M. le président. La parole est à M. Jean-Luc Ruelle. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Jean-Luc Ruelle. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, un nouveau livre blanc de la défense était nécessaire ; il était attendu depuis longtemps.
Il était nécessaire, parce que le contexte géopolitique a profondément changé depuis 2022, date de la parution de la feuille de route dite boussole stratégique.
Ce livre blanc était également nécessaire parce que nous devons impérativement prendre le virage d’une véritable défense européenne.
Ce document très attendu, qui aurait dû tracer les grandes lignes d’une politique commune pour les années à venir et promouvoir une indispensable autonomie stratégique, est au fond décevant.
Sur la forme d’abord, ce document en quatre-vingt-neuf points est le summum ce que peut produire la bureaucratie européenne : manque de structuration, nombreuses redondances, évidences, banalités, assertions parfois irréalistes, etc.
Sur le fond ensuite, ce document ne propose aucun axe sérieux nouveau en matière de défense européenne, entretenant une confusion quant à la création d’une véritable industrie de défense, ainsi qu’en matière de conduite des opérations militaires.
Plus précisément, ce livre blanc manque de portée et de cohérence. Le document propose des mécanismes pour améliorer la coopération et la coordination interétatiques en vue d’un marché unique, mais il ne prévoit aucune structure claire et incitative visant à faire converger les actions politiques des États.
La mutualisation des budgets de défense des États pour des acquisitions conjointes, fer de lance du programme Edip (European Defence Industry Programme), n’est pas mentionnée.
Manquent également des solutions de financement novatrices et communes.
Le document propose certes un investissement colossal de 800 milliards d’euros, mais, dans les faits, 150 milliards d’euros seraient à la charge des États, sans prise en compte de leur capacité d’endettement nationale. Pour les 650 milliards d’euros restants, aucune réelle solution de financement n’a été avancée.
La seule option financière nouvelle est la possibilité, pour les États membres, de renoncer à la TVA dans le cadre de l’instrument Safe, ce qui représenterait des montants ridiculement faibles.
Il aurait fallu aller plus loin, en envisageant par exemple la défiscalisation totale de l’ensemble des filières de production de la défense. Une solution sérieuse consisterait notamment à modifier la taxonomie européenne afin de permettre au système financier de soutenir l’industrie de la défense.
À ces deux écueils majeurs, j’ajouterai deux critiques encore plus problématiques, car révélatrices des options philosophiques qui sous-tendent notre défense européenne.
La première tient au fait que le réarmement européen ne vient qu’en réaction au conflit russo-ukrainien et que le cadre stratégique proposé a pour vocation première d’intégrer l’Ukraine dans l’architecture de sécurité européenne, en l’associant aux initiatives de l’Union, d’une part, et en agrégeant l’industrie de défense ukrainienne à l’écosystème de défense européen, d’autre part.
Les dispositifs proposés dans ce livre blanc, tout comme dans le programme Edip, dont je fus rapporteur au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées en décembre dernier, semblent davantage circonstanciels et court-termistes que pensés dans une perspective de renforcement durable et qualitatif de notre base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE).
Entendez-moi bien, monsieur le ministre, mes chers collègues, je m’interroge non pas sur notre aide militaire à l’Ukraine, que je ne remets pas en cause, mais sur la pertinence d’une stratégie européenne de défense structurée autour de ce soutien.
La seconde critique porte sur la mention, en toutes lettres dans le livre blanc, du fait que l’Otan demeure la pierre angulaire de la défense collective de l’Union européenne. S’il est incontestable que l’Union européenne ne peut pas se passer de manière immédiate de l’Otan et s’il est évident qu’une articulation et une coopération entre l’Europe de la défense et l’Otan sont nécessaires, faire de l’Alliance atlantique, et donc, en creux, des États-Unis le centre de gravité géostratégique de la défense européenne me paraît être une grave erreur, notamment en raison de l’imprévisibilité de la politique américaine.
Le livre blanc aurait dû proposer clairement un repositionnement des responsabilités entre l’Union européenne et les États membres. La vocation de l’Union européenne est d’organiser efficacement le marché unique de la défense. Les États membres, eux, doivent assurer la gestion des personnels et des opérations militaires au travers, par exemple, d’une alliance entre les États disposant déjà de capacités militaires opérationnelles, en y incluant notamment le Royaume-Uni et la Norvège. Il s’agit de la seule voie vers une autonomie stratégique.
À rebours d’une telle démarche, ce livre blanc laisse entrevoir une manœuvre supplémentaire de l’Union européenne pour accaparer des compétences exclusives des États en s’octroyant des prérogatives opérationnelles sur le plan militaire.
M. le président. Votre temps de parole est écoulé, mon cher collègue.
La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. En tant que ministre délégué chargé des affaires européennes, je ne puis qu’approuver vos commentaires stylistiques sur le jargon de la Commission européenne et les redondances propres à certains de ses documents, monsieur le sénateur Ruelle.
Je vous trouve en revanche sévère en ce qui concerne les modalités d’élaboration et la gouvernance des dispositifs que vous citez. L’objectif du livre blanc comme des instruments que nous avons développés est de concentrer nos efforts d’investissement dans les domaines capacitaires dans lesquels nous sommes en retard, voire dépendants des États-Unis, afin de corriger cette situation à l’horizon de cinq à dix ans : cyber, drones, capacités de frappe en profondeur, munitions, satellites. En ce qui concerne les satellites, nous constatons le rôle essentiel que joue Starlink pour la protection de l’Ukraine.
L’objectif est donc bien de fixer et de hiérarchiser des priorités afin d’être en mesure d’investir en commun.
Par ailleurs, il ne s’agit pas, comme on a pu le dire, d’une fédéralisation de l’instrument de défense par la Commission européenne, puisque l’objectif est bien, au contraire, de mettre en commun les priorités et les dépenses afin de faciliter les investissements, de sorte que les États membres puissent conserver un outil militaire souverain, celui-ci étant au cœur de la souveraineté de chaque État. Il n’est donc nullement question d’entraver la souveraineté des États membres.
Je vous rejoins pleinement en ce qui concerne la modification de la taxonomie, que le Gouvernement soutient, monsieur le sénateur. Comme vous le savez, nous avons d’ores et déjà obtenu la modification du mandat de la Banque européenne d’investissement afin de financer l’effort de défense. Il faut que les établissements bancaires se conforment à ce changement de culture et soutiennent les efforts de défense. Tel doit être l’objet de la taxonomie.
Or au nom de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) qui paraissent bien décalés avec les enjeux auxquels nous sommes confrontés, les institutions financières, notamment privées, sont aujourd’hui trop frileuses dans le soutien qu’elles apportent à nos PME et à nos start-up dans le domaine de la défense.
M. le président. La parole est à M. Jean-Baptiste Lemoyne. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et RDSE.)
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes réunis ce soir pour débattre du livre blanc de la Commission européenne sur la défense. Je remercie le groupe Les Républicains de cette initiative utile.
Avant d’aller plus loin, permettez-moi de déplorer vivement, amèrement, qu’un tel document, si important dans le contexte que nous connaissons, ne soit disponible dans sa version intégrale sur le site de la Commission européenne qu’en anglais. C’est insupportable, et cela suffit, monsieur le ministre, mes chers collègues !
L’Union européenne n’est démocratique que si elle est compréhensible pour chacun de ses 450 millions d’habitants, et pour cela, elle doit s’adresser à eux dans leur langue, qui est du reste une langue officielle de l’Union.
Je souhaite donc que vous puissiez relayer ce coup de gueule, pardon, ce carton rouge que j’adresse à la Commission européenne, monsieur le ministre. Lorsque la France avait assumé la présidence de l’Union européenne, avec un de vos prédécesseurs, Clément Beaune, j’avais missionné Christian Lequesne, qui nous avait remis des propositions très concrètes afin de faire du multilinguisme une réalité dans la vie des institutions bruxelloises, en particulier post-Brexit.
J’en viens au fond du débat et à ce livre blanc. Puisqu’il s’agit d’un livre blanc, terme qui, dans notre pays, est employé depuis 1972 pour désigner les documents qui fixent notre stratégie de défense, permettez-moi tout d’abord d’indiquer ce que ce livre blanc n’est pas.
Il n’est pas un document fixant une chimérique stratégie supranationale de défense européenne. Il n’est pas, non plus, une feuille de route qui poserait les bases d’une armée européenne intégrée. Cela va sans dire dans cet hémicycle, mais comme on le dit, cela va tout de même mieux en le disant.
Mal en a pris à ceux qui, dans les années 1950, imaginaient confier les clés de la défense des pays fondateurs de l’Europe à un ministre de la défense commun, à la tête d’une armée commune, sous le commandement supérieur – tenez-vous bien, mes chers collègues – des forces atlantiques en Europe. Il ne s’agit donc pas d’en revenir à cette position.
Et pour être tout aussi clair, rappelons que notre politique de défense repose sur les piliers fondamentaux que sont la revue nationale stratégique, qui a pris la suite des livres blancs, une loi de programmation militaire (LPM) et des lois de finances qui, chaque année, traduisent les ambitions de notre programmation. Ce triptyque existe et continuera d’exister.
Après avoir évoqué ce que n’était pas ce livre blanc, j’en viens donc à ce qu’il est.
Il constitue tout d’abord une reconnaissance des positions que la France porte avec constance depuis de nombreuses années. Dès septembre 2017 – le président Patriat s’en souvient (M. François Patriat le confirme.) –, dans son premier discours de la Sorbonne, le Président de la République affirmait qu’au fondement de la communauté politique est la sécurité. « Nous vivons en Europe […] un désengagement progressif et inéluctable des États-Unis », constatait-il déjà, précisant immédiatement qu’« en matière de défense, notre objectif doit être la capacité d’action autonome de l’Europe, en complément de l’Otan ».
Que d’énergie a-t-il fallu déployer pour faire accepter à tous les États européens ce qui paraît aujourd’hui une trivialité, une lapalissade, une évidence : le concept d’autonomie stratégique européenne, qui a été gravé dans le marbre de la boussole stratégique européenne durant la présidence française de l’Union, en 2022 !
Ce livre blanc, qui accompagne le plan ReArm de l’Union européenne, est aussi une validation du choix effectué par la France en 2017, et même – rendons grâce à nos prédécesseurs – dès 2012, d’augmenter les crédits budgétaires alloués à la défense.
Grâce aux deux dernières lois de programmation militaire, le budget de la défense est passé de 34 milliards d’euros à 51 milliards d’euros. Fort de sa dissuasion nucléaire à double dimension, notre pays a consolidé son modèle d’armée complet. Les commandes ont été passées, et les matériels, renouvelés.
Ce livre blanc est aussi la conséquence d’un réveil stratégique des pays européens, qui ont enfin ouvert les yeux sur les menaces conventionnelles ou hybrides qui pouvaient peser sur chacun d’eux. Le réveil est brutal pour ceux qui avaient mis tous leurs œufs dans le même panier transatlantique, moquant la volonté française d’autonomie européenne comme un ersatz de gaullisme suranné, dans ces années 2000 qui fleuraient bon la fin de l’Histoire.
Mais le retour au réel est là. La guerre durable en Ukraine a fait prendre conscience de la dépendance sécuritaire en matière de renseignement, du caractère désormais imprévisible de l’allié américain, qui suspend l’aide américaine à l’Ukraine, mais donne des cartouches à Vladimir Poutine pour différer tout cessez-le-feu véritable.
Si le mur de Berlin est tombé en 1989, si le rideau de fer a bien été démantelé – tout cela est exact –, nous ne sommes pas entrés dans l’ère de la paix perpétuelle chère à Emmanuel Kant pour autant. Quelque trente-cinq ans plus tard, force est de constater que de nouveaux murs, peut-être invisibles, menacent de diviser nos sociétés à coups d’infox et d’influence, sapant la cohésion nationale comme européenne.
Dans ce contexte, le livre blanc est un bon début : il est un « starter » au sens mécanique du terme. Il permettra aux États membres d’amorcer un rattrapage, grâce aux 150 milliards d’euros de prêts du dispositif Safe et aux 650 milliards d’euros de dépenses nationales additionnelles qui seront en partie exemptées du respect des règles européennes sur la dette et le déficit. Ces investissements contribueront à enclencher une dynamique de résorption du déficit capacitaire européen.
Il nous faut pour cela – j’en forme le vœu – éviter toute forme de complexification. Parmi les normes, il en est une qui me paraît toutefois défendable : il s’agit de la norme en vertu de laquelle les armements qui seront commandés doivent être européens. Il importe que la position de la France soit entendue : il faut exiger que la valeur totale d’un système d’armement soit non pas à 65 %, mais à 80 % d’origine européenne. C’est juste du bon sens !
Il importe enfin d’encourager les jeunes pousses et les PME, qu’elles produisent pour le marché civil ou qu’elles soient duales.
Si j’ai commencé en décernant un carton rouge à la Commission, je terminerai en lui donnant un feu vert. Oui, il est temps de mettre les bouchées doubles en matière d’investissements de défense, et il est heureux que la Commission européenne, sans se substituer aux États membres, mette en place avec ce livre blanc des outils pour les y aider. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, INDEP et RDSE, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Je vous remercie, monsieur le sénateur Lemoyne. Vous avez raison de rappeler que depuis 2017 et le discours du Président de la République à la Sorbonne, la France porte avec constance l’ambition d’une autonomie stratégique pour l’Union européenne face à un monde qui devient compétitif, face aux menaces et aux interrogations qui pèsent sur l’avenir de la garantie de sécurité américaine.
Avant d’ailleurs le président Donald Trump, le président Barack Obama avait évoqué le pivot vers l’Asie, reprochant aux élites européennes d’être des passagers clandestins et d’avoir mis en danger la sécurité de l’Europe par leur inaction en Syrie après le franchissement de la ligne rouge ou en 2014, lorsque l’agression de l’Ukraine par la Russie a débuté.
Une telle ambition suppose que les Européens investissent massivement non seulement dans leur défense et leur outil militaire, mais aussi dans la résorption de leurs dépendances technologiques tant en matière de réseaux sociaux, car le rôle que jouent TikTok ou X dans l’espace public européen est aujourd’hui démesuré, que d’intelligence artificielle ou de quantique.
Il nous faut également réindustrialiser notre continent, rehausser nos ambitions sur le plan de la compétitivité et de la souveraineté économique en soutenant nos entreprises, nos start-up et nos PME, et parachever le marché unique par l’union des marchés de capitaux et par l’élaboration du « vingt-huitième régime » de droit des affaires.
Telle est la très haute ambition, celle d’une Europe souveraine et capable de se défendre, que nous portons pour l’Europe. De nombreux partenaires qui étaient sceptiques ou interrogatifs nous rejoignent aujourd’hui, car ils comprennent qu’il est urgent d’agir. Nous allons canaliser cette énergie et continuer à avancer dans les prochains mois afin de rendre l’Europe plus forte. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Baptiste Lemoyne, pour la réplique.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Je vous remercie de vos réponses, monsieur le ministre.
Permettez-moi de compléter mon propos précédent. Des chantiers industriels et technologiques majeurs sont devant nous. Si certaines de nos entreprises sont des pépites, nous savons qu’elles peuvent être vulnérables financièrement. Il nous faut donc adopter une véritable stratégie d’intelligence économique pour préserver ce tissu industriel et éviter le pillage de nos brevets.
Je salue à cet égard le travail remarquable accompli par la direction de l’industrie de défense de la direction générale de l’armement (DGA), sous la direction d’Alexandre Lahousse. Restons toutefois vigilants, mes chers collègues, car le service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse) nous indique que les sujets d’alerte sont de plus en plus nombreux, s’agissant notamment de nos alliés. Suivez mon regard… (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI et RDSE.)
M. le président. La parole est à M. André Guiol. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
M. André Guiol. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous débattons aujourd’hui du livre blanc de la défense européenne à l’horizon 2030.
La situation internationale nous pousse à mieux prendre en charge notre souveraineté dans ce domaine, en assurant l’autonomie stratégique que la France prône depuis des années et qui a récemment été mise à l’agenda à la suite des abandons du président Trump.
L’opportunité d’une telle initiative est avérée. En vingt ans, la part de l’Europe dans les dépenses militaires mondiales est passée de 27 % à moins de 16 %. Dans le même temps, la part de la Chine a doublé. La Russie, malgré un appareil productif fragilisé, consacre encore plus de 6 % de son PIB à la défense.
Pendant ce temps, l’Europe a réduit ses arsenaux, sous-investi dans ses capacités et parié sur l’attraction des dividendes de la paix.
Depuis que la Russie constitue une menace existentielle pour l’Europe, la réalité est limpide. La compétition entre puissances ne se cache plus derrière les traités. La Russie transforme le champ de bataille de l’Ukraine en laboratoire d’une guerre d’attrition. La Chine étend patiemment ses réseaux logistiques, de l’Indo-Pacifique à la Méditerranée. Et les États-Unis, désormais dirigés par une administration désignée par Donald Trump, lequel assume une lecture purement transactionnelle des alliances, nous rappellent que l’article 5 du traité de Washington n’est plus une promesse inconditionnelle.
Dans ce contexte, la France, seule puissance nucléaire de l’Union, a évidemment un rôle à jouer. Sans renier l’indépendance de la doctrine nucléaire, elle peut contribuer à la sécurité des Européens par une concertation stratégique approfondie.
Nos intérêts vitaux ont une dimension européenne. Il est donc légitime que nos partenaires soient associés à une réflexion sur les conditions dans lesquelles notre dissuasion contribue à la stabilité du continent. Cette réflexion commune n’équivaut ni à un partage ni à une délégation ; elle constitue la marque d’une responsabilité et d’une confiance sans faille à l’égard de la souveraineté européenne.
Si le livre blanc n’aborde pas encore le partage de la dissuasion nucléaire, il devra cependant, à terme, intégrer cette réalité.
Force est de constater que depuis la publication de ce document, le 19 mars dernier, la Commission assume un discours de puissance. Elle identifie des lacunes, propose des leviers, et surtout, elle structure un effort budgétaire coordonné. Il s’agit d’une avancée que le groupe du RDSE soutient sans ambiguïté.
La clause dérogatoire du pacte de stabilité permettra aux États membres d’augmenter temporairement leurs dépenses militaires jusqu’à 1,5 % du PIB. Si ce levier est indispensable, sa mise en œuvre doit s’inscrire dans le cadre d’un suivi solide, afin d’éviter que cette clause ne serve qu’à requalifier des dépenses déjà budgétisées.
Dans cet esprit, il nous semble que la création de l’instrument Safe, qui autorise la Commission à lever 150 milliards d’euros sur les marchés pour financer les investissements de défense, est le plus ambitieux des mécanismes du livre blanc.
Le groupe du RDSE y est d’autant plus favorable qu’il plaide depuis longtemps pour un emprunt européen commun au service de l’autonomie stratégique. Le principe de cette dette mutualisée pour financer les achats conjoints est une avancée politique majeure que nos partenaires européens des pays dits frugaux commencent à entendre.
Le livre blanc de la défense propose enfin de mobiliser l’épargne privée via la Banque européenne d’investissement. Cette stratégie ne nous semble pas immédiatement pertinente eu égard à la préservation du modèle social qui est le nôtre.
Avant de solliciter l’épargne des Françaises et des Français, il serait judicieux d’explorer les mécanismes de contribution des entreprises les plus aisées, en premier lieu celles du secteur de la défense, qui bénéficieraient directement de ces investissements.
Mes chers collègues, ce débat est l’occasion de clarifier ce que nous attendons du livre blanc, qui ne doit pas être qu’un simple catalogue capacitaire. Au RDSE, nous souhaitons qu’il permette d’engager une réflexion stratégique et planifiée. N’ayons pas peur de faire de ce texte un instrument politique. Il nous faudra en effet répondre aux difficultés militaires ou industrielles de nos programmes européens à la peine, tels que les programmes relatifs au futur char et à l’avion de chasse européen du futur, mais aussi lever les divergences qui se sont exprimées s’agissant de la conception d’un bouclier antimissile sûr, harmonisé et souverain.
L’enjeu est de bâtir un système de défense cohérent, inscrit dans un continuum défensif, du bouclier du ciel européen à une dissuasion dont il conviendra de définir le degré d’intégration. La fin de la guerre froide a dangereusement déséquilibré cet ensemble complexe et évolutif.
Nous saluons enfin les mesures en faveur de l’Ukraine, notamment l’intégration de son industrie dans les chaînes européennes.
Cette solidarité ne doit toutefois pas masquer l’essentiel : nous devons préparer l’Europe aux scénarios de haute intensité. Cela suppose de constituer des stocks, de bâtir des corridors logistiques protégés et d’élaborer une défense réelle des frontières orientales, mais également de mieux nous prémunir contre les attaques cyber et de mieux réagir aux guerres hybrides, qui sont désormais aussi commerciales.
Ce livre blanc ne doit donc pas en rester au stade de la déclaration d’intention. Il doit déboucher sur une programmation claire, cohérente et suivie. Le groupe du RDSE soutiendra tous les instruments budgétaires et industriels qui permettront d’ancrer cette dynamique dans les politiques publiques des États. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. J’ai peu de choses à ajouter à votre exposé, monsieur le sénateur Guiol. Il me paraît important de favoriser les coopérations industrielles. Les projets s’accumulent, si bien que certains armements européens sont aujourd’hui redondants. Il convient donc de définir des domaines capacitaires dans lesquels nous devons investir en commun, afin de mutualiser les efforts des entreprises de plusieurs États membres et, partant, d’éviter ces redondances et cette complexité.
Permettez-moi de rebondir sur l’intégration de l’Ukraine dans ces instruments. Une armée ukrainienne robuste, forte et indépendante sera, à terme, la meilleure garantie de sécurité pour l’Ukraine.
Cela suppose que nous formions des partenariats dans le cadre d’Edip ou des instruments que nous avons développés. Cela passe aussi par le prêt préfinancé grâce aux intérêts générés par les avoir gelés de la Russie, prêt auquel les Européens contribuent à hauteur de 20 milliards d’euros. Cet emprunt doit prioritairement financer les besoins militaires de l’Ukraine afin de rapprocher au maximum cet État de nos industries de défense européennes.
Je souhaite enfin dire un mot de la préférence européenne en matière de défense, évoquée précédemment. Le maintien de cette préférence passe non seulement par une exigence élevée quant à la proportion de composants européens dans les systèmes d’armement que nous achetons, mais aussi par la maîtrise de ce que l’on appelle l’autorité de conception. Comme l’a indiqué le sénateur Lemoyne, au-delà de la question industrielle, la souveraineté est aussi affaire d’usage, d’exportation de ces armements et des savoir-faire technologiques qu’ils emportent. Or j’observe que nos partenaires sont de plus en plus nombreux à souscrire à notre position relative aux usages de nos systèmes d’armement par les Américains.
M. le président. La parole est à M. André Guiol, pour la réplique.
M. André Guiol. Je vous remercie de vos explications, monsieur le ministre. En tant qu’ancien de la DGA, je suis sans doute plus sensible à la fabrication des armes à l’échelon européen. Force est de constater qu’au cours des dernières années, nous avons enregistré d’importants échecs, notamment avec le char franco-allemand, l’avion du futur, qui connaît de nombreuses difficultés, ou, plus récemment, avec les hélicoptères, et j’en passe.
Le sujet qui me préoccupe le plus est toutefois le bouclier européen. Deux écoles s’affrontent actuellement : les Allemands, qui sont associés aux Américains et aux Israéliens, d’une part, et la France, qui a développé avec les Italiens un produit qui me paraît intéressant, d’autre part.
J’estime pour ma part qu’il nous faut travailler ensemble afin d’élaborer un dispositif multicouche qui nous permette de conserver notre souveraineté européenne en la matière.
M. le président. La parole est à M. François Bonneau. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. François Bonneau. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’Union européenne a tout d’une grande puissance. Elle est peuplée par 450 millions d’habitants et dotée d’un PIB de 18 000 milliards d’euros, ce qui en fait la deuxième économie mondiale. Les pays européens dominent les classements de développement humain, nos écoles attirent le monde entier et nos cultures influencent bien au-delà de nos frontières.
Je le répète, l’Union européenne a tout d’une grande puissance, n’ayant rien à envier à ses grands compétiteurs internationaux.
Néanmoins, s’il est un domaine dans lequel cette grande puissance reste un colosse aux pieds d’argile, c’est la défense. Depuis 1945, les États européens ont privilégié la protection des États-Unis, pays allié, mais lointain, plutôt que d’investir dans leur propre défense, sans pour autant considérer leur éventuel retrait. Le général de Gaulle disait : « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts. » C’est aussi vrai pour l’allié américain.
Aujourd’hui, les yeux de Washington sont rivés sur le Pacifique et la Chine, alors que l’isolationnisme américain ressurgit violemment. Outre-Atlantique, on s’interroge : « Pourquoi mourir pour l’Europe ? Nos dollars doivent-ils financer la défense des Européens ? » L’actuel président américain semble avoir tranché.
Le constat pour l’Europe est sévère : nous avons accumulé un trop grand retard dans nos politiques militaires et nous ne sommes pas en mesure de faire face aux menaces qui nous entourent.
La France a depuis longtemps fait le choix d’une autonomie stratégique, se dotant de l’arme nucléaire et d’une armée complète pouvant être déployée partout autour du monde. Cependant, elle ne peut concourir dans la course à l’armement que les superpuissances américaines, chinoises ou russes se livrent.
Nos nombreuses tentatives pour structurer une politique de défense commune au sein de l’Union sont longtemps restées lettre morte, nos partenaires européens privilégiant la protection américaine. Pourtant, le constat du renforcement et de l’autonomisation nécessaires de nos forces armées semble aujourd’hui faire consensus. Si les Européens veulent la paix, ils doivent désormais se préparer à la guerre.
Ce réveil brutal de la guerre en Europe, nous aurions dû l’anticiper dès le 24 février 2022, avec la violation russe du territoire ukrainien, au mépris de toute légalité internationale.
Qui peut croire que la Russie s’arrêtera à l’Ukraine, alors qu’elle renforce massivement son armée, sa marine et son industrie d’armement ? Qui peut croire que le dictateur du Kremlin n’attaquera pas l’Europe si elle est faible et délaissée par les États-Unis ? Qui peut croire qu’abandonner nos alliés ukrainiens au sort que leur réserve Vladimir Poutine garantira la paix sur notre continent ?
Restons éveillés : la Russie s’arme contre nous et les États-Unis préparent dans notre dos les conditions d’une paix inacceptable pour l’Ukraine, dont nous ferons inévitablement les frais. Si nous voulons nous protéger, mais aussi protéger nos valeurs, nos idées, nos acquis sociaux et sociétaux, l’ensemble des vingt-sept membres de l’Union européenne doivent mener une politique de réarmement, de Lisbonne à Tallinn, de Stockholm à Athènes.
Soulignons les initiatives de nos partenaires européens, notamment l’Allemagne, qui planifie d’ores et déjà des investissements massifs pour la défense. Ces efforts salutaires outre-Rhin sont décisifs pour accompagner et soutenir le mouvement collectif de renforcement militaire.
Cependant, ce réarmement européen ne sera pas immédiat, tant le retard est grand. La majorité des armées européennes se sont structurées comme des forces de soutien à l’armée américaine, non comme des forces de projection indépendantes. La dotation matérielle de ces mêmes armées dépend de la BITD américaine. Enfin, notre coordination stratégique doit être renforcée, prenant acte des forces et des faiblesses des armées de chaque État membre.
Le livre blanc pour la défense, publié le 19 mars 2025 par la Commission européenne, apporte une réponse à ces nombreux défis à l’horizon de 2030. Pour financer la préparation stratégique des États membres, l’Union européenne se dotera d’un nouvel instrument appelé Sécurité et action pour l’Europe (Safe), correspondant à des prêts garantis par le budget de l’Union à hauteur de 150 milliards d’euros sur quatre ans pour les investissements militaires et technologiques des États membres.
Par ailleurs, comme lors de la crise du covid-19, l’Union activera la clause de sauvegarde du pacte de stabilité et de croissance pour une hausse équivalant à 1,5 % du PIB du budget de la défense de chaque État membre. Cette souplesse permettrait une croissance sur quatre ans d’environ 650 milliards d’euros pour les investissements dans la défense. Au total, 800 milliards d’euros d’investissements pour la préparation de la défense seraient donc projetés sur quatre ans.
Ce livre blanc cible aussi les priorités européennes pour notre résilience stratégique : les armes aériennes, aéroportées, l’artillerie, les stocks de munitions, les drones, la logistique, l’innovation technologique et la protection des infrastructures. Veillons néanmoins à ce que ces armes soient bien fabriquées sur notre sol, tout en respectant la souveraineté des États.
La Commission entend renforcer ses liens stratégiques avec le Royaume-Uni, la Norvège, le Canada, la Turquie, mais aussi auprès des États voisins de l’Union, ainsi qu’auprès de ses partenaires dans l’Indo-Pacifique, tout en rappelant que la stratégie de défense européenne ne peut se passer de l’Otan, pierre angulaire de notre coordination.
Enfin, elle précise que les relations avec les États-Unis doivent être entretenues, mais conscientes. Les intérêts américains ne convergent pas et ne convergeront pas toujours avec les nôtres. La question du Groenland en est un parfait exemple, et les forces militaires des États de l’Union européenne doivent être en mesure de dissuader les ambitions expansionnistes du 47e président des États-Unis.
Dans un monde qui se réchauffe, d’un point de vue non seulement climatique, mais aussi géopolitique, les Européens doivent redoubler d’efforts pour se doter d’une force militaire multiple, apte à dissuader comme à opérer, résiliente et capable de défendre nos intérêts et nos valeurs.
Avec la chute de l’Union soviétique et la domination incontestée des États-Unis, nous, Européens, avons cru naïvement à la fin de l’Histoire. Nous avons cru en un monde de paix sous la protection du gendarme américain, où nous pourrions devenir les rentiers des dividendes de la paix. Nous y avons cru et nous avions tort.
Les jours de paix se couchent à l’ouest ; la nuit tombe à l’est, entraînant avec elle son lot de guerres et d’incertitudes. Spectateurs de ce sinistre crépuscule, nous devons unanimement encourager les initiatives de l’Union européenne pour une meilleure coordination stratégique, industrielle et logistique de notre défense.
Ensemble, nous sommes plus forts. C’est pourquoi le livre blanc pour la préparation de la défense publié par la Commission européenne est un pas en avant historique pour dissuader nos adversaires, sans oublier le réarmement moral qu’il nous faudra conduire. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et RDPI.)