M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de lEurope et des affaires étrangères, chargé de lEurope. Monsieur le sénateur Bonneau, vous avez mentionné l’Otan et vous n’avez pas été le premier à le faire. J’en profite donc pour rappeler que les efforts que nous entreprenons visent à renforcer le pilier européen de l’Otan et à renforcer l’interopérabilité de nos armements avec ceux qui sont définis par l’Otan. D’ailleurs, les domaines capacitaires qui sont inclus dans le livre blanc correspondent peu ou prou à ceux qui avaient été identifiés par l’Alliance.

Néanmoins, sur le plan politique, vous l’avez rappelé, se posent des questions quant à la garantie de sécurité américaine et à la posture des États-Unis au sein de l’Otan, en particulier au moment où l’on voit les États-Unis, avec la question du Groenland, menacer l’intégrité territoriale d’un État souverain, membre de l’Union européenne et de l’Otan, le Danemark.

Il n’y a donc pas d’incompatibilité, à terme, entre l’objectif de renforcement de l’autonomie stratégique des Européens et de réduction de leur dépendance et celui du rééquilibrage de l’alliance par un partenariat plus moderne, un renouvellement de la relation transatlantique, si les États-Unis font le choix, comme nous l’espérons, de rester ancrés dans la sécurité du continent européen. (M. François Patriat applaudit.)

M. le président. La parole est à M. François Bonneau, pour la réplique.

M. François Bonneau. Monsieur le ministre, le temps presse, cela n’a échappé à personne. En cette matière, l’Europe doit montrer le meilleur d’elle-même, comme on a pu le voir lors de crises où elle a montré sa capacité à intervenir rapidement. En revanche, elle ne doit pas retomber dans ses travers de réglementation, de normes et de rigidités en tous genres, qui ne feraient que gêner cet effort absolument indispensable. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

M. Philippe Folliot. Très bien !

M. le président. La parole est à Mme Michelle Gréaume.

Mme Michelle Gréaume. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes amenés, à l’occasion de la publication de ce livre blanc, à débattre de la stratégie globale de l’Union européenne en matière de défense.

Ce document traduit un aveuglement et une incompréhension sur les causes des conflits actuels. Pis, la Commission européenne ne tire pas les leçons du passé. Le bilan de trente ans d’élargissement de l’Otan vers l’Est et la nécessité d’une évolution des discussions sur notre sécurité collective en Europe sont ignorés, alors que notre continent s’enfonce dans l’escalade des tensions avec notre voisin russe.

De même, la plupart des Européens considèrent qu’ils n’ont autre choix que de continuer la guerre, alors que l’objectif doit être une paix négociée, qui ne soit pas une capitulation de l’Ukraine. Nous sommes contraints de constater, mes chers collègues, après trois années de conflit, que la stratégie guerrière laisse derrière elle un bilan dramatique de morts et de sacrifices.

Alors que, au printemps 2022, à Istanbul, Kiev accepte la neutralité et que, en contrepartie, Moscou concède un retrait de ses troupes des territoires occupés depuis février 2022, les pays occidentaux les plus préoccupés par le cas de Poutine ont préféré livrer des armes à l’Ukraine, plutôt que de répondre favorablement aux garanties de sécurité demandées par celle-ci.

En induisant Kiev en erreur avec la livraison d’armes, cette stratégie présente un risque. À l’occasion d’un accord de paix ressemblant davantage à un accord de capitulation, ces armes pourraient tomber dans les mains d’un régime ukrainien revanchard et souhaitant reconquérir par la force les territoires perdus, avec le risque de déclencher à terme un nouveau conflit régional.

Le livre blanc souhaite avancer vers l’Europe puissance, mais ce document mal conçu se confronte à des contradictions. Le chapitre sur nos partenariats stratégiques en est la preuve. L’Union européenne souhaite un renforcement des coopérations en accord avec nos valeurs, mais se vautre dans des deals inadmissibles avec la Turquie d’Erdogan, qui enferme le maire d’Istanbul, ou avec l’Inde de Modi, qui multiplie les actes discriminatoires et autoritaires dans son pays.

Enfin, parler de « situation fragile » à Gaza, comme le font les auteurs de ce livre blanc, c’est méconnaître ou, pis, ignorer le génocide commis au mépris du droit international et reconnu par l’ONU. Ce « deux poids deux mesures » dans nos condamnations participe de l’effondrement du droit international et renforce l’envie de nos adversaires de le contourner.

Aussi, ce double standard est une manière pour Poutine d’utiliser nos incohérences et de continuer son œuvre funeste avec l’opinion derrière lui, alors qu’il faut détacher la société russe de son emprise.

En réalité, derrière ces valeurs progressistes se cache le grand retour de l’idéologie atlantiste. La Commission estime que, pour reconstruire la défense européenne, une étroite collaboration avec l’Otan est nécessaire, ajoutant même que la course aux armements permettrait d’accéder à une autonomie stratégique européenne.

Laissez-moi douter, monsieur le ministre, face à une Allemagne, une Pologne et un Royaume-Uni projetant d’acheter des missiles et avions américains pour des milliards d’euros au détriment de l’industrie européenne… Cette référence répétée à l’Otan permet surtout d’accorder des Européens divisés en fixant le cap depuis Washington. La France est forcée de marcher au pas. Pourtant, et vous le savez, les États-Unis de Trump et Vance, par leurs actes hostiles, ne sont plus nos alliés.

Même sans les États-Unis, l’Europe surpasse la Russie dans presque tous les domaines. Les États membres de l’Union dépensent déjà 460 milliards d’euros par an pour la défense, soit quatre fois plus que la Russie. La motivation de ces 800 milliards d’euros supplémentaires répond donc à un impératif non pas sécuritaire, mais idéologique.

Alors que le secteur automobile européen est en difficulté et que l’Allemagne entre en récession pour la troisième année consécutive, l’ère du réarmement d’après Mme von der Leyen apparaît comme la solution miracle.

Nous disons non à cette politique de surarmement, qui nous précipite vers l’escalade avec la Russie plutôt que vers la paix. Utiliser la situation actuelle pour perpétuer des rivalités économiques et militaires dans ce contexte n’est pas responsable.

Nous appelons à reprendre la voie de la diplomatie et à réaffirmer l’influence de la France, comme nous réclamons la restauration des moyens de notre diplomatie. Nous ne pouvons pas donner à notre jeunesse la guerre comme seul horizon, alors que les défis sociaux et environnementaux se multiplient. Ce choix politique de surarmement entraînerait surtout une casse sociale et le retour de l’austérité pour obéir à la Banque centrale européenne (BCE) de Mme Lagarde.

Dans ce contexte, quelles dépenses au juste seront sacrifiées sur l’autel de cette politique belliciste, monsieur le ministre ? Les écoles, les hôpitaux, les commissariats ?

Enfin, mes chers collègues, j’attire votre attention sur la méthode : notre Parlement n’a jamais pu se prononcer sur les projets de la Commission européenne, qui n’a aucune légitimité démocratique ni compétence en la matière, alors que nous sommes, dans cet hémicycle, élus au suffrage universel, avec la confiance des citoyens et des territoires.

Votre chemin n’est décidément pas le nôtre. Si nous voulons la paix, alors préparons la paix, une paix juste et un avenir serein pour nos enfants !

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de lEurope et des affaires étrangères, chargé de lEurope. Madame la sénatrice Gréaume, quelle inversion des valeurs et quelle inversion des responsabilités ! On ne préparera pas la paix par la soumission, le défaitisme ou le renoncement.

Vous nous parlez du risque d’une Ukraine revancharde, d’une escalade engagée par les Européens face à la Russie, mais observez la situation depuis le 24 février 2022 : alors que la France avait courageusement porté la voix de la diplomatie à Moscou et à Kiev, c’est la Russie qui a choisi de tourner le dos à cette dernière et d’agresser l’Ukraine et les Ukrainiens, qui défendent courageusement leur liberté, leur souveraineté et notre sécurité.

Il y a deux ou trois semaines à peine, c’est le président Zelensky qui a accepté le principe d’une trêve de trente jours, proposition à laquelle le président russe n’a toujours pas répondu. Pis, il continue l’escalade sur le terrain avec des frappes régulières contre les villes ukrainiennes et maintient des objectifs maximalistes, comme la neutralisation de l’Ukraine, sa démilitarisation, le renversement du président Zelensky… C’est l’effacement de l’Ukraine en tant que nation indépendante que vise la Russie.

C’est nous qui sommes ciblés par l’escalade et les menaces permanentes de la Russie avec ses sabotages, ses attaques cyber, ses ingérences, ses menaces contre la souveraineté et les frontières des États européens souverains depuis la fin de la guerre froide.

Alors, ne confondons pas les responsabilités, ne nous autoflagellons pas ! Oui, l’Europe sera toujours du côté de la paix et de la liberté, mais, pour défendre la paix, il faut être capable de défendre nos intérêts et il faut être capable de dissuader l’agresseur. (M. François Patriat applaudit.)

M. Roger Karoutchi. Tout à fait !

M. Christian Cambon. Très bien !

M. le président. La parole est à M. Guillaume Gontard. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

M. Guillaume Gontard. Monsieur le président, monsieur le ministre, le 19 mars dernier, la Commission européenne a présenté la déclinaison plus opérationnelle du plan Réarmer l’Europe : ce livre blanc de la défense européenne.

Alors que le recours à l’article 122 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne exclut le Parlement européen de tout droit de regard, ce que nous déplorons évidemment, il est important et bienvenu de pouvoir tenir ici un débat démocratique.

Dans les grandes lignes, nous approuvons l’effort engagé par l’Union européenne et ses membres pour démultiplier notre soutien à l’Ukraine et construire les conditions d’une réelle autonomie stratégique continentale. Dans le détail, nous formulerons commentaires, réserves et propositions.

Avec 650 milliards d’euros de dépenses à la seule charge des États membres, le plan Réarmer l’Europe laissait à penser que nous allions vers davantage de défense de l’Europe, certes, mais pas vers davantage d’Europe de la défense. Si le livre blanc ne bouscule pas ces équilibres, en raison d’une trajectoire budgétaire européenne trop rigide jusqu’en 2027, il apporte quelques éléments intéressants.

Ainsi, le programme Safe prévoit 150 milliards d’euros levés par l’Union européenne sous forme d’emprunts mutualisés, qui ne pourront être décaissés que pour effectuer des achats groupés entre plusieurs pays et auprès de notre industrie européenne de défense, puisque 65 % des crédits devront être consommés pour l’achat de produits ou de composants européens.

Monsieur le ministre, nous voyons toute l’influence de la France dans la fixation de cette ambition. Me référant à notre débat lors de l’examen du budget, je me satisfais de cette jauge, qui est ambitieuse, sans être trop rigide, vu l’urgence du contexte et l’ampleur du progrès à accomplir.

Nous saluons également l’ouverture de ce mécanisme à l’Ukraine, qu’il s’agisse de la mutualisation des achats entre l’Ukraine et des pays de l’Union ou de la possibilité de comptabiliser la BITD ukrainienne avec celle de l’Union. Compte tenu de la montée en puissance de cette dernière, depuis une décennie, cette évolution est tout à fait bienvenue.

Nous croyons cette disposition à même de faire évoluer dans le bon sens des habitudes nationales très ancrées et d’avancer collectivement vers un réflexe essentiel : acheter européen quand une solution européenne existe.

Nous notons la tentative de définir des besoins capacitaires et des priorités d’investissement européens. C’est un premier pas, qu’il faudra articuler avec la définition trop souvent autocentrée des besoins nationaux. En ce sens, je n’ai pas le sentiment que le travail de réactualisation de notre revue nationale stratégique intègre suffisamment cette dimension des besoins collectifs de l’Union. J’espère une inflexion en ce sens dans la mouture finale que le Gouvernement présentera avant l’été.

J’ajouterai un mot sur l’intelligence artificielle et les drones autonomes mentionnés par le livre blanc, car certaines tournures de phrase nous inquiètent. Nous tenons à rappeler ici notre opposition totale à toute évolution de la législation européenne en matière de drones, dans la mesure où celle-ci interdit l’utilisation de toute arme autonome capable de tuer un être humain sans décision explicite d’un autre être humain. Dans la même logique, nous appelons l’Union à se doter d’une législation relative à l’utilisation de l’intelligence artificielle, incluant particulièrement ses utilisations militaires.

En ce qui concerne les mécanismes de financement de cet effort considérable, nous restons sur notre faim, quand nous ne sommes pas inquiets. En attendant des financements directs à partir de 2027 dans le prochain cadre budgétaire pluriannuel, nous sommes pour le moment contraints de recourir à l’emprunt, donc à la dette, dette collective et dette de chaque État, permise grâce à un assouplissement temporaire du pacte de stabilité.

Cet assouplissement pour les seules dépenses de défense est insuffisant. Il faut réformer intégralement le pacte de stabilité et y inclure les dépenses essentielles des États : la défense, la transition écologique, la justice sociale, les investissements d’avenir. Nous demandons également des investissements européens dans tous ces domaines stratégiques.

Nous le répéterons systématiquement : les dépenses militaires ne doivent pas entrer en concurrence avec nos autres dépenses essentielles. L’autonomie stratégique européenne n’existera pas sans transition ni sobriété énergétiques pour arrêter notre dépendance aux énergies fossiles et à l’uranium russe. Elle n’existera pas non plus si des populations paupérisées par l’affaiblissement de nos filets de protection sociale placent l’extrême droite alliée de Poutine au pouvoir.

À l’échelle européenne, comme à l’échelle nationale, pour financer notre effort militaire, il faut des ressources complémentaires et de la justice. Ainsi, il est inenvisageable que ces milliards d’euros d’argent public enrichissent éhontément les actionnaires des industries de défense. Il faut encadrer leurs futurs dividendes.

Enfin, et nous vous proposerons cette mesure dans le cadre de notre espace réservé en juin prochain, mes chers collègues, il faut mettre nos compatriotes les plus aisés à contribution, par exemple en instaurant une taxe minimale sur les hauts patrimoines, comme le propose Gabriel Zucman. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de lEurope et des affaires étrangères, chargé de lEurope. Monsieur le sénateur Gontard, je vous remercie d’avoir évoqué l’influence exercée par la France dans les débats autour de la reconnaissance de la préférence européenne dans les instruments développés, que ce soit Safe – le prêt de 150 milliards d’euros –, ou Edip (Programme pour l’industrie de la défense), qui fait aujourd’hui l’objet de discussions au sein du trilogue, entre le Parlement, la Commission et le Conseil européen.

Vous avez mentionné la question des drones. Il n’est pas question de revenir sur l’interdiction des drones autonomes, qui pourraient frapper sans avoir reçu l’autorisation d’un être humain.

Plus généralement, vous le savez, le développement de l’intelligence artificielle, en particulier de ses usages, fait l’objet d’un encadrement réglementaire de la part de l’Union européenne avec le règlement européen sur l’intelligence artificielle (AI Act) qui sera mis en œuvre dans les prochaines années. Celui-ci vise précisément à harmoniser les règles de l’intelligence artificielle sur le marché européen et à susciter des financements et des investissements, tout en encadrant, notamment, son usage sur le plan éthique ou militaire.

Vous avez mentionné le cadre financier pluriannuel. Bien sûr, nous défendrons une ambition haute pour le budget de l’Union européenne, en particulier son volet militaire, auquel j’ajouterai le spatial, tout en respectant la règle de préférence européenne et en continuant de soutenir la compétitivité, l’innovation et la décarbonation de notre continent.

En effet, le rapport Draghi estime que nous devons fournir un effort d’investissement de près de 800 milliards d’euros par an pour rattraper notre retard sur nos concurrents, en particulier les États-Unis, dans le domaine de la tech, de l’intelligence artificielle, du quantique, de la défense ou encore de la décarbonation.

Cet effort passera par des instruments publics, par le cadre financier pluriannuel, par de nouvelles ressources propres de l’Union européenne, dont celle-ci devra se doter pour rembourser notamment le grand emprunt Next Generation EU, mais aussi par la libération des financements privés.

Sur ce point, monsieur le sénateur, je ne vous rejoindrai pas dans certaines de vos propositions, car ce n’est pas en taxant plus et en imposant plus de contraintes à nos entreprises que nous permettrons à l’épargne privée qui, aujourd’hui, franchit l’Atlantique pour aller aux États-Unis – à hauteur de 300 milliards d’euros par an – de se porter vers nos besoins d’investissement, vers nos start-up, vers nos PME.

C’est au contraire en faisant de notre continent le plus attractif et le plus compétitif au monde, en simplifiant nos règles, en unifiant nos marchés de capitaux,…

M. le président. Il faut conclure, monsieur le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué. … et en soutenant nos entrepreneurs et nos innovateurs que nous pourrons défendre notre souveraineté. (M. François Patriat applaudit.)

M. le président. La parole est à M. Guillaume Gontard, pour la réplique.

M. Guillaume Gontard. Monsieur le ministre, la question n’est pas de taxer plus. Il s’agit de savoir comment financer cette nouvelle orientation, vers une défense européenne, mais pas seulement. La question de la défense est aussi celle de notre souveraineté, donc de la transition écologique, dont on sait qu’elle apportera une réponse à notre autonomie énergétique. Qui met-on à contribution pour financer cela ?

Une contribution juste me paraît évidemment un élément essentiel. Faire participer les plus grandes fortunes à un niveau qui peut être très bas – le taux de la taxe Zucman est de 2 % – me paraît tout simplement juste. Si on ne le fait pas, on risque d’ouvrir la porte en grand à des organisations politiques que l’on ne souhaite pas voir accéder au pouvoir, ce qui mettrait notre armée dans des mains très dangereuses pour notre avenir. (M. Jacques Fernique applaudit.)

M. le président. La parole est à M. Didier Marie. (Mme Hélène Conway-Mouret applaudit.)

M. Didier Marie. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, il aura fallu les violations du droit international par la Russie, l’arrivée de Trump au pouvoir, son imprévisibilité, ses menaces de désengagement militaire, la mise à l’écart de l’Union européenne des négociations sur l’avenir de l’Ukraine, la multiplication des ingérences dans nos processus démocratiques, pour que l’idée d’une Europe de la défense prenne enfin forme.

Nous pensions être à l’abri, jusqu’à ce que le parapluie américain, qui nous protégeait tout en nous vassalisant, menace de se refermer, et nous prenons conscience que l’appartenance à l’Otan n’est plus une garantie de sécurité fiable. Qui peut croire aujourd’hui, après le choc des droits de douane, que M. Trump activera l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord si un pays membre était attaqué ?

Après des mois d’alerte sur la nécessité et l’urgence d’une autonomie stratégique européenne, la présentation d’un livre blanc pour la défense est bienvenue. Certes, depuis l’agression de l’Ukraine par M. Poutine, les États membres de l’Union européenne ont réalisé un effort de réarmement sans précédent, mais un effort dans l’urgence, réalisé en ordre dispersé, qui a mis en évidence nos carences, la fragmentation de la BITD européenne, des problèmes d’interopérabilité et, surtout, une dépendance aux importations américaines.

Nous vivons un moment de bascule, qui nous oblige à faire preuve de volonté et de courage politique. Nous devons en urgence renforcer nos capacités de dissuasion. L’Europe est riche, développée et stable. Pour reprendre l’expression du commissaire européen à la défense, M. Kubilius, les 450 millions d’Européens ne devraient pas dépendre des 350 millions d’Américains pour se défendre contre 150 millions de Russes. Nous devons assurer notre autonomie, notre défense, notre puissance, et cela passe par une véritable politique coordonnée de défense.

Bien qu’il ait été publié tardivement, le plan présenté par la présidente von der Leyen a le mérite d’être lucide sur le contexte géopolitique et démontre une prise de conscience des menaces existantes et de la nécessité d’un réveil européen en ayant pour ambition une autonomie stratégique de l’Europe d’ici à cinq ans.

Si de nombreux points quant à la proposition de créer un marché européen de défense sont à discuter et préciser, la volonté de faciliter la circulation des biens de défense au sein de l’Union, d’alléger les charges administratives et le développement de programmes européens conjoints pour certains projets de défense spécifiques sont à souligner.

Ce livre blanc n’est qu’une première étape vers l’autonomie que la Commission, il faut le dire, aurait dû franchir bien plus tôt.

Ce livre blanc arrive tard, mais il propose aussi trop peu. En effet, nous attendons de la Commission qu’elle joue le rôle de facilitatrice en s’assurant que les États membres investissent prioritairement dans du matériel européen – à cet égard, le plan ReArm Europe et les 150 milliards d’euros de prêt du programme Safe sont bienvenus, mais insuffisants –, mais nous avons besoin de beaucoup plus d’argent, et l’on peut regretter les tergiversations des États membres à l’égard d’un emprunt commun de 500 milliards d’euros associé à une préférence européenne.

De même, on peut regretter l’absence de consensus pour utiliser les 200 milliards d’euros d’avoirs russes gelés, qui devraient dès à présent permettre à l’Ukraine de résister, de compléter son armement et de préparer sa reconstruction. N’oublions pas que l’Ukraine est notre première ligne de défense et que, dans le face-à-face américano-russe, elle a plus que jamais besoin de la solidarité et de l’aide européennes.

Ces financements que nous appelons de nos vœux permettraient par ailleurs de ne pas franchir la ligne rouge de l’utilisation des fonds de cohésion pour financer l’effort de défense. L’exigence d’une sécurité et d’une souveraineté militaire ne peut en aucun cas se faire au détriment de la solidarité territoriale, de nos piliers sociaux et de la lutte pour le climat. Nous ne pourrons pas construire une Europe puissante en fragilisant les territoires et les Européens par plus d’inégalités.

Ce livre blanc et ReArm Europe sont une première étape. Ils attestent une volonté et pointent des priorités : dépenser mieux et ensemble pour combler nos lacunes capacitaires, renforcer notre dissuasion grâce aux technologies de rupture, élargir nos partenariats, améliorer la mobilité militaire, agréger les commandes et intégrer la BITD ukrainienne. Tout cela va dans le bon sens, mais il faut accélérer et adopter rapidement le programme Edip, le programme pour l’industrie européenne de défense.

Dans le contexte géopolitique actuel, fait de menaces hybrides, ce livre blanc ne peut être la seule stratégie. La réponse aux défis sécuritaires doit nécessairement être globale. La mise en place d’un bouclier démocratique européen en fait aussi partie, pour défendre nos valeurs et la place de l’Europe dans le monde.

Nous attendons des dirigeants européens, en particulier de vous, monsieur le ministre, qu’ils prennent leurs responsabilités et apportent une réponse forte et cohérente à la hauteur des enjeux. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de lEurope et des affaires étrangères, chargé de lEurope. Monsieur le sénateur Marie, vous avez parlé d’un programme nécessaire, mais insuffisant. Je partage votre exigence et votre ambition.

Le programme ReArm Europe va effectivement dans le bon sens, celui d’un renforcement durable de notre BITDE. Mais il faudra en effet aller plus loin. C’est d’ailleurs ce que nous avons demandé à la Commission européenne. C’est la raison pour laquelle nous avons évoqué, notamment, la possibilité d’un emprunt commun.

Nous l’avons fait durant la crise du covid-19 face à une menace existentielle pour les économies et les sociétés européennes. Beaucoup nous disaient alors que nous allions nous diviser, nous déchirer, revenir à des solutions nationalistes et affaiblir la réponse collective de notre continent. Au contraire, nous avons su nous unir et emprunter pour relancer nos économies.

Nous faisons face aujourd’hui à un autre moment existentiel. Soyons là encore capables de surmonter ces tabous, de prendre des décisions historiques et d’emprunter pour investir en commun dans notre défense.

C’est l’ambition de la France. Nous voyons de plus en plus de nos partenaires nous rejoindre. Je note par exemple qu’un amendement en ce sens a recueilli une majorité de soutiens au sein du Parlement européen. Les positions évoluent.

Vous avez mentionné les avoirs gelés de la Russie. Aujourd’hui, nous utilisons les profits d’aubaine générés par ces avoirs gelés immobilisés en Europe pour financer, avec les membres du G7, les Américains et les Européens, un prêt de 50 milliards d’euros à l’Ukraine. Nous avons demandé aussi aux institutions européennes d’en accélérer le décaissement, pour pouvoir faire face aux besoins militaires des Ukrainiens.

Il y a urgence : nous devons avancer plus vite. Tels sont le message et l’ambition que la France porte à Bruxelles.

M. le président. La parole est à M. Didier Marie, pour la réplique.

M. Didier Marie. Monsieur le ministre, vous l’avez souligné, un emprunt commun est nécessaire. Mais il faudra le rembourser. Cela pose la question – M. Gontard y a fait référence – des ressources propres. Soyons un peu imaginatifs en la matière.

L’Ukraine est en difficulté. La Russie accentue la pression. Nous le voyons bien, la situation sur le front est vraiment difficile. Les Ukrainiens ont urgemment besoin d’être renforcés. Je trouve donc opportun d’utiliser ces 200 milliards d’euros d’avoirs gelés pour accompagner l’Ukraine immédiatement.

M. le président. La parole est à M. Stéphane Ravier.

M. Stéphane Ravier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, voilà cinq ans déjà, durant la crise du covid-19, chaque État européen a défendu ses intérêts, quitte à marcher sur son voisin. Puis, la Commission non élue de Bruxelles a contracté des dettes pour relancer l’économie et réindustrialiser. Cinq ans plus tard : toujours rien !

Aujourd’hui, Mme von der Leyen présente un livre blanc pour contracter 810 milliards d’euros de nouvelles dettes dans l’intention de nous réarmer dans les cinq prochaines années. Et nous devrions la croire ? Comme nombre de Français, comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois. Or tout ce que nous voyons, c’est la dette qui enfle et la pression fiscale qui devient insupportable, sans aucun investissement stratégique à l’horizon !

Les bonnes intentions couchées sur ce papier ne peuvent résister à la réalité. Quand Bruxelles parle de préférence européenne dans la production d’armements, elle n’impose qu’un seuil de 65 % des composants provenant d’Europe, ce qui nous laisse notamment dépendants des procédures Itar (International Traffic in Arms Regulations) américaines à l’export.

De plus, le livre blanc de Bruxelles ouvre les achats conjoints avec le Royaume-Uni, le Canada ou l’Australie, alors que ces derniers nous ont humiliés en annulant le contrat qui devait être historique de douze sous-marins nucléaires voilà quatre ans à peine, même s’ils s’en mordent quelque peu les doigts aujourd’hui.

Vous parlez d’indépendance vis-à-vis des États-Unis, monsieur le ministre ? Mais dix des vingt-sept pays de l’Union européenne continuent à acheter des armes aux Américains, notamment des avions de chasse F-35 !

Vous parlez de collaboration des industries de défense européennes ? On constate que 100 milliards d’euros sont consacrés aux futurs avions de combat franco-allemands système de combat aérien du futur (Scaf), aujourd’hui dans l’impasse !

Vous parlez de souveraineté militaire et de patriotisme ? Vous ne contrôlez même pas les investissements étrangers qui viennent piller ce qui nous reste de vivier industriel ! Et l’on voit aujourd’hui l’entreprise française LMB Aerospace, qui équipe nos hélicoptères, nos Rafales et nos porte-avions, passer sous pavillon américain…

Quand les auteurs de ce livre blanc parlent de « rapport de force », ils ne l’assument qu’envers l’Est de l’Europe. C’est la totale soumission quand il s’agit du Sud, d’où proviennent les menaces, islamistes ou d’États agressifs comme l’Algérie, ainsi que la délétère déferlante migratoire. Preuve, s’il en est, que la Commission ne parvient toujours pas à concilier les intérêts des Estoniens en même temps que ceux des pays latins !

Bref, quand on parle de réarmer, il nous incombe déjà de pointer du doigt ceux qui ont désarmé. Or, en la matière, nous ne pouvons pas vous faire confiance, à vous qui avez refusé d’entendre le général de Villiers, ni à la Commission européenne, qui s’est construite sur la naïve idée de la fin de l’Histoire et des dividendes de la paix.

Monsieur le ministre, ne pensez-vous pas que nous avons moins besoin d’un livre blanc de la Commission européenne sur la défense que d’un livre bleu-blanc-rouge pour protéger et développer l’excellente base industrielle de défense française et accorder des moyens à notre armée, qui est et doit rester aux ordres de Paris, et non pas soumise à un conglomérat berlino-bruxellois ?