l’État pourra favoriser certaines formations par le biais de bonifications. Vous avez cité les métiers du lien, mais tous les secteurs qui relèvent de la réindustrialisation ou de la transition environnementale sont également concernés.
Enfin, il s’agit de réguler par la qualité, mais aussi par certaines bonifications territoriales – je pense aux départements et régions d’outre-mer (Drom) – et par le développement de l’apprentissage en distanciel.
Je reviens sur la question de la rémunération des apprentis.
La baisse du niveau d’exonération des rémunérations vise aussi à permettre une meilleure égalité salariale entre les apprentis les mieux rémunérés – ceux qui gagnent plus de 900 euros par mois – et d’autres salariés qui pourraient recevoir une rémunération nette inférieure alors qu’ils occupent le même type de poste.
Il ne faut pas qu’en voulant accroître l’apprentissage on prenne le risque de créer de la dette sociale. En effet, l’exonération de cotisations pour les apprentis pourrait avoir une incidence sur le montant de la retraite qu’ils percevront. Il me semble qu’il s’agit là d’un point important.
En outre, il s’agit de permettre aux jeunes qui seraient recrutés après leur contrat d’apprentissage de ne pas subir une baisse de leur rémunération nette, en raison de l’augmentation du niveau des cotisations sociales.
M. le président. La parole est à Mme Karine Daniel, pour la réplique.
Mme Karine Daniel. L’apprentissage, c’est peut-être de la dette sociale, mais c’est aussi et avant tout un investissement pour l’avenir. Or une moindre baisse est tout de même une baisse.
La comparaison entre petites et grandes entreprises n’est pas très opérante, les PME étant centrées sur leur fonctionnement.
J’entends bien votre argument sur la rémunération des catégories socio-professionnelles les moins qualifiées, mais il ne faut pas décourager l’embauche d’apprentis au plus haut niveau de qualification, ces derniers méritant aussi une reconnaissance de leur diplôme et de leur engagement dans ce type de formation.
M. le président. La parole est à M. Jean-Luc Brault. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
M. Jean-Luc Brault. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, qui, dans cet hémicycle, a conseillé ou conseillerait à ses enfants de choisir un lycée professionnel ou un CFA plutôt qu’un lycée général ou une grande école ?
Posons d’emblée le décor. Comme pour beaucoup de choses, l’apprentissage, c’est bien, c’est beau, mais chez les autres, pas chez soi. L’apprentissage reste un tabou.
Encore récemment, en début de semaine, un parent d’élève m’a raconté que le professeur de son enfant était content de ne pas envoyer d’élèves en lycée professionnel cette année. Les yeux m’en sont sortis de la tête !
Comment donner l’envie aux jeunes de choisir l’apprentissage ? Tel est bien là, en effet, le nerf de la guerre. De belles histoires, il en existe dans tous les secteurs et dans tous les territoires. Je pourrais passer la journée à vous en raconter, madame la ministre, mes chers collègues. Le problème, c’est qu’on en parle aujourd’hui avec nostalgie, alors qu’on devrait en faire des modèles et les brandir en exemple, tels des étendards !
On a tous dans notre entourage quelqu’un qui a débuté avec un CAP (certificat d’aptitude professionnelle) ou un BTS (brevet de technicien supérieur) en poche et qui occupe à présent un poste qui aurait dû nécessiter plusieurs années d’études.
On connaît tous un ancien salarié d’une TPE-PME qui a pris son envol en montant sa boîte, a fait fortune et passe désormais le relais à ses compagnons.
« Maintenant, gamin, ce n’est plus possible : plus tu feras d’études, moins tu bosseras et plus tu gagneras. » Qui n’a jamais entendu ces paroles ?
En 2018, on a choisi de réformer l’apprentissage pour en faire une voie d’excellence, un moyen de lutte contre le chômage des jeunes et une politique d’émancipation sociale. Aujourd’hui, on se bat dans les entreprises pour recruter les jeunes apprentis, car le patron a la certitude d’avoir des salariés opérationnels et, surtout, déjà intégrés !
À défaut, on recrute de la main-d’œuvre étrangère. Personnellement, je l’ai souvent fait. Après quelques années dans notre pays, ces travailleurs étrangers, mus par la volonté d’apprendre et de gagner leur vie, connaissent des parcours et des réussites qui étaient impensables lorsqu’ils ont débuté. C’est le chef d’entreprise qui vous le dit : les apprentis sont des pépites rares qu’il faut désormais dénicher.
Le pendant, pour ne pas dire le paradoxe, c’est que l’apprentissage est aussi une folie financière : la dépense publique pour le soutenir a explosé.
Plusieurs pistes existent pour contenir la dépense. Le groupe Les Indépendants – République et Territoires en retient deux. D’une part, il convient de réviser les NPEC. D’autre part, il faut évaluer le taux d’insertion dans l’emploi pour concentrer la dépense publique sur les formations en alternance qui débouchent véritablement sur un emploi.
N’oublions pas qu’investir dans l’apprentissage, c’est investir dans l’avenir et garantir notre souveraineté économique et industrielle. C’est aussi de l’emploi et des cotisations sociales pendant des années ! Le retour sur investissement est imbattable, madame la ministre. Bercy peut bien sortir les calculettes, c’est tout vu, mes chers collègues.
Au-delà de la technique, on ne pourra pas faire l’impasse sur cette question et ne pas y apporter une réponse : comment donner aux jeunes l’envie de devenir apprentis ?
On pourrait aussi s’inspirer de l’Allemagne pour accompagner davantage encore les maîtres d’apprentissage. Il n’est qu’à voir le numéro un de Mercedes : il est passé par cette voie.
Je ne suis pas là pour refaire l’éducation des parents. Quant aux professeurs, tous ne pensent pas comme l’enseignant que j’ai cité en exemple. Heureusement ! J’en profite pour saluer les équipes enseignantes et les remercier du travail qu’elles accomplissent. Beaucoup se démènent corps et âme.
Après le président, j’ai à mon tour le plaisir de saluer la chambre de métiers et de l’artisanat de ma région, le Centre-Val de Loire, dont je dépends. Elle est présente aujourd’hui au Sénat avec des apprentis du territoire, dont certains sont mobilisés pour la réussite de cette journée.
Je suis moi-même un ancien élève du collège technique Benjamin-Franklin à Orléans. J’ai créé ma propre entreprise dans la région. Elle pèse aujourd’hui 70 millions d’euros de chiffre d’affaires. Il est donc important de passer par l’apprentissage.
Mes chers collègues, vous l’avez compris, je lance un cri du cœur, car j’en ai assez que l’on dévalorise la voie professionnelle et l’apprentissage. Si ce dénigrement est malheureusement parfois sincère, il est souvent l’expression d’une forme de résignation plus profonde, directement liée à la réalité de notre culture de l’entreprise et de l’entrepreneuriat.
L’apprentissage, c’est un trampoline : il peut vous faire décoller très rapidement et, dans tous les cas, vous retomberez sur vos pieds.
Je le dis et le répète, l’apprentissage n’est pas une voie de garage. C’est une voie d’excellence et, parfois même, la voie royale, celle qui donne les outils pour démarrer dans la vie et la liberté ensuite d’en faire ce que l’on veut. N’oublions pas que la main est le prolongement de l’esprit. L’apprentissage devrait être une fusée vers l’entrepreneuriat et les postes à responsabilités.
Aujourd’hui, vous voulez monter votre boîte après avoir roulé votre bosse dans une TPE-PME – je pense au bâtiment bien sûr, mais pas seulement – ? Eh bien, vous vous cognez les délais de l’administration, la complexité des normes, la pression fiscale, l’instabilité de notre politique nationale et la folie des géants de ce monde, qui flinguent votre business du jour au lendemain.
Vous l’avez dit ce matin en ouvrant les vingtièmes Rencontres sénatoriales de l’apprentissage, monsieur le président : simplification !
Vous voulez intégrer une grande boîte par la technique et monter en compétence ensuite ? Ce n’est plus possible – en tout cas, c’est devenu trop rare. On vous répondra que l’on préfère embaucher un ingénieur ou un bac+5 pour faire votre boulot plutôt que de vous faire monter en interne.
Faites donc une école de management ! N’apprenez surtout pas à travailler et à faire quelque chose de vos mains ! Voilà la réalité à laquelle nous sommes trop souvent confrontés, mes chers collègues.
Donner envie aux jeunes, c’est d’abord changer notre culture de l’entreprise et de l’entrepreneuriat.
J’entends souvent que les jeunes n’ont plus le goût de l’effort. Comment leur donner tort quand, dans notre pays, le système est tel que l’on préfère passer plus de temps à éviter de perdre de l’argent plutôt qu’à en gagner, à chercher les niches fiscales plutôt qu’à produire de la richesse ?
M. Jean-Luc Brault. À la fin, c’est notre pays qui tombe en ruines.
Ce n’est pas aux jeunes de changer ; c’est à nous de revoir notre logiciel, notre façon de penser et de faire, pour valoriser le goût de l’effort, du risque et de la réussite. (Mme Évelyne Perrot applaudit.)
Je souhaite à tous les jeunes qui sont présents dans nos tribunes d’être ambitieux et forts et je les invite à écouter leurs professeurs. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE, ainsi que sur des travées du groupe UC. – M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, chargée du travail et de l’emploi. Monsieur le sénateur Jean-Luc Brault, je vous remercie de ce plaidoyer qui rappelle qu’en France nous faisons une coupure artificielle entre l’intelligence de la tête, celle du cœur et celle de la main, alors que toutes trois sont complémentaires et utiles les unes aux autres.
Dans le cadre de la concertation que nous avons lancée avec les partenaires sociaux, les chambres consulaires et les différents acteurs, nous avons pour ambition résolue et assumée de définir des priorités, au regard des grandes masses financières que l’apprentissage représente.
Ainsi, pour l’octroi des aides, nous privilégierons les plus petites entreprises aux plus grandes. De même, nous privilégierons les niveaux 3 et 4 de qualification. Enfin, nous privilégierons une plus grande adéquation de la formation aux besoins des entreprises et aux compétences d’avenir. Voilà quelques-unes des annonces que je ferai le 23 avril prochain.
Nous le voyons, l’apprentissage est la garantie d’une insertion professionnelle plus rapide des jeunes sur le marché du travail, tous niveaux de qualification confondus.
Toutefois, mesdames, messieurs les sénateurs, lorsque nous comparons la France à l’Allemagne, nous observons que, même hors apprentissage, les élèves et les étudiants allemands qui sortent du système, tous niveaux de qualification confondus, connaissent une meilleure insertion professionnelle que nos jeunes. Ce constat est valable également pour la voie générale, qui doit proposer des enseignements plus pratiques et plus en phase avec ce dont le monde de l’entreprise a besoin.
Nous sommes en train de réfléchir aux moyens de développer l’apprentissage et d’y envoyer plus de jeunes. Reste que, même hors apprentissage, nous faisons moins bien que les Allemands.
M. le président. La parole est à Mme Frédérique Puissat. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Frédérique Puissat. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je salue le président de Chambres de métiers et de l’artisanat France, ainsi que tous les apprentis, qu’ils se trouvent dans les tribunes ou en salle Clemenceau où se déroulent les Rencontres sénatoriales de l’apprentissage. Je salue tout particulièrement les apprentis de l’Isère – un beau département de France ! (Sourires.)
Au mois de juin 2022, Martin Lévrier, Corinne Féret et moi-même avons présenté à la commission des affaires sociales du Sénat un rapport d’information intitulé France Compétences face à une crise de croissance.
La commission des affaires sociales a fait siennes nos conclusions. Nous y avons notamment pointé la réforme de 2018, qui, certes, a amorcé une dynamique considérable en faveur de l’apprentissage, mais n’a pas anticipé ses besoins de financement.
Nous indiquions dans les conclusions de nos travaux que, sans remettre en cause les avancées permises par cette réforme, il était nécessaire de réguler le système afin d’assurer sa soutenabilité et sa performance.
France Compétences a été créé par la loi du 5 septembre 2018 et est le fruit de la réunion de quatre structures dans un même établissement public.
France Compétences prend en particulier en charge deux postes de dépenses : d’une part, les dotations versées aux opérateurs de compétences (Opco), pour répondre à leurs besoins de financement des contrats d’apprentissage et des contrats de professionnalisation ; d’autre part, la dotation versée à la Caisse des dépôts et consignations pour assurer le financement du compte personnel de formation (CPF).
La large ouverture de ces deux dispositifs, qui ne s’est pas accompagnée de nouveaux moyens de financement, a créé des besoins non couverts par les ressources de France Compétences. Par conséquent, son déficit cumulé depuis sa création en 2019 avoisine aujourd’hui 11 milliards d’euros. Qui plus est, son équilibre financier – donc celui de l’apprentissage – n’a toujours pas été trouvé à l’échelon national.
Il faut conclure de ce constat que la réforme de l’apprentissage de 2018 n’a pas été financée et qu’au cours de ces dernières années elle a contribué à creuser notre déficit. Il faut le dire, notamment dans cet hémicycle.
Pourtant, nous en sommes tous persuadés : il faut encore et toujours encourager l’apprentissage. La supériorité d’un enseignement par la pratique est d’autant plus manifeste qu’elle s’adresse à tous les publics, notamment ceux qui peuvent se trouver en difficulté.
Croire en l’apprentissage, c’est avant tout fiabiliser ses mécanismes. J’en suis persuadée, et je ne suis pas la seule, la réforme de l’apprentissage ne sera finalisée et n’atteindra son apogée que lorsque ses outils financiers seront à l’équilibre.
Pour ce faire, madame la ministre, je propose depuis longtemps et de manière constante plusieurs solutions qui se déclinent dans le temps.
Premièrement, il convient de ne donner à France Compétences que deux missions claires : l’apprentissage et le CPF. À cette fin, il me paraît souhaitable que l’opérateur ne contribue plus au financement du plan d’investissement dans les compétences (PIC), qu’il a financé à hauteur de 8 milliards d’euros depuis 2019. Je rappelle que le déficit de France Compétences atteint aujourd’hui 11 milliards d’euros…
Deuxièmement, il importe de faire une pause et de stopper cette logique de guichet en arrêtant les compteurs au financement de 900 000 apprentis, tout en considérant que le CPF a trouvé son rythme de croissance. Cette logique permettra de désendetter France Compétences et de cesser les changements permanents de financements, notamment sur les coûts-contrats, rendant aujourd’hui fragile, complexe et parfois illisible le financement de l’apprentissage.
Troisièmement, il faut considérer que la seule logique future d’augmentation du nombre d’apprentis, au-delà des 900 000, doit reposer sur trois leviers : d’abord, la hausse de la subvention à France Compétences, arrêtée depuis quelques années à environ 2 milliards d’euros ; ensuite, la relance d’une concertation entre les régions, les CFA, les organisations professionnelles et les organisations syndicales, aux fins de trouver des marges de manœuvre supplémentaires ; enfin, un possible basculement du budget de la mission « Enseignement scolaire » à celui de la mission « Travail, emploi et administration des ministères sociaux », à due proportion des jeunes formés en apprentissage.
J’en suis persuadée, l’apprentissage est un investissement à long terme pour notre jeunesse. Pour qu’un tel investissement soit un succès, il faut éviter les pertes sérieuses et permanentes.
C’est cette logique que je vous propose, madame la ministre. Elle nous permet de dire que nous croyons à l’apprentissage, alors qu’aujourd’hui, il faut le dire, l’apprentissage n’est pas financé. Comment parvenir à l’équilibre pour former 900 000 apprentis – et plus encore demain –, sinon en mettant autour de la table tous les partenaires qui contribuent à la réussite de l’apprentissage ? (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, chargée du travail et de l’emploi. Madame la sénatrice Puissat, vous posez les bonnes questions.
La concertation que le Gouvernement a lancée avec tous les acteurs vise à retrouver une soutenabilité financière. Introduire des mécanismes de régulation financière ne signifie pas que l’on ne croit plus à l’apprentissage. Vous avez tout à fait raison de souligner qu’il est absolument indispensable de lier les deux.
J’ai déjà évoqué la réforme du financement des CFA en répondant à d’autres intervenants.
Il faut également renforcer les mécanismes de régulation par la qualité et de lutte contre la fraude – je sais que vous êtes aussi à la pointe sur ces sujets. Cela passe par la révision de la certification Qualiopi, par une meilleure transparence des résultats, grâce notamment au dispositif InserJeunes, via Parcoursup.
À cet égard, je salue les travaux qui ont été réalisés au Sénat et l’introduction d’un certain nombre de dispositions dans le projet de loi de simplification de la vie économique.
Nous avons discuté d’autres mesures, notamment de la participation obligatoire des employeurs d’apprentis de niveaux de qualification 6 et 7, à l’occasion de l’examen d’un amendement sénatorial.
Vous avez également mentionné le CPF, madame la sénatrice. J’aime bien l’idée de recentrer France Compétences sur les deux dispositifs de droit commun majeurs que sont l’apprentissage et le CPF.
Pour limiter la mécanique inflationniste du CPF, nous avons introduit le ticket modérateur, hors demandeurs d’emploi. Nous avons également supprimé un certain nombre de formations qui ne sont pas qualifiantes, comme l’aide à la création d’entreprises. Nous continuerons de le faire.
Dans ce domaine aussi, nous renforçons la lutte contre la fraude.
Je vous rejoins sur ce point : afin de recentrer France Compétences sur les très grands dispositifs de droit commun mis en place ces dernières années, il est nécessaire d’avoir une vision plus structurelle, et pas simplement, même si c’est ce que nous sommes en train de faire, d’agir par à-coups, de façon conjoncturelle ou ponctuelle.
M. le président. La parole est à Mme Frédérique Puissat, pour la réplique.
Mme Frédérique Puissat. Madame la ministre, il nous faut une vision structurelle, certes, mais également concertée. Nous avons besoin de retrouver autour de la table les acteurs qui ont fait l’apprentissage et qui continuent de le faire. Ils ne peuvent avoir l’impression de recevoir d’en haut des décisions sur lesquelles ils n’ont pas de prise.
M. le président. La parole est à Mme Nicole Duranton.
Mme Nicole Duranton. Bienvenue aux jeunes apprentis qui se trouvent dans nos tribunes ou en salle Clemenceau, accompagnés de leurs professeurs, à l’occasion des vingtièmes Rencontres sénatoriales de l’apprentissage.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l’intelligence de la main vaut celle de l’esprit. J’ai depuis longtemps fait de cette expression une conviction.
L’apprentissage, qui s’est fortement développé, est une priorité stratégique pour notre pays. C’est une voie privilégiée pour l’avenir professionnel de nos jeunes, en particulier dans un contexte où leur insertion sur le marché du travail constitue un défi majeur. Elle est aujourd’hui un levier essentiel d’insertion sociale et professionnelle. Poursuivons les efforts engagés pour développer cette voie, qui attire de plus en plus de jeunes gens dans notre pays.
En effet, l’apprentissage en France a connu une progression significative ces dernières années, permise par la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel et par le dispositif « 1 jeune, 1 solution ». En 2024, près de 880 000 contrats ont ainsi été signés, soit une augmentation de 3,2 % par rapport à 2023. Ce chiffre témoigne du succès du modèle.
L’apprentissage est ainsi un outil de lutte contre le chômage des jeunes. L’année dernière, leur taux de chômage a atteint 20,5 % en France, soit un taux bien au-dessus de la moyenne européenne, qui est de l’ordre de 15,3 % pour la même période, selon Eurostat.
De nouvelles mesures, adoptées dans le cadre de la loi de finances pour 2025 et de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025, ont récemment modifié le système de l’apprentissage en France.
Un décret publié le 23 février dernier fait évoluer les aides à l’embauche. Celles-ci passent de 6 000 euros à 5 000 euros pour les petites entreprises et à 2 000 euros pour celles de plus de 250 salariés.
Un autre décret, publié voilà seulement quelques jours, modifie quant à lui le système d’exonérations de cotisations sociales salariales, en application de l’article 23 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025. Désormais, les apprentis qui sont rémunérés au-delà d’un demi-Smic sont assujettis au paiement de la CSG et de la CRDS.
Lors des débats budgétaires, notre groupe avait exprimé un certain nombre d’inquiétudes sur ce sujet. Nous craignions alors que le signal envoyé au monde économique ne vienne briser la bonne dynamique de l’apprentissage.
L’enjeu est clair : il faut trouver un équilibre entre la nécessaire maîtrise des finances publiques et le maintien d’un niveau d’apprentissage élevé au service de l’emploi des jeunes et de la compétitivité de nos entreprises.
Une évolution des politiques de soutien à l’apprentissage est-elle pour autant malvenue ? Non, de toute évidence. Au-delà des aides, il est essentiel de continuer d’investir dans la qualité des parcours, dans l’orientation et l’accompagnement des jeunes, afin de garantir une insertion durable.
Pour préparer cette intervention, j’ai rencontré la semaine dernière la présidente et le directeur du centre de formation des apprentis interconsulaire de l’Eure de Val-de-Reuil. Véritable modèle de réussite, cet établissement est l’un des plus grands CFA de France.
Nos échanges ont été riches. L’abaissement du niveau des aides à l’embauche ne devrait pas dissuader les artisans et les petites entreprises de recruter des apprentis, en particulier dans les secteurs en tension.
Je pense particulièrement au secteur de la restauration, qui peine à trouver des salariés en raison des contraintes des différents métiers, mais d’autres secteurs sont concernés : il est également difficile de trouver des boulangers, des coiffeurs, des couvreurs ou d’autres artisans.
Malheureusement, cette pénurie de main-d’œuvre fait que les apprentis seront toujours vus comme une solution dans les secteurs et métiers en tension. Et si la hausse prévue des cotisations sociales a pour mérite de rationaliser les niveaux de rémunération, la question du financement de l’apprentissage demeure centrale.
Madame la ministre, nous saluons à cet égard le bon déroulement des concertations que vous menez depuis l’automne dernier et qui devraient aboutir à la fin du mois d’avril. Leurs conclusions sont attendues par toutes les parties prenantes.
Les fonds publics alloués à l’apprentissage sont importants, et c’est une bonne chose. L’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) estimait ainsi le coût de l’apprentissage pour l’année 2023 à 24,9 milliards d’euros.
Dans le contexte budgétaire actuel, nous devons absolument orienter nos discussions vers un meilleur fléchage de ces dépenses, tout en préservant l’excellence du modèle français de l’apprentissage. J’emploie à dessein le terme d’excellence, car c’est le seul qui peut qualifier la voie de l’apprentissage dans notre pays.
En conclusion, l’apprentissage reste un pilier central de notre politique de formation et d’emploi. Les ajustements à venir devront être pensés de manière concertée avec l’ensemble des acteurs concernés pour continuer de faire de l’apprentissage un modèle satisfaisant pour tous.
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, chargée du travail et de l’emploi. Madame la sénatrice, je vous remercie d’avoir évoqué la concertation. Nous avons souhaité écouter l’ensemble des acteurs : acteurs de la compétence, branches professionnelles et partenaires sociaux.
Que Mme Puissat se rassure : cette réforme ne sera en rien centralisée ni verticale. Nous avons voulu la coconstruire avec les acteurs concernés, en mettant l’accent sur le financement et en faisant des choix résolus.
Compte tenu du contexte budgétaire qui s’impose à nous, nous privilégierons les formations qui répondent aux besoins des entreprises, les métiers d’avenir et les niveaux de qualification 4 et 5. Nous soutiendrons également les entreprises de plus petite taille. Enfin, nous serons beaucoup plus fermes en matière de lutte contre la fraude et exigeants en termes de qualité.
Il est souvent fait référence aux travaux du chercheur Bruno Coquet, qui évalue le montant de la dépense publique liée à l’apprentissage à 25 milliards d’euros. Or cette vision est très extensive. Pour notre part, nous estimons plutôt le montant de cette dépense pour 2025 à 14 milliards d’euros environ, si l’on n’y inclut pas les niches fiscales comme les exonérations d’impôt sur le revenu des apprentis et d’autres exonérations dont bénéficient les entreprises.
M. le président. La parole est à M. Michel Masset. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
M. Michel Masset. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, en préambule, j’adresse mes chaleureuses salutations au président de la chambre de métiers et de l’artisanat de Lot-et-Garonne, M. Jean-François Blanchet, présent dans nos tribunes avec les apprentis du CFA. Je remercie également le président Larcher pour l’organisation de cette journée.
La formation par l’apprentissage, outil formidable pour notre pays, fait aujourd’hui l’objet de choix politiques contestables ou discutables.
L’apprentissage permet de former nos jeunes et de renforcer l’adéquation entre les besoins en ressources humaines des entreprises et les formations proposées. Ces dernières, cofinancées par les entreprises et par l’État, sont moins onéreuses qu’un lycée professionnel et permettent une meilleure insertion.
Toutefois, force est de constater que, depuis 2018, une partie du système a été fortement modifiée. Les étudiants de l’enseignement supérieur, qui représentent désormais près de 60 % des apprentis, sont massivement recrutés et formés par la voie de l’apprentissage.
Cet engouement s’explique par des politiques publiques particulièrement généreuses, qui se sont révélées être parfois en décalage avec les coûts réels de certaines formations du tertiaire ou les besoins en ressources humaines.
Comme le constate la Cour des comptes, le cadre législatif a été rénové sans stratégie nationale ni financement adapté. L’objectif apparemment louable du Gouvernement d’atteindre le million d’apprentis n’a été associé à aucun critère d’utilité de la dépense.
Ainsi, primes à l’embauche, financement des contrats d’apprentissage, exonérations de cotisations sociales, dérogations et autres exemptions sont accordés sans prendre suffisamment en compte la taille de l’entreprise ou la formation concernée.
De nombreux centres de formation, publics et privés, ont été ouverts. De grandes entreprises du bâtiment, de grandes écoles de commerce disposent désormais de leurs propres centres, qui concurrencent parfois directement des CFA publics, dont l’existence est conditionnée au maintien de leurs effectifs d’élèves.
Finalement, les 16 milliards d’euros que coûte annuellement l’alternance représentent un poids trop important pour France Compétences. Le déficit de cet organisme a justifié des baisses de prise en charge du coût des formations de façon quasiment indiscriminée. Ces baisses ont particulièrement fragilisé les formations aux métiers de l’artisanat de niveaux 3 et 4, dont les coûts sont souvent incompressibles.
C’est pourtant à ces premiers niveaux de formation que l’apprentissage a démontré sa plus grande efficacité, favorisant l’accès des jeunes à l’emploi et contribuant à maintenir une économie dynamique dans les territoires.
Nos jeunes artisans devront reprendre, dans les dix prochaines années, environ 300 000 entreprises, qui sont toutes importantes pour notre vie locale. Sans sauvegarde de notre modèle d’apprentissage, ce sont nos boulangers, nos cuisiniers, nos mécaniciens, nos charpentiers, nos plombiers, nos agriculteurs, et tant d’autres métiers encore, que nous pourrions voir disparaître de nos territoires. La plupart de ces secteurs d’activité font d’ailleurs déjà face à une pénurie de main-d’œuvre.
Pourtant, les CFA sont laissés sans solution. En Nouvelle-Aquitaine, les centres spécialisés dans le BTP subiront ainsi une baisse de revenus de 7 % tandis que leurs charges augmenteront dans les mêmes proportions. Pour le centre d’Agen, le déficit annuel programmé s’élève à 500 000 euros.
La dérive actuelle du système d’apprentissage menace nos métiers traditionnels et artisanaux. Or préserver l’apprentissage, c’est préserver une école de vie, une école de la vie en commun, qui permet à des jeunes actifs et avides de savoir de découvrir leur futur métier sous l’égide d’un sachant.
En joignant formation du geste et formation de l’esprit, l’apprentissage est le ciment des compétences de demain.
Madame la ministre, mes questions sont les suivantes. Quel modèle de transmission des savoirs et des entreprises souhaitons-nous promouvoir ? Voulons-nous préserver un modèle faisant contribuer les plus grandes entreprises, qui bénéficieront ensuite, sur le marché du travail, de jeunes très qualifiés ? Quelle place le secteur privé doit-il occuper dans les centres de formation en alternance ?
Au regard des conclusions de la Cour des comptes, clarifions nos objectifs en matière de financement public de l’apprentissage. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE et UC. – M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, chargée du travail et de l’emploi. Monsieur le sénateur Michel Masset, au sein de la classe d’âge des 15-29 ans, seulement 14 % des jeunes sont apprentis. Ce n’est pas assez.
Comme le souligne une étude du Conseil d’analyse économique (CAE) de début mars sur le plein emploi, trop de jeunes suivent exclusivement des études théoriques, sans aucune application pratique dans le cadre d’une alternance. Et je ne vous parle pas des fameux Neet – pour neither in employment nor in education or training –, ces jeunes qui ne sont ni en études, ni en emploi, ni en formation.
Sur les CFA, j’ai donné quelques pistes ; peut-être trop d’ailleurs, car je souhaitais réserver la primeur de mes annonces aux partenaires sociaux le 23 avril prochain. Nous voulons réellement donner la priorité aux niveaux 3 et 4, ainsi qu’aux plus petites entreprises, mais aussi mettre l’accent sur la qualité et renforcer la lutte contre la fraude.
Concernant le statut des CFA, public ou privé, nous n’avons pas de religion. En revanche, ce que nous souhaitons, c’est que la qualité soit rendez-vous, et cela passe par une information en amont auprès des apprentis et de leurs familles.
Nous avons déployé récemment la plateforme InserJeunes, qui permet, au sein de Parcoursup, d’accéder à des informations concrètes, comme le taux d’insertion professionnelle à six mois ou encore les rémunérations attendues. Il est ainsi possible de différencier les CFA de bonne qualité et les autres.
Peu importe le statut des CFA, l’important est qu’ils forment mieux nos jeunes, pour qu’ils puissent avoir une insertion professionnelle rapide et réussie.
Enfin, nous serons absolument intransigeants sur la fraude. Sur ce sujet, nous sommes déjà passés à la vitesse supérieure, avec la proposition de loi Cazenave et au travers d’un certain nombre de décrets.
M. le président. La parole est à Mme Annick Billon.
Mme Annick Billon. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous partageons une conviction commune : l’apprentissage est un levier puissant d’insertion et de réussite qui a fait ses preuves.
Pour qu’il poursuive sa dynamique, encore faut-il lever les freins que rencontrent les acteurs sur le terrain. C’est dans cet esprit, madame la ministre, que je vous interrogerai sur plusieurs points concrets : la mobilité, la fin de contrat et Qualiopi.
La mobilité est la première marche vers l’apprentissage. Pour certains jeunes, cette marche est bien trop haute. Nous avons donc là un levier à actionner. Alors qu’un jeune peut désormais passer son permis dès 17 ans, il doit attendre d’avoir 18 ans pour accéder à l’aide au financement du permis B. Cette incohérence pénalise particulièrement les jeunes issus des territoires ruraux, où la mobilité conditionne l’accès à la formation et à l’emploi.
Je rejoins ici l’analyse de mon collègue Yves Bleunven, qui a interpellé le Gouvernement à ce sujet cette semaine : il convient de prendre une mesure de bon sens. Comment le Gouvernement envisage-t-il concrètement de corriger cette anomalie ?
Nous pouvons également agir sur la fin de contrat, et plus précisément sur les situations de rupture. Aujourd’hui, la rupture d’un contrat d’apprentissage se fait simplement : il suffit de télécharger un modèle sur le site du ministère, sur lequel l’employeur et l’apprenti n’ont qu’à apposer leurs signatures.
Cette simplicité apparente peut masquer un déséquilibre. Un jeune en difficulté, parfois en position de fragilité, peut-il réellement consentir librement à une rupture sans accompagnement ? Alors que le lien qui unit maître d’apprentissage et apprenti est asymétrique, la question mérite d’être posée.
Si le CFA était associé et impliqué en amont, il pourrait jouer son rôle d’accompagnement et probablement limiter le nombre de ruptures. Rappelons en effet que, selon les données de la Dares, près de 30 % des contrats d’apprentissage sont rompus avant leur terme.
Afin de mieux encadrer ces situations et d’assurer une médiation, prévoyez-vous, madame la ministre, d’impliquer systématiquement les organismes de formation dans la procédure de rupture ?
J’en viens enfin aux difficultés liées au renouvellement du certificat Qualiopi. Dans le département dont je suis élue, la Vendée, deux établissements conformes ont été suspendus pour cause de renouvellement tardif de leur certification.
Même si la période a été relativement courte, ils ont été signalés comme « CFA en non-conformité ». En conséquence, il ne leur était plus possible de signer de nouveaux contrats, les aides aux entreprises étaient bloquées et les formations proposées ne figuraient plus sur la plateforme Parcoursup.
Afin d’éviter que ces retards ne pénalisent des structures pourtant conformes et engagées, il pourrait être envisagé d’instaurer un délai de grâce de deux mois, dès lors que l’audit de renouvellement a bien été réalisé à temps.
Cette mesure irait d’ailleurs dans le sens de la simplification administrative voulue par le Gouvernement, le Sénat et son président. Madame la ministre, qu’envisagez-vous de faire face à ces blocages purement administratifs ?
Pour conclure, j’évoquerai le rôle fondamental des collectivités territoriales.
Avec 18 000 contrats signés en 2023, elles ont été des piliers du développement de l’apprentissage. Pourtant, les chiffres de 2024 sont inquiétants : seuls 9 000 contrats sur les 21 000 prévus sont financés par le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT).
Le désengagement de l’État, la baisse du soutien de France Compétences et la réduction des métiers éligibles fragilisent durablement cet engagement local. Les collectivités font face à des arbitrages douloureux. Elles auront le choix entre renoncer à l’apprentissage et… renoncer à l’apprentissage.
Il est impératif de construire un modèle pérenne de financement à la hauteur des enjeux, car, pour reprendre les mots de Thierry Dubin, président du conseil de région Pays de la Loire de la Fédération nationale des directeurs de centres de formation d’apprentis (Fnadir), l’apprentissage doit être vu non pas comme une dépense, mais bien comme un investissement, un investissement pour demain. (Applaudissements sur les travées du groupe UC, ainsi que sur des travées du groupe RDSE. – Mme Marie-Do Aeschlimann et M. Laurent Burgoa applaudissent également.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, chargée du travail et de l’emploi. Madame la sénatrice Annick Billon, sachez que nous portons une attention très particulière à la question du permis de conduire. Il paraît cohérent que les apprentis âgés de 17 ans puissent disposer, comme les autres, d’un soutien en la matière.
Comme vous l’avez souligné, les freins à la mobilité constituent un risque majeur de rupture. C’est la raison pour laquelle nous examinons très sérieusement la possibilité d’élargir l’aide au financement du permis de conduire aux apprentis âgés de 17 ans.
En dépit du contexte budgétaire, permettre ainsi à des jeunes de voler de leurs propres ailes assurerait un bon retour sur investissement. Sans faire d’annonce officielle, je suis très favorable à cette idée.
Les CFA jouent déjà un rôle d’accompagnement et de prévention des situations de rupture. En pratique, ils ont aussi un rôle de médiation, qui n’est pas précisé dans le code du travail. Y remédier permettrait peut-être de s’assurer qu’ils le remplissent bien. Toutefois, nous pouvons aussi privilégier le partage de bonnes pratiques. Telle est plutôt ma recommandation.
En ce qui concerne les deux CFA que vous mentionnez et qui n’ont pas fait l’objet d’un audit Qualiopi, je vous propose de demander à mes services de mener des investigations sur la difficulté qu’ils ont rencontrée, auxquelles vous pourrez être associée.
Vous avez ensuite soulevé la question très importante de l’apprentissage dans la fonction publique territoriale. Pour exercer sa mission de financement des CFA, le CNFPT bénéficie d’un certain nombre d’aides, notamment d’une contribution de l’État et d’un financement complémentaire par France Compétences, qui est assis sur les contributions des entreprises, que nous ne voulons pas aujourd’hui alourdir.
De leur côté, les employeurs territoriaux contribuent de façon pérenne au financement de l’apprentissage au travers d’une cotisation complémentaire assise sur la masse salariale et plafonnée à 0,1 %, taux à comparer aux 0,68 % que versent les employeurs privés. Cela explique le décalage avec le financement qu’assurent les employeurs territoriaux eux-mêmes. L’État comme les entreprises essaient, malgré les difficultés du moment, de tenir leur rôle.
M. le président. La parole est à Mme Annick Billon, pour la réplique.
Mme Annick Billon. Je remercie Mme la ministre pour ses réponses encourageantes.
Je précise que le Sénat, qui est particulièrement engagé en faveur de l’apprentissage, a expérimenté le recrutement de collaborateurs en alternance.
J’ai moi-même pris une apprentie en 2022. On ne parle bien que de ce que l’on connaît ! Cette jeune femme est désormais à mes côtés. Par ailleurs, près de vingt-neuf contrats ont été signés au sein des différentes directions du Sénat.
Je tenais à souligner cet engagement. Les collectivités s’engagent ; il est important de dire que le Sénat le fait aussi.
M. Laurent Lafon. Très bien !
M. le président. La parole est à Mme Marie-Do Aeschlimann. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Marie-Do Aeschlimann. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, entre 2018 et 2024, l’apprentissage a connu un essor sans précédent, le nombre de contrats étant passé de 448 000 à près d’un million.
Cette réussite collective, fruit de la mobilisation des services de l’État, des régions, des CFA et du réseau des chambres des métiers et de l’artisanat, contribue à redonner à l’apprentissage ses lettres de noblesse.
C’est heureux, car, outre une formation diplômante et une rémunération, cette voie de formation assure une insertion rapide et durable dans le monde du travail. Elle constitue également un formidable levier d’ouverture sociale. Aujourd’hui, près de 60 % des apprentis sont dans l’enseignement supérieur, mais l’apprentissage forme également des jeunes très peu qualifiés ou pas qualifiés du tout, à qui elle garantit une bonne insertion dans l’emploi.
De fait, des milliers de jeunes accèdent à de hauts niveaux de qualification et à des formations d’excellence alors qu’ils n’en auraient pas eu les moyens autrement.
Toutefois, cette ambition a un coût faramineux : 25 milliards d’euros en 2024 selon certaines estimations. Face à cet emballement budgétaire, chacun admet que le soutien public à l’apprentissage doit être optimisé.
L’enjeu n’est pas seulement financier. Certaines évolutions induites par la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel rendent indispensable le renforcement de nos exigences quant à la qualité des formations dispensées en alternance.
Le développement rapide de l’offre, facilité par une certaine forme de dérégulation – disons les choses –, se caractérise par l’émergence d’une multitude d’établissements d’enseignement à but lucratif, dont certains n’ont d’autre objectif que le rendement financier.
Certaines structures tirent profit de cet effet d’aubaine, en l’absence de véritable contrôle de la qualité pédagogique. Dans un rapport d’information de 2024, la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale a ainsi déploré un « contrôle qualité défaillant » et un niveau de prise en charge identique pour les formations rigoureusement encadrées et pour celles dont les standards pédagogiques sont discutables.
Il est donc impératif que l’optimisation du soutien public à l’apprentissage repose sur des critères objectifs liés à la qualité réelle des formations, à l’encadrement pédagogique, à l’agrément des établissements et à l’accompagnement vers l’insertion professionnelle des diplômés.
C’est dans cet esprit que j’ai fait adopter un amendement à la loi de finances pour 2025 visant à réduire le niveau de prise en charge des formations dispensées intégralement à distance.
La France doit continuer de nourrir une ambition forte en matière d’apprentissage. Ce dernier doit être non pas un marché, mais bien une voie royale d’accès à l’emploi et un vivier de compétences pour nos TPE, nos PME et notre artisanat.
Dans ce contexte, madame la ministre, vos prédécesseurs avaient envisagé de créer un label qualité, travaillé en lien notamment avec la Conférence des grandes écoles et des écoles de management, afin de certifier les établissements privés respectant des critères exigeants.
Le Gouvernement semble avoir récemment renoncé à cette idée, au profit d’un renforcement de l’agrément Qualiopi. Or les limites de Qualiopi sont connues : lourdeur administrative, coût élevé, fraudes, prolifération d’organismes de certification peu scrupuleux.
Dès lors, madame la ministre, comment garantir que les fonds publics alloués à l’apprentissage bénéficient aux établissements réellement engagés dans la réussite des jeunes, et non à ceux qui ne poursuivent qu’une logique de profit à court terme ? Par ailleurs, pouvez-vous nous éclairer sur la manière dont vous entendez renforcer le dispositif Qualiopi ?
Plus largement, quelles garanties pouvons-nous offrir aux jeunes pour que l’alternance continue de rimer avec excellence et qualité ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, chargée du travail et de l’emploi. Madame la sénatrice Aeschlimann, les apprentis de niveaux 6 et 7 représentent en effet 38 % des apprentis aujourd’hui et contribuent ainsi à la montée en gamme de l’économie française.
L’apprentissage participe de la démocratisation, ce qui est une très bonne chose et il faut poursuivre dans cette voie, mais nous devons le réguler.
En lien avec le ministère de l’enseignement supérieur, nous allons lancer une mission d’inspection interministérielle sur l’enseignement supérieur lucratif. Cette inspection viendra s’ajouter au renforcement des contrôles Qualiopi et des prérogatives de contrôle de France Compétences sur les organismes certificateurs, ainsi qu’au plafonnement des dépenses de marketing, lequel touchera en particulier les organismes lucratifs.
Grâce à vous, nous pourrons différencier nettement les coûts-contrats des organismes ayant des plateaux techniques majeurs de ceux qui proposent exclusivement de la formation à distance. En effet, les modèles économiques sont différents.
M. le président. La parole est à Mme Anne-Sophie Romagny. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains.)
Mme Anne-Sophie Romagny. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je vous remercie pour l’organisation de ce débat.
En m’adressant à vous, mes pensées vont aux jeunes générations, qui sont l’avenir de notre pays.
Chacun se souvient du dilemme cornélien auquel nous faisions face il y a quelques mois, lors de nos débats budgétaires ô combien difficiles, au sujet d’une politique fondamentale : la formation professionnelle des jeunes.
Fallait-il réduire les dépenses de l’État en sabrant les aides en faveur de l’apprentissage ou maintenir ces aides sans contribuer à l’effort de réduction des dépenses ?
Au cours des auditions réalisées par la délégation sénatoriale aux entreprises et la commission des affaires sociales, nous avons unanimement constaté le bénéfice de l’apprentissage. Sa remise en cause totale aurait été désastreuse.
Dans le cadre du projet de loi de finances pour 2025, j’avais déposé des amendements visant à moduler le montant des aides suivant la taille des entreprises. Madame la ministre, vous avez été à l’écoute de mes propositions et vous avez tenu vos engagements.
En effet, le Gouvernement a décidé de reconduire par décret l’aide aux entreprises qui emploient des apprentis selon un barème juste et proportionné : cette aide s’élève à 5 000 euros pour les entreprises de moins de 250 salariés, à 2 000 euros pour les autres entreprises, à 6 000 euros pour toutes les entreprises accueillant un apprenti en situation de handicap.
Par ailleurs, un décret publié le 28 mars dernier prévoit l’exonération de la totalité des cotisations salariales pour les rémunérations inférieures ou égales à 50 % du Smic, contre 79 % auparavant.
Si cette mesure a une incidence sur le salaire net d’environ un quart des apprentis, elle constitue un alignement, pour des raisons d’égalité, sur les conditions applicables aux stagiaires, également soumis à ces cotisations. Par ailleurs, cette mesure vise à accroître les recettes de la sécurité sociale d’environ 278 millions d’euros.
Il serait intéressant, en prévision des prochains débats budgétaires, d’organiser un point d’étape à l’automne sur l’incidence réelle de cette mesure.
Je souhaite à présent m’adresser aux jeunes présents dans nos tribunes. Aujourd’hui, plus que jamais, dans un monde en plein chahut, nous avons conscience que l’avenir est source de préoccupations, quels que soient votre niveau de diplôme et le secteur d’activité dans lequel vous évoluez. Vous êtes l’avenir de notre nation et notre priorité est de vous accompagner.
Madame la ministre, nous devons être vigilants sur la qualité de l’apprentissage, parce qu’il s’agit de mobiliser de l’argent public et surtout parce qu’il y va de l’avenir de la jeunesse.
Être attentif à la qualité des enseignements, c’est ne pas laisser la place à des structures peu scrupuleuses qui profiteraient du système sans être à la hauteur des enjeux. Comment les opérateurs de compétences et l’État peuvent-ils mieux contrôler, et plus fermement, les organismes de formation privés qui accompagnent des apprentis ?
Ensuite une petite musique se répand selon laquelle il faudrait supprimer l’aide aux apprentis de niveau bac+4 ou bac+5. Je n’y suis pas favorable, car cette aide constitue un véritable soutien aux TPE et aux PME. Nous devons éviter le raccourci selon lequel les petites entreprises embaucheraient des apprentis à de petits niveaux de diplômes. Leur besoin d’apprentis ayant un haut niveau de qualification est bien réel. Ne nous méprenons pas !
L’idée centrale, qui m’avait animée l’année dernière, lorsque j’ai déposé des amendements sur le projet de loi de finances pour 2025 visant à différencier les aides à l’apprentissage en fonction de critères déterminés, était la suivante : aider moins, oui, mais aider mieux, assurément !
Si une évolution doit avoir lieu, elle doit probablement concerner l’appui apporté au recrutement d’apprentis qualifiés dans les très grandes entreprises. Les auditions menées par la commission d’enquête du Sénat sur l’utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants donnent à penser que les multinationales continueraient de recruter des apprentis d’un niveau bac+5, même si elles n’étaient pas aidées.
Faire dans la dentelle, madame la ministre, c’est faire preuve de prudence pour ne pas casser la dynamique mise en place ces dernières années. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, chargée du travail et de l’emploi. Madame la sénatrice Anne-Sophie Romagny, vous m’interrogez sur la possibilité d’améliorer le contrôle des organismes de formation privés.
De nombreuses réponses ont déjà été apportées à cette question. La proposition de loi renforçant la lutte contre les fraudes aux aides publiques, qui a été adoptée par le Sénat et qui sera examinée le 6 mai prochain en commission mixte paritaire, nous donnera des leviers supplémentaires, qui permettront à France Compétences et aux administrations situées dans les régions et dans les départements d’amplifier les contrôles et d’exercer une pression sur les opérateurs.
Cette proposition de loi facilitera, si elle est adoptée, l’articulation entre les acteurs du contrôle – je pense, en premier lieu, à l’État et aux opérateurs de compétences –, en leur permettant de communiquer sur les contrôles passés et en cours.
Vous avez indiqué, madame la sénatrice, qu’il fallait faire un travail de dentelle : vous avez tout à fait raison. Le défi consiste effectivement à industrialiser les contrôles, tout en gardant la capacité de faire des contrôles sur mesure.
M. le président. La parole est à Mme Agnès Evren. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Agnès Evren. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, trop d’entreprises peinent aujourd’hui à recruter. Trop de jeunes doutent de leur avenir et, il faut le dire, dans la France de 2025, trop de déterminismes sociaux pèsent encore sur notre système éducatif. Trop de talents passent entre les mailles du filet simplement parce que l’on n’a pas su les orienter ni les former.
Le premier pas dans le monde du travail est souvent celui qui lance un jeune dans la vie d’adulte. Le travail – faut-il le rappeler ? – nous responsabilise, nous émancipe et nous offre une place dans la société. Telle est justement la mission de l’apprentissage qui, depuis plusieurs années, joue un rôle central dans l’insertion professionnelle.
Comme l’a rappelé ma collègue Frédérique Puissat, nous comptions, au 31 décembre 2024, 900 000 apprentis, un chiffre record.
Si ce succès a bénéficié à l’enseignement supérieur, le nombre d’apprentis des premiers niveaux de qualification a également connu une augmentation de 76 % entre 2018 et 2024. Ces chiffres montrent que l’apprentissage a dépassé sa vocation initiale d’insertion et qu’il est devenu une réponse éducative à part entière.
Toutefois, le chemin est encore long. Je ne reviendrai pas sur ce qu’a dit Frédérique Puissat sur France Compétences : nous avons en effet besoin d’une vision structurelle et concertée à ce sujet.
Le taux de chômage des jeunes de 15 à 25 ans s’élevait encore à 19 % au quatrième trimestre de 2024, un taux deux fois supérieur à la moyenne nationale.
Nous devons aujourd’hui relever les défis spécifiques auxquels les jeunes font face sur le marché du travail, comme l’a souligné ma collègue Marie-Do Aeschlimann. Cela suppose de réconcilier l’école et l’entreprise. Nous devons briser un tabou, en instaurant une coopération accrue entre les acteurs de l’éducation, de la formation professionnelle et du monde économique.
L’enjeu consiste d’abord à valoriser l’apprentissage, plus tôt et auprès du plus grand nombre. L’apprentissage n’est pas une voie de garage ni une simple alternative à la voie universitaire. C’est un chemin concret vers l’emploi, l’acquisition de savoir-faire et l’indépendance. Il progresse d’ailleurs dans tous les secteurs, que ce soit dans l’artisanat, le tourisme ou les services.
Développer l’apprentissage, c’est rendre plus accessible la première embauche, c’est aussi relancer l’emploi. C’est permettre la transmission des petites entreprises et le développement des plus grandes. C’est aussi revaloriser le travail comme une valeur républicaine.
L’apprentissage est une réussite collective qui implique les chefs d’entreprise qui embauchent, transmettent et forment. Je tiens d’ailleurs à saluer, à cette tribune, leur engagement.
Les aides aux entreprises pour l’embauche des apprentis ont largement contribué au succès de ce dispositif ces deux dernières années. Nous devrons être attentifs aux effets concrets de la baisse du plafond d’exonération des cotisations sociales pour les apprentis qui a été décidée lors de l’examen du budget. Si ces ajustements fiscaux visent à optimiser les dépenses publiques, ils doivent demeurer un soutien à l’apprentissage et un levier clé pour l’insertion professionnelle des jeunes.
N’oublions pas que l’embauche d’un apprenti constitue un investissement non négligeable, notamment pour les entreprises de moins de 250 salariés, qui emploient aujourd’hui près de 80 % des apprentis.
À Paris, la ville doit pouvoir prendre toute sa part à cette dynamique. Je pense notamment à la création de partenariats avec des CFA pour adapter l’offre de formation aux besoins économiques de la capitale.
L’enjeu est également de favoriser l’apprentissage dès l’enseignement secondaire. Nous devons réfléchir à la création d’un statut scolaire de l’apprentissage. Ce dernier devrait être possible dès l’âge de 14 ans, sans condition, pour mieux orienter les collégiens vers une filière en lien avec leurs compétences.
Enfin, en matière de pilotage des politiques liées à l’apprentissage, il apparaît cohérent de redonner à la région le rôle qui était le sien avant l’entrée en vigueur de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel de 2018.
L’apprentissage, ce n’est pas seulement une politique éducative ou économique : c’est une composante de notre souveraineté économique qui permet aux entreprises de disposer des compétences dont elles ont besoin.
Je conclurai par une question plus spécifique relative à Paris, madame la ministre, puisque vous êtes également élue de cette ville. Paris manque de places en CFA dans certaines filières stratégiques, notamment dans les métiers du soin ou du numérique. Comptez-vous investir davantage pour développer l’apprentissage à Paris et répondre aux besoins du terrain ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, chargée du travail et de l’emploi. Madame la sénatrice Agnès Evren, avant de répondre à votre question spécifique sur Paris, je rappellerai que le système éducatif français est celui qui produit le plus de déterminismes sociaux, lorsqu’il ne les aggrave pas, selon les enquêtes du programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) parmi les pays de l’OCDE.
Une réforme du lycée professionnel a été entamée il y a quelques années. Nous la poursuivons avec la rénovation de la carte des formations professionnelles.
L’enjeu désormais est d’assurer une meilleure articulation entre les lycées professionnels et l’apprentissage. J’ai ainsi eu l’occasion de visiter le lycée professionnel de La Celle-Saint-Cloud, qui forme des apprentis qui préparent un bac professionnel. Cela lui permet de garder ses meilleurs éléments et d’avoir une plus grande ouverture sur le monde de l’entreprise.
Peut-être faut-il aussi développer, au sein même des lycées professionnels, des formations plus courtes qui permettent d’acquérir d’autres spécialisations. C’est absolument indispensable.
J’en viens à Paris. La concertation que nous avons lancée à l’échelon national vise à redonner la main aux branches professionnelles. Celles-ci devront définir les priorités, les attentes des entreprises, les compétences dont nous avons besoin. L’État accordera ensuite une bonification. Vous avez parlé des métiers du lien, mais je pense aussi aux métiers liés à la réindustrialisation, au numérique, à la transition écologique. Nous voulons vraiment accorder, en fonction du coût-contrat, ce que nous ne faisions pas suffisamment auparavant, les bonifications et les incitations adéquates, et envoyer les bons signaux.
Nous devons améliorer les choses. Je discutais hier avec François Bonneau, président de la commission éducation, orientation, formation et emploi de Régions de France, sur la manière de partager la carte des formations professionnelles au sein des régions, par le biais des comités régionaux de l’emploi, de la formation et de l’orientation professionnelles (Crefop), afin d’articuler les priorités territoriales avec celles qui sont fixées par les branches professionnelles. Ce travail est en cours, à l’échelon régional. Je compte sur les élus des départements au sein de ces régions pour mettre en valeur les CFA de leur département.
M. le président. Avant de vous redonner la parole, madame la ministre, je souhaite préciser, puisque notre collègue Annick Billon a évoqué le nombre de contrats d’apprentissage au Sénat, que l’on recense à ce jour quarante-trois apprentis au Sénat, si l’on additionne les apprentis dans les services du Sénat, les apprentis auprès des sénateurs et les apprentis à la présidence du Sénat. (Mme Annick Billon et M. Henri Cabanel applaudissent.)
Les perspectives de développement de l’apprentissage dans les services du Sénat sont bonnes.
Il était, je crois, important de donner les chiffres exacts. Le Sénat s’est engagé en faveur de l’apprentissage depuis plusieurs années. Les apprentis apportent à notre institution une forme d’oxygène très utile.
Je salue de nouveau le président, ainsi que les vice-présidents et les membres du bureau qui l’entourent, de Chambres de métiers et de l’artisanat (CMA France), qui sont présents dans nos tribunes. Je salue aussi de nouveau les jeunes apprentis qui viennent de quitter les tribunes pour aller visiter le Sénat.
La parole est à Mme la ministre.
Mme Astrid Panosyan-Bouvet, ministre auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, chargée du travail et de l’emploi. Monsieur le président, madame la présidente de la commission des affaires économiques, monsieur le président de la commission des affaires sociales, monsieur le président de la commission de la culture, de l’éducation et des sports, mesdames, messieurs les sénateurs, monsieur le président de CMA France, cher Joël Fourny, alors que nous sommes parvenus au terme de ce débat, je tiens à vous remercier pour la précision de vos questions, qui prouvent combien votre assemblée est engagée et exigeante sur ce sujet.
Je salue la ténacité du président Larcher qui a réussi à relancer les Rencontres sénatoriales de l’apprentissage, qui n’avaient plus eu lieu depuis la crise sanitaire.
Ce débat dans l’hémicycle nous a permis d’aller au fond des choses, davantage que lors des discussions budgétaires, soumises à plus de contraintes formelles.
Depuis 2018, nous avons lancé une révolution de l’apprentissage en adaptant les dispositifs en place, en amplifiant le soutien budgétaire et en changeant surtout les mentalités. Désormais, nous devons consolider les acquis de cette révolution, dans un contexte qui exige un sens aigu de la responsabilité budgétaire.
Après une phase d’extension et d’expansion de l’apprentissage, nous devons aujourd’hui améliorer le dispositif sur plusieurs points clés : l’adéquation entre l’offre et les besoins en emplois et en compétences, la qualité des formations et la lutte contre la fraude.
Le premier enjeu est l’adéquation entre l’offre et les besoins en emplois et en compétences.
L’apprentissage, comme l’ensemble de notre système de formation initiale et continue, doit être évalué au regard des besoins des entreprises, des artisans et de notre pays.
Beaucoup de professions, certaines filières parfois, connaissent des tensions de recrutement. Pour réaliser les quatre transitions que nous traversons – démographique, numérique, écologique et stratégique –, dans le contexte géopolitique que nous connaissons, nous avons besoin de disposer de certaines compétences clés.
Les branches professionnelles, mais aussi l’État, doivent pouvoir prendre la main pour définir des priorités, afin que les compétences transmises par le système d’apprentissage correspondent mieux aux attentes d’aujourd’hui et de demain.
Il est essentiel que les régions jouent aussi leur rôle dans la définition des compétences, car les besoins peuvent varier selon les territoires.
Le second enjeu est la qualité des formations.
D’un côté, l’État et les entreprises mobilisent des moyens importants. De l’autre, les attentes des apprentis et de leur famille sont également élevées.
Il est essentiel de s’assurer de la qualité des formations. La remise à plat de la certification Qualiopi, en lien avec le ministère de l’enseignement supérieur, nous permettra, grâce à de meilleurs indicateurs, de mieux garantir que les formations répondent aux besoins des entreprises et aux attentes des apprentis et facilitent l’insertion professionnelle de ces derniers.
La plateforme InserJeunes, qui alimente aujourd’hui Parcoursup, vise à aider les futurs apprentis à s’orienter vers les bons métiers et les bonnes formations, à apprécier, à un horizon de six mois, les perspectives d’insertion professionnelle dans un emploi, les rémunérations attendues et les différents métiers proposés.
Le pilotage par la qualité, qui permet la meilleure adéquation entre l’offre et les besoins, implique de renforcer le rôle des entreprises et des branches. C’est d’autant plus important que l’écosystème s’est élargi. L’apprentissage est sorti de ses territoires traditionnels. Il concerne désormais tous les niveaux de qualification. Dans le même temps, du côté de l’offre, de nouveaux acteurs, de nouveaux centres de formation d’apprentis sont apparus.
Nous resterons intransigeants sur la qualité, que l’on peut aussi mesurer par le taux de rupture et par l’accompagnement des apprentis.
Le dernier enjeu est relatif à la fraude.
Toutes les politiques publiques qui ont du succès attirent les fraudeurs ou les organismes dysfonctionnels. L’apprentissage n’échappe pas à la règle. Je le dis : il doit y avoir « zéro tolérance pour les fraudeurs ! »
Je profite de mon intervention à cette tribune pour remercier le Sénat d’avoir renforcé, grâce aux nombreux amendements qu’il a adoptés lors de l’examen de la proposition de loi renforçant la lutte contre la fraude aux aides publiques, dont le sénateur Olivier Rietmann était le rapporteur, les moyens pour lutter contre la fraude dans le domaine de la formation professionnelle. Je n’étais pas alors présente au banc du Gouvernement, mais j’ai suivi attentivement ces travaux, et mon cabinet a participé à la rédaction des différents amendements du Gouvernement et de ses avis sur les amendements que vous avez déposés.
Lorsque cette proposition de loi aura été adoptée, nous disposerons rapidement de moyens renforcés pour lutter contre la fraude. Nous pourrons suspendre la déclaration d’activité en cas de suspicion de fraude, et donc la capacité à accueillir de nouveaux apprentis ou à percevoir des financements, ce qui n’était pas possible auparavant. Les différents services pourront aussi communiquer dans un cadre juridique sécurisé sur les contrôles qu’ils réalisent. La réactivité et la coordination des actions sont absolument centrales pour lutter efficacement contre les organismes fraudeurs.
Recherche assumée d’une adéquation entre les besoins et l’offre pour parvenir à une meilleure insertion professionnelle de nos jeunes, qualité et tolérance zéro à l’égard de la fraude, tels sont les mots d’ordre qui doivent guider notre action. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et RDSE.)
Conclusion du débat
M. le président. En conclusion du débat, la parole est à M. le président de la commission. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et RDSE.)
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens avant tout à remercier mes collègues Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques, et Philippe Mouiller, président de la commission des affaires sociales, pour l’organisation en commun de ce débat, ainsi que tous ceux d’entre vous qui y ont participé.
L’apprentissage est un outil essentiel au service de l’emploi et de nos territoires : 60 % des jeunes qui font le choix de rejoindre le marché du travail après leur dernière année de formation trouvent un contrat à durée indéterminée (CDI) dans les six mois. Il permet également de tisser un lien fort entre les jeunes et les entreprises dans lesquelles ils ont effectué leur apprentissage, puisque plus d’un jeune sur quatre y est ensuite embauché.
Le débat qui vient d’avoir lieu a mis en lumière plusieurs points sur lesquels nous devons être vigilants.
En 2004, les Rencontres sénatoriales de l’apprentissage avaient pour thématique : « Un autre regard sur l’apprentissage ». Vingt ans plus tard, la nécessité de porter un « autre regard » reste d’actualité.
Il est important de travailler sur l’image que renvoient l’apprentissage et les métiers de l’artisanat. Même si l’on constate une légère amélioration, les métiers manuels restent, dans notre système scolaire, mal appréciés, car souvent mal connus. Plus généralement, cette situation pose la question de la découverte des métiers et de l’orientation des jeunes. Pour un trop grand nombre d’entre eux, l’orientation reste subie et non pas choisie.
Par ailleurs, si l’apprentissage présente un bon taux d’insertion professionnelle, il reste un modèle fragile, qui a besoin de prévisibilité.
Selon les chiffres de la Dares, les entrées en apprentissage ont baissé de 14 % en janvier 2025. Les nombreuses hésitations d’ordre budgétaire, lors de l’examen du projet de loi de finances, que ce soit sur le montant de l’aide allouée, la taille des entreprises concernées ou le niveau de diplômes des jeunes, ont secoué le monde de l’apprentissage. Dans ces conditions, chacun ici comprend la position attentiste de certains employeurs.
D’ailleurs, nous attendons toujours la publication du décret relatif à la participation de l’employeur pour les formations de niveau 6 et plus, soit les licences, les licences professionnelles et les masters.
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. J’émets le vœu d’une meilleure prévisibilité et d’une stabilité à moyen terme de la politique de soutien à l’apprentissage.
Bien évidemment, nous sommes tous conscients de l’état des finances publiques et du coût de la politique de l’apprentissage.
Aussi, au nom de la commission de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport, je réitère nos mises en garde concernant l’enseignement supérieur privé lucratif, qui a prospéré avec le développement de l’apprentissage. Les jeunes qui ont suivi des formations non diplômantes sont souvent plongés, ainsi que leurs familles, dans le désarroi lorsqu’ils se rendent compte de l’absence de reconnaissance et parfois de la faible qualité des études qu’ils ont suivies.
Nous plaidons, depuis plusieurs années, pour des mesures de régulation plus strictes de ce secteur. A minima, il nous semble nécessaire d’encadrer davantage l’accès des formations privées lucratives aux financements de l’apprentissage. Nous avons noté avec beaucoup d’attention, madame la ministre, les mesures que vous avez annoncées en ce sens. Nous serons très attentifs à leur efficacité.
Ces dernières années, nous avons souvent abordé, dans notre hémicycle, la question de la formation des jeunes, sous le prisme de la répartition des compétences entre l’État et les régions, ou sous l’angle budgétaire. Les divergences politiques sont souvent fortes sur ces aspects.
C’est pourquoi les Rencontres sénatoriales de l’apprentissage, dont nous fêtons le vingtième anniversaire, constituent un rendez-vous important. Elles nous permettent de débattre chaque année de ce sujet dans des conditions apaisées.
Surtout, elles sont l’occasion de donner la parole aux premiers concernés : les jeunes, ainsi que leurs formateurs. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, RDSE et Les Républicains.)
M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur l’apprentissage. Je remercie les orateurs et collègues présents, ainsi que ceux qui ont animé les échanges en salle Clemenceau.
Notre journée consacrée à l’apprentissage se poursuit. J’ai le plaisir de convier celles et ceux qui le souhaitent, mes chers collègues, à participer, à partir de douze heures trente, à une réception dans les salons de Boffrand, autour des apprentis, des présidents de chambres de métiers et du président de CMA France.
Mes chers collègues nous allons interrompre nos travaux pendant quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à douze heures vingt-deux, est reprise à douze heures vingt-trois, sous la présidence de M. Pierre Ouzoulias.)
PRÉSIDENCE DE M. Pierre Ouzoulias
vice-président
M. le président. La séance est reprise.
3
Renforcer la stabilité économique et la compétitivité du secteur agroalimentaire
Adoption définitive des conclusions d’une commission mixte paritaire sur une proposition de loi
M. le président. L’ordre du jour appelle l’examen des conclusions de la commission mixte paritaire chargée d’élaborer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi visant à renforcer la stabilité économique et la compétitivité du secteur agroalimentaire (texte de la commission n° 524, rapport n° 523).
La parole est à M. le rapporteur.
M. Daniel Gremillet, rapporteur pour le Sénat de la commission mixte paritaire. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, en tant que rapporteurs de la proposition de loi, ma collègue Anne-Catherine Loisier – elle vous prie de bien vouloir excuser son absence aujourd’hui –, et moi avons formé, comme lors de l’examen des précédentes lois Égalim 1, 2 et 3, un duo passionné, mais néanmoins vigilant et raisonné. Je l’en remercie.
Nous nous réjouissons que cette commission mixte paritaire ait finalement été conclusive, au terme de débats lors desquels nous avons dû rapprocher des positions très éloignées.
Je tiens toutefois à souligner que la logique des lois Égalim, qui visent à garantir la construction d’un prix « en marche en avant » afin de préserver la rémunération de l’amont agricole, est plus délicate à faire respecter que jamais.
Une chose est sûre, les lois Égalim n’empêchent pas le décrochage de la ferme France dans les rayons. Nous devrons analyser les causes de ce phénomène à l’avenir.
Nous sommes parvenus à répondre à l’urgence et à prolonger l’une des expérimentations prévues par les lois Égalim, celle du fameux SRP+10, qui devait prendre fin le 15 avril, soit dans cinq jours. Certes, ce mécanisme suscite des réserves, dont nous nous sommes fait l’écho au cours de nos travaux, mais il serait aujourd’hui plus grave de l’abandonner que de le maintenir.
Je rappelle que ce dispositif vise à instaurer des conditions de négociation plus favorables aux fournisseurs, en garantissant une meilleure péréquation entre les produits, c’est-à-dire en limitant les écarts de prix entre les produits d’appel et les produits aux prix plus élevés.
Nous refusons que des filières et des relations commerciales soient déstabilisées par la relance d’un nouvel épisode de la guerre des prix. La proposition de loi répond à cet objectif.
Dans la continuité du recentrage du texte, qui avait été effectué par le Sénat, la CMP a maintenu l’harmonisation des durées d’expérimentation des dispositifs, du SRP+10 comme de l’encadrement des promotions, y compris sur les DPH (droguerie, parfumerie, hygiène).
Dans une logique de compromis avec nos collègues députés, nous avons accepté que les taux de promotion autorisés sur les produits DPH soient portés à 40 % au lieu de 34 %. Il faudra toutefois faire attention à l’année 2025 : les négociations commerciales étant terminées, ce nouveau taux de 40 % ne doit concerner que les années 2026-2028, et non pas 2025 ; sinon on risque de fragiliser les entreprises. Le Sénat, par l’intermédiaire notamment du groupe de suivi des lois Égalim de la commission des affaires économiques, sera très vigilant sur ce point. Vous devrez l’être aussi, madame la ministre.
Les sanctions applicables en cas de violation du SRP+10 ou de non-respect de l’obligation de justifier de l’utilisation faite du surplus de marge généré par le SRP+10 pourront aller jusqu’à 0,4 % du chiffre d’affaires des entreprises.
Outre ces précisions concernant les sanctions et l’encadrement des promotions sur les produits DPH, la CMP a apporté deux modifications au texte du Sénat : d’une part, le SRP+10 sera désormais étendu aux produits vendus sous marque de distributeur ; d’autre part, le rapport du Gouvernement sur la mise en œuvre du SRP+10 pourra être rendu public, ce qui accroîtra la transparence sans porter atteinte au secret des affaires.
Ces évolutions ont permis l’adoption du texte par l’Assemblée nationale en séance hier. Je m’en réjouis. Mes chers collègues, je vous invite à mon tour à adopter largement les conclusions de la CMP.
Il sera ainsi possible de poursuivre les expérimentations du SRP+10 et de l’encadrement des promotions jusqu’au 15 avril 2028, avec des sanctions renforcées.
Il faut toutefois aussi faire preuve de pédagogie. Les sanctions ne suffisent pas. Le Gouvernement préparera ainsi une méthodologie relative aux informations que doivent transmettre les distributeurs sur leur usage du SRP+10, comme vous vous y êtes engagée, madame la ministre, lors de nos débats.
J’attire de nouveau votre attention sur un point, madame la ministre. Il existe un dicton, en agriculture, selon lequel le provisoire dure. Le texte prévoyant une expérimentation, nous souhaitons vivement disposer d’une évaluation pour apprécier la pertinence de la prolonger ou non.
Nous nous donnons rendez-vous pour un projet de loi Égalim 4, qui devra, dans un souci de stabilité, fixer des perspectives pour les revenus des agriculteurs, sans pour autant les piéger, puisque nous nous inscrivons dans un contexte communautaire. Nous devons donc travailler en permanence pour veiller à garantir la sécurité du mécanisme en ce qui concerne la mise sur le marché des produits, dans l’intérêt à la fois de notre économie, des agriculteurs, des entreprises et des consommateurs. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Véronique Louwagie, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée du commerce, de l’artisanat, des petites et moyennes entreprises et de l’économie sociale et solidaire. Monsieur le président, madame la présidente de la commission des affaires économiques, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, c’est aujourd’hui la fin de la navette parlementaire d’un texte qui aura connu des versions successives très contrastées.
Le Gouvernement se réjouit donc que la commission mixte paritaire, réunie mardi dernier, ait permis de dégager un consensus entre des copies pourtant très différentes les unes des autres. Ce consensus est satisfaisant en ce qu’il permet de concilier à la fois la stabilité de la filière agroalimentaire, qui aurait souffert sinon d’un abandon soudain du SRP+10, le soutien à la consommation, ainsi que la transparence nécessaire pour suivre les effets des mesures adoptées.
Je salue ici l’important travail réalisé sur ce texte par les députés Julien Dive et Stéphane Travert et, au Sénat, par les rapporteurs, qualifiés de passionnés, vigilants et raisonnés, Daniel Gremillet et Anne-Catherine Loisier. Je n’oublie pas, bien sûr, la présidente Dominique Estrosi Sassone.
Dans le détail, ce texte permet donc de prolonger de trois ans l’expérimentation du SRP+10. Nous savons tous quel aurait été le résultat d’un abandon de cette mesure : une guerre des prix immédiate, au préjudice de toute la chaîne agroalimentaire. Et dans ces cas-là, l’acteur le plus fragile est généralement l’amont agricole. Il nous semble donc nécessaire de ne pas perturber toute cette filière, a fortiori dans la période troublée que nous traversons.
Je connais les doutes du Sénat sur le SRP+10, et je reconnais que vous les avez exprimés avec constance depuis la loi Égalim 1. Je sais aussi que nous partageons l’objectif d’une pacification des relations commerciales et d’une stabilisation de la chaîne agroalimentaire.
J’ai entendu les insatisfactions qui se sont exprimées sur plusieurs travées en ce qui concerne la traçabilité du dispositif et je partage plusieurs d’entre elles. C’est pourquoi plusieurs avancées ont été actées.
Premièrement, le texte prévoit des sanctions pouvant atteindre 0,4 % du chiffre d’affaires dans l’hypothèse où un distributeur ne communiquerait pas au Gouvernement les informations chiffrées qui sont nécessaires à l’évaluation du SRP+10, informations que nous attendons tous.
Deuxièmement, je me suis engagée devant vous, au Sénat, à ce que les services de l’État travaillent avec les acteurs à une méthodologie pour mieux définir ce qui est attendu d’eux. Un besoin de précisions s’est en effet exprimé chez les différentes parties prenantes.
Enfin, la CMP a choisi de laisser au Gouvernement la possibilité de rendre public le rapport synthétisant les différentes informations chiffrées.
Toujours dans cet objectif de transparence, je rappelle que l’Assemblée nationale et le Sénat ont adopté le principe d’un rapport, dont l’élaboration a été confiée à l’inspection générale des finances (IGF). Celui-ci portera sur les marges et la péréquation dans la grande distribution. La qualité de ses analyses est saluée régulièrement, et je ne doute pas que le travail rendu sera utile aux pouvoirs publics, aux acteurs, ainsi qu’aux décideurs, notamment en vue des prochains débats sur ces thèmes.
J’en viens à présent à l’encadrement des promotions sur les produits DPH. Le texte initial proposait de permettre une libéralisation immédiate des promotions et de revenir en fait à la situation d’avant la loi Égalim 3. L’Assemblée nationale a finalement opté pour une augmentation du taux de promotion à 40 %, tout en prolongeant l’expérimentation jusqu’en 2028. Le Sénat, quant à lui, a privilégié le maintien du droit en vigueur, en conservant le principe d’une prolongation jusqu’en 2028.
Le résultat issu des travaux de la CMP me paraît satisfaisant, car il concilie, d’un côté, l’intérêt du consommateur et, de l’autre, celui des fournisseurs, qui, rappelons-le, sont ceux qui financent les promotions que l’on trouve dans les rayons.
Monsieur le rapporteur, vous nous avez demandé d’être attentifs à l’impact en 2025 de ce nouveau taux de générosité. Je vous ai entendu.
Par ailleurs, le principe de l’extension du SRP+10 aux marques de distributeur (MDD) a été maintenu dans le compromis final, ce qui me paraît de nature à trancher la question juridique qui était soulevée jusqu’alors et qui créait une incertitude.
Comme vous le savez, mesdames, messieurs les sénateurs, je travaille actuellement avec ma collègue Annie Genevard à l’élaboration de mesures portant sur le schéma Égalim. J’ai bien entendu votre souhait, monsieur le rapporteur, que nous prévoyions un rendez-vous pour réaliser un état des lieux afin d’aller plus loin encore dans l’amélioration de la répartition de la valeur dans la chaîne agroalimentaire.
Il s’agit avant tout de renforcer l’amont agricole, en améliorant la structuration des agriculteurs, et de simplifier l’aval commercial. Les mois passés nous ont montré l’impérieuse nécessité de faire plus simple en matière de négociations commerciales et d’apaiser le climat qui entoure celles-ci.
Je forme le vœu que nous puissions prochainement aborder de nouveau ces sujets. Nous sommes attendus par l’ensemble des acteurs. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.) Je pense que nous pouvons mieux répartir la valeur ajoutée dans l’ensemble de la chaîne agroalimentaire.
M. le président. Nous passons à la discussion du texte élaboré par la commission mixte paritaire.
Je rappelle que, en application de l’article 42, alinéa 12, du règlement, le Sénat examinant après l’Assemblée nationale le texte élaboré par la commission mixte paritaire, il se prononce par un seul vote sur l’ensemble du texte en ne retenant que les amendements présentés ou acceptés par le Gouvernement.
Je donne lecture du texte élaboré par la commission mixte paritaire.
proposition de loi visant à renforcer la stabilité économique et la compétitivité du secteur agroalimentaire
Article 1er
I. – L’article 125 de la loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique est ainsi modifié :
1° Le B du II est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« Pour les produits de grande consommation qui ne sont pas des denrées alimentaires ou des produits destinés à l’alimentation des animaux de compagnie, les avantages promotionnels, le cas échéant cumulés, mentionnés au A du présent II, accordés au consommateur pour un produit déterminé, peuvent atteindre 40 % du prix de vente au consommateur ou une augmentation de la quantité vendue équivalente. »
2° (Supprimé)
2° bis Le IV est ainsi modifié :
a) La première phrase du premier alinéa est complétée par les mots : « , notamment sur la base des documents mentionnés au présent IV bis » ;
b) Il est ajouté un alinéa ainsi rédigé :
« Les rapports mentionnés au présent IV peuvent être rendus publics ».
2° ter Le IV bis est ainsi modifié :
aa) (Supprimé)
a) Après la première phrase, est insérée une phrase ainsi rédigée : « Il répond à toute demande de précisions des ministres dans un délai de quinze jours. » ;
b) (Supprimé)
c) Sont ajoutés trois alinéas ainsi rédigés :
« Le fait, pour un distributeur, de ne pas transmettre le document mentionné au premier alinéa du présent IV bis ou de ne pas répondre à une demande de précisions des ministres chargés de l’économie ou de l’agriculture est puni d’une amende administrative dont le montant ne peut excéder 0,4 % de son chiffre d’affaires annuel hors taxes réalisé en France lors du dernier exercice clos.
« Les agents mentionnés au II de l’article L. 450-1 du code de commerce sont habilités à rechercher et à constater les manquements au présent IV bis dans les conditions prévues au livre IV du code de commerce. Il peut être fait application de l’article L. 470-1 du même code à partir des constatations effectuées.
« L’amende est prononcée dans les conditions prévues à l’article L. 470-2 dudit code. Le montant de l’amende encourue est doublé en cas de réitération du manquement dans un délai de deux ans à compter de la date à laquelle la première décision est devenue définitive. » ;
2° quater (Supprimé)
3° Le VIII est ainsi rédigé :
« VIII. – Les I, II et IV sont applicables jusqu’au 15 avril 2028. »
II. – (Supprimé)
Article 1er bis
(Supprimé)
Article 2
Le code de commerce est ainsi modifié :
1° L’article L. 442-5 est ainsi modifié :
a) À la fin de la première phrase du premier alinéa du I, les mots : « de 75 000 € d’amende » sont remplacés par les mots : « d’une amende ne pouvant excéder 0,4 % de son chiffre d’affaires annuel hors taxes réalisé en France lors du dernier exercice clos » ;
b) Il est ajouté un IV ainsi rédigé :
« IV. – Le I du présent article est applicable aux produits vendus sous marque de distributeur acquis dans les conditions prévues à l’article L. 441-7. »
2° La trente-quatrième ligne du tableau du second alinéa du 4° du I de l’article L. 950-1 est remplacée par trois lignes ainsi rédigées :
« |
L. 442-4 |
l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 |
|
L. 442-5 |
la loi n° … du … visant à renforcer la stabilité économique et la compétitivité du secteur agroalimentaire |
||
L. 442-6 |
l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 |
» |
˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙˙
M. le président. Sur les articles du texte élaboré par la commission mixte paritaire, je ne suis saisi d’aucun amendement.
Le vote est réservé.
Vote sur l’ensemble
M. le président. Avant de mettre aux voix, dans la rédaction résultant du texte élaboré par la commission mixte paritaire, l’ensemble de la proposition de loi, je vais donner la parole, pour explication de vote, à un représentant par groupe.
La parole est à M. Ronan Dantec, pour le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires.
M. Ronan Dantec. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, mis en place depuis 2018, le seuil de revente à perte majoré, dit SRP+10, n’a toujours pas fait ses preuves. Il est de peu d’effet sur les graves déséquilibres des négociations commerciales entre les agriculteurs, les industriels et la grande distribution. Il a surtout profité à la grande distribution et aux agro-industriels, comme l’a démontré l’UFC-Que Choisir dans son étude sortie en février dernier. Les données auxquelles nous avons accès ne permettent pas aujourd’hui de démontrer une augmentation du revenu agricole.
L’enjeu principal pour l’avenir du monde agricole est non pas d’alléger les normes, qui donnent lieu à un débat fantasmé et souvent manipulé, mais bien d’assurer un revenu décent aux agriculteurs pour éviter la fuite en avant du « toujours plus », comme l’a parfaitement démontré Laurent Duplomb, à qui je rends ici hommage, lors d’un débat précédent.
Pour autant, à défaut d’améliorer les revenus des agriculteurs, le SRP+10 permettrait au moins d’éviter qu’ils ne s’effondrent encore plus. La ligne du groupe écologiste est donc claire : nous ne nous opposerons pas à la prolongation du SRP+10. En effet, le supprimer sans réglementer les marges des intermédiaires et des distributeurs risquerait d’engendrer une plus forte pression à la baisse sur les prix payés aux producteurs, lesquels seraient ainsi plus pénalisés que les distributeurs.
Cependant, une nouvelle prolongation du dispositif sans renforcement de la régulation, de la transparence et sans contrôle supplémentaire ne peut être bénéfique ni pour le revenu des agriculteurs, ni pour nos PME de transformation alimentaire, ni pour les consommateurs.
Comme nous l’avions souligné lors de l’examen du texte en séance publique la semaine dernière, cette prolongation doit être très limitée dans le temps et s’accompagner enfin d’une évaluation des effets de cette majoration, à la fois sur les prix des produits agricoles, sur ceux que paient les consommateurs et sur les marges induites pour les acteurs concernés. Il faut par ailleurs mettre en place des sanctions réellement dissuasives, j’y reviendrai.
Nous avons regretté que la commission des affaires économiques du Sénat, refusant d’imposer toute contrainte supplémentaire aux entreprises, ait supprimé la plupart des avancées significatives qui avaient été adoptées à l’Assemblée nationale.
Je pense bien sûr au renforcement de la transparence sur l’utilisation du surplus de marge que les distributeurs et industriels estiment attribuable au SRP+10 et à la mise en place de sanctions plus sévères assises sur le chiffre d’affaires en cas de non-transmission de ces informations. Je pense encore à l’amélioration de la transparence sur les marges pratiquées par les distributeurs sur les produits issus de l’agriculture biologique.
Le texte issu de la CMP ne reprend que partiellement ces avancées. Sur le niveau des sanctions, nous saluons le compromis trouvé sur une amende pouvant aller jusqu’à 0,4 % du chiffre d’affaires réalisé en France. Il s’agit d’une réelle avancée, car le texte du Sénat prévoyait une amende assez dérisoire. Dans la mesure où elle n’était pas assise sur le chiffre d’affaires, il était possible de gagner de l’argent en ne respectant pas la loi !
Néanmoins, nous avons un certain nombre de regrets. Ainsi, nous déplorons la prolongation jusqu’en 2028, plutôt qu’en 2026, du SRP+10 et de l’encadrement des promotions. Dans la mesure où nous ne disposons pas de données fiables pour juger de l’efficacité réelle de ces mesures pour lutter contre la guerre des prix et protéger la production agricole, cette prolongation devait, selon nous, être bien plus limitée dans le temps.
En ce qui concerne le seuil de revente à perte, les documents transmis par la distribution et les industriels ne seront pas rendus publics. Le maintien de cette opacité est très regrettable.
Enfin, le plafond de promotion sur les produits DPH est fixé à 40 %, contre 34 % actuellement : il me semble que c’est là un cadeau fait à la grande distribution.
Face à ce bilan très mitigé, assez logiquement, nous nous abstiendrons sur ce texte. Nous aurions pu profiter de l’examen de cette proposition de loi pour accroître la transparence et la régulation, mais ne soyons pas naïfs, la prolongation de l’expérimentation du seuil de revente à perte majoré ne sera de toute façon pas suffisante pour répondre aux enjeux essentiels que sont le partage de la valeur et l’établissement d’un nécessaire équilibre dans les négociations commerciales entre le monde de la distribution, les agriculteurs et, évidemment, les consommateurs.
C’est pourquoi le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires continuera de défendre des mesures bien plus structurantes afin de garantir un revenu à nos agriculteurs tout en permettant à chacun d’accéder à une alimentation durable et de qualité.
M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Tissot, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Jean-Claude Tissot. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, environ 20 % des agricultrices et agriculteurs en France vivraient aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Parmi eux, 11 000 perçoivent le revenu de solidarité active (RSA) socle, c’est-à-dire le RSA destiné aux foyers n’ayant aucun revenu d’activité.
Nous ne pouvons qu’être interloqués face à ce constat. Surtout, nous devons refuser cette fatalité.
En matière d’agriculture, la défense d’un revenu digne pour les paysans doit bel et bien être au cœur de notre action de parlementaire. Les paysans ne peuvent être une variable d’ajustement face au développement agro-industriel. Tel est en tout cas, et depuis toujours, le sens de mon engagement et de celui du groupe socialiste.
La précarité d’une grande partie des paysans est d’autant plus inacceptable que les revenus des autres maillons de la chaîne sont de plus en plus indécents. Pas plus tard que cette semaine, le magazine Forbes a publié son classement des milliardaires, dans lequel M. Emmanuel Besnier, président-directeur général du groupe Lactalis, apparaît au cinquième rang en France, sa fortune étant estimée à plus de 22 milliards d’euros.
Alors que les multinationales de l’industrie agroalimentaire et les géants de la grande distribution préemptent la valeur, force est de constater que les lois Égalim n’ont pour l’heure pas atteint leur objectif de rééquilibrage.
Sur le dispositif SRP+10, le groupe socialiste a adopté tout au long du débat une démarche claire. Face au manque de données et d’évaluations concrètes sur ses effets, nous avions estimé avoir besoin très rapidement d’un droit de suite, car nous refusions de signer un nouveau chèque en blanc à la grande distribution.
Nous avions ainsi proposé de prolonger ce dispositif jusqu’en 2026 seulement, puis d’en faire un réel bilan d’ici à cette date, comptant sur l’adoption des différentes mesures de transparence et des sanctions que nous avions suggérées.
À mon sens, c’est se leurrer que de croire au ruissellement par le libre jeu du marché. Il n’existe pas non plus de lien mécanique entre hausse du revenu agricole et augmentation de la marge de distribution.
Aussi, que ce soit en commission, en séance publique ou en commission mixte paritaire, nous avons proposé plusieurs dispositions visant, d’une part, à créer de nouvelles obligations de transparence pouvant s’appliquer à la grande distribution et, d’autre part, à rehausser le montant des sanctions applicables aux distributeurs en cas de refus de faire remonter les données.
À cet égard, la version du texte issue de l’Assemblée nationale aura permis, je le pense sincèrement, de véritablement rééquilibrer le rapport de force, grâce à une meilleure transparence et à de véritables sanctions dissuasives.
Cependant, sans surprise, la majorité sénatoriale est largement revenue sur ces avancées, et, une fois encore, aucun de nos amendements n’a été adopté. C’est à se demander, mes chers collègues de la majorité, si vous souhaitez que le dispositif fonctionne.
Heureusement, lors de la réunion de la commission mixte paritaire, nous avons été davantage entendus. À force de compromis, nous avons notamment obtenu une sanction fixée à 0,4 % du chiffre d’affaires en cas de refus de la distribution de publier les marges résultant du dispositif SRP+.
La publication d’un rapport de l’inspection générale des finances documentant les marges réalisées par les distributeurs a aussi été confortée lors de la CMP. Nous serons particulièrement attentifs à cet engagement du Gouvernement, dans la mesure où il s’agit d’une disposition clé du texte.
J’en viens à l’encadrement des promotions sur les produits DPH, second dispositif de la proposition de loi. En CMP, la reconduction du taux de remise en valeur de 40 % a été actée, dans une logique de soutien à la fois du pouvoir d’achat et des entreprises françaises.
En responsabilité, et au regard des avancées obtenues, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain votera donc ce texte, qui n’est toutefois pas une fin en soi. Nous aurons besoin de données précises, madame la ministre, pour évaluer l’efficacité du dispositif SRP+10 et mettre un terme à l’opacité qui règne sur les relations commerciales agricoles.
Les agriculteurs ne peuvent plus être les victimes de la guerre des prix que se livrent les industriels et la grande distribution.
M. le président. La parole est à M. Jean-Luc Brault, pour le groupe Les Indépendants – République et Territoires.
M. Jean-Luc Brault. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, des lois Égalim aux manifestations agricoles de 2024, en passant par les débats sur l’accord de libre-échange avec le Mercosur, la rémunération des producteurs et des agriculteurs demeure un enjeu central. Nos producteurs doivent pouvoir vivre de leur travail. J’en sais quelque chose, moi qui suis issu de cette Sologne pouilleuse, où les agriculteurs sont moins que des smicards.
La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui, et sur laquelle un compromis a été trouvé avant-hier en commission mixte paritaire, a pour ambition d’améliorer la rémunération des producteurs et de garantir une répartition plus juste de la valeur au sein de la chaîne.
Si à l’origine, le texte visait uniquement à prolonger et à harmoniser les deux dispositifs expérimentaux que sont le SRP+10 et l’encadrement des promotions, il a connu plusieurs évolutions au fil des discussions.
Le compromis final conforte l’objectif initial de la proposition de loi, tout en intégrant, modérément, quelques apports issus des travaux de l’Assemblée nationale.
J’en profite pour saluer le travail réalisé par les membres de la commission mixte paritaire et par les rapporteurs mobilisés sur ce texte. Grâce à leur travail, les deux expérimentations pourront être prolongées jusqu’en 2028. Il faut le rappeler, une expérimentation requiert du temps avant de produire des résultats.
Certes, il est aujourd’hui difficile de mesurer précisément les effets du SRP+10 sur la rémunération des producteurs, mais une chose est certaine : les acteurs, les distributeurs et les producteurs s’accordent à dire que l’abandon à ce stade du dispositif serait catastrophique pour les prix, les opérateurs ayant besoin de stabilité et de visibilité.
Des ajustements ont été apportés en CMP sur l’encadrement des promotions.
Si la commission des affaires économiques du Sénat avait souhaité maintenir le plafond actuel de 34 %, un compromis a été trouvé en faveur de la position de l’Assemblée nationale. Désormais, et comme le demandaient certains distributeurs, les produits de grande consommation, notamment les produits DPH, pourront faire l’objet d’avantages promotionnels représentant 40 % de leur prix de vente. Les denrées alimentaires ne sont pas concernées.
Nous verrons dans les mois à avenir si cette mesure produit un effet positif sur le pouvoir d’achat des ménages et si elle limite, comme certains l’espèrent, le transfert de consommation vers les solderies.
Une loi Égalim 4 a été annoncée. Elle devrait permettre une nouvelle réflexion approfondie sur les mécanismes visant à améliorer le revenu des producteurs et à leur donner plus de poids dans les négociations. Dans mon territoire, où l’industrie agroalimentaire est importante – le groupe Andros-Saint-Michel y est implanté –, j’ai pu constater que les discussions entre agriculteurs et industriels évoluaient dans le bon sens.
Ce texte sera surtout l’occasion d’aborder des sujets majeurs, tels que le rôle des centrales d’achat européennes ou encore l’impact des magasins de hard discount.
Enfin, un compromis a pu être trouvé sur les sanctions applicables au distributeur qui ne remet pas au ministère le document relatif à la part du surplus de chiffre d’affaires enregistré à la suite de la mise en œuvre du SRP+10. Si la version de l’Assemblée nationale prévoyait des sanctions exorbitantes, la solution retenue est plus équilibrée et acceptable.
Ainsi, nous nous réjouissons du compromis qui a été trouvé mardi dernier. Il a permis d’écarter certaines mesures inadaptées ou trop complexes, telles que la publication mensuelle des marges par les fournisseurs et distributeurs, ou la mise en place de coefficients par filière.
Nous espérons donc que ces arbitrages permettront de mieux soutenir les producteurs, de leur garantir une juste rémunération et de rendre leur métier attractif pour les nouvelles générations. Si un rééquilibrage des rapports de force est nécessaire, ce texte a au moins le mérite de stabiliser la situation actuelle, en offrant un cadre clair et lisible aux opérateurs.
Notre groupe soutient bien évidemment ce texte.
M. le président. La parole est à Mme Dominique Estrosi Sassone, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)
Mme Dominique Estrosi Sassone. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de remercier l’ensemble des rapporteurs, Stéphane Travert à l’Assemblée nationale et Anne-Catherine Loisier et Daniel Gremillet, nos deux rapporteurs de la commission des affaires économiques, qui sont parvenus à un compromis lors des travaux de la commission mixte paritaire.
Je sais qu’ils n’ont pas ménagé leurs efforts pour parvenir à un texte assez consensuel, alors qu’il est urgent de prolonger deux dispositifs, en particulier l’expérimentation du SRP+10, qui arrive à échéance le 15 avril, soit dans cinq jours. Sans accord, nous nous serions retrouvés dans un vide absolu. Je me félicite donc que la commission mixte paritaire ait été conclusive.
Je remercie nos deux rapporteurs de leur travail au long cours. Ils animent depuis de longues années le groupe de suivi des lois Égalim successives et se sont pleinement investis dans la présente proposition de loi, qu’ils ont dû examiner dans des délais extrêmement contraints, l’enjeu étant de prolonger à très court terme le SRP+.
Ils ont de manière très pertinente recentré la proposition de loi sur la prolongation du SRP+10 et sur l’harmonisation des durées d’expérimentation de ce dispositif et de l’encadrement des promotions, tous deux issus des lois Égalim. Ces expérimentations seront, grâce à eux, poursuivies jusqu’au 15 avril 2028.
Ils ont également obtenu en séance publique l’engagement du Gouvernement – je vous en remercie tout particulièrement, madame la ministre ; je sais pouvoir compter sur vous –, de travailler avec les distributeurs à l’élaboration d’une méthodologie en vue de clarifier les informations exigées des entreprises sur leur usage des surplus de marge issus du SRP+10. Une plus grande transparence est nécessaire à cet égard, nous sommes tous d’accord sur ce point.
La poursuite de l’expérimentation introduite par la loi Égalim 1 fait consensus et nous avons une responsabilité à cet égard : il est important que notre vote aujourd’hui aboutisse à la promulgation de cette proposition de loi afin de rendre cette prorogation effective.
Les deux chambres partaient pourtant de positions très éloignées : il a fallu trouver les voies d’un rapprochement avant-hier en CMP. Toutes les concessions acceptées par chacune des chambres ont permis l’adoption du texte par l’Assemblée nationale hier. Il s’agit d’une excellente nouvelle et je vous invite à présent, mes chers collègues, à voter les conclusions de cette CMP à une large majorité, comme le fera le groupe Les Républicains.
Nous aurons très probablement à revenir sur les lois Égalim, un projet de loi Égalim 4 étant en cours de préparation. Je souligne qu’il faut toutefois veiller à stabiliser les dispositifs, car les acteurs économiques ne peuvent pas se satisfaire d’une instabilité législative en la matière.
Il faudra aussi mieux faire respecter la logique des lois Égalim, qui visent la construction d’un prix « marche en avant » afin de préserver la rémunération de l’amont agricole.
Cette proposition de loi, nous l’aurons compris, n’est qu’une étape, après les lois Égalim de 2018, 2021 et 2023, alors que se poursuit la guerre des prix dans la filière agroalimentaire, au détriment des producteurs.
La commission des affaires économiques du Sénat continuera à œuvrer efficacement à la défense des intérêts de nos filières et de notre économie. Nous l’avons toutes et tous rappelé, nous avons avant tout besoin de stabilité législative. Nous avons désormais une perspective au moins jusqu’au 15 avril 2028. Cette stabilité nous permettra de continuer à travailler sérieusement sur le fond, dans la confiance – c’est ce en quoi croit le Sénat – et je sais que nos deux rapporteurs s’y emploieront au cours des deux prochaines années, dans la perspective de la loi Égalim 4.
Je conclus en les remerciant de nouveau très sincèrement, ainsi que Mme la ministre, qui nous a accompagnés tout au long de ces travaux et sur qui nous savons pouvoir compter à l’avenir. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)
M. le président. La parole est à M. Frédéric Buval, pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants.
M. Frédéric Buval. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, vous le savez tous, l’expérimentation du mécanisme SRP+10, instauré par la loi Égalim 1 en 2018, puis prolongé en 2020, prendra fin le 15 avril prochain. Conçu pour rééquilibrer les rapports commerciaux entre distributeurs et fournisseurs, il visait à limiter les écarts de prix entre produits d’appel et produits à forte valeur ajoutée en favorisant de meilleures conditions de négociation pour les fournisseurs.
Alors qu’il arrive à échéance très prochainement, ce dispositif bénéficie d’un accueil globalement favorable de la part des acteurs du secteur, qui en réclament la poursuite. Les évaluations menées en 2020 et 2022 ont d’ailleurs permis de nuancer les critiques initiales : ni la hausse du seuil de revente à perte ni l’encadrement des promotions n’ont provoqué une hausse significative des prix alimentaires. En revanche, l’impact sur la rémunération des producteurs reste encore insuffisamment démontré, ce qui justifie un approfondissement de l’analyse.
Dans cette optique, cette proposition de loi vise à prolonger le SRP+10 et le cadre promotionnel sur les produits DPH. L’objectif est double : poursuivre l’évaluation des effets du dispositif et offrir une stabilité bienvenue dans un contexte marqué par une sortie progressive de crise agricole et des négociations commerciales en 2025, lesquelles ont été particulièrement tendues.
Le groupe RDPI se félicite ainsi de la prolongation de ces expérimentations jusqu’au 15 avril 2028, qui a été actée en CMP. Ces trois années supplémentaires permettront d’avoir une évaluation plus juste de ces dispositifs.
La stabilité réglementaire est d’autant plus essentielle que le monde agricole traverse une phase critique. L’année 2024 a été en effet marquée par une mobilisation inédite des agriculteurs, qui dénonçaient des charges excessives, une concurrence étrangère perçue comme déloyale et une instabilité réglementaire chronique.
Malgré les réponses législatives et réglementaires apportées, notamment dans le projet de loi d’orientation pour la souveraineté en matière agricole et le renouvellement des générations en agriculture, les inquiétudes demeurent s’agissant de l’évolution des revenus agricoles et de l’effectivité des outils existants, dont fait partie le SRP+10.
Les autres points d’accord trouvés en CMP nous semblent également aller dans le bon sens. Je pense notamment au relèvement des amendes en cas de non-respect des dispositifs à un maximum de 0,4 % du chiffre d’affaires annuel hors taxes réalisé en France par l’entreprise lors du dernier exercice clos. Ce montant paraît suffisamment élevé pour inciter à respecter les règles.
Enfin, le fait que les rapports évaluant les effets des différents dispositifs prolongés puissent être rendus publics paraît également aller dans le bon sens.
Pour toutes ces raisons, le groupe RDPI votera les conclusions de la commission mixte paritaire. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Henri Cabanel, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
M. Henri Cabanel. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous légiférons en urgence pour pérenniser deux expérimentations prévues par la loi Égalim 1 afin que leur arrêt n’affecte pas trop durement le revenu de nos agriculteurs, même si la capacité de ces dispositifs à améliorer le partage de la valeur reste à démontrer. Tel était pourtant leur but.
Cela étant rappelé, nous sommes tous d’accord pour dire que nous avons besoin de clarté et de stabilité. En ce sens, les conclusions de la commission mixte paritaire ont répondu à nos attentes et semblent déboucher sur un juste compromis. C’est pourquoi nous les voterons.
L’harmonisation et la prorogation jusqu’au 15 avril 2028 des dispositifs du texte, le seuil de revente à perte majoré de 10 % et l’encadrement des promotions, permettent d’apporter une stabilité bienvenue et d’éviter les effets assurément néfastes pour nos agriculteurs d’une guerre des prix.
L’enjeu est désormais un meilleur suivi du bon usage du SRP+10. C’est la raison pour laquelle nous sommes également favorables à l’augmentation des outils incitatifs que sont les sanctions, actuellement dérisoires, notamment lorsque les documents ne sont pas délivrés. Mais ce délai supplémentaire doit aussi, et surtout, nous permettre de lever le doute quant à l’efficacité réelle du dispositif SRP+10.
Je rappelle que la prolongation de ce dernier a fait l’objet de débats. Faut-il le maintenir et, si oui, jusqu’à quand ? Le supprimer du jour au lendemain étranglerait nos producteurs, auprès desquels les distributeurs chercheront à reconstituer leurs marges. Cependant, cette prolongation doit être limitée dans le temps et être accompagnée d’une véritable évaluation.
Or force est de constater que nous n’avons pas les moyens de l’évaluer. Pourtant, comme je l’ai déjà rappelé en première lecture, une évaluation de l’expérimentation est un préalable indispensable à sa pérennisation.
Ce qui nous manque aujourd’hui, c’est la capacité à imposer aux distributeurs le fait que le SRP+10 doit servir à mieux rémunérer les producteurs, non à mettre en œuvre cagnottage et cartes de fidélité.
À cet égard, il semble utile que la présente proposition de loi oblige les distributeurs à faire preuve d’une plus grande transparence en publiant les données relatives à leurs bénéfices. Néanmoins, n’atteignons-nous pas ici les limites de la loi ? Comment distinguer ce qui doit être public de ce qui ne doit pas l’être ?
En effet, la loi ne peut pas tout, comme l’ont montré l’adoption des lois Égalim 1, 2, puis 3, avant celle de la loi Égalim 4. Nous légiférons toujours, mais corrigeons-nous pour autant le manque de volonté de mieux partager la valeur ? Je n’en suis pas certain. Nous devons nous interroger face à cette évidence : la loi n’apportera pas, sur ce point, de réponse durable, d’autant moins que les différents dispositifs mis en place par les lois Égalim sont mal appliqués et font l’objet de nombreux contournements.
Ce qui manque, c’est un véritable dialogue, permettant à chacun de s’y retrouver, dans un esprit de confiance et non de suspicion, sans que certains aient peur que d’autres les trompent. Car en ce cas, à la fin, c’est toujours l’agriculteur qui perd.
Mes chers collègues, il va bien falloir trouver des solutions. À cet égard, comme je l’ai déjà dit, il me semble nécessaire de réunir de nouveau tous les acteurs, comme nous l’avions fait en organisant les États généraux de l’alimentation, afin de réfléchir à des solutions permettant, enfin, de mieux partager la valeur. C’est un sujet qui nous tient tous particulièrement à cœur.
Comme M. le rapporteur le sait bien, en Allemagne, il n’y a pas de loi Égalim, mais le dialogue a permis d’améliorer les revenus des agriculteurs. Nous n’avons, certes, pas la même culture du compromis que nos voisins d’outre-Rhin, mais la raison et le sens des responsabilités doivent nous conduire à ne pas oublier que de l’avenir de nos agriculteurs dépend celui de notre souveraineté alimentaire et de notre force commerciale. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE, ainsi qu’au banc des commissions.)
M. le président. La parole est à M. Daniel Fargeot, pour le groupe Union Centriste. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP. – Mme Frédérique Puissat applaudit également.)
M. Daniel Fargeot. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, un cadre lisible et stable, au service de la compétitivité et de la souveraineté : tel est le simple vœu que formulent inlassablement l’ensemble des acteurs économiques, y compris la filière agroalimentaire, secouée par une crise de confiance persistante. L’objet de la présente proposition de loi est d’offrir un tel cadre ; elle arrive à point nommé.
Avant tout, je tiens à souligner la grande qualité d’analyse de notre collègue rapporteure Anne-Catherine Loisier, dont la rigueur, la cohérence, la capacité d’écoute des filières, mais aussi l’attachement à l’efficacité des outils législatifs ont permis, aux côtés du rapporteur Daniel Gremillet, de recentrer le texte, détricoté par l’Assemblée nationale, sans en altérer l’équilibre.
La position du Sénat suit un sillon clair : stabiliser sans complexifier. Depuis 2018, notre assemblée a une même conviction : on ne réglera les difficultés structurelles de l’agriculture française ni en empilant des dispositifs successifs ni en changeant les règles du jeu tous les deux ans.
En matière de relations commerciales, le code de commerce est une parcelle broussailleuse pour les acteurs, dont la seule lecture est un exercice d’endurance.
En prolongeant jusqu’en 2028 les deux outils expérimentaux que sont le SRP+10 et l’encadrement des promotions, y compris sur les produits DPH, nous faisons le choix du pragmatisme. Ce texte n’est ni un engrais miracle ni une herse idéologique : il est un instrument de stabilisation.
Cela dit, nous n’ignorons pas les critiques, légitimes, à l’endroit du SRP+10, qui portent sur le manque de données consolidées ou encore sur l’absence de retombées tangibles pour le revenu agricole. Pour notre part, nous déplorons, encore une fois, le manque d’évaluation dans ce domaine, un mal bien français…
Pour autant, comme le défend la commission des affaires économiques, il n’est pas raisonnable d’abandonner brutalement un tel dispositif sans solution de remplacement. Ainsi, une sortie sèche du SRP+10 reviendrait à rouvrir les vannes d’une guerre des prix, dont les producteurs en amont de la filière seraient les victimes. Précaution, donc : le Sénat, en responsabilité, a préféré la prolongation de la mesure, assortie d’une évaluation renforcée. Il s’agit non pas d’un blanc-seing, mais d’un moratoire sous condition de clarté, pour que l’on évalue avant de faucher.
Nous avons également gardé nos bottes bien ancrées sur le terrain lorsque celui-ci devenait glissant. Face à ceux qui, à l’Assemblée nationale, sont entraînés sur les pentes du populisme économique, voulant asphyxier les entreprises, tranchant à la faux ceux qui cultivent de la valeur et de l’emploi, nous avons dit non. Nous avons dit non à l’encadrement des marges par coefficients multiplicateurs, à la publication ligne par ligne des marges des entreprises, ou encore à des sanctions excessives, proportionnées au chiffre d’affaires.
Ces dispositifs, sous prétexte de transparence, n’auraient abouti qu’à fragiliser les PME françaises, à complexifier les relations commerciales et à brouiller un message pourtant simple : nous voulons produire et transformer en France.
Les compromis trouvés en commission mixte paritaire sont équilibrés. Proche de la version sénatoriale, le texte a réintroduit l’extension du SRP+10 aux MDD. Cette mesure, je cite, « vise à garantir une cohérence d’ensemble dans la régulation commerciale et à éviter les contournements ». Soit, mais des réserves demeurent… En effet, les MDD ne répondent pas aux mêmes logiques industrielles et économiques que les autres produits : coûts d’achat fluctuants, circuits de fabrication peu transparents, origine parfois éloignée du territoire national… Et c’est bien là tout le problème.
Nous resterons donc attentifs à ce que cette mesure serve non pas à consolider des marges sur des produits à bas coût et importés, mais à mieux encadrer les stratégies commerciales des distributeurs, en toute transparence. En résumé, nous ne voulons pas d’une haie décorative, sans réelle portée sur la rémunération des producteurs.
La commission mixte paritaire a également retenu le relèvement du plafond des promotions sur les produits DPH de 34 % à 40 %, un artifice inoffensif, car inopérant commercialement. Là aussi, le véritable débat porte sur le soutien au tissu industriel français, souvent local, souvent fragile. En effet, supprimer trop tôt l’encadrement aurait été un cadeau sans contrepartie à des centrales d’achat plus soucieuses des volumes que de l’ancrage territorial. À cet égard, mesurons bien également les conséquences de cette disposition.
Pour conclure, mes chers collègues, comme nous le savons, ce texte, mais ce n’était pas sa vocation, n’est ni une grande récolte ni une loi Égalim 4 en germination. Il ne réglera pas tout, mais il restructure quelque peu le paysage, en permettant d’atténuer les tensions actuelles et en sécurisant, jusqu’en 2028, des équilibres fragiles. Il permet, surtout, de rappeler que l’économie de la confiance commence par la stabilité du droit.
C’est pourquoi le groupe Union Centriste votera cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Gérard Lahellec, pour le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky.
M. Gérard Lahellec. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le travail de la commission mixte paritaire ne modifie pas fondamentalement les appréciations que nous avions portées ici sur le texte initial.
En effet, nous regrettons le retrait de plusieurs des dispositions envisagées par l’Assemblée nationale en première lecture, qui visaient à une meilleure corrélation entre le prix de rémunération d’un produit à la ferme et le prix de vente au consommateur. Certes, le coefficient multiplicateur, qui vise à permettre un meilleur retour de la valeur ajoutée à la ferme, n’est pas un mécanisme aisé à mettre en œuvre, car il peut se révéler lourd, voire dissuasif, comme cela a été rappelé précédemment.
Cependant, l’hypothèse d’un tel mécanisme, parfois décrié, suscitant souvent du mépris et une certaine condescendance, nous paraît d’autant moins décalée que les dispositifs envisagés aujourd’hui aux États-Unis ne sont rien d’autre qu’une forme de protectionnisme autoritaire et unilatéral. Si je dis cela, c’est parce que je pense que nous ne devons rien nous interdire et n’exclure aucun des mécanismes de régulation qui permettraient une meilleure et plus juste rémunération des producteurs. Ce sera l’un des objectifs prioritaires de la loi Égalim 4, sur lequel nous serons vigilants.
Je le dis avec d’autant plus de conviction que, aujourd’hui même, les entreprises du secteur de l’abattage et de la découpe parlent déjà de crise pour décrire leur situation. Elles sont toutes victimes du recul de l’offre, au point que, par exemple, le site de Sablé-sur-Sarthe – celui de Charal – se voit transformé en plateforme logistique.
Si nous avions entendu un peu plus tôt la détresse des éleveurs et leurs difficultés à dégager un revenu, la situation serait peut-être un peu différente. Il faut donc faire très attention, car lorsqu’une exploitation réduit son cheptel, il n’y a que très rarement un retour en arrière. Comme le disait récemment un éditorialiste dans une publication agricole : « On ne tue les vaches qu’une fois. »
Tant qu’il y avait des bêtes pour faire tourner les abattoirs, les capitaines d’industrie pouvaient mener leur barque sans trop se préoccuper des producteurs. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Pour autant, il n’est pas dit que tous les éleveurs tireront profit de l’augmentation des prix découlant de la relative pénurie de bêtes destinées à la production de viande ! En effet, les trésoreries des éleveurs sont exsangues et, par conséquent, ce sont des viandes importées qui risquent de déferler dans nos assiettes.
Par ailleurs, alors qu’on attendait du SRP+10 un effet de ruissellement jusqu’au producteur, rien ne nous permet d’affirmer qu’il s’est pleinement réalisé. Mais il est vrai qu’en ne prolongeant pas cette disposition, nous prendrions assurément le risque d’une nouvelle offensive visant à réduire les prix à la production. À notre avis, il faut éviter que la rémunération des agriculteurs redevienne la variable d’ajustement des négociations entre supermarchés et industriels.
Au regard de ces considérations, soucieux de prendre en compte le caractère conclusif de la CMP et d’éviter une nouvelle pression sur les prix pour les producteurs, nous voterons ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – M. Daniel Gremillet applaudit également.)
M. le président. Conformément à l’article 42, alinéa 12, du règlement, je vais mettre aux voix, dans la rédaction résultant du texte élaboré par la commission mixte paritaire, l’ensemble de la proposition de loi visant à renforcer la stabilité économique et la compétitivité du secteur agroalimentaire.
(La proposition de loi est adoptée définitivement.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Véronique Louwagie, ministre déléguée. Je remercie de nouveau les rapporteurs Anne-Catherine Loisier et Daniel Gremillet de leur engagement constant, ainsi que Mme la présidente de la commission des affaires économiques et l’ensemble des membres de la commission mixte paritaire.
Cela a été dit, les rédactions des deux chambres comportaient un certain nombre de divergences. Le consensus est à porter au crédit des membres de la CMP, qui ont travaillé dans un esprit de responsabilité, à quelques jours seulement de la date de fin des expérimentations.
Je me réjouis également que le texte prévoie un temps suffisamment long pour offrir de la lisibilité et de la stabilité à tous les acteurs. Ces derniers auront ainsi une vision jusqu’au 15 avril 2028, même si les échéances électorales intermédiaires ne permettront pas nécessairement d’aborder ces questions avec toute la sérénité requise.
Pour conclure, il nous faudra profiter de cette période, j’en ai pris l’engagement, pour nous documenter, obtenir des éléments qui nous ont manqué, comme chacun l’a rappelé. Ainsi, nous pourrons objectiver la mesure et apporter une réponse étayée par des informations plus précises et chiffrées, de la part de l’ensemble des acteurs. La loi Égalim 4 sera également l’occasion de revoir l’ensemble des dispositifs.
Je demeure, bien entendu, à votre disposition.
4
Mise au point au sujet d’un vote
M. le président. La parole est à Mme Frédérique Puissat.
Mme Frédérique Puissat. Lors du scrutin public n° 259, Mme Micheline Jacques souhaitait voter contre.
M. le président. Acte vous est donné de cette mise au point, ma chère collègue. Elle figurera dans l’analyse politique du scrutin.
Mes chers collègues, l’ordre du jour de ce matin étant épuisé, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à quatorze heures quarante-cinq.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à treize heures quinze, est reprise à quatorze heures quarante-cinq, sous la présidence de Mme Sylvie Robert.)
PRÉSIDENCE DE Mme Sylvie Robert
vice-présidente
Mme la présidente. La séance est reprise.
5
Restauration de la sécurité en Haïti
Adoption d’une proposition de résolution
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle l’examen, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, de la proposition de résolution invitant à favoriser la restauration de la sécurité en Haïti afin de créer les conditions nécessaires à la mise en place d’un processus politique de sortie de crise présentée, en application de l’article 34-1 de la Constitution, par Mme Hélène Conway-Mouret et plusieurs de ses collègues (proposition n° 900 rectifiée, [2022-2023]).
Discussion générale
Mme la présidente. La parole est à Mme Hélène Conway-Mouret, auteure de la proposition de résolution. (Applaudissements.)
Mme Hélène Conway-Mouret, auteure de la proposition de résolution. Je tiens tout d’abord à vous remercier, monsieur le ministre Barrot, de votre présence en séance, au vu de votre agenda. Il est très important que vous soyez là, votre présence est très appréciée.
Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je me réjouis de porter enfin devant vous cette proposition de résolution invitant à favoriser la restauration de la sécurité en Haïti, afin de créer les conditions nécessaires à la mise en place d’un processus politique de sortie de crise. Un long intitulé, pour une belle ambition.
Nous avions travaillé à la rédaction de ce texte il y a plus de dix-huit mois, déjà convaincus de l’urgence de la situation et de l’absolue nécessité de mobiliser davantage la communauté internationale pour venir en aide à ce pays avec lequel nous avons noué, au fil de l’histoire, une relation unique.
Comment qualifier l’urgence, lorsqu’elle se prolonge si longtemps, que les cris et les pleurs du peuple haïtien ne transpercent plus le mur des médias, et que nous semblons comme accoutumés au désespoir ?
Par le vote de cette proposition de résolution et l’expression des représentants de tous les groupes politiques au cours de notre débat aujourd’hui, nous dirons que le Parlement, donc la France, n’oublie pas.
Depuis des mois, le groupe d’amitié France-Caraïbes du Sénat, que j’ai l’honneur de présider, a mené des auditions, accueilli des conférences, travaillé avec le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, avec l’ambassadeur de France à Port-au-Prince et l’ambassadeur d’Haïti à Paris, dont je salue la présence dans nos tribunes pour suivre nos discussions.
J’ai échangé avec le président du conseil présidentiel de transition haïtien Leslie Voltaire, lors de sa venue à Paris le 29 janvier dernier. Nous avons aussi rencontré la délégation haïtienne à l’occasion du dernier sommet de la Caricom, la Communauté caribéenne, en février 2025, dans le but d’alimenter notre réflexion et de déterminer les axes d’action prioritaires pour accompagner Haïti à la mesure de ses besoins actuels et des exigences de l’histoire qui nous unit.
Je remercie l’ensemble de mes collègues qui ont contribué à cet important travail et cosigné cette proposition de résolution, en particulier les présidents des groupes politiques, qui ont tous accepté de s’associer à cette démarche. D’une même voix, nous demandons un engagement fort de notre pays et de la communauté internationale en faveur de la restauration de la sécurité en Haïti, condition indispensable à toute sortie de crise politique durable dans ce pays frère, meurtri et épuisé, mais digne et résilient.
Nous le devons à ce peuple qui, peut-être plus que tout autre, a fait siens les idéaux universels portés par les Lumières. La quête de liberté, le respect de la dignité humaine, la lutte contre l’oppression sont autant de valeurs que nous avons en partage et qui nous obligent mutuellement, créant entre nos deux pays un lien indéfectible qui traverse les siècles. L’humanité du peuple haïtien, blessé et malmené par tant de violence, nous invite à réagir.
N’oublions pas que la France est aussi un pays caribéen, et que nos territoires d’outre-mer sont aux premières loges du désolant spectacle de l’effondrement d’Haïti. Si nous ne réagissons pas fortement, nous savons que nous nous mettons en danger pour l’avenir. La violence ne pourra pas éternellement être circonscrite à ce qu’on appelait la perle des Antilles, que nous souhaiterions voir retrouver tout son lustre.
Je rappelle quelques chiffres, derrière lesquels se cachent autant de vies humaines, de destins brisés. Les gangs armés ont pris le contrôle de pans entiers du territoire, notamment à Port-au-Prince. Ainsi, plus de 80 % de la capitale serait désormais sous leur domination. Ces groupes se livrent à des affrontements sanglants ; ils contrôlent l’accès aux routes, aux ports, aux quartiers. Ils ont même fermé l’aéroport pour un temps et commettent enlèvements, viols collectifs, assassinats ciblés et extorsions.
Les violences ont fait des milliers de morts : pour la seule année 2024, au moins 5 601 personnes ont été tuées, 2 212 blessées et 1 494 kidnappées. Ce sont des chiffres de temps de guerre. Et pourtant, ce conflit ne dit pas son nom.
Parce qu’il n’y a pas de limite à l’horreur, les violences sexuelles sont désormais utilisées comme des armes. En recourant aux viols collectifs, c’est la soumission des communautés qui est recherchée, c’est l’espoir d’une reconstruction qui est anéanti.
Dans ce pays, qui est aussi victime d’une série noire de catastrophes naturelles – rappelons les 280 000 morts ayant suivi le séisme de 2010, ainsi que les destructions et pertes humaines causées par les ouragans qui s’abattent régulièrement sur l’île –, la violence vient aggraver la crise humanitaire.
Là aussi, les chiffrent donnent le tournis : on compte un million de déplacés internes, soit 9 % de la population ; près de la moitié de la population est en insécurité alimentaire ; la recrudescence du choléra fait des dizaines de victimes, en particulier chez les enfants de moins de 5 ans ; 80 000 personnes sont infectées par le VIH, alors que seuls 28 % des établissements d’hospitalisation sont pleinement opérationnels.
Le défi humanitaire est immense, et la France participe à une coalition des volontaires, notamment au travers des 16 millions d’euros d’aide humanitaire versés en 2024. Cependant le désengagement américain rebat les cartes de la solidarité internationale. Il nous oblige à revoir et à accentuer notre effort aux endroits où l’urgence est la plus absolue. Haïti fait partie des priorités. Monsieur le ministre, pouvez-vous nous garantir que le budget consacré à l’aide humanitaire sera préservé, voire augmenté ?
La restauration de la sécurité est un enjeu majeur au cœur de la crise multidimensionnelle que traverse Haïti. Sans avancée décisive dans ce domaine, c’est tout le fonctionnement démocratique, économique et social du pays qui se trouve empêché.
Une première étape a été franchie avec la résolution du 2 octobre 2023 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui autorise la constitution et le déploiement d’une mission multinationale d’appui à la sécurité. Le Kenya a pris la tête de cette force, et un an et demi plus tard, un millier de policiers étrangers sont présents sur le terrain : 750 policiers kenyans, 150 militaires guatémaltèques, 75 militaires salvadoriens et 25 policiers de Jamaïque, des Bahamas et du Bélize. Mais ce déploiement est trop lent, les forces policières sont sous-équipées et elles ne parviennent pas à enrayer les violences, malgré le courage exceptionnel de leurs hommes, que je tiens ici à saluer.
L’un des obstacles majeurs est le financement de la mission, qui repose aujourd’hui uniquement sur les contributions volontaires des États. Ainsi, sur les 110 millions de dollars versés par les États membres depuis la création de la mission, le Canada apparaît comme le premier contributeur, à hauteur de 63 millions de dollars, suivi par les États-Unis, à hauteur de 15 millions de dollars. La part de la France s’est élevée à 8 millions d’euros en 2024.
À cela s’ajoutent les autres aides, versées directement par les États sans passer par le fonds onusien. Ainsi, les États-Unis de l’administration de Joe Biden avaient engagé plus de 300 millions de dollars en fonds et en équipements destinés à la mission multinationale, dont des dizaines de véhicules blindés. La France a, elle, consacré 2 millions d’euros en 2024 au soutien à la police nationale haïtienne et aux forces armées d’Haïti, car le renforcement des capacités locales est une condition indispensable à l’émergence de solutions pérennes.
Au regard de l’ampleur de la tâche à accomplir, de la poussée des gangs depuis la fin de l’année 2024 et de l’incertitude qui pèse sur la pérennité des contributions américaines, la communauté internationale n’a d’autre option que d’accentuer son effort.
S’il n’existe pas de majorité au sein du Conseil de sécurité des Nations unies pour avancer vers une véritable opération de maintien de la paix, comme le demande le gouvernement de transition haïtien, il nous faut réfléchir à des solutions de remplacement qui permettront de répondre au besoin de sécurisation des financements. La proposition du secrétaire général de l’Organisation des Nations unies d’avancer vers un format hybride en créant un bureau de soutien de l’ONU permettrait de financer directement, sur budget onusien, toute la logistique liée à la mission internationale, notamment pour le logement, la nourriture, le transport et les communications.
Pouvez-vous nous indiquer, monsieur le ministre, si la France appuiera l’adoption rapide de la proposition du secrétaire général de l’ONU ? Au-delà de cette réflexion de fond, quel sera le montant de la contribution française à la mission multinationale en 2025 ?
Mes chers collègues, nous avons aujourd’hui un devoir de fraternité, une responsabilité partagée. Car Haïti, terre de fierté et de douleur, a plus que jamais besoin d’un partenaire ambitieux dans sa vision et constant dans son engagement. Dans les temps d’incertitude qui s’ouvrent, sachons être à la hauteur de l’histoire qui nous lie. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, GEST et INDEP.)
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le Sénat lance cet après-midi une nouvelle alerte face au drame humain, sécuritaire, politique, environnemental, économique et social qui se joue dans le pays le plus peuplé des Caraïbes ; une nouvelle alerte qui traduit aussi notre capacité collective à adopter, au-delà de nos appartenances politiques respectives, des positionnements qui rassemblent l’ensemble des sensibilités républicaines représentées dans cet hémicycle.
Je veux, à cet égard, saluer l’initiative défendue par ma collègue Hélène Conway-Mouret, auteure de cette proposition de résolution, laquelle s’inscrit dans le prolongement de son engagement de longue date en faveur de la restauration de la sécurité en Haïti.
Haïti, un pays avec lequel la France partage des liens intimes, tissés au fil d’une histoire commune, une histoire aux pages teintées de lignes sombres, trop longtemps tue ; des liens étroits, cultivés à travers une langue partagée et à travers une relation récemment restaurée. Je rappelle d’ailleurs que la première visite officielle d’un chef d’État français depuis l’indépendance du pays, en l’occurrence François Hollande, a eu lieu il y a à peine une décennie, en mai 2015.
Haïti, deuxième État indépendant du continent américain, marqué par les séquelles de la colonisation et de l’esclavage, est l’une des premières voix de la liberté, de l’indépendance et de l’abolition.
Haïti est un État avec lequel la France a depuis plusieurs années engagé une coopération étroite, que nous devons à présent renforcer, à la fois en termes d’appui sécuritaire et d’aide humanitaire, tant la situation sur place est accablante et le contexte international propice à l’enlisement du pays dans la pluralité des crises auxquelles il est confronté.
Il y a une semaine, à Mirebalais, commune située au nord-est de la capitale de Port-au-Prince, les gangs armés, qui contrôlent deux des dix départements du pays, soit 50 % de la population, confirmaient qu’ils n’ont d’autre stratégie que de propager le chaos et le déchaînement de la violence.
Le tableau est glaçant : un assaut contre un établissement pénitentiaire, 529 détenus évadés, des policiers en sous-effectif fuyant le commissariat, des morts, des blessés parmi la population locale, contrainte de se réfugier dans les communes voisines, des autorités débordées et des bandes criminelles sur le point de prendre le contrôle de nouveaux territoires et de s’emparer d’infrastructures clés. Ce nouvel affrontement confirme que l’île est au centre d’un cataclysme sécuritaire, comme en témoignent les 5 601 personnes tuées en 2024. L’auteure du texte l’a rappelé dans son propos introductif.
Au nom du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, je veux à cet instant avoir une pensée pour la population haïtienne, touchée par l’assassinat de son président Jovenel Moïse en juillet 2021, puis par une crise ravivée par la démission en mars 2024 du Premier ministre Ariel Henry ; une population victime d’assassinats, de viols collectifs, d’enlèvements et de pillage ; une population marquée à jamais par les terribles séismes de janvier 2010 et d’août 2021.
Nous avons également une pensée pour nos compatriotes installés en Haïti, ainsi que pour les équipes de l’ambassade de France, contraintes de fermer les services d’accueil du public depuis le 20 mars dernier, comme ce fut déjà le cas durant trois semaines en novembre 2024, en raison des affrontements de rue qui ont lieu à quelques encablures de nos installations.
Face à l’ampleur de la crise, la tenue de ce débat témoigne d’une véritable prise de conscience. La proposition de résolution soumise à notre examen confirme combien il est urgent de venir en aide à la population haïtienne et de restaurer la sécurité dans le pays, préalable indispensable à la reprise d’un processus politique de sortie de crise permettant de restaurer les institutions et de préparer l’avenir. L’accord politique pour une transition pacifique et ordonnée, conclu le 3 avril 2024, fait d’ailleurs de la sécurité une priorité.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : avec un membre d’une force civile ou militaire pour mille habitants, les effectifs sont structurellement insuffisants, ce qui crée un rapport de force favorable aux gangs.
Dans ce contexte, nous nous associons pleinement à l’appel lancé par notre collègue Hélène Conway-Mouret visant à conforter le soutien de la France au déploiement de la mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS) de la police nationale haïtienne, mise en place en 2023 sous l’égide des Nations unies. Cette mission compte à ce jour un millier de membres de forces de l’ordre.
La France a été au rendez-vous de l’appui à la sécurité. Elle a mobilisé au total dix millions d’euros l’an dernier, en soutien à cette mission multinationale, à la police nationale haïtienne ainsi qu’aux forces armées insulaires. Face à l’aggravation de la crise, il convient désormais d’aller plus loin et d’accentuer notre effort.
Mes chers collègues, ce texte est aussi un appel au sursaut humanitaire, un appel à agir plus vite et plus fort en faveur du million de femmes, d’hommes, mais aussi de nouveau-nés et d’enfants déplacés du fait de la violence des gangs : 13 % d’entre eux sont entassés au sein des 142 camps de déplacés, souvent dans des abris de fortune. Entre mi-février et mi-mars, plus de soixante mille personnes ont été au cœur de ces mouvements, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) de l’ONU.
Face à la détérioration des conditions de vie de la population haïtienne, nous demandons une amplification du soutien de la France en termes d’aide humanitaire et alimentaire. En effet, 5,6 millions de personnes, soit près de la moitié de la population, se trouvent actuellement en situation d’insécurité alimentaire.
Nous alertons également sur le risque pesant sur les personnes les plus vulnérables, susceptibles d’être recrutées demain par les gangs dont elles sont aujourd’hui les victimes. La promesse d’une vie meilleure au sein de ces bandes criminelles conduira mécaniquement à une spirale incoercible de violences. Là aussi, il est urgent d’agir, particulièrement au sein des camps de déplacés, qui pourraient bientôt être privés d’eau, de nourriture et de soins.
En 2024, la France a été au rendez-vous de l’aide humanitaire, en mobilisant 16 millions d’euros et en finançant la construction de cantines scolaires dans neuf départements sur les dix que compte le pays. Cela représente 80 000 repas par jour, il faut le souligner.
De solidarité, il a également été question l’an passé avec la mobilisation de 2 millions d’euros pour aider les sites accueillant les personnes déplacées et de 2 millions d’euros supplémentaires pour soutenir les Haïtiens renvoyés de la République dominicaine. Depuis octobre 2024, ils seraient 200 000 à avoir été confrontés à cette situation. Ce chiffre est préoccupant à l’heure où les États-Unis multiplient eux aussi les procédures de renvoi.
En matière d’aide humanitaire, nous devons à tout le moins poursuivre nos efforts et maintenir les crédits alors que les besoins financiers sont estimés à 908 millions de dollars en 2025, soit une augmentation de 35 % par rapport à 2024.
Sur ce double volet de la sécurité et de l’aide humanitaire, la France doit demeurer au rendez-vous et à la hauteur des enjeux, à l’heure où la reconfiguration géopolitique en cours aura bientôt pour effet collatéral une réduction de l’aide des États-Unis. Jusqu’à présent, le soutien de Washington était massif. Les Américains finançaient 60 % de l’aide humanitaire et, exemple concret, 90 % des moyens de la lutte contre le sida. Ce soutien était essentiel pour les 80 000 personnes infectées par le virus.
Pour ces raisons, et eu égard aux liens étroits tissés avec Haïti, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain votera naturellement cette proposition de résolution.
Monsieur le ministre, je saisis l’occasion qui m’est donnée de m’exprimer pour renouveler les alertes que nous avons déjà lancées concernant les conséquences de la réduction des crédits consacrés à l’aide publique au développement. Si celle-ci ne représente que 1 % du budget total de l’État, elle supporte à elle seule 10 % des coupes budgétaires en 2025, après une première réduction en 2024.
Défendre l’aide publique au développement, c’est choisir l’investissement de long terme, c’est avoir la conviction que la prospérité et la stabilité des nations sont indissociablement liées, c’est agir concrètement et résolument en faveur des programmes vitaux pour la santé, pour l’éducation, pour l’assainissement, pour l’agriculture et pour le soutien aux droits des femmes.
La situation en Haïti impose à la France d’emprunter un autre chemin ; le principe de fraternité l’appelle à agir face aux défis mondiaux de la pauvreté, des inégalités et de l’insécurité, fidèle à ses valeurs de fraternité et de solidarité et à l’esprit des Lumières, inscrites au cœur de son ADN. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à M. Marc Laménie.
M. Marc Laménie. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à saluer le travail accompli par notre collègue Hélène Conway-Mouret, auteure de cette proposition de résolution, ainsi que par ses collègues du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.
Voilà maintenant un peu plus d’un an que le Premier ministre Ariel Henry a démissionné de sa fonction de chef de l’État haïtien par intérim, après avoir passé deux ans et demi à gouverner un État à la dérive, à la suite de l’assassinat du président Jovenel Moïse. Haïti est aujourd’hui considéré comme un État failli ; l’autorité n’y existe plus, le droit a disparu. Ne subsiste désormais que la loi du plus fort.
Les gangs s’y disputent le territoire en raison de la profusion d’armes à feu et leurs affrontements font de nombreuses victimes, tant au sein des bandes armées que parmi les civils. Hélas, ils prennent également la population pour cible et commettent des crimes atroces. L’ONU a ainsi indiqué que 4 239 personnes ont été tuées au cours des dix-huit derniers mois. Ce chiffre témoigne de l’ampleur du chaos, mais aussi des moyens considérables dont disposent ces groupes criminels.
Ces gangs enlèvent des civils, les torturent et parfois les assassinent. Les viols, y compris collectifs, se multiplient et le sort réservé aux filles et aux femmes est particulièrement alarmant. Certaines sources font même état de traite d’enfants. La communauté internationale ne peut laisser faire cela.
Ces drames n’épargnent aucun Haïtien. Durant le seul mois de mars, plus de 60 000 personnes ont été déplacées. Les forces de l’ordre locales, quant à elles, dépassées et démoralisées, basculent parfois du côté des gangs. Ainsi, Jimmy Chérizier, tristement célèbre, est passé de policier à chef de gang ; il a participé à des massacres, ainsi qu’à des attaques de prisons ayant conduit à l’évasion de près de 4 000 prisonniers.
Face à cette situation, de nombreux Haïtiens fuient vers l’État voisin de Saint-Domingue. Cette dynamique migratoire engendre des tensions croissantes avec la République dominicaine, où des manifestations hostiles aux migrants haïtiens se sont produites.
Haïti est devenu un enfer à ciel ouvert, livré aux mains de bandes armées. Ce chaos intervient après plusieurs catastrophes naturelles, tremblements de terre, ouragans, ayant considérablement affaibli la population ainsi que les institutions du pays, et provoqué un très grand nombre de victimes.
La communauté internationale s’accorde sur la nécessité d’agir. Une mission multinationale d’appui à la sécurité est en cours. Nous rendons hommage à l’engagement de ces forces, composées majoritairement d’éléments originaires du Kenya, qui risquent chaque jour leur vie pour tenter de restaurer l’ordre.
Alors que la situation est loin d’être sous contrôle, les États-Unis, deuxième bailleur de cette mission, ont récemment annoncé la suspension de leur financement, infligeant un coup dur à une opération déjà fragile.
Nos collègues soumettent aujourd’hui à notre vote une proposition de résolution afin que cette tragédie ne tombe pas dans l’oubli et que des moyens soient mis en œuvre pour remédier à la situation. Tous les présidents de groupe de notre assemblée ont cosigné cette proposition, témoignage de notre unanimité sur ce sujet, dont le volet humain est fondamental.
Il est souvent dit que la sécurité est la première des libertés ; Haïti en offre une démonstration tragique. Pour la population, le danger est permanent. Tant que la sécurité ne sera pas rétablie, la situation humanitaire ne s’améliorera pas et l’économie demeurera paralysée.
La France contribue déjà à la MMAS à hauteur de plusieurs millions d’euros ; elle concourt également à la formation des forces de l’ordre haïtiennes. Cet engagement indispensable doit être poursuivi, mais le maintien de la mission elle-même devra sans doute être réexaminé après le gel du financement américain.
Parallèlement aux efforts de maintien de l’ordre, la communauté internationale devra renforcer le soutien logistique, médical et humanitaire, car restaurer la sécurité ne suffira pas. Il faudra également aider Haïti à reconstruire un tissu social, économique et institutionnel.
Au cours de la reconstruction, il faudra veiller à créer les conditions d’une paix durable et à soutenir un renouveau politique fondé sur des processus démocratiques robustes. L’urgence aujourd’hui est au retour à l’ordre. Des moyens à la hauteur de la catastrophe doivent être engagés si nous entendons l’enrayer.
Le groupe Les Indépendants – République et Territoires votera à l’unanimité cette proposition de résolution urgente, dont le volet humain est fondamental, en formant le vœu qu’elle contribue à améliorer la situation. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à M. Bruno Belin. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Bruno Belin. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, oui à la fraternité internationale !
Évoquer Haïti, c’est avant tout témoigner d’un attachement jamais démenti à ce pays, où j’ai eu la chance de me rendre à l’occasion de huit missions entre 2009 et 2018, notamment quelques semaines avant, puis quelques semaines après, le séisme du 12 janvier 2010.
J’ai vu alors Haïti amorcer une longue descente aux enfers, précipitée par l’incurie et par l’impuissance politique face à l’embolie née de la faiblesse des institutions, ainsi que par la violence intérieure, responsable de la gangrène imposée au pays par des gangs sans autre légitimité que celle que la peur confère aux peuples contraints de survivre au jour le jour.
En Haïti, rappelons-le, un habitant dispose en moyenne de 1 dollar par jour pour vivre, dans un pays sans avenir.
Il s’agit d’un pays failli, dans lequel l’unité d’usage monétaire, le dollar haïtien, né du souvenir de l’occupation américaine entre les deux guerres, n’existe pas légalement et où l’unité légale, la gourde, exprime à elle seule tout le poids qui pèse sur le pays. Haïti est le carrefour de toutes les misères, de toutes les violences.
C’est aussi une géographie et une histoire qui nous parlent ; une histoire commencée avec la France dès le début du XIXe siècle : souvenons-nous de 1804, de Toussaint Louverture, de la première République proclamée, de ce seul État francophone des deux Amériques.
M. Pierre Ouzoulias. Très bien !
M. Bruno Belin. C’est également une géographie, proche de nos Antilles, située au carrefour de tous les trafics qui nous préoccupent au quotidien : la marijuana venant de Jamaïque, la cocaïne de Colombie.
Cette géographie et cette histoire nous obligent, c’est pourquoi je me suis associé dès le début à la proposition de résolution de notre collègue, car elle porte une espérance essentielle.
Je salue la présence de l’ambassadeur dans nos tribunes ; je salue surtout votre présence, monsieur le ministre, qui témoigne de l’engagement de la France au travers de cette proposition de résolution.
Oui, cette proposition de résolution porte en elle une espérance, qui en évoque une autre, celle que nous avons pu concrétiser, au milieu des années 2010, dans la ville de Marigot, au sud-est d’Haïti, sur les hauteurs de Macary. Une école y a été créée, portant le nom d’une jeune fille française originaire du canton dont je suis moi-même issu : Fanny Lefèbvre. Je lui dédie aujourd’hui cette intervention en pensant à Haïti.
Vive Haïti ! (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à M. Frédéric Buval.
M. Frédéric Buval. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, cette proposition de résolution a pour ambition de donner une impulsion politique en faveur d’une intervention internationale et d’un soutien accru à Haïti, afin de rétablir la sécurité face aux violences et aux actes de barbarie commis envers la population civile par les gangs. Cette volonté, portée par notre diplomatie parlementaire, apparaît essentielle au regard de la situation chaotique dans laquelle Haïti est aujourd’hui plongé.
Ce pays des Caraïbes traverse l’une des pires crises de son histoire, marquée par une instabilité politique persistante, par une insécurité grandissante et par une catastrophe humanitaire alarmante. Déjà fragilisé par des décennies de troubles politiques et de catastrophes naturelles, il fait désormais face à une détérioration sans précédent de ses conditions de vie.
Les gangs armés contrôlent de vastes zones, notamment 80 % de la capitale, Port-au-Prince, où les enlèvements, les violences, les viols et les affrontements sont devenus monnaie courante. La population vit dans la peur constante et les forces de l’ordre, insuffisamment équipées et parfois corrompues, ne parviennent pas à rétablir l’ordre.
La situation humanitaire est tout aussi dramatique. La pauvreté touche plus de 60 % de la population, et l’accès aux biens et aux services essentiels tels que l’eau potable, l’éducation et les soins de santé restent très limités. L’insécurité alimentaire atteint des niveaux critiques, près de la moitié des Haïtiens vivant en situation de sous-alimentation. Plus de 60 000 habitants ont été déplacés en un mois dans la capitale, tandis que plus d’un million de personnes ont dû quitter leur lieu de vie dans le pays, un chiffre qui a triplé en seulement une année.
Depuis plus de deux siècles, la France porte une dette historique envers ce peuple martyr, à qui elle a imposé le paiement d’une indemnité massive de 150 millions de francs-or en échange de la reconnaissance de son indépendance.
Cette somme exorbitante, équivalant à environ 21 milliards de dollars actuels, représentait à l’époque une indemnisation des colons pour la perte de leur outil de travail, autrement dit les esclaves. Une telle dette était indigne de la France et son paiement a entraîné un retard considérable dans le développement d’Haïti.
Ce lourd héritage nous oblige aujourd’hui à ne pas rester indifférents au sort d’Haïti, pays plongé dans une crise sans précédent dont il ne pourra sortir sans la solidarité internationale, notamment celle de la France.
De surcroît, la situation actuelle constitue une menace pour la stabilité et la sécurité de toute la région caraïbe, dans laquelle la France a une responsabilité particulière.
Cette crise a en effet des répercussions majeures, en particulier en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane. Ces territoires partagent des liens historiques et culturels forts avec Haïti et sont confrontés à une hausse significative de l’immigration haïtienne, tant légale qu’irrégulière.
Cette augmentation des flux migratoires met les capacités d’accueil et d’accompagnement des autorités locales sous pression. Les préfectures des Antilles doivent gérer un nombre croissant de demandes d’asile, alors même que leurs services administratifs sont déjà saturés. Les centres d’hébergement d’urgence se trouvent souvent débordés et les municipalités doivent faire face à la hausse des besoins en logement, en éducation et en soins pour ces nouveaux arrivants.
Les systèmes de santé en Guadeloupe et en Martinique sont pourtant déjà fragilisés par des pénuries de personnel et des difficultés budgétaires ; les écoles locales, en particulier dans les quartiers où s’installent majoritairement les Haïtiens, sont saturées et doivent faire face à des défis linguistiques et pédagogiques, certains enfants ne maîtrisant pas suffisamment le français ou nécessitant une remise à niveau scolaire.
Face aux difficultés de nos territoires ultramarins, la France a certes mis en place plusieurs dispositifs, mais ceux-ci demeurent malheureusement insuffisants au regard de la gravité de la situation.
Pour le peuple haïtien, nous devons agir afin d’aider au rétablissement de la sécurité et de faciliter une transition démocratique. Cette proposition de résolution allant dans ce sens, le groupe RDPI la soutiendra naturellement. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Sophie Briante Guillemont.
Mme Sophie Briante Guillemont. Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur l’ambassadeur, mes chers collègues, Haïti est un pays brisé. Pays le plus pauvre des Amériques, il se trouve confronté, depuis des décennies, à une crise politique, économique, sociale et sécuritaire sans précédent, à laquelle viennent s’ajouter séismes, ouragans et épidémies. Ainsi, l’histoire récente d’Haïti est le récit d’une longue descente aux enfers.
Cette situation n’est pas le fruit du hasard. À l’issue d’une longue révolte, Haïti proclame son indépendance le 1er janvier 1804, devenant ainsi la première République noire. Pourtant, cette indépendance ne fut reconnue par la France qu’au terme du paiement d’une dette colossale imposée à ce petit État des Caraïbes. Haïti ne s’en est acquittée qu’en 1883 pour le principal et jusque dans les années 1950 pour les intérêts.
Selon certaines évaluations, certes controversées, mais régulièrement évoquées, ces paiements à la France auraient coûté à Haïti entre 20 milliards et 110 milliards d’euros en perte de croissance, montants que certains qualifient sans hésitation de véritables rançons.
Si l’on ajoute à cela l’occupation du pays par les États-Unis au début du XXe siècle, la corruption successive de ses dirigeants et les catastrophes naturelles, l’on comprend mieux pourquoi Haïti, perle des Antilles, figure désormais parmi les pays les plus pauvres du monde.
La misère qui y sévit est un terreau fertile ayant permis la généralisation de l’insécurité. Aujourd’hui, il est impossible de vivre à Port-au-Prince sans y être reclus et sans éprouver la peur constante d’y perdre la vie.
Depuis plusieurs années, des gangs font régner la terreur partout en Haïti : plus de 5 000 homicides ont été recensés l’an dernier, soit 1 000 de plus qu’en 2023. À ces meurtres s’ajoutent des actes de violence innommables contre la population, dont des crimes sexuels, désormais systématiques, des enlèvements et des pillages.
Le pays est plongé dans une profonde instabilité politique depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021, événement ayant accéléré la dégradation sécuritaire. La démission forcée du Premier ministre Ariel Henry l’année dernière n’a pas permis d’enrayer ce chaos politique et la spirale de la violence.
Les gangs contrôlent désormais une large partie du territoire, dont 85 % de la capitale, Port-au-Prince. Si la sécurité constitue l’une des priorités du Conseil présidentiel de transition, celui-ci peine cependant à asseoir sa légitimité auprès des Haïtiens, confrontés à une situation humanitaire intolérable.
Les chiffres sont alarmants : on recense plus d’un million de déplacés internes et, selon les ONG présentes sur place, la moitié de la population souffre d’insécurité alimentaire. Autrement dit, Haïti est plongé dans une véritable crise humanitaire.
Dans ce contexte, l’arrêt brutal de l’aide des États-Unis risque de précipiter le pays dans une crise encore plus grave. En 2024, ceux-ci ont en effet accordé 400 millions d’euros d’aide à Haïti, finançant 17 % du budget national, dont des programmes vitaux. Désormais, les ONG et les associations locales se voient contraintes de fermer.
Je rappelle par ailleurs que 900 de nos compatriotes environ résident encore en Haïti. Nous avons perdu entre un tiers et la moitié de la communauté française en quelques années ; beaucoup de ses membres ont dû fuir dans des conditions particulièrement difficiles et coûteuses : l’accès à l’aéroport étant restreint, le moyen le plus sûr de quitter le territoire est l’hélicoptère, solution malheureusement hors de portée pour nombre d’entre eux.
L’ambassade de France elle-même a été contrainte de fermer à plusieurs reprises et reste fermée à ce jour, jusqu’à nouvel ordre, ce qui emporte des conséquences évidentes sur les services consulaires. À cet égard, je tiens à saluer son action remarquable ainsi que celle de notre marine nationale, qui ont permis d’évacuer en mars 2024 plus de 200 personnes, Français et Européens résidant en Haïti, contraints de tout quitter.
Le lycée français Alexandre-Dumas ferme lui aussi régulièrement. Lorsqu’il reste ouvert, alternant cours en présentiel et en distanciel, les enseignants, le personnel et les élèves doivent improviser au jour le jour. Je tiens ici à souligner particulièrement leur engagement.
Pour nos compatriotes comme pour les Haïtiens, mais également pour l’ensemble des pays de la région, à commencer par la République dominicaine voisine, la restauration de la sécurité dans le pays constitue donc un enjeu vital. Tel est précisément l’objet de la proposition de résolution que nous examinons aujourd’hui ; je remercie notre collègue socialiste de l’avoir présentée.
Sortir Haïti de la crise dans laquelle le pays est plongé nécessitera un effort international considérable. Un premier pas a certes été engagé avec la mission menée par le Kenya, mais celle-ci reste insuffisante, pour ne pas dire décevante. Il convient désormais de passer à la vitesse supérieure en renforçant la police nationale haïtienne et en organisant un retour durable à la paix. Un embargo sur les armes ainsi qu’une lutte efficace contre leur trafic doivent être instaurés immédiatement, car Haïti n’en produit pas.
Après cette réponse sécuritaire, devenue inévitable compte tenu du degré de violence atteint, devra nécessairement venir une réponse politique. Que ferons-nous des 15 000 hommes membres des gangs, dont près de la moitié sont mineurs ? Est-il réellement possible de les réintégrer dans la société haïtienne ?
À l’heure où les États-Unis se replient sur eux-mêmes, il est essentiel que la communauté internationale utilise tous les moyens à sa disposition pour accompagner Haïti et l’aider à sortir de l’engrenage de la violence. La France, de par l’histoire qui la lie à ce pays, doit être motrice dans ce déploiement.
Le groupe du RDSE votera évidemment cette proposition de résolution. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Évelyne Perrot.
Mme Évelyne Perrot. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, ma chère Hélène Conway-Mouret, merci de nous permettre, cet après-midi, d’évoquer la situation d’un pays en grande souffrance.
Les défis auxquels Haïti se trouve confronté sont multiples et interconnectés, touchant à la sécurité, à l’économie, à la politique, mais aussi, bien sûr, à l’humanitaire. Le pays, déjà éprouvé par des catastrophes naturelles dévastatrices telles que les séismes de 2010 et de 2021, peine à se relever.
Haïti est actuellement en proie à une insécurité croissante, principalement imputable à la violence des gangs. Selon les dernières informations disponibles, 85 % de la zone métropolitaine de Port-au-Prince se trouvent sous contrôle de ces groupes armés.
Entre janvier et septembre 2024, au moins 3 600 personnes ont été tuées et 750 000 autres contraintes de fuir leur domicile. Cette violence a conduit à l’isolement terrestre, maritime et même aérien de Port-au-Prince, après que des tirs de gangs sur des avions de ligne américains ont entraîné la fermeture de l’aéroport et la suspension des liaisons aériennes.
La situation humanitaire est également désastreuse. Plus de la moitié de la population, soit 5,5 millions de personnes, souffre d’insécurité alimentaire aiguë ; 2 millions de personnes se trouvent en situation d’urgence alimentaire et près de 6 000 vivent dans des conditions de famine. La malnutrition, répandue notamment chez les enfants, emporte des conséquences dévastatrices sur leur développement et leur avenir. L’accès aux soins de santé se trouve gravement compromis, la moitié seulement des établissements médicaux de la capitale demeurant pleinement opérationnels.
Depuis le début de l’année 2025, plus de 40 000 enfants ont été forcés de quitter leur foyer en raison de l’escalade des violences, et nous ne sommes que le 10 avril ! Les enfants sont particulièrement vulnérables, les violences sexuelles dont ils sont victimes ayant augmenté de 1 000 % entre 2023 et 2024. En outre, le nombre d’enfants recrutés dans les rangs des groupes armés est en hausse de 70 %.
Sur le plan économique, Haïti fait face à des défis immenses. Selon la Banque mondiale, plus de 64 % de sa population vit avec moins de 3,65 dollars par jour. La crise sécuritaire et l’instabilité politique rendent difficile l’accès aux ressources essentielles, en premier lieu alimentaires, pour une grande partie de la population.
Le processus politique demeure fragile et les institutions publiques sont en ruines. L’instabilité politique s’est aggravée depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021, plongeant la nation dans un vide institutionnel préoccupant.
La dernière élection présidentielle et les dernières élections législatives remontent à 2016, et le Parlement haïtien n’est plus opérationnel depuis janvier 2020. Les tensions entre le Conseil présidentiel de transition et le Premier ministre ont conduit à des changements fréquents dans le gouvernement d’Haïti, compliquant encore plus la situation politique.
La corruption et l’impunité sont omniprésentes, ce qui complique encore davantage la résolution de la crise. Les efforts de la police nationale haïtienne et de la mission multinationale d’appui à la sécurité mandatée par le Conseil de sécurité des Nations unies n’ont pas réussi à enrayer la violence. L’État perd inexorablement du terrain face aux gangs, qui étendent leur contrôle et imposent leur propre loi dans de nombreuses zones.
La communauté internationale a un rôle crucial à jouer pour aider Haïti à sortir de cette crise. Tel est l’objet de la proposition de résolution transpartisane que nous examinons aujourd’hui. Il est en effet impératif d’accélérer le déploiement de la MMAS et de s’assurer que des mécanismes de conformité aux droits de l’homme sont pleinement en place.
Ce déploiement est d’une impérieuse nécessité au regard de la situation humanitaire du pays et du poids des gangs. Il nous faut en effet accentuer la coopération policière entre la France et Haïti, notamment en faveur de la formation des policiers, mais aussi pour l’acheminement d’armes adaptées à la lutte contre les gangs.
L’accord signé à Kingston il y a un peu plus d’un an, le 11 mars 2024, est un bon début. Il a acté la mise en place du Conseil présidentiel de transition, dont la principale mission est l’installation d’un nouveau chef d’État d’ici au mois de février 2026, dans moins d’un an.
La proposition de résolution appelle enfin à mener une action déterminée pour assurer un acheminement rapide et sécurisé de l’aide humanitaire en Haïti. Cette dernière est vitale pour la population, comme en témoignent les chiffres que j’ai cités au début de mon intervention.
C’est donc tout naturellement que le groupe Union Centriste votera en faveur de cette proposition de résolution. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. Marc Laménie applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias.
M. Pierre Ouzoulias. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la situation en Haïti est dramatique, nous en convenons tous.
Faute de moyens suffisants et d’un appareil institutionnel stable, l’État haïtien peine à assurer la sécurité de sa population. Les gangs armés, profitant du vide laissé par des institutions affaiblies, exercent une emprise très inquiétante sur de larges pans du territoire et sur une part toujours croissante de la société. Face à cette détérioration, le Gouvernement haïtien a sollicité en octobre 2022 l’appui d’une force multinationale, une initiative qui a été ensuite validée par le Conseil de sécurité des Nations unies.
Une majorité des membres de notre groupe soutient le principe de ce déploiement, guidée par la conviction que chaque citoyen a droit à la sécurité et à la dignité.
Toutefois, ce soutien ne doit pas nous dispenser d’un examen lucide et rigoureux du contexte. L’approche exclusivement sécuritaire qui s’exprime dans ce texte, de même que dans les documents annexes transmis aux membres du groupe d’amitié France-Caraïbes, risque de réduire une crise profondément politique à une seule urgence humanitaire.
L’histoire récente d’Haïti montre que les interventions armées étrangères, quoiqu’elles soient souvent motivées par de bonnes intentions, ont rarement permis de stabiliser durablement le pays. Plus d’une dizaine de missions se sont succédé en trente ans, sans parvenir à enrayer la spirale de l’instabilité. Leur échec tient souvent au caractère partiel de l’analyse faite des causes de la crise haïtienne.
Il est essentiel de le souligner, l’insécurité est non pas une cause, mais une conséquence. La crise actuelle est le fruit d’un enchevêtrement de facteurs : effondrement institutionnel, corruption systémique, inégalités sociales criantes, absence de perspectives économiques et persistance d’une élite politique et économique exerçant un contrôle informel sur les rouages de l’État. Plusieurs rapports, dont certains émanent des Nations unies, mettent d’ailleurs en lumière les liens très étroits entre certains groupes armés et des figures influentes de cette élite.
Dans ce contexte, une force internationale agissant sans véritable feuille de route politique ni coordination avec des acteurs légitimes risque de renforcer un statu quo déjà largement rejeté par la population. En effet, le gouvernement en place depuis juillet 2021, non élu, ne bénéficie d’aucune légitimité démocratique et apparaît de plus en plus comme un exécutif soutenu seulement par l’extérieur.
Le risque est grand qu’une telle mission, au lieu de renforcer les institutions, ne fasse qu’affermir une police décriée pour sa corruption et ses connivences supposées avec les gangs. L’expérience passée, notamment l’épidémie de choléra introduite par des Casques bleus et les cas documentés d’abus commis par ces mêmes troupes, appelle à une vigilance extrême, d’autant que les victimes de ces précédentes missions attendent toujours justice et réparation.
La seule issue durable à la crise haïtienne passe par un processus politique inclusif et souverain. À cet égard, l’accord de Montana, élaboré par un large éventail d’organisations de la société civile haïtienne – syndicats, églises, associations de défense des droits humains, mouvements féministes – constitue une initiative sérieuse. Il propose une transition de rupture avec les pratiques actuelles, en vue d’élections libres et crédibles, et le rétablissement des trois pouvoirs de l’État.
Enfin, il est urgent d’ouvrir un débat international sur la dette d’Haïti, à commencer par la dette dite de l’indépendance, imposée par la France au XIXe siècle, qui a lourdement entravé le développement du pays. Toute stratégie d’aide internationale devrait intégrer l’annulation complète des dettes actuelles, mais aussi la reconnaissance de cette dette historique.
En conclusion, nous ne pouvons nous contenter d’une réponse armée. Il faut une vision globale, respectueuse de la souveraineté du peuple haïtien et construite en partenariat avec les forces vives du pays. La sécurité, certes, mais jamais au détriment de la démocratie ! (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, RDSE et INDEP, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à M. Guillaume Gontard.
M. Guillaume Gontard. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la situation d’Haïti est catastrophique sur tous les plans.
Elle l’est, tout d’abord, en matière socio-économique : Haïti est le pays le plus pauvre des Amériques depuis des décennies, et 36 % de la population survivent avec moins de deux dollars par jour. Le pays est régulièrement frappé par des catastrophes naturelles, avec de très forts séismes, en 2010 et en 2021, des ouragans et des inondations.
À chaque catastrophe, les morts se comptent par milliers et les services publics se retrouvent en lambeaux. La santé des Haïtiens s’en trouve très dégradée : la mortalité infantile et maternelle reste élevée, la faim est omniprésente et le choléra fait des ravages.
Face à une telle crise humanitaire, la vie politique haïtienne connaît un chaos total. Depuis 2020, le pouvoir législatif a cessé de fonctionner, avec la fin du mandat de l’ensemble des députés, puis des sénateurs.
L’année suivante, le président haïtien Jovenel Moïse a été assassiné, dans un contexte de guerre des gangs, de trafic de drogue et de corruption généralisée. Plusieurs millions de dollars étaient ainsi cachés dans la chambre du président Moïse. Depuis deux ans, il n’y a plus aucun élu en fonctions en Haïti ; la légitimité du Premier ministre par intérim, Ariel Henry, nommé quarante-huit heures avant ce meurtre, est extrêmement faible.
L’État haïtien est donc en déliquescence totale. Mais la nature a horreur du vide. Sans État, ce sont les mafias qui prennent le relais, assurant une sécurité toute relative en contrepartie d’un racket de la population. De nombreux groupes armés se disputent le territoire et s’affrontent pour le contrôle du trafic de drogue vers les États-Unis.
La violence est endémique : l’an dernier, plus de 5 600 personnes ont été tuées, plus de 2 200 blessées et près de 1 500 kidnappées. Port-au-Prince, la capitale, détient ainsi le macabre record de la ville la plus violente au monde. Un million d’Haïtiens ont dû fuir leur logement face à ce climat de terreur.
Soyons clairs : cette situation ne peut plus durer. Le règne des gangs et le dénuement des Haïtiens méritent toute l’attention de la communauté internationale.
La résolution adoptée le 2 octobre 2023 par le Conseil de sécurité des Nations unies, qui a donné naissance à la mission multinationale d’appui à la sécurité, est un premier pas positif. Comme souvent dans l’histoire d’Haïti, la France et les États-Unis ont été les plus actifs dans ce processus. Les États-Unis apportent notamment à la MMAS un soutien financier, logistique, de renseignement, de personnel et de matériel militaire.
Toutefois, l’histoire des relations d’Haïti avec la France et les États-Unis est si tragique que ces deux nations ont perdu toute légitimité pour prétendre résoudre les problèmes de l’ancienne Saint-Domingue.
Longtemps sous domination française, la perle des Antilles s’est libérée du joug de l’esclavage à partir de 1791, puis est devenue indépendante en 1804. Cette libération, portée par Toussaint Louverture et les Jacobins noirs, a envoyé un message d’espoir au reste du monde colonisé et nous a rappelé que la Révolution française n’est pas complète si elle ne s’applique pas aussi aux esclaves et aux colonies.
Malheureusement, la France monarchiste de Charles X obligea ensuite les esclaves à rembourser leurs anciens maîtres, en menaçant Port-au-Prince de la flotte royale. Cet épisode honteux de l’histoire française, dont nous commémorerons dans quelques jours le bicentenaire, est totalement oublié chez nous. Il ne l’est pas en Haïti, qui a consacré 80 % de son budget au remboursement de cette dette illégitime pendant cent vingt-deux ans.
Depuis lors, le soutien de la France et des États-Unis à la dynastie des Duvalier, de sanguinaires dictateurs qui ont ruiné le pays pour s’enrichir, a achevé de plomber notre réputation sur place. La France a également hébergé le fils Duvalier, dit Baby Doc, durant vingt-cinq ans, alors même qu’il était recherché pour crimes contre l’humanité. Avec un tel passif, autant dire que la population haïtienne n’attend pas grand-chose de la France ! Il est donc positif que la MMAS, chargée de rétablir la sécurité en Haïti, ait été placée sous le commandement du Kenya.
Au travers de cette résolution, nous affirmons notre soutien à cette initiative, nécessaire pour mettre un terme au règne des gangs et permettre la bonne distribution de l’aide humanitaire.
Néanmoins, comme nous l’ont rappelé les précédentes missions des Nations unies déployées sur place, nous devrons rester vigilants pour faire en sorte que les forces kenyanes ne commettent pas d’exécutions sommaires, comme le craignent les observateurs.
L’histoire de nos relations avec Haïti nous invite à rester humbles et à apporter une aide utile à ce pays. C’est justement ce que permet cette proposition de résolution ; je tiens à en remercier notre collègue Hélène Conway-Mouret. Par ce texte, nous enverrons un message de soutien fort au peuple haïtien, qui en a cruellement besoin.
C’est dans cet esprit que nous avons joint nos signatures à cette proposition de résolution et que nous la voterons. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER, CRCE-K, RDPI et INDEP.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Annick Petrus. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Annick Petrus. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, permettez-moi avant tout de saluer le chargé d’affaires d’Haïti, qui est présent dans nos tribunes.
Quelques jours seulement avant notre débat, des milliers d’Haïtiens manifestaient dans les rues de Port-au-Prince, dénonçant l’insécurité croissante et l’inaction des autorités. La capitale est à l’arrêt : écoles et commerces sont fermés, les habitants contraints à l’angoisse ou à l’exil. Des commissariats sont attaqués, des prisons vidées et des familles entières jetées sur les routes.
Un an après la mise en place du Conseil présidentiel de transition, les espoirs s’essoufflent et les bandes armées élargissent encore leur emprise. Ce qui se joue aujourd’hui en Haïti n’est pas une crise passagère. C’est une détresse durable, une menace régionale et un appel à la responsabilité internationale.
Depuis plusieurs années, nous suivons avec inquiétude la dégradation continue de la situation en Haïti. Mais aujourd’hui, ce n’est plus l’inquiétude qui domine : c’est l’urgence.
Le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, M. Volker Türk, a récemment parlé d’un « nouveau point de crise » pour les droits humains en Haïti. Cette expression lourde de sens résume à elle seule l’ampleur de la catastrophe en cours : un État affaibli, des gangs qui prennent le contrôle de territoires entiers, une population prise en étau entre la violence et l’abandon.
Au travers de cette proposition de résolution, nous affirmons une position claire : la communauté internationale ne peut plus rester spectatrice.
La France, en tant que nation présente dans la Caraïbe, a une responsabilité particulière. Nos territoires ultramarins, Saint-Martin au premier chef, sont aux avant-postes de cette proximité. Je veux ici redire ma solidarité avec le peuple haïtien, confronté à une crise d’une intensité exceptionnelle.
Cette solidarité est d’autant plus forte que, à Saint-Martin, nous vivons cette réalité au plus près. La communauté haïtienne y est nombreuse, active, enracinée et profondément inquiète pour ses proches. Notre île, située à quelques encablures d’Haïti, ressent chaque onde de choc de cette crise. Nous partageons des liens humains, familiaux et économiques. Nous ne pouvons être indifférents.
La proposition de résolution que nous examinons appelle au déploiement effectif de la Mission multinationale d’appui à la sécurité, sous l’égide des Nations unies. Elle souligne la nécessité de renforcer la coopération policière et d’agir contre la prolifération des armes. Elle soutient également le processus politique engagé sous l’égide de la Communauté caribéenne.
Ces orientations sont justes. Elles doivent désormais se traduire par des actes, car chaque jour compte. Il est de notre devoir de rester fidèles à nos valeurs, de ne pas détourner le regard et d’agir, avec humanité, avec constance et avec respect, pour la souveraineté d’un peuple qui aspire à la paix, à la dignité et à la reconstruction. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Micheline Jacques. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Marc Laménie applaudit également.)
Mme Micheline Jacques. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, nul n’ignore que Haïti occupe une place singulière à plusieurs titres dans la Caraïbe et dans le monde. C’est pourquoi personne ne peut regarder ailleurs, alors que le pays s’enfonce dans une crise sécuritaire, alimentaire et économique majeure.
Hier, le ministre de l’intérieur Bruno Retailleau a qualifié la situation de chaotique et réaffirmé l’engagement de la France aux côtés d’Haïti.
Je salue la présence du chargé d’affaires d’Haïti à Paris, Louino Volcy, dans nos tribunes.
La proposition de résolution invitant à favoriser la restauration de la sécurité en Haïti, afin de créer les conditions nécessaires à la mise en place d’un processus politique de sortie de crise, nous offre une nouvelle occasion de réaffirmer cet engagement.
Je veux saluer l’initiative de notre collègue Hélène Conway-Mouret, cosignée par l’ensemble des groupes de notre assemblée. Il n’y a donc pas de doute à avoir, me semble-t-il, quant à la volonté française de rétablissement de la sécurité haïtienne.
Parler d’Haïti, c’est aussi garder en tête que sa situation actuelle, tout comme son devenir, nous concerne universellement, car c’est elle qui a fait entrer la démocratie et la liberté dans l’universalité. Plus immédiatement, Haïti se situe à 900 kilomètres de la France, soit à la distance qui sépare Paris de Rome.
C’est pourquoi, monsieur le ministre, aider Haïti, c’est aider les outre-mer. Plus de 150 000 Haïtiens, qui sont parfois français, vivent aussi dans ces territoires.
Tout porte à croire que la violence à laquelle les gangs lourdement armés soumettent Port-au-Prince est alimentée et soutenue par des cartels du narcotrafic. Nous ne saurions donc laisser se créer dans la Caraïbe, si près de nous, un véritable hub de la drogue et des armes, selon l’image très juste de Pascal Perri.
Certes, c’est à tort que Haïti est trop souvent résumé à Port-au-Prince, mais il n’en reste pas moins que, si l’arrière-pays n’est pas en proie au même niveau de violence, la situation de la capitale embolise tout le pays.
Les considérants de la proposition de résolution identifient les défis principaux qu’affronte Haïti, au-delà du défi sécuritaire. Le nombre des personnes déplacées avoisine 1 million, sur les 3 millions que compte Port-au-Prince. La part des personnes vivant sous le seuil de pauvreté, en situation d’extrême pauvreté, avoisine la moitié de la population, soit 6 millions de personnes.
L’élection de Donald Trump a suscité de nombreuses incertitudes qui pourraient se traduire par un retrait de l’aide budgétaire américaine, resserrant un peu plus l’étau des difficultés sur le pays. Il ne faudrait pas que les devises qui viendraient à manquer en Haïti soient remplacées par la liquidité issue des trafics.
Surtout, le danger extrême auquel les enfants sont exposés, à lui seul, doit nous obliger, s’il en était besoin, à agir. À cet égard, le rapport d’Amnesty International est accablant et atroce.
Il faut rétablir la sécurité en Haïti. Mais, comme le soulignait le professeur Jean-Marie Théodat, nous sommes à cet égard devant un choix cornélien. La part des mineurs dans les gangs est évaluée à environ 30 %. Comment, d’un point de vue moral, voire civilisationnel, engager l’armée contre des enfants ? C’est dire la complexité du problème.
La mission multinationale d’appui à la sécurité, pilotée par le Kenya, n’a pas été en mesure de tenir ses promesses. Nous connaissons l’engagement de la France au sein des instances internationales en faveur du rétablissement de l’ordre en Haïti, mais nous invitons à l’amplifier, de sorte qu’il débouche sur une force internationale de maintien de la paix sur le fondement du chapitre V de la Charte des Nations unies.
L’urgence est déclarée. Sans sécurité, le développement du pays ne pourra être engagé. Là aussi, la présente proposition de résolution doit nous inciter à ne pas occulter que le rétablissement de la sécurité ne saurait être le seul horizon.
À l’heure des bouleversements internationaux que nous vivons, et alors que la problématique de la souveraineté alimentaire se pose de manière criante, nous devons aussi regarder Haïti comme un territoire d’une grande fertilité agricole et disposant d’une jeunesse à laquelle il faut redonner espoir. Si le pays tient, c’est grâce à un réseau d’initiatives privées d’une immense vitalité, qu’il est urgent de protéger institutionnellement.
Enfin, n’en déplaise à certains, je ne saurais occulter le caractère solennel de cette année 2025, en laquelle nous commémorons le bicentenaire des relations diplomatiques entre Haïti et la France. Ce moment nous oblige aussi. Privée de l’équivalent de trois années de revenu national, la jeune République, en 1825, n’a pas pu consacrer ses ressources à la construction d’institutions assez solides pour résister aux contingences de l’histoire.
C’est à l’unanimité que le groupe Les Républicains votera la présente proposition de résolution et témoignera de son soutien au Gouvernement dans son action résolue aux côtés d’Haïti. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – Mme Évelyne Perrot et M. Marc Laménie applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.
M. Jean-Noël Barrot, ministre de l’Europe et des affaires étrangères. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, il est important pour moi d’être aujourd’hui face à vous pour redire avec force le soutien de la France au peuple haïtien, qui traverse l’épreuve de la violence et du chaos imposés par une véritable guerre des gangs.
La France est un État caribéen, comptant des territoires voisins d’Haïti. Nous sommes donc solidaires des défis sécuritaires que ce pays affronte et qui ont des répercussions à l’échelle de toute la région. C’est pourquoi je remercie la sénatrice Hélène Conway-Mouret de son engagement sur ce sujet si important.
Je tiens aussi à saluer l’engagement continu du groupe d’amitié France-Caraïbes en faveur d’Haïti, dont témoigne cette proposition de résolution. Je veux également saluer l’engagement et le sang-froid de notre ambassadeur à Port-au-Prince et de toute son équipe diplomatique ; j’y reviendrai.
Après l’assassinat du président Jovenel Moïse, en juillet 2021, et l’éviction du Premier ministre Ariel Henry, en mars 2024, Haïti est désormais entré dans une phase de transition politique. Cela s’est matérialisé par l’accord du 3 avril 2024 et la mise en place d’un exécutif bicéphale, composé d’un conseil présidentiel de transition et d’un gouvernement. Ce dernier a deux priorités : libérer la population de l’emprise des gangs et organiser des élections générales. Je rappelle que le pays n’en a pas connu depuis 2016.
La France soutient les autorités de transition haïtiennes et leur agenda. C’est pourquoi, en 2024, nous avons versé 750 000 euros à l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) pour accompagner le processus électoral. Seul le bon déroulement des élections pourra donner une légitimité suffisante au futur gouvernement haïtien.
Pour l’heure, la situation sécuritaire ne cesse de se dégrader. La coalition de gangs a plongé le pays dans un terrible cycle de violence : plus de 5 600 morts et 1 million de déplacés rien qu’en 2024, auxquels s’ajoutent déjà 1 000 morts et 78 000 déplacés depuis le début de l’année 2025.
Le 1er avril, avec l’assaut contre la prison de Mirebalais, qui a causé l’évasion de 500 détenus, la violence a franchi un nouveau seuil. Au-delà de Port-au-Prince et du département de l’Artibonite, c’est désormais l’ensemble du territoire national qui est menacé.
Les forces nationales de sécurité, constituées de 10 000 hommes et bénéficiant du soutien d’une force multinationale, ne parviennent pas à contenir cette violence. Cette insécurité empêche l’acheminement de l’aide humanitaire et prive les Haïtiens de l’accès aux services de base : santé, éducation, alimentation. Aujourd’hui, 5,5 millions d’Haïtiens, soit la moitié de la population, souffrent de la faim.
Face à cette urgence, la France est pleinement engagée. Elle est, avec l’Espagne, le seul État membre de l’Union européenne encore présent à Port-au-Prince. En 2024, l’aide française a représenté 40 millions d’euros de dons, faisant de nous le troisième bailleur d’Haïti, derrière les États-Unis et le Canada.
Des liens indéfectibles unissent nos deux pays. Nous avons en partage une histoire, une géographie et une langue. Nos relations diplomatiques sont étroites : le 29 janvier dernier, le Président de la République a reçu à Paris le président du Conseil présidentiel de transition, Leslie Voltaire ; je me suis pour ma part entretenu avec mon homologue, Jean-Victor Harvel Jean-Baptiste.
Notre priorité, c’est le rétablissement de la sécurité. Depuis 2023, nous avons mobilisé plus de 11 millions d’euros pour soutenir la mission multinationale d’appui à la sécurité, la police nationale et les forces armées haïtiennes. Cet appui devra s’accompagner d’une montée en puissance des forces de sécurité et d’une lutte plus ferme contre les trafics et la corruption.
À ce stade, le Secrétaire général des Nations unies a écarté l’option, sollicitée par Haïti, d’une transformation de la MMAS en opération de maintien de la paix, pour privilégier le renforcement de la MMAS sur le modèle somalien. La France est favorable à une plus grande implication des Nations unies et nous nous tenons prêts à agir en ce sens au Conseil de sécurité.
Nous agissons pour la mise en place de sanctions à l’encontre des chefs de gangs et de ceux qui les financent. À l’ONU, la France a soutenu l’adoption d’un régime de sanctions spécifiques. Nous sommes à l’origine des sanctions mises en place par l’Union européenne en juillet 2023. Trois chefs de gangs ont déjà été désignés en décembre 2024 et de nouveaux dossiers préparés par mes équipes sont en cours d’examen à Bruxelles.
Sur le plan humanitaire, la France a alloué à Haïti 16,5 millions d’euros d’aide en 2024. Quelque 8,5 millions d’euros ont été consacrés à l’aide alimentaire, essentiellement via les cantines scolaires, avec une politique de soutien aux producteurs haïtiens. Par ailleurs, 2 millions d’euros ont permis, via l’OIM (Organisation internationale pour les migrations), d’aider les migrants haïtiens expulsés de République dominicaine.
Plus de 16 millions d’euros ont été consacrés à des projets de développement mis en œuvre par l’Agence française de développement (AFD) et Expertise France, notamment dans les domaines de la santé maternelle et infantile, de l’éducation et de l’agriculture.
Un million d’euros ont également été alloués à notre coopération culturelle et éducative. Aujourd’hui, plus de 4 000 étudiants haïtiens poursuivent leurs études dans des établissements de l’Hexagone, mais aussi en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane.
Par ailleurs, comme vous l’avez rappelé, mesdames, messieurs les sénateurs, 2025 est une année particulière du point de vue de l’histoire : elle marque le bicentenaire de la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti par la France. À l’occasion de son entretien avec Leslie Voltaire, le 29 janvier dernier à l’Élysée, le Président de la République a indiqué que notre passé commun ne devait pas être oublié et qu’il était de la responsabilité de la France de faire vivre la mémoire de l’esclavage sur l’ensemble du territoire national, comme en Haïti.
Des initiatives seront annoncées par le Président de la République le 17 avril prochain, date éminemment symbolique, puisque c’est par l’ordonnance de Charles X du 17 avril 1825 que la France a concédé la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti, en contrepartie d’une indemnité. À ce sujet, je le dis très clairement, la France est ouverte à un dialogue apaisé sur les questions mémorielles.
Enfin, nous ne pouvons ignorer la décision de l’administration américaine de geler son aide internationale. L’aide américaine représentait 60 % de l’aide humanitaire reçue par Haïti. À cela s’ajoute le fait que les expulsions d’Haïtiens en situation illégale depuis les États-Unis ont commencé. Pour notre part, en dépit des restrictions budgétaires, nous avons la ferme intention de continuer à soutenir Haïti et sa population en 2025.
Je voudrais, avant de conclure, avoir un mot pour nos presque 1 000 compatriotes présents sur place, qui craignent pour leur sécurité et dont les enfants poursuivent péniblement leur scolarité sur Zoom.
Je tiens également à rendre un hommage appuyé à notre ambassadeur et à nos agents sur place, qui travaillent dans des conditions extrêmement dégradées : célibat géographique imposé ; déplacement dans des véhicules blindés précédés par des drones de reconnaissance ; évacuation des bureaux de l’ambassade qui se trouvaient à portée des échanges de tirs entre les gangs et la police. Leur courage et leur dévouement font honneur à la France.
Je compte évidemment sur vous, mesdames, messieurs les sénateurs, pour les défendre en toutes circonstances et pour les saluer. (Applaudissements.)
Tous les orateurs l’ont dit à cette tribune : Haïti vit l’une des pires crises de son histoire. Notre soutien doit être à la hauteur des liens qui unissent nos deux peuples.
Ce soutien passe par la préservation de nos moyens, ceux de notre dispositif diplomatique, tout d’abord, car notre présence est le prérequis de toutes nos actions, ceux de notre coopération, ensuite, pour prolonger notre aide dans le domaine sécuritaire, ceux de l’aide publique au développement, enfin, pour faire barrage au désastre humanitaire qui menace et pour renforcer la résilience économique du pays.
Plus que jamais, les Haïtiennes et les Haïtiens ont besoin du soutien de la France pour obtenir le retour à la stabilité. Je resterai pleinement engagé sur ce sujet et je sais pouvoir compter sur votre mobilisation. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La discussion générale est close.
Nous allons procéder au vote sur la proposition de résolution.
proposition de résolution invitant à favoriser la restauration de la sécurité en haïti afin de créer les conditions nécessaires à la mise en place d’un processus politique de sortie de crise
Le Sénat,
Vu l’article 34-1 de la Constitution,
Vu le chapitre XVI du Règlement du Sénat,
Vu les résolutions 2645 (2022) du 15 juillet 2022 et 2653 (2022) du 21 octobre 2022 du Conseil de sécurité des Nations unies,
Vu la résolution du Parlement européen 2023/C 132/08 du 6 octobre 2022 sur la situation des droits de l’Homme en Haïti, en lien notamment avec la violence des gangs,
Vu la résolution CP/RES. 1214 (2414/23) du 10 février 2023 du Conseil permanent de l’Organisation des États américains (OEA), exprimant un soutien renouvelé pour une assistance en matière de sécurité et humanitaire, pour des élections inclusives, transparentes, libres, équitables et crédibles et pour une transition démocratique en Haïti,
Vu la résolution AG/RES. 2982 (LII-O/22) du 6 octobre 2022 de l’Assemblée générale de l’OEA sur la situation sécuritaire en Haïti et la coopération hémisphérique pour la préservation de la démocratie et la lutte contre l’insécurité alimentaire,
Vu la résolution S/RES/2699 du 2 octobre 2023 du Conseil de sécurité des Nations unies qui autorise la constitution et le déploiement d’une Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS),
Considérant que l’instabilité politique en Haïti s’est gravement détériorée depuis l’assassinat du Président Jovenel Moïse, le 7 juillet 2021, que les dernières élections présidentielle et législatives remontent à 2016 et que le pays ne dispose plus de parlement opérationnel depuis que le mandat des parlementaires haïtiens est arrivé à son terme en janvier 2020 ;
Considérant que la situation sécuritaire en Haïti s’est constamment dégradée, marquée par la grande criminalité et la violence liées aux gangs, que les armes à feu en circulation en Haïti sont de plus en plus nombreuses et sophistiquées et que le nombre d’homicides est en forte augmentation ;
Considérant que la sortie de la crise sécuritaire constitue une priorité et une étape indispensable à la réussite du processus démocratique devant conduire à la tenue d’élections générales ;
Considérant que la situation en Haïti constitue une menace pour la stabilité et la sécurité de la région Caraïbes et que la France, tout comme d’autres États-membres de l’Union européenne du fait de la présence de leurs territoires ultramarins, a une responsabilité en la matière dans cette zone ;
Considérant que Haïti compte parmi les pays les plus touchés par les aléas climatiques au cours des vingt dernières années, que sa vulnérabilité croît par l’effet combiné du dérèglement environnemental et de la déforestation, qui provoque l’érosion des sols, et que les populations les plus défavorisées sont les premières victimes de ces catastrophes ;
Considérant que près de la moitié de la population se trouve en insécurité alimentaire et que l’acheminement de l’aide humanitaire par les Nations unies et les organisations non gouvernementales est compromis par l’insécurité et l’action des gangs ;
Exprime sa solidarité avec la population haïtienne, frappée régulièrement par des catastrophes naturelles ;
Condamne les violences et les actes de barbarie commis envers la population civile par les gangs, et s’inquiète en particulier des violences sexuelles subies par les femmes et les filles ;
Salue le processus politique enclenché à Kingston le 11 mars 2024 sous l’égide de la Communauté caribéenne (CARICOM) et l’accord politique inter-haïtien qui en est issu et qui a vu la mise en place d’un Conseil présidentiel de transition, dont le chantier prioritaire est le rétablissement de la paix, de la sécurité et de la démocratie, avec l’objectif de permettre l’entrée en fonctions d’un nouveau président élu d’ici le 7 février 2026 ;
Souligne le caractère urgent du déploiement plein et entier de la Mission multinationale d’appui à la sécurité en Haïti conduite par le Kenya ;
Fait valoir l’importance de la coopération policière ancienne entre la France et Haïti, notamment en matière de formation des policiers, et appelle à son renforcement dans les meilleurs délais, en particulier s’agissant de la fourniture d’équipements adaptés à la lutte contre les gangs ;
Souligne que la question des armes à feu nécessite également une mobilisation à l’échelle régionale et appelle au renforcement de la coopération en ce sens, notamment au sein de l’Organisation des États de la Caraïbe ;
Appelle à une action résolue auprès de nos partenaires européens et de la communauté internationale pour assurer un acheminement rapide et sécurisé de l’aide humanitaire auprès des populations vulnérables d’Haïti, ainsi que des équipements nécessaires à la Mission multinationale d’appui à la sécurité en Haïti.
Vote sur l’ensemble
Mme la présidente. Mes chers collègues, je rappelle que la conférence des présidents a décidé que les interventions des orateurs valaient explication de vote.
Je mets aux voix la proposition de résolution.
J’ai été saisie d’une demande de scrutin public émanant du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
Mme la présidente. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à constater le résultat du scrutin.
(Mmes et MM. les secrétaires constatent le résultat du scrutin.)
Mme la présidente. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 261 :
Nombre de votants | 341 |
Nombre de suffrages exprimés | 334 |
Pour l’adoption | 332 |
Contre | 2 |
Le Sénat a adopté. (Applaudissements.)
6
Communication relative à des commissions mixtes paritaires
Mme la présidente. J’informe le Sénat que les commissions mixtes paritaires chargées d’élaborer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, ainsi que la proposition de loi organique fixant le statut du procureur de la République national anticriminalité organisée, sont chacune parvenues à l’adoption d’un texte commun.
7
Modification de l’ordre du jour
Mme la présidente. Mes chers collègues, par lettre en date de ce jour, le Gouvernement demande le retrait de l’ordre du jour du lundi 5 mai de la proposition de loi relative à la réforme de l’audiovisuel public et à la souveraineté audiovisuelle, et, en conséquence, le retrait de la suite de la proposition de loi sur la profession d’infirmier inscrite le mardi 6 mai ; l’inscription en premier point de l’ordre du jour du mardi 6 mai d’une déclaration suivie d’un débat, en application de l’article 50-1 de la Constitution, portant sur la souveraineté énergétique de la France ; l’inscription en deuxième point de l’ordre du jour du mardi 6 mai de la deuxième lecture de la proposition de loi portant reconnaissance par la Nation et réparation des préjudices subis par les personnes condamnées pour homosexualité entre 1942 et 1982, et, en conséquence, le retrait de la suite de cette deuxième lecture inscrite le mercredi 7 mai ; enfin, l’inscription en deuxième point de l’ordre du jour du mercredi 7 mai de la suite éventuelle de la proposition de loi visant à renforcer la sécurité des professionnels de santé.
Acte est donné de ces demandes.
Pour le débat qui suivra la déclaration du Gouvernement, nous pourrions prévoir que les orateurs des groupes, à raison d’un orateur par groupe, interviennent selon l’ordre décroissant de leur effectif, avec les temps de parole suivants : 14 minutes pour le groupe Les Républicains ; 12 minutes pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain ; 10 minutes pour le groupe Union Centriste ; 8 minutes pour les autres groupes ; 3 minutes pour un sénateur non inscrit.
Le délai limite pour les inscriptions de parole dans le débat pourrait être fixé au lundi 5 mai à quinze heures.
Il n’y a pas d’opposition ?…
Il en est ainsi décidé.
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Pour garantir la sincérité du débat public, quelle mise en œuvre des politiques françaises et européennes de régulation des plateformes en ligne ?
Débat organisé à la demande du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires, sur le thème : « Pour garantir la sincérité du débat public, quelle mise en œuvre des politiques françaises et européennes de régulation des plateformes en ligne ? »
Je vous rappelle que, dans ce débat, le Gouvernement aura la faculté, s’il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque orateur pour une durée de deux minutes ; l’orateur disposera alors à son tour du droit de répartie, pour une minute.
Madame la ministre déléguée, vous pourrez donc, si vous le souhaitez, répondre après chaque orateur, une fois que celui-ci aura retrouvé une place dans l’hémicycle.
Dans le débat, la parole est à M. Thomas Dossus, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. Thomas Dossus, pour le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires. Madame la présidente, madame la ministre déléguée, mes chers collègues, nous sommes à un moment charnière, où nos choix politiques ou, au contraire, notre apathie peut tous nous emporter dans une grande bascule ou provoquer le sursaut qui protégera nos démocraties.
Oui, nos démocraties libérales, telles qu’elles se sont développées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, sont aujourd’hui menacées par la montée des régimes autoritaires, illibéraux ou impérialistes qui, piétinant le droit international et le multilatéralisme, voient dans nos systèmes une entrave à leur expansion et un contre-modèle qui leur est insupportable.
Leur travail de sape passe aujourd’hui par la promotion de tout ce qui fracture nos sociétés et par la manipulation du débat public. Il n’y a là rien de nouveau. Tout tenait déjà dans le fameux paradoxe de la tolérance de Karl Popper : « La tolérance illimitée ne peut que conduire à la disparition de la tolérance. […] Si nous ne sommes pas prêts à défendre une société tolérante contre les assauts des intolérants, alors les tolérants seront détruits, et la tolérance avec eux. »
Pour mener leur offensive, les adversaires de la démocratie se sont depuis longtemps emparés des outils qui ont pourtant été pensés pour accroître la liberté d’expression et favoriser le débat public par le bas, c’est-à-dire les grandes plateformes numériques et les réseaux sociaux.
La déstabilisation du débat public a progressé, par ce biais, à une échelle industrielle. En effet, ces plateformes numériques sont devenues les nouvelles infrastructures de notre quotidien. Elles ne sont plus de simples services, mais les espaces incontournables de nos relations sociales, de notre accès à l’information, de nos loisirs, de nos achats et même de nos opinions.
Aujourd’hui, des milliards de personnes dans le monde dépendent de Google pour chercher, de YouTube pour comprendre, de Facebook pour échanger, de TikTok ou de X pour s’informer – ou se désinformer.
Au travers de ces plateformes, ceux que Giuliano da Empoli appelle les « ingénieurs du chaos », ces idéologues au service des dirigeants autoritaires, accumulent des données et abusent des algorithmes pour diviser profondément nos sociétés et imposer leur agenda politique.
La Silicon Valley, comme la nation américaine, repose sur de grands mythes, avec désormais les grands patrons érigés en héros de légende. Je pense notamment au mythe de la neutralité des plateformes, qui permettrait l’émancipation par l’horizontalité et le partage de pair à pair. Tout cela a exercé une forme de fascination, pour ne pas dire d’aveuglement, chez nombre de décideurs, qui ont laissé faire.
Aujourd’hui, ces mythes se retournent contre nous. Nous devons porter un regard critique sur ce capitalisme de la donnée ou ce « capitalisme de surveillance », pour reprendre les termes de Shoshana Zuboff.
Les plateformes orientent le débat public en fonction de leurs propres intérêts économiques ou idéologiques. Ce que nous voyons sur nos écrans n’est pas un reflet neutre de l’opinion, mais un résultat rangé, ordonné et optimisé de la captation de nos données : optimisé pour garder notre attention, pour nous faire « scroller » à l’infini, « liker » et consommer.
Les plateformes sont devenues des éditeurs sans le dire. Elles filtrent, classent, favorisent certains contenus et en invisibilisent d’autres, selon des logiques que personne ne peut vraiment voir, donc contester. Et ce n’est plus gratuit ! Nous payons avec ce que nous avons de plus intime : nos données, nos comportements et notre attention.
Le marché mondial de la publicité numérique pèse plus de 600 milliards de dollars par an. Mais au-delà de cette marchandisation de l’intime, c’est notre démocratie elle-même qui est désormais fragilisée. L’ingérence des plateformes dans le débat public prend deux formes principales.
La première, la plus visible, est celle de la désinformation. Nous avons tous en tête les campagnes de fake news qui ont pollué les élections américaines de 2016 ou le référendum britannique. Cette offensive idéologique s’est développée en optimisant et en détournant les algorithmes des plateformes, qui ont été conçus pour maximiser l’engagement des utilisateurs et qui ont abouti à mettre en avant les contenus extrêmes.
Alerte après alerte, scandale après scandale, l’Union européenne n’est pas restée en reste. Faisant preuve d’une grande capacité à réguler, elle a réagi en adoptant le règlement européen sur les services numériques, dit DSA, qui impose des obligations strictes aux très grandes plateformes, et que nous avons nous-mêmes transposé dans la loi pour sécuriser et réguler l’espace numérique.
Nous disposons donc d’un panel d’outils que je pense pour partie robustes. L’heure est venue de les mettre en œuvre. La loi ne vaut que si elle est appliquée avec rigueur. Il faut mettre fin à l’impunité numérique.
La seconde forme d’ingérence, plus insidieuse, plus difficile à détecter, est celle des algorithmes. Chaque plateforme décide, au travers de ses propres formules mathématiques, couvertes par le secret industriel, de ce que vous allez voir ou non. Ce n’est pas anodin compte tenu de la place qu’elles ont prise dans nos vies : c’est un façonnage du réel.
Les algorithmes créent des bulles, des chambres d’écho, structurent l’opinion, orientent à partir des émotions, polarisent le débat. Et dans certains cas, ils sont délibérément utilisés pour influencer des processus électoraux, affaiblir des sociétés, déstabiliser des régimes, comme cela a été le cas en Moldavie, en Géorgie ou dans les Balkans, où les manipulations informationnelles ont résulté d’outils numériques parfaitement rodés aux abus liés au traitement algorithmique.
Toutefois, ne nous croyons pas à l’abri : les sociétés d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord aussi sont ciblées. La France, les États-Unis et l’ensemble du continent européen sont concernés.
Tout ne se fait pas pour autant dans l’ombre. Le rachat de X par Elon Musk et sa mise à la disposition de la machine électorale de Trump, ainsi que son soutien aux partis d’extrême droite européens, se font au su et au vu de tous. On connaissait la manipulation des algorithmes due à des ingérences extérieures ; désormais, c’est le dirigeant de la société lui-même qui manipule sa plateforme, mettant un terme à toute forme de modération et, par la même occasion, mettant fin à l’illusion de la neutralité.
Avec le retour de cette rhétorique toxique, toute régulation est vue comme une atteinte à la liberté d’expression. Comme si modérer les plateformes revenait à museler le peuple !
C’est un contresens dangereux. Car réguler ne revient pas, comme le disent les trumpistes, à manipuler l’opinion ou à faire taire qui que ce soit. Au contraire, et grâce à des règles communes, c’est préserver l’essence même de la démocratie, à savoir le débat libre et éclairé, dans sa diversité, sa pluralité et la possibilité de délibérer sans être manipulé par les grandes entreprises ou le mensonge. Dans ce contexte, notre large dépendance aux outils, services et infrastructures numériques, notamment américains, doit être remise en cause.
Alors, que faire ? Sur la désinformation, le cap est clair : la France doit pousser l’Europe à appliquer de manière stricte, rapide et implacable le DSA, dès que les faits sont avérés. Il faut défendre bec et ongles notre souveraineté numérique. Chaque violation doit être sanctionnée et chaque manquement exposé publiquement.
Sur les algorithmes, il reste beaucoup à faire. Le DSA prévoit quelques outils. Pour lutter contre l’effet « boîte noire » des algorithmes, nous devons encourager les audits indépendants autorisés par le DSA. Nous aimerions vous entendre à ce sujet, madame la ministre déléguée.
Nous avons besoin d’une expertise publique, scientifique et indépendante, pour comprendre et contrôler ces outils qui structurent notre vie collective et pour nous prémunir en urgence des ingérences, tout en garantissant un espace démocratique d’expression. La tâche est ardue : elle appelle à faire d’abord preuve de lucidité, puis de détermination.
Ce combat pour défendre le débat public n’est pas secondaire. Il est central et urgent : c’est la raison pour laquelle nous ouvrons le débat aujourd’hui. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER, CRCE-K, RDSE et INDEP.)
Mme la présidente. La parole est à M. Vincent Louault. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
M. Vincent Louault. Madame la présidente, madame la ministre déléguée, mes chers collègues, je vous remercie sincèrement de cette discussion sur la sincérité du débat public et la régulation des plateformes.
Je laisserai à d’autres l’analyse des ingérences étrangères et me contenterai de vous livrer mon diagnostic personnel.
Tout d’abord, je souhaite évoquer la protection de nos enfants, car, pour permettre un débat d’adultes, il faut que nos enfants apprennent et soient formés à la notion de libre-pensée et de libre arbitre.
Que penser lorsque, malgré l’adoption de nombreux textes, YouPorn est encore accessible, sans aucun contrôle parental ni limite d’âge ? C’est mon premier point : il nous faut une identité numérique fiable, et, franchement, j’attends toujours !
Que penser aussi de ce qui est arrivé à Arthur, 22 ans, qui s’est pendu après un changement de genre intervenu à l’âge de 16 ans, perturbé par une prétendue idéologie de liberté ? Elle s’appelait Célia, et ses parents ont clairement pointé la responsabilité des réseaux sociaux tant dans sa volonté de changer de genre que dans sa volonté de mourir.
« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs », disait Jacques Chirac. Sauf que nous, nous avons oublié les enfants, laissés dans la maison…
Que penser enfin de l’inaction des pouvoirs publics qui n’ont jamais soutenu les scientifiques ou les médecins ayant dénoncé les fausses publications de vendeurs de tisane anticancer et antivax notoires ? Ces experts ont été insuffisamment aidés. Certains sont encore sous protection policière aujourd’hui.
Mes chers collègues, la réalité est que nous sommes aujourd’hui complètement dépassés par ces interférences dans la capacité de nos enfants à élaborer une réflexion indépendante et autonome.
C’est à nous, législateurs, d’être fermes et de ne pas faiblir devant ces concepts de pseudo-liberté et de pseudo-libre expression.
Personnellement je considère que nous et nos enfants sommes attaqués par des groupuscules de fanatiques. C’est aussi valable pour notre économie : mensonges et fake news sont véhiculés par des marchands de peur qui s’en prennent à toutes les strates de nos institutions et à nos valeurs.
À l’échelle de l’Union européenne, l’arsenal normatif concernant les plateformes s’est étoffé au cours des dernières années. Afin de limiter la propagation des fake news, l’adoption du DSA a marqué un véritable tournant dans la législation européenne. Il oblige les très grandes plateformes à faire la lumière sur leurs systèmes de recommandation de contenus auprès de leurs utilisateurs.
Les plateformes ont ainsi pour obligation d’évaluer et de prendre des mesures pour atténuer les risques qui découlent de l’utilisation de leurs services. La Commission européenne a également demandé à huit des principales plateformes de fournir des explications sur la prolifération de vidéos trompeuses par lesquelles on peut attribuer à un individu des comportements qui ne sont pas les siens grâce à l’intelligence artificielle.
En effet, les réseaux sociaux ne peuvent être considérés comme une simple courroie de transmission. Nous devons tous avoir un leitmotiv : responsabiliser et contraindre les plateformes et les empêcher, avec des outils justes et équilibrés, de se soustraire, de quelque manière que ce soit, à leurs obligations.
Certes, nous en avons tous conscience, cet exercice est particulièrement complexe, tant nous devons répondre simultanément à deux exigences de taille : l’identité numérique pour protéger nos enfants ; la garantie d’une véritable traçabilité et la véracité des informations diffusées par les plateformes.
Aussi est-il de notre devoir, me semble-t-il, de continuer à tout mettre en œuvre pour assurer une traçabilité sans équivoque des sources et, parallèlement, d’instituer les moyens concrets de contrôle et de sanction les plus adaptés possible aux nouvelles technologies.
Il y va de la qualité de nos débats et de la protection de notre démocratie ! (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP, RDSE, SER, CRCE-K et GEST.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l’intelligence artificielle et du numérique. Permettez-moi tout d’abord de vous remercier, monsieur Dossus, d’avoir inscrit ce débat à l’ordre du jour du Sénat. Ce sujet est absolument fondamental, mais, comme je dispose de peu de temps pour vous répondre, j’y reviendrai ultérieurement au cours de la discussion.
Monsieur Louault, vous évoquez la question de la protection de nos enfants en ligne. C’est une priorité de mon action, et vous pouvez compter sur mon entière détermination pour lutter contre les dérives que vous venez de mentionner. J’insisterai sur deux d’entre elles.
Tout d’abord, la problématique de l’accès aux contenus pour adultes, au sujet de laquelle la France a été un précurseur grâce à la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique, dite loi Sren, est complexe. Ainsi, la vérification d’âge est très difficile à mettre en œuvre, dans la mesure où les sites trouveront toujours une solution de contournement.
Je tiens à vous dire que, dès demain, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) pourra mettre en demeure les premiers sites qui ne respectent pas ce contrôle d’âge. Je sais qu’il s’agit d’un processus très long, mais il est important, parce que l’Union européenne est en train de fixer les lignes directrices dans ce domaine et qu’elle observe ce que notre pays a fait en la matière.
Pour ce qui concerne les sites qui ne sont pas domiciliés en France ou dans l’Union européenne – je sais que vous connaissez bien le dossier –, je tiens à dire à leurs responsables qu’ils sont en sursis. Dans trois mois, l’Arcom aura les mêmes pouvoirs pour tous les sites, et ces sites seront donc sanctionnés. Les sanctions pourront aller jusqu’à la mise hors ligne des sites fautifs. Nous y serons extrêmement attentifs.
Ensuite, je souhaite évoquer la question des grandes plateformes. Le sénateur Dossus a cité YouTube, mais il y en a d’autres. Il existe dans le débat actuel et dans ce contexte de guerre commerciale – j’aurai l’occasion là encore d’y revenir – une petite musique selon laquelle la régulation du numérique pourrait être mise en balance.
Sachez que je n’accepterai pas que le DSA et le DMA (règlement sur les marchés numériques) deviennent un objet de marchandage.
Mme Catherine Morin-Desailly. Très bien !
Mme Clara Chappaz, ministre déléguée. En Europe, on respecte nos règles. J’y serai extrêmement attentive, car, à ces règles, je tiens !
Mme la présidente. La parole est à M. Patrick Chaize.
M. Patrick Chaize. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens à mon tour à remercier nos collègues écologistes d’avoir inscrit à l’ordre du jour de nos travaux ce débat, sur un sujet qui pose certainement beaucoup plus de questions qu’il n’apporte de réponses.
Le réseau internet et le développement des plateformes numériques ont eu des bienfaits considérables sur notre société, notamment en renforçant le lien social et l’accès aux connaissances.
Cependant, comme la plupart des grandes innovations technologiques, le numérique est porteur de progrès, mais également facteur de dangers. Nous vivons en effet à une époque où la communication est plus accessible que jamais, mais où la désinformation et la manipulation de l’information menacent la sincérité du débat public.
La régulation des plateformes en ligne, au niveau tant français qu’européen, est essentielle pour garantir la qualité des échanges démocratiques. Je vais tenter d’exposer les politiques mises en œuvre et les défis à relever pour promouvoir un environnement numérique sain.
Les plateformes en ligne, telles que les réseaux sociaux et les moteurs de recherche, jouent un rôle central dans la diffusion de l’information. Elles peuvent favoriser la participation citoyenne, mais elles sont également le vecteur de fausses informations et de discours de haine.
Les données montrent que les contenus manipulés ont souvent plus de visibilité que ceux qui respectent les faits. Ce constat appelle une action rapide et coordonnée. Les réseaux sociaux sont devenus des espaces de désinformation, de manipulation et d’ingérence, en offrant un cadre favorable à la propagation de fausses nouvelles.
Par parenthèse, se pose aussi la question de l’anonymat sur ces plateformes. J’aurai l’occasion, madame la ministre, de formuler quelques propositions en la matière dans quelques semaines. Il me paraît en effet urgent d’apporter des solutions, afin de protéger les utilisateurs et de leur permettre d’utiliser des outils sécurisés et fiables.
On ne peut accepter plus longtemps de vivre dans une zone où la protection diffère du monde réel. De surcroît, internet et les réseaux sociaux constituent la principale source d’information pour un Français sur deux.
La désinformation a pris de l’ampleur pendant le confinement et la crise sanitaire, au cours desquels les réseaux sociaux se sont fait la caisse de résonance de théories complotistes. Les groupuscules extrêmes trouvent dans cet outil de communication un nouveau moyen de diffuser leurs idées, y compris pour déstabiliser la démocratie représentative. On a pu mesurer, en Europe et aux États-Unis, le risque majeur que font peser les réseaux sociaux sur les processus électoraux.
Lors des dernières élections américaines, le nombre de faits inexacts qui ont été propagés a progressé à un niveau jusqu’alors jamais atteint. Une étude de la revue Science en 2018 montre que les fausses informations, ou fake news, se propagent plus rapidement et plus largement que les vraies informations sur le réseau. Il faut six fois plus de temps à une information vraie qu’à une information fausse pour atteindre 1 500 personnes. Par ailleurs, une information fausse a 70 % de chances de plus d’être reprise qu’une information vraie.
Ces dérives sont facilitées par le mode de fonctionnement des plateformes. En effet, leur modèle économique repose sur des recettes publicitaires proportionnelles au trafic suscité par les utilisateurs. Pour accroître le temps de présence des utilisateurs et multiplier les gains publicitaires, les algorithmes des plateformes mettent en avant les contenus les plus virulents et les moins nuancés.
En tant que coauteur d’un récent rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), j’ajoute que la désinformation va changer d’échelle avec l’intelligence artificielle, et, en particulier, l’intelligence artificielle (IA) générative. Celle-ci permet des trucages hyperréalistes qui, outre les escroqueries, touchent d’ores et déjà le monde politique.
Dans un tel contexte, est-il encore possible de garantir la sincérité du débat public ? En France, la loi de 1881 a fixé un cadre législatif pour l’exercice de la liberté d’expression, mais elle ne pouvait pas anticiper l’arrivée des réseaux sociaux et ses multiples conséquences.
Notre droit a prévu certaines adaptations, comme la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information. Ce texte peut être considéré comme une réponse directe au problème posé : il impose aux plateformes de lutter contre les fake news, notamment lors des campagnes électorales. Il fixe aussi des obligations de transparence au niveau des algorithmes de recommandation et prévoit le signalement des contenus problématiques.
Cependant, il est crucial de garantir que ces régulations ne portent pas atteinte à la liberté d’expression.
De plus, la réponse ne pouvait rester nationale face à des géants du numérique à la capacité d’influence planétaire. Le législateur européen est intervenu en adoptant le règlement sur les services numériques (DSA), applicable depuis le 17 février 2024. Celui-ci vise une responsabilisation des plateformes. Il prévoit en particulier de nombreuses mesures graduées selon les acteurs en ligne, en fonction de la nature de leurs services et de leur taille.
Les très grandes plateformes et les très grands moteurs de recherche sont soumis à des exigences plus strictes. Lorsqu’un signalement est effectué, ils doivent rapidement retirer ou bloquer l’accès au contenu illégal. Dans ce cadre, ils coopèrent avec des « signaleurs de confiance » présents dans chaque pays. En outre, les plateformes doivent rendre plus transparentes leurs décisions en matière de modération des contenus et proposer un système de recommandation de contenus non fondés sur le profilage.
En France, le coordinateur national est l’Arcom, comme l’a prévu la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique.
En cas de non-respect du DSA, des astreintes et des sanctions peuvent être prononcées. Pour les très grandes plateformes et les très grands moteurs de recherche, la Commission européenne peut infliger des amendes allant jusqu’à 6 % de leur chiffre d’affaires mondial. En cas de violations graves et répétées, les plateformes peuvent même se voir interdire leurs activités sur leur marché européen.
Néanmoins, quelle efficacité ont ces mesures ? Depuis l’adoption du DSA, seize enquêtes ont été diligentées par la Commission européenne à l’encontre des très grandes plateformes en ligne. Jusqu’à présent, une seule, pour manquement à l’encontre de TikTok, a permis le retrait de l’un des programmes de cette plateforme dans l’Union européenne.
Le 18 décembre 2023, la Commission européenne a également ouvert une procédure formelle d’infraction à l’encontre du réseau social X pour manquement aux règles européennes.
En juillet 2024, elle a estimé dans les conclusions préliminaires de cette enquête que X enfreignait ses obligations en matière de modération des contenus illégaux et de lutte contre la désinformation, en particulier les obligations de transparence concernant les publicités diffusées et l’accès des chercheurs aux données de la plateforme. Enfin, en juillet 2025, la Commission européenne a annoncé des mesures techniques supplémentaires auprès de la plateforme.
Pour le moment, les pouvoirs d’enquête et de contrôle dont dispose la Commission européenne semblent insuffisamment utilisés. La procédure doit suivre un long cheminement avant que toute non-conformité ne soit prononcée. Aussi est-ce avec la plus grande attention que nous écouterons vos conclusions et propositions sur le sujet, madame la ministre.
L’efficacité de la mise en œuvre du règlement européen reposera sur un partage efficace d’informations, d’expériences et de compétences entre la Commission et les autorités nationales, lesquelles devront elles-mêmes être dotées de moyens suffisants.
Plusieurs défis restent à relever.
Tout d’abord, l’application effective de ces régulations sera cruciale. Les plateformes doivent être tenues responsables de leurs actions, mais cela nécessite des ressources et implique une coopération étroite entre États membres.
Ensuite, la question de la transparence et de l’impartialité des algorithmes reste centrale. Comment garantir que ces systèmes ne favorisent pas certaines voix au détriment d’autres ?
Pour conclure, la sincérité du débat public dépend étroitement de nos actions collectives en matière de régulation des plateformes en ligne. Les politiques adoptées, qu’elles soient françaises ou européennes, doivent être rigoureusement appliquées et constamment adaptées aux évolutions technologiques.
Il est de notre responsabilité individuelle et collective de veiller à ce que nos espaces de débat restent ouverts, diversifiés et sincères. En effet, la sincérité du débat public est un enjeu démocratique majeur, qui nécessite l’engagement de chacun d’entre nous.
Aussi la régulation des plateformes doit-elle être perçue non pas comme une censure, mais comme un moyen de garantir un environnement où la vérité et la transparence prévalent. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l’intelligence artificielle et du numérique. Monsieur le sénateur, je suis très attentive aux différents points sur lesquels vous m’alertez.
Comme je l’ai souligné, nous ne ferons pas des potentielles sanctions un objet de marchandage dans la situation actuelle. Pour autant, il convient de faire appliquer la réglementation européenne. J’en ai d’ailleurs fait l’une des priorités de mon action.
Vous avez cité un certain nombre d’enquêtes en cours. Depuis ma prise de fonction, j’ai eu l’occasion de réunir les plateformes à Bercy pour leur rappeler leurs obligations. J’ai également rappelé à la Commission européenne l’importance qu’accorde la France au fait que toutes les enquêtes aboutissent.
Nous sommes très attentifs aux évolutions dont vous avez sans doute pu prendre connaissance dans les médias, car, vous avez raison, rien ne sert d’avoir un cadre si nous ne montrons pas qu’il est appliqué.
Nous ne pouvons pas préjuger du résultat des enquêtes tant qu’elles n’auront pas été conclues, mais nous veillons à lever les doutes sur ce qu’il se passe sur les plateformes.
La meilleure façon de le faire est de nous assurer que les enquêtes aillent au bout et que les plateformes qui ne sont pas en règle se voient imposer les sanctions prévues par le DSA, et cela, quelle que soit leur nationalité. En effet, je rappelle une nouvelle fois que les potentielles sanctions ne sauraient être utilisées comme un instrument commercial.
Par ailleurs, vous avez évoqué l’usage de l’intelligence artificielle (IA) pour manipuler l’information. La réglementation européenne est souvent montrée du doigt, mais je suis très fière que, en Européens, nous ayons pris des décisions fermes. Ainsi, l’article 50 du règlement pour l’intelligence artificielle énonce clairement que l’utilisation de deep fakes à des fins de manipulation de l’information est interdite.
Nous ne voulons pas de ce type d’usages de l’intelligence artificielle sur nos plateformes ! Nous veillerons donc également à ce que les obligations de transparence sur le recours à l’intelligence artificielle soient bien mises en application.
Les choses évoluant très vite, j’ai demandé au réseau des régulateurs, qui est l’un des outils que nous avons développés dans le cadre de la loi Sren, d’étudier l’opportunité d’aller plus loin que le cadre existant pour lutter contre la manipulation d’informations.
Mme Catherine Morin-Desailly. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à M. Patrick Chaize, pour la réplique.
M. Patrick Chaize. Madame la ministre, je vous remercie de vos propos. Il ne faut rien nous interdire en matière de numérique. Montrons-nous innovants, pour atteindre notre objectif de protéger l’ensemble de nos concitoyens, en particulier nos enfants, comme nous y a appelés tout à l’heure notre collègue Vincent Louault.
Mme la présidente. La parole est à Mme Nicole Duranton. (Mme Maryse Carrère et M. Vincent Louault applaudissent.)
Mme Nicole Duranton. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, nous abordons aujourd’hui un sujet crucial : la sincérité du débat public à l’ère numérique et la manière dont les politiques françaises et européennes régulent les plateformes en ligne pour garantir un espace d’échange authentique et respectueux des valeurs démocratiques.
Les plateformes numériques ont acquis une place centrale dans notre vie sociale, politique et économique. Elles constituent un espace d’échange et de débat, mais également un terrain de manipulation, où les frontières entre la réalité et le mensonge sont souvent floues.
Le phénomène de la désinformation a pris une ampleur considérable. Au-delà des simples erreurs d’information, des campagnes de manipulation sont systématiquement menées pour influencer les opinions publiques, perturber les processus électoraux et déstabiliser des sociétés entières.
Les exemples sont nombreux. Je citerai tout d’abord le réseau Portal Kombat, qui a été démantelé l’année dernière par le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), car il regroupait une multitude de sites visant à désinformer les populations européennes en donnant une image positive de l’invasion russe en Ukraine.
Je pourrais également citer les multiples campagnes de désinformation autour du covid-19, de l’élection présidentielle américaine ou des élections européennes.
La désinformation est grave pour notre démocratie. Elle peut non seulement semer la confusion parmi les citoyens sur des sujets fondamentaux tels que la santé, mais également perturber le débat public en période électorale.
Les plateformes numériques sont devenues les vecteurs privilégiés de la diffusion de discours haineux, de propos diffamatoires ou de pratiques de harcèlement. L’un des fondements de ces abus réside dans l’anonymat quasi absolu dans lequel évoluent certains internautes sur une large partie des plateformes numériques existantes.
Si l’anonymat peut être perçu comme une garantie de la liberté d’expression, il peut également servir de bouclier à ceux qui souhaitent propager la haine, la violence et la désinformation. Les avis sur cette question sont divers. Aussi, il me semble essentiel qu’un débat parlementaire plus approfondi soit mené sur les répercussions, positives comme négatives, que pourrait entraîner la fin de l’anonymat sur les réseaux sociaux.
En offrant un refuge aux comportements nuisibles, l’anonymat permet à des individus de diffuser des informations fausses ou des propos haineux sans craindre des représailles. Il est donc crucial de poser la question d’une éventuelle identification des utilisateurs sur les plateformes en ligne pour prendre à bras-le-corps le problème de l’impunité sur internet.
D’un côté, l’obligation de dévoiler son identité en ligne permettrait à nos forces de l’ordre et à la justice d’agir plus efficacement contre les comportements abusifs, de sorte que l’internet devienne un espace d’information et d’échange plus sûr. De l’autre, elle pourrait créer un climat de surveillance et de censure susceptible de nuire à la liberté d’expression.
Depuis son rachat par Elon Musk, la plateforme X – anciennement Twitter – illustre parfaitement la dérive d’une liberté d’expression poussée à l’extrême. Cette situation soulève la question de la légitimité des propriétaires de plateformes numériques, qui tendent de plus en plus à outrepasser les réglementations.
Au-delà de la question de l’anonymat, nous devons évidemment poursuivre nos efforts pour réguler les plateformes numériques dans leur globalité.
Comme l’ont rappelé les orateurs précédents, l’Union européenne a déjà entrepris plusieurs démarches pour encadrer les plateformes numériques, notamment par le biais du DSA et du DMA. Ces deux règlements ambitieux visent à renforcer la transparence, à protéger les utilisateurs et à prévenir les abus des géants du numérique.
Le DSA impose aux plateformes une série d’obligations en matière de modération des contenus, de transparence des algorithmes et de coopération avec les autorités de régulation, pour lutter contre les contenus illégaux. Le DMA renforce la compétitivité des marchés numériques, en luttant contre les pratiques anticoncurrentielles des géants du secteur.
En France, des mesures telles que la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information ont introduit des obligations quant à la véracité de l’information diffusée par les plateformes. Bien qu’elles soient nécessaires, ces mesures demeurent insuffisantes.
La France et l’Union européenne doivent donc veiller à ce que leurs efforts de régulation aboutissent à un mécanisme de responsabilité protégeant davantage les utilisateurs contre les abus et garantissant un espace numérique plus sûr et plus transparent.
Pour réguler l’espace numérique, nous devons trouver un équilibre entre préservation de la liberté d’expression et responsabilisation des utilisateurs. C’est la seule manière de garantir que chacun puisse s’y exprimer librement, tout en respectant les droits et de la dignité d’autrui. (Mme Maryse Carrère et M. Vincent Louault applaudissent.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l’intelligence artificielle et du numérique. Madame la sénatrice, je vous remercie de votre intervention. Vous abordez plusieurs questions, mais le cœur de votre propos porte sur l’anonymat en ligne et ses conséquences en matière d’impunité.
J’estime qu’il est de notre responsabilité collective d’affirmer qu’il n’existe pas d’impunité en ligne et que ce qui est interdit hors ligne l’est aussi sur internet. Je m’inscris en faux contre l’idée selon laquelle l’espace numérique serait une sorte de Far West.
Dans de nombreux cas, des peines très importantes ont été prononcées contre des auteurs de cyberharcèlement ou d’autres dérives auxquelles vous avez fait référence. Il faut le faire savoir.
Peut-être pouvons-nous renforcer les moyens de la justice pour que les enquêtes aillent plus vite, mais nous sommes d’ores et déjà capables de retrouver les personnes qui se cachent derrière n’importe quel pseudonyme sur les plateformes. En cas d’infraction, elles ne resteront jamais impunies.
Mme la présidente. La parole est à Mme Maryse Carrère. (Mmes Florence Blatrix Contat et Nicole Duranton, ainsi que M. Vincent Louault, applaudissent.)
Mme Maryse Carrère. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je remercie mes collègues du groupe GEST d’avoir proposé ce débat. Il est essentiel que nous éclaircissions cette question éminemment politique : comment garantir, à l’ère numérique, la liberté et la sincérité du débat public ? Plus encore, comment faire en sorte que les plateformes respectent les principes fondamentaux de notre modèle républicain et démocratique ?
Les plateformes numériques – réseaux sociaux, moteurs de recherche, agrégateurs de contenus – occupent une place prépondérante dans nos vies. Longtemps silencieuses, elles servent désormais de relais politiques à des courants illibéraux, qui contestent les principes de l’expression pluraliste.
Madame la ministre, dans ce contexte, il est risqué de laisser l’organisation du débat public à la main d’acteurs privés, dont le modèle économique repose davantage sur la polarisation que sur la recherche de vérité. Mais pour y faire face, notre arsenal législatif est insuffisant.
La commission d’enquête conduite par nos collègues Dominique de Legge et Rachid Temal l’a clairement établi, la France est aujourd’hui vulnérable face aux ingérences numériques étrangères. Leur rapport souligne une absence de stratégie coordonnée et pointe les failles de notre système de réponse. Aussi proposent-ils une évolution ambitieuse : reconnaître le rôle actif des grandes plateformes en les requalifiant comme des acteurs éditoriaux responsables.
Cette requalification aurait une portée juridique majeure : elle ouvrirait la voie à ce que ces entreprises soient considérées comme pleinement responsables lorsqu’elles participent à la dissémination de contenus hostiles.
Trop longtemps, nous avons fait confiance aux géants de la tech. Depuis le rachat de Twitter par Elon Musk et sous couvert d’une liberté d’expression sans filtre, des comptes pourtant sanctionnés pour incitation à la haine ont été réintégrés.
Les plateformes sont néfastes pour les mineurs lorsqu’elles les exposent à des contenus anxiogènes, sexualisés ou promouvant des comportements dangereux. Pire encore, les algorithmes de recommandation les enferment dans des boucles de contenus addictifs et délétères pour leur santé mentale.
Nous le savons, l’efficacité des mécanismes de modération actuels reste très insuffisante. Le rapport annuel pour 2023 de l’Arcom l’avait bien mis en évidence. De plus, les pratiques de retrait des contenus haineux sont incohérentes.
L’opinion publique ne doit pas être structurée par des systèmes automatisés, sans transparence ni contrôle démocratique.
Mes chers collègues, la libre formation de l’opinion nécessite un socle commun de vérité. Il est urgent que nous nous saisissions des propositions issues de la commission d’enquête, pour définir une doctrine nationale de lutte contre les manipulations de l’information et pour articuler efficacement la coopération entre les services de renseignement et les autorités de régulation.
Les plateformes numériques ne peuvent plus être considérées comme de simples hébergeurs techniques. À cet égard, le DSA, adopté le 19 octobre 2022, marque une avancée importante. Pour la première fois, il a introduit des obligations de transparence sur les algorithmes, des exigences de retrait rapide des contenus manifestement illicites, ainsi qu’un devoir d’évaluation des risques systémiques pesant sur les très grandes plateformes.
Dès lors qu’un système de recommandation favorise les contenus les plus polarisants, il faut le sanctionner, sans pour autant céder à des réflexes d’urgence et de facilité. Je pense à la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, dite loi Avia, dont la disposition phare a été censurée par le Conseil constitutionnel en 2020.
Nous devons obtenir un droit d’accès réel aux mécanismes de construction de ces algorithmes. C’est une condition essentielle pour comprendre les dynamiques de diffusion et redonner du sens à la régulation.
Enfin, nous avons besoin d’une autorité de régulation disposant de moyens réels, capable de formuler des recommandations contraignantes et de faire respecter la loi. Pour ma part, je défends le modèle de l’Arcom. En tout état de cause, il serait de bon ton que tous les responsables politiques respectent les décisions des régulateurs ; il s’agit d’une exigence indispensable à notre modèle démocratique. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l’intelligence artificielle et du numérique. Madame la sénatrice, je vous remercie de votre intervention. Vous mentionnez quelques pistes pour renforcer notre fermeté à l’égard des dérives des plateformes.
Je comprends vos interrogations. Je pense que, comme moi, vous êtes convaincue de la nécessité de répondre en Européens aux dérives des plateformes, que l’un d’entre vous a qualifiées de prédatrices. En effet, nous sommes 450 millions de personnes et nous avons donc un poids certain pour responsabiliser ces plateformes.
L’approche adoptée par l’Union européenne au travers du DSA, qui est encore relativement nouveau, est de responsabiliser les plateformes. Comme je l’ai déjà affirmé, je serai tout à fait attentive au fait que les enquêtes réalisées dans ce cadre aillent à leur terme. Nous commençons à entendre dire que l’Europe régule trop et que les amendes, cela va bien deux minutes… Tout cela prouve que les plateformes sont attentives à ces enquêtes et à leurs potentielles conséquences.
La première étape d’une régulation des plateformes, qui concentre l’essentiel de mon énergie, est de nous assurer que ceux qui méritent d’être sanctionnés le soient.
Je vous remercie de votre vigilance sur cette question, ainsi que des pistes que vous proposez pour aller encore plus loin.
Mme la présidente. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly. (M. Vincent Louault applaudit.)
Mme Catherine Morin-Desailly. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, l’arrivée d’internet, puis, dans les années 1990, celle du Web ont été source de grands espoirs. Ces outils devaient révolutionner les communications, apporter la connaissance partout, et, en un mot, faire progresser le débat public. C’est peu de dire que l’enthousiasme est retombé depuis lors !
Le mythe originel a été brisé une première fois en 2014 par les révélations d’Edward Snowden, qui nous apprenait que nous étions tous massivement espionnés par le truchement des programmes Bullrun et Prism, sortes de portes dérobées introduites sur les réseaux. Seule la présidente du Brésil s’en était alors émue, à raison.
Pardonnez-moi cette parenthèse historique, mais le groupe Union Centriste, lui, avait également réagi, en soutenant ma proposition de constituer une mission commune d’information sur le thème : « Nouveau rôle et nouvelle stratégie pour l’Union européenne dans la gouvernance mondiale de l’internet ». Celle-ci a débouché sur cinquante propositions visant à mettre en œuvre des politiques françaises, mais surtout européennes pour réguler les plateformes. Il s’agit précisément de l’intitulé du débat qui nous occupe, et j’en profite pour remercier nos collègues écologistes, à qui nous le devons.
De ces cinquante propositions, seuls le règlement général sur la protection des données (RGPD) et la réforme du renseignement furent rapidement repris et appliqués. Pour le reste, il aura fallu attendre que l’affaire Cambridge Analytica nous révèle, en 2018, que les comptes de millions d’utilisateurs de Facebook avaient été manipulés par les Russes pour influencer l’élection américaine en faveur de Donald Trump et la campagne du Brexit.
Désormais, internet s’est mué en terrain d’affrontement mondial pour la domination économique et culturelle du monde, en devenant le théâtre de cyberattaques toujours plus nombreuses. Il représente également un terreau fertile pour la guerre informationnelle et les ingérences étrangères.
L’Europe, qui a été la cible de multiples tentatives de manipulation de ses processus électoraux, notamment en Moldavie et en Roumanie, se trouve désormais prise en tenaille entre la Russie, la Chine et maintenant les États-Unis. Les propriétaires des plateformes ne se gênent pas pour modifier leur algorithme et faire ouvertement campagne pour des candidats d’extrême droite.
Ne soyons pas naïfs, les élites de la tech ont bien un projet politique : ils préemptent le débat public pour façonner notre monde selon leurs ambitions et leurs croyances.
Une stratégie du chaos est à l’œuvre. Notre commission d’enquête sur les politiques publiques face aux opérations d’influences étrangères a démontré que les Chinois utilisaient TikTok pour nous livrer une véritable guerre cognitive. Alors qu’ils protègent leurs enfants, ils abrutissent et manipulent les nôtres par le biais d’un algorithme très addictif.
L’intelligence artificielle amplifie encore les menaces. Les hypertrucages prolifèrent et sèment la confusion. Demain, les chatbots se substitueront aux moteurs de recherche et aux plateformes et choisiront les vérités qu’elles voudront bien éditer.
Bien sûr, l’Union européenne a fini par légiférer en adoptant les règlements sur la gouvernance des données et sur les marchés et services numériques, le DMA et le DSA, que nous avons transposés par le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique. Avec eux est né l’espoir d’une meilleure protection des données des Européens, d’une plus grande régulation des plateformes et d’une intelligence artificielle de confiance.
Toutefois, nos dépendances aux technologies extra-européennes sont devenues très dangereuses. Ma collègue Florence Blatrix Contat et moi-même l’avons dit avec force dans le cadre des travaux que nous avons réalisés au nom de la commission des affaires européennes : la politique industrielle que nous menons depuis trente ans a échoué à développer des outils garantissant notre souveraineté et nos modèles de société.
À force de ne penser qu’au développement des usages et non à celui des acteurs, nous avons laissé ces plateformes, dont le modèle est la surveillance et la prédation, devenir des monstres qui dominent largement le marché publicitaire mondial.
M. Pierre Ouzoulias. C’est vrai !
Mme Catherine Morin-Desailly. Google et Meta captent 60 % de ce marché, et ce chiffre grimpe entre 85 % et 90 % pour ce qui concerne le marché publicitaire exclusivement numérique.
Nous appelons donc, à l’instar de l’historien David Colon, à la création d’outils souverains de nouvelle génération se fondant sur des règles éthiques et donc sur des modèles économiques alternatifs à ceux, toxiques et pervers, des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft).
En attendant, nous demandons, comme vous, madame la ministre, la stricte application des règles européennes de modération des contenus et de transparence. Et peu importe que cela déplaise à MM. Musk et Zuckerberg, dont le combat au nom d’une prétendue liberté d’expression justifie toutes les dérives sur les réseaux sociaux, quitte à mettre en danger nos enfants, à provoquer l’assassinat d’un professeur ou même à menacer nos démocraties !
La Commission européenne ne doit ni reculer ni trembler ! Comme le réclame Patrick Chaize, les dispositions du DSA doivent être pleinement exploitées.
Aussi, la direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies, la DG Connect, doit utiliser la faculté qui lui est offerte de procéder à des inspections dans les locaux des plateformes. De même, les chercheurs indépendants doivent réellement pouvoir accéder aux données des très grandes plateformes, qui restent des boîtes noires.
En outre, les manquements constatés doivent être condamnés. Les opérateurs se montrant réticents à respecter la réglementation européenne ou se trouvant en situation de récidive doivent être sanctionnés, quitte à suspendre leur réseau.
En réalité, une révision du DSA serait d’ores et déjà nécessaire. Comme Florence Blatrix Contat et moi-même l’avons dit d’emblée lors de la présentation de notre proposition de résolution européenne, il n’est pas normal que les enquêtes de la Commission européenne ne soient pas soumises à un délai donné, comme le prévoit le DMA.
Il n’est pas normal non plus que les autorités nationales, notamment l’Arcom, ne soient pas plus étroitement associées à la procédure.
M. Pierre Ouzoulias. Bien sûr !
Mme Catherine Morin-Desailly. Par ailleurs, j’insiste sur l’absolue nécessité d’intégrer des normes éthiques minimales à tous les algorithmes de recommandation, dès leur conception. Les États généraux de l’information réclament une diversification de ces algorithmes pour pouvoir choisir et cesser de subir. À tout le moins, nous devons exiger leur transparence totale.
Il convient de créer un véritable statut de ces plateformes, car elles ne sont pas simplement des hébergeurs. D’une certaine façon, elles sont des éditeurs responsables de leurs propres dysfonctionnements et dérives.
Nous proposons aussi la création d’un Viginum européen, car la version française, créée en 2021, a fait ses preuves pour détecter des opérations de manipulation de l’information. Ses services sont d’ailleurs sollicités dans le monde entier.
Ces demandes devraient être prises en compte dans le « bouclier européen de la démocratie » annoncé par la Commission européenne. À ce propos, je suis scandalisée, madame la ministre, de la manière dont la Commission gère la finalisation du règlement sur l’intelligence artificielle.
En effet, Reporters sans frontières vient de claquer la porte des négociations en raison du renoncement, sous la pression américaine, à faire figurer dans le futur code de bonnes pratiques la mention du droit à l’information, des risques associés au développement non régulé de l’IA pour l’information fiable, de la prolifération de faux sites d’information automatisés, ou encore de la désinformation infiltrée dans les chatbots.
En outre, la question des droits fondamentaux et celle des risques systémiques pesant sur l’intégrité des élections démocratiques seront reléguées en annexe, rendant leur prise en considération optionnelle.
La survie de nos démocraties et la sincérité du débat public passent aussi par la viabilité de nos médias, qui sont les garants du pluralisme et de la fiabilité de l’information. Mais pour que les médias jouent pleinement leur rôle, les journalistes doivent se sentir soutenus dans leurs missions.
Or nous pouvons craindre la destruction de la presse – je pèse mes mots. En effet, l’opacité est totale quant aux gains financiers des plateformes, et les rémunérations versées aux médias sous la forme de droits voisins semblent pour le moins aléatoires. Par-dessus le marché, nous constatons une forme de prédation des contenus de ces derniers pour entraîner, au mépris des règles, les modèles d’IA générative.
M. Pierre Ouzoulias. Exactement !
Mme Catherine Morin-Desailly. La Commission doit réagir, en allant au-delà du règlement sur la liberté des médias, qui est purement théorique. Elle doit attribuer des aides et investir massivement dans le développement de nouveaux outils. Ce faisant, elle contribuerait au réarmement auquel appelait Sébastien Lecornu il y a quelques jours, l’urgence étant de combattre la propagande russe.
Je pense par exemple à Arte, qui nous a fait savoir qu’elle n’avait pas les moyens de se développer en Moldavie, malgré la demande de ce pays. Le contexte actuel nous invite à accorder une attention particulière à notre audiovisuel extérieur. Arte, tout comme France Médias Monde, réalise un travail indispensable.
C’est particulièrement vrai à l’heure où Donald Trump démantèle la holding de l’audiovisuel extérieur américain et arrête de financer Radio Free Europe. Ce média incarne pourtant la première ligne de défense informationnelle dans des pays frontaliers de l’Union européenne, tels que la Géorgie et l’Azerbaïdjan.
Madame la ministre, la France se joindra-t-elle aux onze États membres de l’Union européenne et à la présidente de la Commission européenne, qui explorent les voies d’un financement européen d’urgence pour soutenir Radio Free Europe ?
Enfin, pour assurer un débat public sincère, il faut que l’ensemble de nos concitoyens soient formés dès le plus jeune âge aux enjeux du numérique. Aussi, avec mon collègue Olivier Cadic, j’ai une nouvelle fois écrit au Premier ministre pour que la montée en compétences de chacun dans le domaine du numérique devienne la grande cause nationale de 2026.
Madame la ministre, je vous sais très attachée à ces questions.
Mme la présidente. Il faut conclure, ma chère collègue.
Mme Catherine Morin-Desailly. Pourrions-nous défendre cette idée ensemble ? (Applaudissements.)
M. Pierre Ouzoulias. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l’intelligence artificielle et du numérique. Madame la sénatrice, je vous remercie du travail que vous menez depuis de nombreuses années sur les questions liées au numérique.
Votre intervention est précieuse, car vous mettez le doigt sur de nombreux points susceptibles de faire évoluer notre réflexion sur le sujet qui nous occupe.
Je ne puis répondre à tous les points que vous avez soulevés dans le temps qui m’est imparti. Je trouve que l’instauration d’un délai maximal pour mener les enquêtes liées au DSA est une très bonne idée ; je la relaierai. Il en va de même pour la création d’un Viginum européen pour que nous nous défendions en Européens. J’ai plaidé activement en ce sens lors du dernier Conseil de l’Union européenne.
Vous avez rappelé mon attachement à ce que les travaux qui sont menés sur le règlement sur l’intelligence artificielle aboutissent. Notre objectif n’étant évidemment pas de voir des acteurs claquer la porte, je vais lancer avec la ministre de la culture une grande consultation pour avancer sur ces questions dans le dialogue. Cela me tient véritablement à cœur.
Enfin, l’Europe doit bien sûr s’attacher à soutenir Radio Free Europe.
Comme vous l’avez dit dans votre introduction, la vraie question, c’est celle de la souveraineté numérique. Tous les points que vous avez mentionnés sont l’écho de la situation de dépendance numérique – il faut utiliser cette expression – dans laquelle nous nous trouvons. Cette question est plus que jamais d’actualité dans le contexte international.
Pour y répondre, la souveraineté numérique est au cœur de l’agenda d’autonomie stratégique que défend le Président de la République. Le Gouvernement s’est réuni ce matin autour du Premier ministre à l’occasion du comité interministériel sur l’innovation, car il s’agit de la seule réponse possible.
Dans un contexte budgétaire difficile, le Gouvernement se montre attentif à ne pas freiner nos dépenses pour l’avenir, car c’est bien en innovant que nous pourrons redevenir souverains. Nous devons tous en être conscients.
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias.
M. Pierre Ouzoulias. Madame la ministre, je travaille en ce moment, avec Laure Darcos et Agnès Evren, à la constitution d’une mission d’information sur les rapports entre l’intelligence artificielle et la création. Je me permets d’associer mes deux collègues à cette intervention, bien que j’assume évidemment la responsabilité de l’ensemble de mes propos.
Je souscris à l’analyse de Catherine Morin-Desailly dans sa totalité. À sa suite, j’appelle votre attention sur la situation de la presse. La presse indépendante est l’un des piliers de la démocratie, car elle traite les informations selon une déontologie rigoureuse, dans le respect du pluralisme et la confrontation des idées.
Nous le savons tous, l’intégralité des productions de la presse a été pillée sans vergogne par les plateformes de l’intelligence artificielle, au mépris du droit des journaux et, surtout, de la propriété intellectuelle des auteurs.
Madame la ministre, comme vous le savez, ce pillage est général et concerne toutes les productions de l’esprit : la littérature, la science, le cinéma… Rien ne leur a échappé ! Tout est sur les plateformes.
En tête des enjeux que soulève l’utilisation de l’intelligence artificielle par les plateformes figure la préservation du droit de l’auteur et de la production de l’esprit. Il s’agit là d’un sujet fondamental.
Les Gafam – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – pillent ces ressources avec la même rapacité qui pousse Donald Trump à vouloir s’emparer des terres rares ukrainiennes. Nous sommes entrés dans l’économie de la rapine.
Les Gafam ont porté au pouvoir l’actuel président des États-Unis. Ils entendent maintenant engranger les dividendes de leur investissement. Ils souhaitent abolir toute règle susceptible d’entraver le pillage méthodique et inextinguible des ressources de l’esprit.
Dans un mémorandum adressé à la Maison-Blanche le 13 mars dernier, les dirigeants d’OpenAI demandaient à l’administration américaine de tout mettre en œuvre pour en finir avec la propriété intellectuelle en Europe, tout particulièrement ici, en France.
Pour préserver la qualité de l’information, pilier de la démocratie, c’est maintenant qu’il faut défendre la presse et la propriété intellectuelle. Il s’agit là d’un point absolument déterminant.
Madame la ministre, dans le bras de fer engagé avec les États-Unis au sujet des droits de douane, que pèseront les droits des auteurs face aux intérêts immenses des constructeurs automobiles ? Bien peu de chose, je le crains.
Toutefois, au titre de leurs échanges commerciaux avec l’Union européenne, les États-Unis dégagent un excédent de 137 milliards d’euros dans le domaine des services, notamment dans celui du numérique, où l’Europe est très faible. Nous disposons, à cet égard, d’un véritable moyen de pression pour défendre la propriété intellectuelle telle que nous la concevons et, plus largement, l’exception culturelle française.
Je n’ai qu’une question à vous poser, et elle est très simple : au cours des négociations à venir, comment comptez-vous, au nom de la France, défendre la propriété intellectuelle ?
Il s’agit ni plus ni moins d’un enjeu civilisationnel. En l’occurrence, ce que nous entendons préserver, c’est ce que nous avons créé avec Beaumarchais à la fin du XVIIIe siècle. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l’intelligence artificielle et du numérique. Monsieur le sénateur, avant tout, je tiens à vous remercier d’élargir notre débat à ces importantes questions.
J’ai eu moi aussi l’occasion d’exprimer mon attachement au droit d’auteur, face à l’émergence de telle ou telle tendance numérique. Je pense notamment à l’usage de certains outils d’intelligence artificielle pour pasticher tel ou tel auteur, en particulier par le studio Ghibli. Le Président de la République lui-même a rappelé combien il est attaché au droit d’auteur, lors du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle.
Dans la révolution technologique provoquée par l’intelligence artificielle, nous devons à tout prix innover en Européens : il s’agit d’un enjeu crucial. Nous devons construire des technologies fidèles à nos valeurs, ce que – Mme Morin-Desailly l’a souligné il y a quelques instants – nous avons échoué à faire depuis trente ans.
À cette fin, mon rôle est de trouver un juste équilibre entre la défense de nos valeurs, de notre culture et de notre patrimoine, une défense qui est fondamentale, et notre capacité à innover.
Ma collègue Rachida Dati, ministre de la culture, et moi-même lançons ainsi une grande consultation pour réfléchir aux moyens de défendre le droit d’auteur à l’heure de l’intelligence artificielle, ainsi qu’au modèle d’affaires qu’il convient de bâtir.
En l’occurrence, nous ne sommes pas face à une question de transparence : l’enjeu est bel et bien le modèle d’affaires. Nous devons innover pour trouver des réponses en Européens, ce qui suppose de concevoir des modèles d’intelligence artificielle fidèles à nos valeurs tout en suivant la dynamique à l’œuvre, car – vous le savez – le droit d’auteur n’est pas de nature extraterritoriale.
J’y insiste, nous avons l’ambition de trouver ce juste équilibre.
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour la réplique.
M. Pierre Ouzoulias. Madame la ministre, votre réponse ne fait que raviver mes inquiétudes.
Alors que je vous pose une question politique, une question de fond, vous me répondez technologie. Or la réponse ne sera pas technologique.
Le pillage est désormais avéré. Il est réel. Dès lors – je vous le dis en paysan corrézien –, il faut mordre les Gafam au mollet ! Le pillage auquel ces derniers se livrent est totalement illégal. Il faut le leur dire et le leur répéter. Pour votre part, vous devriez être la première à défendre le droit d’auteur.
J’ai noté que le Comité de l’intelligence artificielle générative examinait les moyens offerts par la législation française pour défendre le droit d’auteur : êtes-vous prête à mener une réforme de cette nature, pour préserver nos auteurs de la prédation dont ils sont les victimes ?
Mme la présidente. La parole est à M. Guillaume Gontard. (M. Thomas Dossus applaudit.)
M. Guillaume Gontard. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, notre groupe et la plupart de ses membres ont choisi de quitter le réseau social X, ou du moins d’y suspendre leur activité, considérant qu’un débat public n’y était plus possible faute du minimum d’exigence démocratique requis.
Ce faisant, nous nous sommes privés d’un vecteur de communication considérable et de liens patiemment tissés au fil des années pour diffuser nos messages. Mais pouvions-nous encore y avoir recours ? La récente campagne législative allemande a montré à quel point Elon Musk, soutien affiché des néonazis allemands, pouvait placer sa plateforme au service de ses opinions d’extrême droite et de ses préférences électorales.
À cette fin, Elon Musk a utilisé son compte personnel et sa propre notoriété. Il n’a pas hésité à manipuler les algorithmes de la plateforme, comme l’a parfaitement expliqué mon collègue Thomas Dossus. Il a également eu recours à la multiplication des bots, ces comptes robots qui inondent le réseau de contenus pro-AfD (Alternative für Deutschland), en totale violation du DSA. Or, si la régulation européenne était appliquée strictement, X aurait pu être suspendu en Allemagne, le temps de la campagne législative.
Dans le débat public et électoral, les réseaux sociaux jouent désormais un rôle aussi central, voire plus important que les médias traditionnels. En résulte un problème flagrant : l’équité démocratique et la sincérité du débat sont mises à mal, ce qui est déjà extrêmement grave en soi. Mais la situation est encore pire. Le tropisme d’extrême droite de X menace la vérité des faits, celle-là même que Meta, regroupant Instagram et Facebook, ne veut plus contrôler.
Au terme d’une étude colossale, portant sur 32 millions de tweets émanant de plus de 8 000 parlementaires issus de 26 pays, la presse néerlandaise dresse ce constat sans appel : « Le populisme de droite radicale est le principal facteur de diffusion de la désinformation. » L’équation est simple : « extrême droite = fake news ».
La France n’est pas épargnée, puisque son ministre de l’intérieur, pris en flagrant délit de falsification de chiffres à la suite de la fusillade de Poitiers, en novembre dernier, a refusé tout démenti. Il a déclaré à ce propos : « Mon combat n’est pas un combat statistique. »
Or, comme l’explique si justement Maria Ressa, prix Nobel de la paix, « si on laisse les mensonges se propager plus vite que les faits, notre réalité sera divisée, la réalité partagée sera brisée, et le journalisme et la démocratie deviendront impossibles ».
Madame la ministre, tel est, ni plus ni moins, le défi existentiel auquel font face la France et l’Union européenne.
Le DSA est la première pierre d’un édifice destiné à protéger notre sphère publique. En ce sens, ce règlement européen joue un rôle essentiel : il peut empêcher Meta de renoncer au contrôle des contenus en Europe, comme il le fait aux États-Unis. Mais la dynamique actuelle ne peut que nous alarmer, et la démission fracassante de Thierry Breton, architecte de ce dispositif normatif, a encore renforcé nos inquiétudes.
Malgré un contexte économique et commercial dystopique, dont témoignent en particulier nos relations avec les États-Unis, nous devons rester intransigeants face aux géants de la tech et même renforcer la réglementation.
L’identité même de l’Union européenne lui commande de casser l’oligopole de fait dont disposent les Gafam : cet oligopole qui tue la concurrence ; cet oligopole qui tue l’innovation de nos TPE et PME ; cet oligopole qui phagocyte les revenus publicitaires au détriment des médias traditionnels ; cet oligopole qui, désormais, menace la neutralité même d’internet et apparaît comme une entrave à l’autonomie stratégique européenne.
Qu’il s’agisse de défendre la démocratie, la libre concurrence ou les entreprises innovantes européennes, nous devrions pouvoir trouver un accord pour renforcer encore la régulation.
Nous devons notamment exiger une modération humaine et journalistique des contenus, une transparence accrue des algorithmes et l’encadrement strict de l’utilisation des bots.
La régulation des plateformes existantes doit être la première jambe de notre action collective, la seconde consistant à favoriser la création de nouvelles plateformes numériques européennes.
Ces plateformes devront être décentralisées. En d’autres termes, elles devront être hébergées sur des serveurs ad hoc, appliquer leurs propres règles de fonctionnement et leurs propres algorithmes. Elles n’en pourront pas moins communiquer avec les utilisateurs d’autres plateformes. C’est ainsi que fonctionnent les hébergeurs de boîtes aux lettres électroniques.
Ces plateformes devront être en open source, c’est-à-dire transparentes au sujet de leurs codes. Leur langage de programmation permettra ainsi un véritable contrôle, de la part des autorités de régulation comme des citoyens. C’est notamment le mode de fonctionnement retenu par Wikipédia.
Idéalement, ces structures seront non lucratives. On évitera ainsi la collecte sauvage de nos données. De même, les algorithmes n’accorderont plus la priorité à la publicité.
L’Union européenne peut et doit être la colonne vertébrale, notamment financière, de telles plateformes. C’est en jouant ce rôle qu’elle sera en mesure d’accélérer leur développement.
J’ajoute que des plateformes répondant à certaines de ces exigences existent d’ores et déjà. Madame la ministre, je vous invite, comme vos collègues membres du Gouvernement et, plus largement, tous les responsables publics, à les investir – je pense notamment au Papillon bleu –, a minima en plus de X et idéalement en lieu et place de ce réseau social. (Mme Florence Blatrix Contat et M. Thomas Dossus applaudissent.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l’intelligence artificielle et du numérique. Monsieur le sénateur, vous évoquez le DSA, ce règlement très ambitieux dont j’ai déjà eu l’occasion de parler à plusieurs reprises. Soyez assuré que nous veillons avec la plus grande attention à ce que les enquêtes prévues par ce texte soient conduites à leur terme, afin que les plateformes respectent leurs obligations.
Dans le débat public, j’entends régulièrement dire que le DSA impose une régulation contre la liberté d’expression. Or tel n’est absolument pas le cas.
Ce texte, qui, à l’échelle européenne, a bénéficié d’un soutien transpartisan – il me semble important de le rappeler –, a pour seul but d’affirmer ce principe : les plateformes sont responsables des contenus diffusés par leur biais.
Il ne s’agit pas, pour telle institution européenne ou tel gouvernement, de dire : « Tel contenu me plaît, tel autre ne me plaît pas. » Il n’est absolument pas question de cela. Le DSA ne fait qu’énoncer le rappel suivant : ce qui est illicite hors ligne l’est également en ligne. Cette règle sera respectée.
Vous m’interrogez sur l’utilisation de certaines de ces plateformes par le Gouvernement. Un certain nombre d’entre elles font actuellement l’objet d’enquêtes. Tant que ces dernières se poursuivent, je n’ai bien sûr pas à les commenter – ce n’est pas à moi de décider de leur issue –, mais nous veillons tous à ce qu’elles soient menées le plus vite possible. Le cas échéant, des sanctions seront édictées à l’encontre des entreprises ; et si tel ou tel problème persiste, un certain nombre de questions se poseront.
Pour l’heure, le Gouvernement a fait le choix de s’adresser aux Français là où ils sont, donc sur toutes les plateformes. J’ai d’ailleurs demandé l’appui du service d’information du Gouvernement (SIG), afin de recourir aux outils de multiposting – pardonnez-moi cet anglicisme.
Il est très important que nous puissions nous adresser à l’ensemble des Français. À cette fin, nous devons être en mesure de recourir aux outils que des millions d’entre eux utilisent au quotidien. C’est bien pourquoi ces plateformes doivent respecter nos règles.
Mme la présidente. La parole est à Mme Florence Blatrix Contat. (MM. Patrick Chaize et Vincent Louault applaudissent.)
Mme Florence Blatrix Contat. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, l’avènement d’internet portait en lui une promesse d’émancipation par la connaissance, d’ouverture au dialogue universel et d’éclosion d’une intelligence collective. Or cette vision s’est progressivement obscurcie, cédant la place à l’enfermement dans un espace numérique pourtant présenté comme illimité.
Au cœur de cette transformation se trouvent les plateformes en ligne, dont le modèle économique, fondé sur la captation de l’attention, tend à maximiser le temps qu’y passent les utilisateurs.
Cette course incessante à l’attention, dictée par une logique marchande, favorise la diffusion de contenus sensationnalistes, polémiques, voire fallacieux. Parallèlement, les algorithmes de recommandation, loin de favoriser une information équilibrée, exacerbent la propagation des fausses nouvelles à une échelle inédite. Ils accentuent la polarisation du débat public en enfermant les utilisateurs dans des bulles de filtre.
Ce modèle a conféré aux plateformes un pouvoir de manipulation lui-même inédit, non seulement en raison de leur capacité à capter des données personnelles, mais aussi et surtout du fait de leurs algorithmes, qui deviennent de véritables leviers de contrôle.
Ces mécanismes servent à la fois les intérêts commerciaux de diverses entreprises et certaines ambitions étatiques, notamment par le biais des législations extraterritoriales.
Cette configuration des plateformes ouvre la voie à des ingérences étrangères d’ores et déjà documentées. Je pense par exemple aux tentatives de manipulation électorale via TikTok en Roumanie, ou encore aux campagnes de désinformation orchestrées par l’Azerbaïdjan. Ces ingérences mettent en péril la sincérité du débat démocratique.
Dans le même temps, certains dirigeants de plateformes s’immiscent dans les affaires politiques nationales. En Allemagne, Elon Musk a ainsi pu apporter son soutien à l’AfD.
Le flou juridique entourant la responsabilité éditoriale de ces acteurs, malgré l’influence directe de leurs algorithmes, accroît encore les risques pesant sur notre espace public comme sur notre démocratie.
Face à ces constats alarmants, l’Union européenne a fait le choix de la régulation. Le règlement général sur la protection des données, entré en vigueur en 2018, a permis aux utilisateurs de mieux contrôler la collecte et l’emploi de leurs données personnelles. Depuis 2024, le règlement sur les marchés numériques et le règlement sur les services numériques viennent compléter ce cadre.
Le DMA cible les pratiques des contrôleurs d’accès, ces plateformes en ligne qui, du fait de leur position dominante, disposent d’un pouvoir d’influence significatif sur le marché numérique. Quant au DSA, il fixe diverses obligations aux grandes plateformes, qu’il s’agisse de la transparence, de la modération des contenus et de la lutte contre les contenus illicites.
Néanmoins, pour être efficace, ce cadre réglementaire doit être mis en œuvre de manière rigoureuse, rapide et uniforme par la Commission européenne, dont l’attitude suscite de légitimes interrogations. Sa célérité paraît toute relative – je l’observe à mon tour –, sa prudence trahissant manifestement la crainte de froisser la Maison-Blanche.
La lenteur des enquêtes, et plus encore le report, qui vient d’être annoncé, des sanctions prévues contre Apple et Meta au titre du DMA prouvent quant à eux combien nous peinons à protéger notre espace public numérique.
Je le dis avec conviction : aujourd’hui, la Commission européenne n’est pas à la hauteur des enjeux.
Par une proposition de résolution européenne adoptée le mois dernier par notre commission des affaires européennes, un texte dont Catherine Morin-Desailly et moi-même avons été les corapporteures, les élus du groupe socialiste demandent, en conséquence, une application pleine et entière de la réglementation numérique européenne. Ils réclament en particulier l’examen des suspensions de services défaillants permises par le DSA en cas de crise.
Mme Catherine Morin-Desailly. Exactement !
Mme Florence Blatrix Contat. Madame la ministre, à l’heure où les États-Unis frappent nos industries, n’est-il pas selon vous paradoxal que l’Europe s’autocensure…
M. Pierre Ouzoulias. Exactement !
Mme Catherine Morin-Desailly. C’est vrai !
Mme Florence Blatrix Contat. … dans l’application de ses propres règles contre les géants du numérique ?
Toutefois, l’application stricte du cadre juridique existant ne suffira pas. Pour garantir la sincérité du débat public face aux ingérences et aux manipulations, nous devons impérativement renforcer notre régulation et nous doter d’infrastructures numériques souveraines.
En matière de régulation, nous insistons dans notre proposition de résolution européenne, texte dont nous espérons l’adoption prochaine, sur deux chantiers prioritaires : il faut à la fois renforcer le rôle des autorités nationales dans la mise en œuvre du DSA et créer un réseau européen de veille contre les ingérences numériques, inspiré de Viginum. (Mme Catherine Morin-Desailly approuve.)
Il est tout aussi urgent de réformer le régime de responsabilité des plateformes. Celles dont les algorithmes modèlent l’accès à l’information doivent faire l’objet d’obligations comparables à celles que respectent les éditeurs.
Enfin, nous devons garantir la portabilité et l’interopérabilité des données entre plateformes. Il doit s’agir d’un droit effectif, au service des utilisateurs.
M. Pierre Ouzoulias. Très bien !
Mme Florence Blatrix Contat. Reconnaissons aussi que l’approche actuelle des sanctions financières a atteint ses limites.
Les géants du numérique, dont l’impératif de croissance prime toute règle d’intégrité, considèrent désormais les amendes comme de simples taxes. (Mme la ministre déléguée manifeste son désaccord.)
Mme Catherine Morin-Desailly. C’est vrai !
Mme Florence Blatrix Contat. Leur modèle économique lui-même tient compte de ces sanctions, qui, dès lors, ne permettent pas de contenir leurs abus et ne sauraient menacer leur position dominante.
Cette impuissance nous expose à ce que les économistes Yanis Varoufakis et Cédric Durand ont nommé le « techno-féodalisme », un système où des entreprises privées, propriétaires des infrastructures et des données, s’érigent en nouveaux seigneurs numériques, captant la richesse produite par le travail gratuit des utilisateurs.
Madame la ministre, pour rompre avec cette dynamique et renforcer la régulation des plateformes aux échelles nationale et européenne, quelles initiatives concrètes la France entend-elle prendre, en particulier pour lutter contre les abus de position dominante ?
À cet égard, quelles sont vos premières observations quant à la mise en œuvre de la loi Sren ? Je pense notamment à la coordination des régulateurs nationaux. À quel horizon un premier bilan d’étape est-il envisagé ?
De surcroît, si nous voulons préserver la sincérité du débat public et bâtir une véritable souveraineté numérique européenne, nous devons aller au-delà d’une simple régulation. Nous devons créer nos propres outils et nos propres plateformes, structures fondées sur des règles éthiques, respectant nos valeurs et soutenues par l’investissement public.
M. Pierre Ouzoulias. Beau programme !
Mme Florence Blatrix Contat. C’est l’une des préconisations fortes exprimées dans notre proposition de résolution européenne.
Là est, en effet, le nerf de la guerre. Face aux géants extra-européens, il ne suffit pas de poser des garde-fous. Il faut être capable d’innover et de produire, ce qui suppose de maîtriser les technologies stratégiques.
L’Europe regorge d’entreprises talentueuses. Comme le rappelle Bernard Benhamou, nous devons les soutenir sans hésitation pour éviter la « trappe à médiocrité technologique » qui nous menace si nous restons dépendants de solutions venues d’ailleurs. Cet effort doit se traduire par un investissement massif dans les infrastructures numériques clés : le quantique, l’open source, les semi-conducteurs, l’informatique en nuage ou encore les supercalculateurs.
Un tel travail suppose aussi un changement d’échelle. Le numérique doit devenir une authentique priorité budgétaire, notamment dans le prochain cadre financier pluriannuel européen.
Enfin, les règles de la commande publique doivent être réformées. Nous devons faire de cette dernière un véritable levier stratégique au service des acteurs européens du numérique.
La révision de la directive sur les marchés publics, prévue pour 2026, doit pleinement traduire cette ambition et inclure la règle de la préférence européenne dans nos achats publics.
Dans cette perspective, madame la ministre, faites-vous vôtre l’ambition d’une stratégie industrielle et numérique européenne, fondée sur l’investissement public, la maîtrise des technologies et la préférence européenne ? Estimez-vous que la France et l’Europe doivent se fixer pour objectif d’accompagner l’émergence de véritables plateformes numériques européennes ? Dans l’affirmative, quelles initiatives concrètes entendez-vous défendre, en France comme en Europe ?
Je le rappelais en préambule : à l’origine, le numérique portait en lui la promesse d’une ère nouvelle pour la démocratie et le débat public, promesse qui se trouve aujourd’hui menacée.
Face à cette dérive, notre devoir est clair. Il faut réaffirmer la primauté de l’intérêt général sur les logiques mercantiles, construire une régulation ambitieuse qui protège nos fondements démocratiques et investir dans les infrastructures numériques souveraines. (MM. Thomas Dossus et Pierre Ouzoulias applaudissent.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l’intelligence artificielle et du numérique. Je vous remercie de toutes vos questions et des points d’attention que vous avez indiqués, madame la sénatrice.
Soyez-en assurée, non, l’Europe ne s’autocensurera pas quant à l’application des textes que vous évoquez. Telle est la position que la France tient fermement, de même qu’un très grand nombre de nos partenaires – je tiens à vous rassurer sur ce point –, avec lesquels j’échange beaucoup en ce moment. Nous ne fléchirons pas et veillerons au contraire au respect de la réglementation ambitieuse dont l’Europe s’est dotée.
J’estime qu’il nous faut aujourd’hui nous atteler à la question de la souveraineté numérique, qu’évoquait également Mme Morin-Desailly. Vous avez avancé plusieurs pistes, madame la sénatrice Blatrix Contat. Dans le temps qui m’est accordé, je m’arrêterai sur la commande publique, qui constitue en effet un levier.
En ce début d’année, la présidente de la Commission européenne, Mme von der Leyen, a parlé de « préférence européenne », des termes importants dans le contexte actuel, car si nous nous sommes créé des dépendances au cours des trente dernières années, il nous faut aujourd’hui nous en défaire au plus vite.
Dans le cadre des différentes directives qui sont aujourd’hui explorées, je veillerai, avec l’administration de Bercy, à considérer tous les aspects que la préférence européenne revêt s’agissant des services numériques.
J’en viens à mon propos conclusif.
Je vous remercie sincèrement, mesdames, messieurs les sénateurs, de la richesse de nos échanges sur ce sujet fondamental qu’est le numérique, qui a désormais une place considérable dans la vie de nos concitoyens.
Nos échanges attestent la lucidité avec laquelle nous abordons l’un des défis les plus importants de notre époque, celui de la sincérité du débat public dans un espace numérique devenu très souvent, trop souvent, et pour beaucoup de nos concitoyens, le premier lieu d’information et parfois de désinformation, de manipulation, voire d’addiction.
Dans un monde qui se construit désormais avec les technologies numériques, ce bien commun que constitue notre démocratie est mis à l’épreuve au sein de ce que l’on peut qualifier d’agoras numériques. Je ne puis donc que partager pleinement votre conviction qu’il nous faut tout faire pour défendre la démocratie. Nous le faisons déjà en Européens, fidèles à nos valeurs.
Je sais les formidables chances que représente le numérique dans de nombreux domaines : les avancées scientifiques, l’émancipation et tous les nouveaux usages que le numérique a pu nous apporter au cours des dernières décennies.
Toutefois, si je suis non pas ambassadrice, mais ministre du numérique et de l’intelligence artificielle, c’est parce que, derrière toutes ces formidables chances, il y a un certain nombre de défis qu’il est de notre responsabilité collective de regarder en face. Pour que le numérique reste un outil de progrès et d’émancipation, il nous faut en effet apporter des réponses à ces difficultés.
Je regarde donc la réalité en face. La question des plateformes numériques est partie prenante de cette réalité. Elle façonne de plus en plus l’opinion publique et fait la part belle à des contenus parfois trompeurs, que certaines puissances étrangères instrumentalisent pour influencer nos débats ou nos choix, voire – cela a été rappelé –, dans certains pays de l’Union européenne, nos élections.
Les algorithmes jouent un rôle clé dans ces entreprises de désinformation et de manipulation. La santé de notre démocratie ne doit pas dépendre des systèmes de recommandation, qui favorisent les contenus polarisants, outranciers et qui cherchent à capter notre attention en faisant appel à nos émotions les plus négatives.
En somme, la recherche de viralité a trop souvent remplacé la quête de véracité, et j’y suis d’autant plus vigilante que l’irruption fracassante de l’intelligence artificielle générative est un facteur d’accentuation de ce phénomène.
Je me félicite de la prise de conscience, que je crois collective, des mécanismes de l’attention souterrains et des algorithmes qui ébranlent parfois les piliers de notre société.
La France et l’Union européenne n’ont pas attendu pour agir afin de préserver le cadre et les valeurs auxquels nous sommes attachés. Contrairement à ce que l’on entend parfois, il s’agit non pas d’entraver, mais bien de défendre notre liberté d’expression des armes commerciales conçues pour la saper.
Je pense à la création de Viginum, cité par plusieurs orateurs, qui détecte les ingérences informationnelles étrangères. De nombreux pays nous envient ce service. Je pense également à la loi Sren, adoptée en 2024, qui confère à l’Arcom de nouveaux pouvoirs d’injonction pour lutter, par exemple, contre les contenus diffusés par des médias qui seraient visés par des sanctions internationales.
Je pense enfin au développement de l’éducation aux médias et à l’information, qui constitue un pilier de notre politique éducative. Il nous faut toutefois aller plus loin, et j’entends la proposition de Mme la sénatrice Catherine Morin-Desailly en la matière, car la question des compétences numériques est en effet cruciale au regard des enjeux que nous avons évoqués au cours de ce débat.
Sur le plan européen, les avancées ont été déterminantes, ambitieuses, mais aussi déterminées. Nous serons très vigilants quant à leur application.
Nous avons souvent évoqué dans le cadre du débat le DSA et le DMA, deux règlements européens qui confèrent aux plateformes une responsabilité quant aux contenus dont elles permettent la diffusion, de manière à détecter et à limiter les risques systémiques que leur modèle fait peser sur les droits fondamentaux et la qualité de l’information.
En Européens, nous nous sommes dotés d’un très ambitieux arsenal de lutte contre la désinformation. Avec mes homologues européens, je veillerai à faire respecter ces dispositions.
La réglementation européenne sur l’intelligence artificielle est souvent présentée comme une entrave à l’innovation. On entend en effet souvent que l’Europe régule, tandis que d’autres nations innovent.
Cette réglementation prévoit pourtant simplement qu’il y a certains usages que nous ne souhaitons pas en Europe. Nous ne voulons pas, par exemple, d’une intelligence artificielle qui déterminerait l’orientation sexuelle ou la notation sociale des individus. Nous ne voulons pas de ce type d’intelligence artificielle en Europe, et c’est une bonne chose.
Il nous faut par ailleurs innover, pour être en mesure de construire des technologies en ligne avec nos valeurs.
Mme la présidente. Veuillez conclure, madame la ministre déléguée.
Mme Clara Chappaz, ministre déléguée. L’expérience montre que les menaces évoluent vite.
Je terminerai en disant quelques mots de la menace qui me paraît la plus fondamentale, celle qui pèse sur les publics les plus vulnérables. Je veux faire de la protection des mineurs en ligne une priorité. Il nous faut en effet protéger nos jeunes de certains contenus et lutter fermement contre les mécanismes addictifs des algorithmes. En la matière, j’estime qu’il ne faut pas nous interdire d’interdire aux mineurs de moins de 15 ans l’accès aux réseaux sociaux. J’en ferai une priorité.
Conclusion du débat
Mme la présidente. En conclusion du débat, la parole est à M. Thomas Dossus, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER et CRCE-K.)
M. Thomas Dossus, pour le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires. Madame la ministre, je tiens tout d’abord à vous remercier de vos réponses, ainsi que vous, mes chers collègues, de votre contribution.
Nous partageons la même lucidité, l’essentiel des constats et le souci de préserver les mêmes grands équilibres pour garantir la pérennité de notre débat public. Nous avons besoin aujourd’hui de la détermination sans faille de chacun, de l’Europe et du Gouvernement, pour garantir la vitalité de ce dernier.
J’ai bien entendu que le DSA et le DMA ne feront pas l’objet de marchandages, madame la ministre. C’est heureux, et nous comptons sur vous pour tenir bon.
Je vous remercie d’avoir rappelé qu’il ne doit pas y avoir d’impunité en ligne et que l’anonymat, en réalité, n’existe pas. Dotons donc les brigades concernées de moyens d’enquête.
Votre soutien à la proposition d’un Viginum européen est par ailleurs précieux.
Je suis enfin impatient de voir aboutir les enquêtes européennes sur les plateformes. Elles démontreront la robustesse ou, au contraire, les défaillances de nos outils de régulation.
Oui, c’est le rôle de la France que d’en être le fer de lance, face à des pays, adversaires ou anciens alliés, dont l’objectif est de faire la guerre à nos sociétés multiculturelles, à nos valeurs démocratiques et à nos libertés publiques.
Toutefois, la France doit aussi se prémunir d’une forme de dérive. Nous voyons en effet se mettre en place à bas bruit une société d’algorithmes, où des décisions lourdes de conséquences – qu’il s’agisse d’allocations, de contrôles ou de sanctions – sont prises sans transparence, sans recours et sans humanité.
Dans nos services publics, des algorithmes sont déjà utilisés pour détecter les fraudes, traquer les chômeurs, hiérarchiser les urgences, le tout dans une logique comptable, punitive et parfois déshumanisée.
Par exemple, quelque dix associations, dont le Secours catholique et Emmaüs, ont annoncé avoir saisi le Conseil d’État pour dénoncer les dysfonctionnements de la plateforme de demande de titres de séjour de l’administration numérique pour les étrangers en France (Anef). Selon ces associations, il s’agit non pas de simples problèmes techniques, mais d’une volonté politique d’ajouter des obstacles dans le parcours des immigrés. Et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.
Ne laissons pas notre pays dériver, à l’image de ce qu’Elon Musk accomplit aujourd’hui au sein de son empire nommé Doge, où règnent l’arbitraire, la démagogie et les provocations permanentes. Nous voyons bien à quoi mène une technologie sans régulation, sans garde-fou et sans vision collective.
Si nous n’agissons pas, le projet politique d’une société régie par les algorithmes se fera au détriment de nos libertés. C’est cette vision du numérique qu’il nous faut refuser avec force. Or tel est précisément le rôle de la représentation nationale, mes chers collègues.
Il nous faut aujourd’hui réguler le monde numérique par le contrôle démocratique. Transparence, débat public et règles collectives doivent être les maîtres mots.
Nos grandes lois sur la liberté de la presse, l’organisation des campagnes électorales et leur financement ont instauré des dispositifs du même type. Il est temps d’en faire autant pour les réseaux sociaux, leurs algorithmes et l’intelligence artificielle.
C’est une condition de survie démocratique. À défaut, notre capacité à faire société elle-même serait menacée d’effritement et notre avenir se jouerait entre les mains d’intérêts privés, financiers ou géopolitiques qui, par définition, ne défendent jamais l’intérêt général.
Comme ma collègue Catherine Morin-Desailly l’a indiqué, il nous faut construire nos propres infrastructures, développer des outils publics et éthiques, financés, distribués et gouvernés de manière plus démocratique. La solution ne tient pas à un rejet pur et simple, qui s’apparenterait à de la technophobie. La solution, politique, passe par un écosystème numérique européen plus proche de nos valeurs communes. Mon collègue Guillaume Gontard en a esquissé les contours.
Je le disais en introduction de ce débat : nous sommes face à un risque de grande bascule. Pour être mortelles, nos démocraties n’en sont pas moins résilientes. Nous devons renforcer leur robustesse, non pas en nous emparant des armes de nos ennemis, mais en faisant la lumière sur les ingérences et les manipulations, ainsi qu’en garantissant la transparence et la modération.
Pour conclure, je reprendrai l’injonction du chercheur Hugo Micheron, qui estime que, dans un monde où les attributs de la puissance sont redistribués par la nouvelle donne technologique, il est temps que, aux ingénieurs du chaos, l’Europe puisse opposer les ingénieurs de la démocratie. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER et CRCE-K.)
M. Pierre Ouzoulias. Très bien !
Mme la présidente. Nous en avons terminé avec le débat sur le thème : « Pour garantir la sincérité du débat public, quelle mise en œuvre des politiques françaises et européennes de régulation des plateformes en ligne ? »
9
Ordre du jour
Mme la présidente. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée au lundi 28 avril 2025 :
À quinze heures :
Conclusions de la commission mixte paritaire sur la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic (texte de la commission n° 535, 2024-2025) et conclusions de la commission mixte paritaire sur la proposition de loi organique fixant le statut du procureur de la République anticriminalité organisée (texte de la commission n° 536, 2024-2025) ;
Explications de vote puis vote sur la proposition de loi relative à la restitution d’un bien culturel à la République de Côte d’Ivoire, présentée par M. Laurent Lafon et plusieurs de ses collègues (procédure accélérée ; texte de la commission n° 530, 2024-2025) ;
Débat sur l’intelligence artificielle ;
Débat sur le thème « Comment relancer le fret ferroviaire ? ».
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
(La séance est levée à dix-sept heures trente-cinq.)
Pour le Directeur des comptes rendus du Sénat,
le Chef de publication
FRANÇOIS WICKER