M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Monsieur le sénateur Ravier, c’est une grande émotion que d’entendre vos leçons sur la naïveté, vous qui vous réjouissiez de l’élection de Donald Trump, le même qui menace aujourd’hui nos intérêts économiques, ceux de nos agriculteurs, de nos viticulteurs et de nos entreprises avec les droits de douane massifs imposés à l’économie européenne !
Il est aussi frappant de vous entendre parler de naïveté quand vous et vos alliés politiques avez prôné l’alliance avec Vladimir Poutine. Vous avez vous-même participé à l’observation électorale des élections truquées en Russie,…
M. Stéphane Ravier. Pas plus qu’à Marseille !
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. … pour légitimer le régime de Vladimir Poutine !
Je vous le dis sans naïveté et avec lucidité, monsieur le sénateur : oui, nous réarmons notre continent. Oui, nous sortons de la naïveté commerciale. Oui, nous sommes capables de défendre nos intérêts et d’assumer des rapports de force. Oui, nous sommes aussi capables de nous protéger face aux défis migratoires !
En effet, même vos alliés politiques le constatent aujourd’hui en Europe : la meilleure réponse face au défi migratoire, c’est évidemment la coopération européenne. C’est évidemment la mise en œuvre du pacte asile et migration, qui permettra une première sélection des demandeurs d’asile aux frontières de l’Union européenne. C’est évidemment la mutualisation de nos instruments sur les visas, sur l’aide au développement et sur la conditionnalité des accords commerciaux. Et c’est évidemment le fait d’assumer des rapports de force à l’échelon européen. Même des pays comme l’Italie de Mme Meloni le demandent aujourd’hui !
Sans naïveté, et avec une grande lucidité face aux menaces, face aux défis, nous faisons effectivement le choix européen ! (Mme Hélène Conway-Mouret et M. Didier Marie applaudissent.)
M. le président. La parole est à Mme Marta de Cidrac. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Marta de Cidrac. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’Union européenne a dévoilé le 19 mars dernier un document politique majeur, son livre blanc pour une défense européenne, accompagné du plan d’action ReArm Europe. Il s’agit de renforcer l’autonomie stratégique de l’Union et de soutenir les capacités de défense de ses États membres.
Au travers de ce texte, la Commission acte ce que beaucoup d’entre nous constatent ici depuis des années : l’ère des dividendes de la paix est bel et bien révolue ; et, sans base industrielle solide, il ne peut y avoir de puissance stratégique.
Face aux nouvelles menaces, à la guerre qui fait rage en Ukraine, à la fragilité croissante de l’ordre international et à la perspective du désengagement américain, l’Europe n’a d’autre choix que de se préparer et de s’armer sans déposséder les États membres de leurs prérogatives régaliennes.
Le livre blanc le dit clairement, les investissements européens dans la défense étaient insuffisants, fragmentés et souvent inefficaces. Beaucoup ont nourri le consortium militaro-industriel américain, nos voisins et alliés considérant le parapluie états-unien comme éternel et hésitant sur les solutions européennes existantes, pour ne pas dire les solutions françaises. L’Europe ne peut plus et ne doit plus confier sa sécurité aux États-Unis, un allié qui n’a comme boussole que ses seuls intérêts. L’heure est à la prise de conscience et à la correction, et c’est tant mieux !
Pour assurer sa propre sécurité, l’Europe ne pourra faire l’économie d’une harmonisation des standards et des procédures, harmonisation qui sera indispensable pour une mise en place efficace d’une interopérabilité entre États membres.
Toutefois, dans cette nouvelle ambition européenne, qui passe par le soutien à l’Ukraine ou encore par la consolidation de l’industrie européenne de défense, la France a un rôle central à jouer en tant que puissance nucléaire disposant de compétences reconnues et d’un véritable tissu industriel. Oui, la France est un acteur militaire important au sein de l’Union et au sein de l’Otan.
Avec le plan ReArm Europe, la Commission propose plus de 800 milliards d’euros mobilisables répartis autour de trois axes : un effort budgétaire national coordonné, via la clause dérogatoire du pacte de stabilité ; la création de l’instrument Safe, capable de lever jusqu’à 150 milliards d’euros sur les marchés pour financer des achats conjoints ; la mobilisation de la Banque européenne d’investissement et de l’épargne privée pour structurer un écosystème industriel de défense pérenne.
Ce plan constitue une avancée majeure dans la maturation stratégique de l’Union. Il est à la fois une réponse à l’urgence, en soutenant concrètement l’Ukraine, et une vision de long terme, en favorisant l’innovation et l’autonomie stratégique.
Toutefois, permettez-moi, mes chers collègues, de formuler trois conditions indispensables à sa réussite.
Tout d’abord, l’Europe ne pourra pas se contenter d’un empilement de contributions nationales. Il faudra de la cohérence, de la mutualisation et de la lisibilité budgétaire.
Ensuite, le renforcement de notre base industrielle et technologique de défense ne doit pas être sacrifié sur l’autel des achats rapides ou des intérêts particuliers. Le soutien à l’innovation, aux PME et aux capacités critiques doit être central. Surtout, nous devons garantir que chaque euro investi ira bien à la BITDE, et non vers des industries étrangères.
Enfin, ce plan ne pourra pas réussir sans une volonté politique forte, constante et partagée entre les États membres. La France, membre permanent du Conseil de sécurité, nation-cadre en Europe, a une responsabilité historique dans cette dynamique.
Ce livre blanc ne règle pas tout – il ne remplace ni l’Otan ni nos responsabilités nationales –, mais il marque un tournant, un sursaut, une déclaration d’intention forte, celle d’une Europe qui veut non plus subir, mais choisir. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Madame la sénatrice de Cidrac, je partage fondamentalement votre constat et vos propositions. Vous avez insisté sur trois éléments.
Le premier est la nécessité d’une cohérence dans les projets industriels. S’il faut évidemment respecter la souveraineté des États membres, il convient d’apporter plus de lisibilité pour nos industriels et de nous prémunir contre les risques de redondance industrielle. Vous avez évidemment raison sur ce point. Cela fait d’ailleurs partie des objectifs du plan Safe et du livre blanc.
Le deuxième est le renforcement à long terme de notre BITDE en soutenant nos innovateurs et nos start-up. Nous avons tellement de pépites en France ! Je pense notamment à l’intelligence officielle et au quantique. Faisons en sorte de leur donner les moyens de se développer, de se financer et d’être véritablement compétitives à l’échelle internationale.
Les retards et les dépendances que nous avons aujourd’hui dans d’autres secteurs sont liés au fait que nous avons raté quelques-uns des tournants technologiques des décennies précédentes.
Pour ne pas être en situation de dépendance capacitaire, nous devons à la fois combler nos lacunes actuelles et faire en sorte de ne pas en avoir à l’avenir. Il faut donc soutenir des écosystèmes de recherche et d’innovation. Pourquoi ne pas développer des Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency) – vous savez, il s’agit de cette agence du Pentagone qui est à l’origine d’innovations technologiques comme le GPS ou encore internet – à l’européenne.
Renforçons les outils européens dont nous disposons. Je pense par exemple à European Innovation Council, cette agence qui doit investir dans l’innovation en Europe, mais qui pourrait être renforcée, notamment dans ses financements. J’ai également fait référence tout à l’heure au mandat de la Banque européenne d’investissement.
Le troisième élément que vous avez évoqué, c’est la volonté politique. Vous avez évidemment raison, madame la sénatrice. La France a une responsabilité et un rang particuliers à tenir. Elle est une puissance dotée de l’arme nucléaire et un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Elle défend depuis 2017 l’ambition de l’autonomie stratégique et elle continuera de le faire.
M. le président. La parole est à Mme Hélène Conway-Mouret. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST.)
Mme Hélène Conway-Mouret. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce livre blanc européen, le premier du genre, n’est pas un simple document ; il est l’affirmation d’une volonté politique d’avancer ensemble.
Néanmoins, l’ambition ne suffit pas. Encore faut-il nous en donner les moyens. Les dépenses de défense des États membres ont, certes, augmenté de 31 % depuis 2021, mais le compte n’y est toujours pas. Si chacun a jusqu’à présent investi selon ses propres priorités, le moment est venu de mutualiser nos efforts.
Il est possible de structurer une véritable BITDE grâce à des coopérations industrielles bilatérales ou multilatérales. Je pense à l’accord CaMo (capacité motorisée) avec la Belgique ou au système de défense antiaérienne Mamba avec l’Italie. Mais un obstacle persiste : celui de la concurrence intra-européenne entre nos industriels, qui s’ajoute à la concurrence internationale.
Monsieur le ministre, n’est-ce pas le moment d’envisager un marché intégré ou, en tout cas, de revoir les règles de notre marché intérieur pour aligner nos ambitions stratégiques sur nos pratiques économiques ? Face aux géants qui nous entourent, l’Union est un puissant levier pour faciliter les coopérations, renforcer l’interopérabilité, réduire les coûts, mais aussi soutenir les infrastructures à double usage pour la mobilité militaire et les communications.
M. le ministre Lecornu a déclaré que l’argent du contribuable européen ne peut pas être dépensé « pour produire sous licence des équipements américains ». Je partage son point de vue. Il y va en effet de la souveraineté de l’Europe.
Cette souveraineté passe d’abord par la réduction de nos dépendances. Où en sommes-nous de la désitarisation de nos matériels ? Pourrons-nous encore dépendre d’un standard de liaison de données tactiques de l’Otan, alors que des solutions européennes pourraient émerger ? Que faisons-nous pour sécuriser nos accès aux matériaux critiques et renforcer une main-d’œuvre européenne ?
Sur le plan financier, nombre de nouvelles initiatives vont dans le bon sens. Je voudrais néanmoins vous alerter sur la révision du Fonds européen de développement régional (Feder). Le danger serait qu’il subventionne des usines produisant du matériel américain exporté vers les États-Unis, comme c’est déjà le cas dans le domaine civil.
Ce livre blanc nous invite à penser l’après, un avenir sous la forme d’une alliance européenne étendue au Royaume-Uni et à la Norvège, fondée sur l’acquis otanien et articulée autour des forces de dissuasion franco-britanniques, des moyens terrestres allemands et polonais et des capacités navales espagnoles, grecques ou italiennes.
Dans ce paysage, la France peut être le moteur de la défense européenne, du fait non seulement de son modèle d’armée complet, de l’excellence de son industrie, mais surtout de sa dissuasion nucléaire entièrement indépendante, potentielle clé de voûte de la sécurité du continent, à condition de prendre des engagements politiques et stratégiques plus fermes. Cela signifie aussi prendre des mesures concrètes et tangibles avec nos partenaires.
Monsieur le ministre, au-delà des missions de réassurance de l’Otan, n’est-il pas temps d’adosser notre garantie de sécurité au déploiement de troupes et de capacités, par exemple en Pologne ?
Nos lacunes restent nombreuses en matière de commandement, de défense solaire, de renseignement satellitaire, de frappe dans la profondeur ou encore de guerre électronique. Les combler exigera des investissements colossaux pour soutenir l’Ukraine aujourd’hui et assurer notre sécurité demain. Ces enjeux dépassent les capacités d’un seul pays. Ce livre blanc devra donc irriguer nos politiques nationales. Ces conclusions seront-elles intégrées dans la prochaine Revue nationale stratégique, en lien avec les stratégies de défense de nos partenaires ?
Monsieur le ministre, de retour d’un déplacement à Washington, je peux vous affirmer que les Américains s’organisent. Ils sont prêts à produire et à exporter pour renforcer leur industrie et créer des emplois chez eux. Et nous, Européens, quel est notre cap ? (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. Jacques Fernique applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Madame la sénatrice Conway-Mouret, je vous remercie de vos questions précises. Vous soulignez des exigences et des ambitions que nous devons avoir dans les prochaines années, tout en signalant des points de vigilance.
Toutefois, c’est avec prudence que j’aborderai la question du marché intégré de la défense. Nombre de sénateurs ont évoqué les risques – d’ailleurs, il s’agit non pas de risques, mais de faits avérés – de duplication et de redondance entre les systèmes d’armement.
Songeons à tous les systèmes de missiles ou de tanks qui existent. Il peut y avoir des standards en Europe, mais le marché de l’industrie de l’armement n’est pas tout à fait une industrie comme les autres. Dès lors, l’aligner sur les règles concurrentielles régissant aujourd’hui les aides d’État, alors qu’il s’agit en premier lieu d’un instrument de souveraineté adossé à la politique des États membres, ne nous paraît pas idoine.
Trouvons un équilibre entre, d’une part, la désignation des domaines capacitaires dans lesquels nous avons des dépendances et nous devons investir, et, d’autre part, le respect de ce que ces industries représentent en termes de souveraineté pour les États membres.
Vous avez mentionné un certain nombre de dépendances, en particulier dans le renseignement. C’est la raison pour laquelle j’ai souligné l’importance du spatial, qui est parfois quelque peu occulté quand on parle de la chose militaire ; il est d’ailleurs aussi dans le portefeuille du commissaire Kubilius.
Songeons au rôle que joue aujourd’hui Starlink, avec les menaces d’Elon Musk de le débrancher ; il y a aussi un débat en Italie sur l’utilisation de ce fournisseur d’accès. Il est urgent de déployer le système Iris et d’en accélérer le déploiement pour réduire au maximum nos dépendances.
Je vous rejoins sur la question des matériels américains. En effet, il s’agit non pas simplement d’avoir des entreprises américaines ou des entreprises américaines sous pavillon européen, hormis des joint-ventures qui viendraient produire en Europe – en l’occurrence, nous considérons que cela relève de la préférence européenne –, mais bien de garder l’autorité de conception et, a minima, 65 % de composants européens du début à la fin dans les produits finis.
M. le président. Il faut conclure, monsieur le ministre.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. Il s’agit évidemment de soutenir notre BITDE et l’industrie européenne et de ne pas recréer de dépendances.
M. le président. La parole est à Mme Hélène Conway-Mouret, pour la réplique.
Mme Hélène Conway-Mouret. Monsieur le ministre, je vous ai interrogé sur le marché intégré non pas parce que j’y crois, mais parce que je souhaitais entendre votre réponse sur cette question importante.
Je remercie le groupe Les Républicains d’avoir été à l’initiative de ce débat. Je crois en effet qu’il y a une inquiétude croissante chez nos compatriotes. Il y a eu l’Ukraine ; il y a maintenant l’incertitude liée à l’éloignement des Américains.
Nous avons, me semble-t-il, besoin d’entendre des engagements fermes de la part du Gouvernement sur les coopérations renforcées que nous pouvons avoir avec nos partenaires. Je pense notamment à la question qui est, je crois, la plus politique, à savoir celle de la dissuasion nucléaire. À mon sens, nous avons besoin d’un vrai débat sur la manière dont la France peut éventuellement apporter à l’échelle du continent une dissuasion nucléaire qui, de fait, nous protégerait collectivement.
Nous devons aussi – cela a été abordé par un grand nombre de mes collègues – nous donner les moyens de nos ambitions ; il me paraît également essentiel d’avoir ce débat.
M. le président. La parole est à Mme Catherine Belrhiti. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)
Mme Catherine Belrhiti. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous débattons aujourd’hui d’une question cruciale pour l’avenir de la sécurité et de la souveraineté de l’Europe : le livre blanc de la Commission européenne sur la défense. Ce document présente des pistes pour renforcer les capacités militaires européennes et coordonner la défense sur notre continent.
Cependant, il est essentiel de garder à l’esprit que la défense reste une compétence régalienne des États. Nous partageons l’idée qu’une Europe de la défense plus forte est nécessaire, mais nous avons des réserves sur certaines propositions.
Nous ne remettons pas en cause la nécessité d’un renforcement des capacités de défense au sein de l’Union européenne, mais nous estimons que ce renforcement ne doit pas signifier la dilution de la souveraineté des États membres. La défense, la gestion des forces armées et la sécurité doivent relever du contrôle des autorités nationales. La Commission européenne doit se limiter à un rôle de soutien et de coordination, sans interférer dans les choix stratégiques de chaque pays.
Cela dit, ce livre blanc soulève des enjeux importants pour l’avenir de l’industrie de défense européenne. Nous devons garantir à l’Europe une capacité d’innovation et de production militaire autonome, indépendamment des fournisseurs étrangers. Il est inconcevable que 80 % des dépenses européennes en matière de défense soient encore allouées à des équipements produits en dehors de l’Union, comme le soulignent les auteurs du rapport de la commission de l’industrie, de la recherche et de l’énergie de 2023. Cette situation expose l’Europe à des dépendances stratégiques dangereuses.
De plus, nous appelons de nos vœux l’introduction de critères de préférence européenne dans les actes d’achat de matériel et défense, afin de soutenir prioritairement nos entreprises et technologies locales. Il s’agit non pas d’un protectionnisme à outrance, mais d’une mesure pragmatique visant à garantir l’autonomie stratégique de l’Europe. Si nous voulons une Europe forte, il est impératif que notre industrie de défense soit renforcée et compétitive sur la scène mondiale.
Cependant, la coopération avec nos alliés, en particulier au sein de l’Otan, reste un axe stratégique fondamental. L’Europe doit pouvoir agir en coordination avec ses partenaires, mais il est essentiel de ne pas confondre cette coopération avec une intégration supranationale. Chaque État membre doit garder le contrôle sur ses décisions en matière de sécurité.
Pour conclure, nous soutenons une Europe de la défense forte et compétitive, mais il est impératif que cette Europe ne se transforme pas en une Union imposant une vision uniforme de la défense. La défense doit rester sous le contrôle exclusif de chaque pays, afin d’assurer une Europe autonome, forte et respectueuse de ses États souverains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Madame la sénatrice, nous avons en effet parlé de la préférence européenne, mais je tiens à souligner combien nous partageons évidemment cette exigence de vigilance quant à la souveraineté des États membres dans la définition de la politique de défense à l’échelon européen.
Conclusion du débat
M. le président. En conclusion du débat, la parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de ce débat de qualité, qui nous a permis d’approfondir les questions liées au plan ReArm Europe et au livre blanc de la Commission européenne sur le réarmement de notre continent.
Alors que, nous le voyons, nombre de nos partenaires sont en train d’évoluer sur la préférence européenne, la dépendance vis-à-vis des États-Unis et l’appréciation de la menace, nous avons tous un rôle à jouer pour accompagner ce débat européen. Et je sais que vous contribuez, au sein des groupes d’amitié, dans les enceintes de dialogue interparlementaire ou encore dans les différentes réunions et les forums de think tanks, à faire entendre la voix de la France et sa perspective singulière de soutien à l’autonomie stratégique.
Nous voyons évoluer les positions de nos partenaires allemands, polonais et baltes. Vous pouvez compter sur le soutien du Gouvernement et sur mon soutien personnel à cet égard.
Voilà quelques jours, j’étais à Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine, un pays dont l’unité et l’ordre constitutionnel sont aujourd’hui menacés par les visées sécessionnistes de M. Dodik en Republika Srpska. Encore un terrain au cœur du continent européen où la Russie tente, par ses ingérences, d’allumer des contre-feux pour promouvoir l’instabilité et le chaos directement à nos frontières !
Nous commémorerons cette année les 30 ans du génocide de Srebrenica et des accords de Dayton-Paris, qui ont mis fin à la situation en Bosnie.
Si j’évoque ce déplacement, c’est parce qu’il est d’usage d’entendre dans le débat public que la guerre serait de retour sur notre continent depuis le 24 février 2022 et l’invasion de la Russie en Ukraine. Mais la vérité est que nous, Européens, avons été dans une forme de déni de la guerre et de la violence pendant des décennies.
La guerre n’avait pas disparu du continent pendant des décennies, mais notre Europe était divisée par le rideau de fer avec des dizaines de millions de citoyens sous oppression soviétique et communiste, cet « Occident kidnappé », comme l’appelait Milan Kundera, derrière le rideau de fer.
Puis, dans les années 1990, il y a eu ce que nous avons cru être des anachronismes, le retour de vieilles haines, la guerre dans les Balkans, où nous avons dû attendre l’arrivée des États-Unis pour pouvoir mettre fin à un génocide sur notre sol.
En 2008, ce fut l’agression de la Russie contre la Géorgie. En 2014, à la suite du mouvement démocratique pro-européen du Maïdan, ce fut l’attaque de la Russie contre le Donbass et l’annexion de la Crimée. Et, bien entendu, il y a eu voilà trois ans la guerre contre l’Ukraine, avec la menace que fait porter la Russie sur l’ensemble de nos démocraties par ses ingérences, ses sabotages, ses attaques cyber, ses menaces, ses remises en question des frontières et des souverainetés des États libres issus de la fin de la guerre froide.
À cela s’ajoutent aujourd’hui les interrogations sur l’avenir de la garantie de sécurité américaine et de la relation transatlantique. Ce mouvement de fond structurel dépasse là encore la personne de Donald Trump, les administrations précédentes ayant déjà entamé leur pivot vers l’Asie et affiché des tendances au protectionnisme et à l’unilatéralisme.
Face à ce défi, la France porte toujours le même message, celui de l’autonomie stratégique de notre continent et de la nécessité de notre réarmement. Ce dernier doit être matériel – le plan ReArm n’en est qu’une étape –, mais aussi moral. Trop longtemps, l’Europe a ignoré sa puissance et sa force. Trop longtemps, elle a ignoré la réalité de la violence à ses frontières et celle des rapports de force imposés par ses partenaires et par ses compétiteurs.
Notre Europe a permis la plus longue période de paix que nous ayons connue sur notre continent, si bien qu’une guerre est aujourd’hui inenvisageable entre deux pays membres de l’Union européenne.
Toutefois, cette paix durable ne nous a peut-être pas préparés à comprendre que nos adversaires et nos rivaux pouvaient toujours nous désigner comme leurs ennemis – c’est ce qu’a fait la Russie – et choisir la guerre et l’agression quand nous aurions préféré qu’ils usent de diplomatie.
Face à ce défi, face à ce retour des conflictualités et des rivalités géopolitiques, faisons le choix de l’union de notre continent. Faisons le choix du réarmement et de la défense collective de nos intérêts, de nos valeurs et de notre sécurité. (Mme Hélène Conway-Mouret applaudit.)
M. le président. La parole est à M. Dominique de Legge, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Dominique de Legge, pour le groupe Les Républicains. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le 3 juillet 2013, notre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées publiait un rapport intitulé Pour en finir avec l’Europe de la défense.
Dans sa note de synthèse, elle qualifiait l’Europe de la défense d’« idée séduisante parce qu’ambiguë » et de « fatras conceptuel », tout en concédant que son bilan n’était « pas nul ». Dénonçant « une impasse conceptuelle », elle n’en concluait pas moins : « La défense commune européenne est une impérieuse nécessité, aujourd’hui hors de portée. »
Où en sommes-nous douze ans plus tard ? Les tensions et les conflits se multiplient dans le monde. La guerre, avec le conflit ukrainien, est aux portes de l’Europe, tandis que les alliances nées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale sont questionnées. Plus que jamais, la question de la défense commune européenne est d’actualité. Mais pour avancer, encore faut-il poser le problème dans des termes clairs et sortir du concept général pour préciser le mode opératoire.
La première question à se poser est de savoir si l’on parle de l’Europe de la défense, laissant à penser qu’il s’agit d’une action communautaire, ou de la défense de l’Europe, ce qui renvoie à une union d’États qui se reconnaissent comme constituant un ensemble ayant des intérêts communs en raison de leur histoire, de leurs valeurs et de leur géographie.
Dans le premier cas, il s’agit d’aller vers une Europe fédérale, dans le second, de construire une Europe des États ; rien de bien nouveau, en quelque sorte, depuis le débat sur la Communauté européenne de défense…
Le livre blanc ne répond pas formellement à cette question, mais, très clairement, la Commission se propose d’aider les États à identifier les insuffisances et priorités capacitaires, sans préciser d’ailleurs par rapport à quels objectifs précis, ou encore à faciliter l’efficacité, l’interchangeabilité et l’interopérabilité.
Or, en l’état des traités, mes chers collègues, je suis désolé de le dire, la Commission n’a formellement ni mandat, ni compétence, ni légitimité pour mettre en place une politique européenne de la défense, donc pour pointer des insuffisances, édicter des priorités ou définir des normes.
Il est à noter d’ailleurs que c’est par le prisme de ses prérogatives dans le domaine de la politique industrielle que la Commission tente de fédérer des initiatives autour des industries de défense, en laissant croire qu’il existerait une BITD européenne, ce qui est un abus de langage.
C’est un abus de langage, parce que non seulement l’industrie de la défense – vous l’avez dit, monsieur le ministre – ne s’inscrit pas dans une logique de marché et de libre concurrence, mais aussi parce que ses clients sont in fine les États, au travers des états-majors, et que, à ce jour, il n’y a pas d’État européen.
C’est sans doute là que se situent les limites du projet Edip, qui peut apparaître, à bien des égards, avant tout comme un outil au service d’une politique industrielle, plutôt que comme une réponse militaire, capacitaire et opérationnelle à l’urgence du moment.
En période de tension, l’heure n’est sans doute pas au montage de coopérations industrielles entre plusieurs pays, en espérant des retombées économiques pour chacun d’eux, mais davantage à la désignation de chefs de file en fonction des compétences disponibles.
De ce point de vue, on ne peut que s’inquiéter du fait que, selon le livre blanc, les dotations annoncées seront basées sur la demande et étayées par des plans industriels de défense nationale qui devront être approuvés par la Commission, selon des procédures dont la Commission a le secret et dont les principales caractéristiques de fonctionnement ne sont ni la simplicité ni la réactivité.
Si nous voulons mettre en place une défense commune de l’Europe, celle-ci ne peut qu’être pilotée au niveau politique, c’est-à-dire au niveau du Conseil, comme le préconisait déjà voilà douze ans notre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.
Le deuxième point que je souhaite soulever est bien sûr celui du financement. Il y a trois mois, on ne parlait que de la dette publique de 3 300 milliards d’euros. Depuis un mois, on n’en parle plus, et les milliards d’euros sont de nouveau de sortie : 800 pour Mme von der Leyen, 100 pour le ministre Lecornu.
Les 800 milliards d’euros annoncés par Mme von der Leyen n’existent pas : ils correspondent, pour 650 milliards, à un assouplissement du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), qui conduirait les États à s’affranchir de la règle des 3 %. En d’autres termes, cette somme est composée, d’une part, d’une dette supplémentaire pour les États, et, d’autre part, de 150 milliards d’euros de facilités d’emprunt qu’il faudra bien rembourser d’une façon ou d’une autre.
En ce qui concerne la France, chacun sait que nous avons déjà explosé tous les compteurs. Augmenter les dépenses pour la défense est sans doute indispensable, mais peut-on accroître encore le déficit ? Poser la question, c’est déjà y répondre.
Commençons déjà par payer nos fournisseurs, alors que nous avons 8 milliards d’euros de reports de charge. C’est l’un des préalables à la montée en puissance de leur production. Essayons aussi de respecter la loi de programmation militaire et les financements qui y sont attachés. Selon des responsables que j’ai récemment auditionnés, le programme 146, « Équipement des forces », aurait été amputé de près d’un milliard d’euros en 2024.
En conclusion, nous ne pouvons qu’approuver une initiative commune aux pays européens pour organiser leur défense. Il y a urgence et nécessité. Sachons transformer une crise en une chance pour bâtir un projet commun.
Pour autant, notre réponse ne peut pas se faire dans un cadre opérationnel, juridique et institutionnel approximatif et instable. Le moment est venu de répondre aux questions de fond : où se prennent les décisions, sous quelles formes et avec quelles procédures ?
La France est le seul pays de l’Union à disposer à la fois de l’arme nucléaire, d’une armée de projection et d’une véritable BITD, même si elle ne couvre pas tous les champs des besoins. Cela nous confère des responsabilités, mais aussi une force pour faire valoir nos intérêts.
Sachons nous montrer à la hauteur de nos ambitions pour notre pays et pour la liberté en Europe. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)