compte rendu intégral

Présidence de M. Loïc Hervé

vice-président

Secrétaire :

Mme Nicole Bonnefoy.

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à dix heures trente.)

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Procès-verbal

M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.

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Décès d’un ancien sénateur

M. le président. Mes chers collègues, j’ai le regret de vous faire part du décès de notre ancien collègue Roger Hesling, qui fut sénateur de Moselle de 1997 à 2001.

3

 
Dossier législatif : proposition de résolution en application de l'article 34-1 de la Constitution, appelant à l'introduction de la proportionnelle pour les élections législatives
Discussion générale (fin)

Introduction de la proportionnelle pour les élections législatives

Adoption d’une proposition de résolution

M. le président. L’ordre du jour appelle l’examen, à la demande du groupe Écologiste - Solidarité et Territoires, de la proposition de résolution, en application de l’article 34-1 de la Constitution, appelant à l’introduction de la proportionnelle pour les élections législatives, présentée par Mme Mélanie Vogel et plusieurs de ses collègues (proposition n° 163 rectifié).

Discussion générale

M. le président. Dans la discussion générale, la parole est à Mme Mélanie Vogel, auteure de la proposition de résolution. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

Mme Mélanie Vogel, auteure de la proposition de résolution. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le groupe écologiste a souhaité que nous puissions débattre aujourd’hui d’un sujet démocratique très important, qu’une écrasante majorité de Françaises et de Français – 74 %, selon le dernier baromètre Odoxa – souhaitent voir avancer concrètement ; un sujet qui, au fond, est au cœur même de notre démocratie puisqu’il s’agit de la manière dont nous élisons nos députés.

Si nous avons souhaité en débattre aujourd’hui, c’est parce que la crise politique dans laquelle notre pays est plongé ne date pas de la censure du gouvernement de Michel Barnier le 4 décembre 2024, ni même du 7 juillet 2024, ni tout à fait de juin 2022, lorsque les Français ont élu une Assemblée nationale sans majorité absolue.

Cette crise trouve en effet son origine profonde dans le fonctionnement de la Ve République. Les Français le savent, et ce n’est pas un hasard si les derniers grands mouvements sociaux du pays – les « gilets jaunes », le mouvement contre la réforme des retraites –, ont débouché sur des demandes démocratiques – le référendum d’initiative citoyenne (RIC), l’abrogation du 49.3 et j’en passe. C’est parce qu’une conviction s’est consolidée chez les Français : nos institutions sont une pièce maîtresse de la crise, et sans renouveau démocratique, la France ne saura pas durablement retrouver la stabilité nécessaire pour relever les grands défis qui nous font face.

Parmi tous les chantiers institutionnels qu’il faudrait entreprendre pour voir enfin la France se hisser au rang des démocraties modernes et matures, au rang des pays capables de gérer convenablement la situation, d’une grande banalité, et même d’une saine normalité dans toute démocratie, dans toute société démocratique plurielle, qu’est l’absence de majorité absolue d’une force politique unique au Parlement, parmi toutes les réformes de nature à construire une issue démocratique concrète à la crise actuelle, l’introduction de la proportionnelle est à la fois plus nécessaire et plus urgente que jamais.

Elle est nécessaire pour la simple raison que le système majoritaire alimente notre crise politique, dans la mesure où il frustre les électeurs et déresponsabilise les élus. Avec le système majoritaire – et c’est terrible –, toutes les voix ne comptent pas. Le système majoritaire, ce sont des millions de voix, à chaque scrutin, à travers tout le territoire, portées sur une candidature n’ayant pas remporté le second tour, que l’on n’entendra jamais et que l’on n’a parfois jamais entendues.

Quand je présidais le Parti vert européen, mon collègue autrichien, évoquant les résultats des dernières élections législatives en Autriche, nous avait indiqué que 7 % des voix étaient non représentées, c’est-à-dire qu’elles s’étaient portées sur une liste qui n’avait pas d’élu. C’est beaucoup, mais c’est acceptable.

Me demandant à combien ce ratio s’établissait en France, je l’ai calculé. Si on considère le vote du premier tour, c’est-à-dire le vote de choix aux dernières élections législatives, on obtient 60 % de voix non représentées au Parlement. Ce ratio atteint 45 % au second tour, sachant que la part des triangulaires progresse.

Quelle démocratie peut accepter cela ? Quelle démocratie peut dire à ses citoyens d’aller voter tout en sachant que, dans la majorité des cas, leur voix ne comptera pas ?

Dans notre pays, certains citoyens ne votent jamais, par conviction, considérant hélas ! à juste titre que leur vote sera inutile et que mieux vaut s’assurer que le candidat qu’ils détestent le plus sera éliminé par celui qu’ils ne détestent pas trop. Usés par ce système, certains ne votent plus du tout.

Le système majoritaire échoue donc à garantir la représentativité du Parlement, ce qui est pourtant l’objet principal d’un mode de scrutin. Avec le scrutin majoritaire, il est possible d’avoir une majorité absolue de sièges avec un tiers des voix au niveau national, ou bien aucun siège avec exactement le même score. Une telle distorsion sape la légitimité même de l’Assemblée nationale.

L’on ne peut plus le tolérer, mes chers collègues, car un Parlement peu représentatif, c’est la fabrique mécanique de la trahison et du mépris. Parce que ces majorités absolues fictives, quand elles existent, atrophient le travail parlementaire, souvent réduit à enregistrer les décisions de l’exécutif. Parce que de telles majorités, souvent coupées de l’opinion, sont amenées à conduire des politiques publiques dont le possible rejet nourrit le ressentiment et la colère.

Parce que le système majoritaire, c’est la culture de la paresse doublée du culte de l’irresponsabilité. Cela revient en effet à se reposer sur un mode de scrutin pour faire émerger des majorités plutôt que d’en appeler au travail des responsables politiques pour les construire, entraînant, lorsqu’aucune majorité n’émerge, une situation d’impasse comme celle que nous traversons. Tout cela nous rend collectivement très décevants pour les Français, mes chers collègues.

Parce que le système majoritaire, c’est la culture de l’affrontement plutôt que l’intelligence collective issue des négociations et des compromis démocratiques qui font normalement le cœur d’un système parlementaire sain et efficace. Les sénateurs et les sénatrices que nous sommes le savons bien, puisque les trois quarts d’entre nous avons été élus à la proportionnelle.

Enfin, parce que le système majoritaire, c’est l’impossibilité concrète de garantir une Assemblée nationale paritaire.

Cette réforme est également urgente, parce que le système majoritaire n’a été toléré par les Français pendant des décennies qu’aux motifs que malgré son absence de représentativité et ses injustices, il emportait des majorités stables, assurait la gouvernabilité du pays et permettait de tenir l’extrême droite hors du Parlement. Or ces promesses ont volé en éclats.

Pis, c’est aujourd’hui le système majoritaire qui, par la culture politique qu’il a bâtie, fabrique de l’instabilité. Il est de plus aujourd’hui le chemin le plus sûr de l’accession de l’extrême droite au pouvoir, rendant possible la conquête par cette dernière seule d’une majorité absolue de sièges, sans contre-pouvoir et sans majorité dans le pays.

M. François Bonhomme. Drôle de paradoxe !

Mme Mélanie Vogel. Il est donc plus que temps que, grâce à la proportionnelle, le Parlement français représente tout simplement la société française dans sa diversité, dans sa complexité, dans sa pluralité. Il est temps que la constitution de majorités au Parlement repose non plus sur l’artefact d’un mode de scrutin, mais sur la responsabilité, le travail et le sens de l’intérêt général.

Il est temps que dans notre pays, chacun sache, en allant voter, que sa voix comptera et qu’il n’y a pas de meilleur calcul à faire pour se déterminer que de choisir le projet qui nous convainc le plus.

Il est temps que les forces politiques utilisent le temps dont elles disposent, non plus à bâtir des stratégies électorales pour contourner les effets de notre mode de scrutin, mais pour construire des projets pour notre pays.

Mme Mélanie Vogel. Il est temps que l’on dépasse la culture de la stérile posture, de l’immaturité politique et le raidissement autoritaire qu’elles nourrissent mécaniquement pour rentrer dans une culture de parlementarisme mature.

Non, cela ne veut pas dire l’instabilité et le compromis mou. Au contraire ! À l’exception de la France, tous les pays européens recourent à la proportionnelle. Or dans l’immense majorité des cas, ces pays connaissent une stabilité politique remarquable : l’Allemagne, le Danemark, le Portugal, l’Autriche, le Luxembourg et j’en passe.

M. François Bonhomme. Mais pas la Ve République ?

Mme Mélanie Vogel. La proportionnelle y favorise des coalitions solides, un travail de long terme et des politiques plus durables.

La France a-t-elle réellement un cap plus clair que l’Espagne, la Finlande, la Pologne ou l’Italie ? Pas du tout ! Quand la France vacille dans la confusion, ces pays ont un cap – qu’on le soutienne ou qu’on le combatte – plus clair que le nôtre, porté par des majorités plurielles.

À l’inverse, plusieurs expériences montrent que des majorités obtenues par une force politique seule se sont conclues par des changements de cap ou par la trahison d’engagements. Il est en effet toujours plus facile de trahir ou de louvoyer seul qu’à plusieurs.

On entend parfois aussi que la proportionnelle crée de la fragmentation politique. C’est tout à fait faux. Il n’y a aucune corrélation entre la fragmentation politique et la proportionnelle. Avec onze groupes politiques à l’Assemblée nationale, quand la moyenne européenne s’établit à sept, notre Parlement est l’un des plus fragmentés d’Europe.

On dit enfin que la proportionnelle éloigne les élus de leur territoire.

M. François Bonhomme. Bien sûr ! C’est ce qu’on voit aux élections européennes…

Mme Mélanie Vogel. C’est faux ! De nombreux modèles permettent un équilibre géographique et un ancrage territorial. J’oserais même dire que nos territoires seront beaucoup mieux représentés avec la proportionnelle.

M. François Bonhomme. Plus c’est gros, mieux ça passe !

Mme Mélanie Vogel. En Seine-Saint-Denis, 100 % des députés sont issus du Nouveau Front populaire (NFP), quand le scrutin proportionnel retenu pour les élections sénatoriales produit une représentation beaucoup plus équilibrée.

Avec dix députés sur onze, soit plus de 90 %, issus du groupe Ensemble pour la République, peut-on dire que les Français de l’étranger sont bien représentés ? Les élections sénatoriales ont permis une représentation plus diverse de ces derniers, et le NFP est arrivé en tête au premier tour.

Peut-on expliquer à un électeur écologiste du Var qu’il est justement représenté parce qu’il se trouve qu’une députée écologiste a été élue à Paris ?

La vérité, c’est que la proportionnelle n’éloigne pas des territoires. Elle est au contraire le seul système qui garantit la juste représentation des différentes opinions politiques sur l’ensemble des territoires. (MM. François Bonhomme et Roger Karoutchi sexclament.)

Pour toutes ces raisons, conformément aux engagements de Michel Barnier et de François Bayrou ainsi qu’aux attentes des Français, la présente proposition de résolution appelle à amorcer le travail parlementaire sur la réforme du mode de scrutin.

Elle ne tranche pas en faveur d’un système particulier. Au sein de cet hémicycle, des avis différents doivent pouvoir s’exprimer, avant que le travail parlementaire ne nous permette d’aboutir.

Cette proposition s’attache toutefois à fixer un certain nombre de principes fondamentaux pour tout futur modèle : garantir la meilleure représentativité possible, assurer une représentation équilibrée des territoires, être lisible et enfin applicable sans modification constitutionnelle.

En l’adoptant, le Sénat enverrait un message fort. Il affirmerait qu’il est prêt à amorcer ce travail pour répondre à une attente citoyenne et offrir une issue politique à la crise que nous traversons, en renforçant notre démocratie au lieu de l’affaiblir. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST ainsi que sur des travées des groupes SER, RDSE et UC.)

M. le président. La parole est à Mme Isabelle Florennes. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

Mme Isabelle Florennes. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de résolution appelant à l’introduction de la proportionnelle pour les élections législatives qui nous est présentée aujourd’hui par notre collègue Mélanie Vogel et le groupe écologiste porte sur un thème bien connu de mes collègues du groupe Union Centriste.

Ce sujet est en effet un axe historique au centre et à gauche. Est-il nécessaire de rappeler que, pour François Bayrou, la proportionnelle a toujours été un thème de prédilection ?

Du temps où j’étais députée – M. le ministre s’en souvient sans doute –, j’ai moi-même déposé une proposition de résolution pour une représentation plus juste des Français à l’Assemblée nationale en faveur de l’introduction d’un mode de scrutin proportionnel.

Il peut paraître étrange que nous, sénateurs, débattions du mode de scrutin de nos collègues députés, mais les règles régissant notre système bicaméral nous accordent cette possibilité.

Le présent texte s’inscrit dans un contexte de débats nombreux, riches et contradictoires sur la modification du mode de scrutin. Cette proposition s’inscrit toutefois aussi dans un cycle très long.

En effet, la question du mode de scrutin à la proportionnelle a été soulevée pour la première fois dès l’instauration du suffrage universel masculin, en 1848, sous la IIe République. À cette date, les adversaires de ce mode de scrutin, tenants du système majoritaire, présentaient l’argument, maintes fois répété depuis lors, selon lequel « les citoyens ne doivent donner leur vote qu’à un homme qui est connu », car « voter sur l’inconnu serait un acte de légèreté coupable envers les intérêts du pays tout entier ». Selon cet argument, la proportionnelle serait le symbole du complot.

Des figures célèbres de notre République reprirent ensuite le combat pour l’adoption de la proportionnelle : Jean Jaurès, puis Aristide Briand, dont le gouvernement fut renversé sur cette question au Sénat en 1913. Cet échec n’a pas signifié la fin du débat, tant s’en faut.

Le débat sur la proportionnelle a ensuite traversé toutes les périodes politiques jusqu’à nos jours. Ce mode de scrutin a du reste été plusieurs fois employé pour désigner nos députés : en 1919, en 1946 puis en 1986. Nous continuons à utiliser ce mode de scrutin, puisque celui-ci est appliqué, dans le cadre des élections sénatoriales, dans 70 % des circonscriptions qui élisent plus de trois sénateurs, lors des élections européennes, ainsi que pour les élections municipales.

Pourquoi opter aujourd’hui pour ce mode de scrutin et abandonner le scrutin majoritaire uninominal à deux tours pour élire nos députés ?

M. François Bonhomme. Bonne question !

Mme Isabelle Florennes. Dans le scrutin majoritaire, la voix de l’électeur minoritaire perd toute valeur, puisque le candidat arrivé premier au second tour, même à quelques voix près, gagnera l’élection. Cette règle qui agit comme un couperet frustre les électeurs minoritaires et les pousse à s’abstenir ou à voter de manière purement stratégique.

Avec le mode de scrutin à la proportionnelle, les électeurs peuvent voter en fonction de leurs convictions, car ils savent que leur vote aura une incidence directe sur l’élection de leur député. Chaque formation politique peut alors se présenter sous ses propres couleurs et avec ses propres idées.

Comme l’a rappelé Mme Vogel, ce mode de scrutin permettrait d’avoir à l’Assemblée nationale une représentation plus fidèle de l’ensemble des courants de pensée et d’opinion de notre pays.

Il convient toutefois de nuancer ce constat en précisant qu’il existe différentes formes de scrutin proportionnel : celui-ci peut en effet être intégral ou partiel et il peut être régi par des seuils et s’appliquer dans des circonscriptions d’échelon variable. En fonction de ces variantes, le lien avec l’électeur peut être plus ou moins distendu.

M. François Bonhomme. Cela reste un poison !

Mme Isabelle Florennes. L’exposé des motifs de cette proposition de résolution précise que « la défiance de nos concitoyens vis-à-vis de notre régime explose », car « elles et ils se sentent de plus en plus mal représentés ».

Le changement de mode de scrutin résoudra-t-il ce déficit de confiance ? Je ne pense pas que la confiance puisse s’établir uniquement par la voie d’une prescription juridique prise sous la forme d’un mode de scrutin.

Soyons réalistes, mes chers collègues : la façon de voter ne constitue pas un remède miracle au profond malaise que traversent toutes les démocraties. La réponse me paraît s’articuler autour de trois axes.

Le premier est la réappropriation par le politique de sa capacité à agir sur le réel afin d’éviter les dérives autocratiques et césaristes que nous connaissons actuellement dans différents pays. Il est inutile que je cite le moindre nom ; vous aurez tous compris de qui il s’agit, mes chers collègues.

Le deuxième axe est la régulation de nos nouveaux modes de communication, qui dysfonctionnent de plus en plus en raison de l’usage perverti qu’en font certains.

Le troisième axe, enfin, est la responsabilisation de celles et ceux qui sont élus. Certains comportements d’élus poussent en effet une partie de nos concitoyens à rejeter le politique. Cette fois encore, je ne citerai aucun exemple.

Il y va aussi de la capacité des élus à accepter des compromis et à savoir faire des concessions quand l’intérêt de la France et des Français est en jeu.

Le groupe Union Centriste étant composé d’une diversité de sensibilités, certains de ses membres souscrivent à cette résolution quand d’autres n’y souscrivent pas. Dans sa majorité, il soutiendra toutefois ce texte. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, RDSE, SER et GEST.)

M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman.

Mme Cécile Cukierman. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la Constitution de la Ve République est à bout de souffle. Au printemps dernier, seulement 21 % de nos concitoyens considéraient nos institutions comme démocratiques, 12 % les considéraient comme représentatives et 7 % les considéraient comme justes. Or tout porte à croire que ce jugement s’est aggravé depuis lors.

Le fossé entre le peuple et les organes censés le représenter est donc immense. Si la crise politique est institutionnelle, elle ne peut pas être isolée de l’effondrement économique et social.

À la vague de désindustrialisation qui déferle depuis les années 1980 a succédé une autre vague, celle de la précarisation dans tous les secteurs de la vie. Face à ce nouveau monde imposé par le capitalisme mondialisé, le politique a accumulé les promesses, avant, pour l’essentiel, de les oublier au moment d’exercer le pouvoir.

En 2017, Emmanuel Macron a poussé ce décalage jusqu’à son paroxysme en faisant miroiter une véritable révolution du politique, avant, finalement, de renforcer considérablement la conception verticale du pouvoir sous-jacente à la Ve République.

Oui, la crise démocratique est profonde, et ce à tous les niveaux de la société, jusque dans le travail, où l’individualisation croissante brise le collectif.

Au niveau local, les collectivités, souvent derniers remparts face à la violence de la société, sont confrontées à la réduction continue de leurs moyens, alors que les besoins augmentent.

Si l’on considère les institutions nationales, cette crise démocratique prend des allures d’explosion. L’hyperprésidentialisation du régime met à mal le Parlement, la mise sous tutelle du scrutin législatif par l’élection présidentielle accentuant le phénomène.

La dissolution du 9 juin 2024 fut l’acte ultime de cette dérive, plongeant le Parlement dans une crise dont il peine à sortir.

Depuis des décennies, avec mon parti, je considère que le mode de scrutin est l’un des éléments clés d’une possible revivification démocratique. Nous avons toutefois toujours porté ce débat et cette exigence dans le cadre d’une remise à plat démocratique globale dans l’ensemble de la société.

Il nous faut donc faire attention, mes chers collègues. Se prononcer sur le principe général de la proportionnelle ne doit pas nous conduire à éluder de lourdes questions telles que le pourcentage de sièges concernés ou l’existence ou non d’une prime majoritaire. Les questions du périmètre de la ou des circonscriptions et du seuil pour l’accès à la représentation sont également de nature à modifier sensiblement les appréciations.

La proportionnelle est une arme de premier plan pour assurer une meilleure représentation de la société au Parlement. S’il s’agit d’un élément d’avancée démocratique, il ne réglera toutefois pas tout.

Rappelez-vous, mes chers collègues, les trois projets de loi pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace présentés par MM. Macron et Philippe en 2018. Le projet de loi ordinaire prévoyait de désigner 15 % des députés à la proportionnelle. Une telle disposition aurait pu répondre au vœu qui a présidé à la présente proposition de résolution.

Il faut toutefois rappeler les autres dispositions, qui ont d’ailleurs provoqué la mise au placard de ce texte que M. Macron présentait alors comme un texte phare : outre la réduction de 30 % du nombre de parlementaires était proposé un vaste projet de réduction des prérogatives du Parlement, prévoyant en particulier la remise en cause de la navette parlementaire et du droit d’amendement. On peut donc proposer une dose de proportionnelle, et dans le même temps, affaiblir profondément le Parlement.

Si notre groupe ne renonce pas à sa volonté d’agir en faveur d’une meilleure représentativité du Parlement, il estime important de ne pas instiller l’illusion qu’une réforme du mode de scrutin résoudrait d’un coup de baguette magique une crise dont la profondeur dépasse largement le cadre du code électoral.

M. Roger Karoutchi. Ça, c’est sûr…

Mme Cécile Cukierman. Parce qu’il n’a pas d’a priori pour ou contre la proportionnelle et considère que le véritable enjeu tient dans la mise en œuvre concrète de celle-ci, notre groupe s’abstiendra sur cette proposition de résolution. (M. Jean-Jacques Panunzi applaudit.)

M. Olivier Paccaud. Sage décision !

M. le président. La parole est à M. Yannick Jadot. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

M. Yannick Jadot. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce débat est passionnant, qui conduit nos collègues du groupe Les Républicains à applaudir notre collègue communiste lorsqu’elle affirme qu’à défaut de tout changer, il est inutile de commencer par le début !

La crise démocratique, la crise de défiance est aujourd’hui manifeste. La dissolution de l’Assemblée nationale a confirmé qu’il était nécessaire d’engager des réformes institutionnelles essentielles. Nous vous proposons de commencer par le début, mes chers collègues.

J’ai vécu le front républicain du 7 juillet dernier comme une formidable nouvelle politique, mais reconnaissons qu’il s’agissait d’une anomalie démocratique.

M. François Bonhomme. De l’avis général…

M. Yannick Jadot. C’est une anomalie parce que trop de Français n’en peuvent plus de voter contre plus souvent qu’ils ne votent pour. Ils n’en peuvent plus, parce que c’est bien ce qu’il se passe, d’être gouvernés par des minorités.

Quoi que l’on pense des coalitions au pouvoir, les majorités des parlements des pays européens élus à la proportionnelle rencontrent incontestablement l’adhésion majoritaire de l’électorat, ce qui, à cause du fait majoritaire, n’est plus le cas depuis trop longtemps en France.

Par ce texte, nous proposons que chaque vote et, partant, chaque électrice et chaque électeur puisse être pris en compte. La proportionnelle permet en effet d’assurer le respect du vote et de la pluralité.

Mais elle suppose aussi – et cela m’intéresse peut-être encore davantage – l’esprit de compromis, qui, sans préjudice de la majorité sénatoriale, caractérise notre chambre, mes chers collègues. Or, aujourd’hui, l’invective remplace trop souvent l’argument et l’affrontement, l’esprit de compromis.

Le compromis est une manière de prendre en compte la complexité des choses. Il montre que l’on est capable d’assumer la diversité de notre pays et les difficiles transitions qu’il doit conduire.

Au Parlement européen, où j’ai siégé, le compromis est encore plus nécessaire, car il n’y a pas de majorité installée. Il revient donc à toutes et à tous les députés européens de travailler avec leur force et leurs convictions pour déterminer ensemble ce qui peut relever de l’intérêt général.

Si, jusqu’à ces dernières années, le scrutin majoritaire garantissait une forme de stabilité de nos institutions, il a aussi emporté une grande instabilité de nos politiques publiques. Celles-ci ayant été décidées par des minorités, elles étaient en effet immédiatement remises en cause au scrutin suivant, sans avoir eu le temps de produire d’effet.

J’en viens au dernier argument en faveur de la proportionnelle : l’extrême droite.

Pendant longtemps, nous avons cru que le scrutin majoritaire nous permettrait d’éviter que l’extrême droite n’arrive au pouvoir. Or, si elle était peu ou pas représentée à l’Assemblée nationale, elle gagnait du terrain au sein de nos institutions. (M. François Bonhomme sexclame.)

Cessez donc de m’interrompre ! Vous aurez la possibilité de vous exprimer par la suite !

Je disais donc que nous constatons aujourd’hui que la situation peut se retourner, et que nous pourrions connaître un véritable raz-de-marée de l’extrême droite avec le scrutin majoritaire.

M. François Bonhomme. Il est plus facile de changer les règles que le peuple…

M. Yannick Jadot. Je vous appelle donc aujourd’hui, mes chers collègues, non pas à définir les modalités du scrutin proportionnel, mais à envoyer un signal, y compris à nos collègues de l’Assemblée nationale : renouons la confiance entre les citoyens et la politique, efforçons-nous de faire refluer l’abstention, améliorons la représentation des Françaises et des Français et réinstallons l’exigence de compromis. Y parvenir serait une très bonne nouvelle. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST et RDSE.)

M. le président. La parole est à M. Éric Kerrouche.

M. Éric Kerrouche. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le débat qui s’ouvre sur le mode de scrutin n’est pas nouveau en France. Il ravive la querelle centenaire entre « erpéistes » et « arrondissementiers », entre les partisans et les adversaires des « mares stagnantes » et de la « funeste erreur ».

S’il peut paraître éloigné des préoccupations des Français, ce débat est toutefois essentiel, car la règle électorale détermine qui peut voter les lois de la République et, partant, qui oriente les politiques publiques.

Cette règle, qui traduit des votes en sièges, doit donc être la plus démocratique possible et permettre à chaque bulletin d’avoir son utilité.

La nouvelle donne électorale esquissée par l’Assemblée nationale en 2022 avec la disparition de la majorité absolue, qui s’est accentuée en 2024, a remis au goût du jour le débat sur le mode de scrutin. Cela tient d’une forme de paradoxe, car depuis quarante ans, l’Assemblée nationale n’a dans les faits jamais été aussi peu disproportionnelle. Sa composition est en effet à peu de chose près l’équivalent de sa composition à l’issue des élections législatives de 1986, seule expérience de scrutin proportionnel.

Il reste qu’un Parlement sans majorité, ce qui n’était pas arrivé depuis 1962, conjugué à un pouvoir de dissolution qui est à l’arrêt, peut expliquer l’actualité de ce débat. Le retour en force du Parlement marque en effet comme un moment de bascule dans notre fonctionnement institutionnel.

Ce débat étant toutefois bien plus complexe qu’il n’y paraît, certaines idées reçues ont volé en éclats, à commencer par l’idée selon laquelle, contrairement à la proportionnelle, le scrutin majoritaire aurait la vertu de permettre la stabilité. En réalité, comme sous la IVe République, c’est non pas la proportionnelle, mais l’émiettement du système partisan qui a produit l’instabilité, à laquelle la Ve République a répondu par le parlementarisme rationalisé.

Les gouvernements de nos voisins européens qui pratiquent la proportionnelle – l’Allemagne, le Luxembourg, la Suède – ont une durée moyenne de cinq ans, contre dix-huit mois en France. Où est l’instabilité ?

Une autre idée pourrait voler en éclats ou, du moins, être contrecarrée : l’argument du fameux barrage à l’extrême droite a souvent été avancé pour renoncer à la proportionnelle. Le glissement de conviction du Rassemblement national, de la proportionnelle vers la proportionnelle avec prime majoritaire, n’est pas innocent. C’est que, en réalité, pour la première fois, le scrutin majoritaire pourrait bien désormais lui profiter grâce à son effet amplificateur. À l’inverse, la proportionnelle l’empêcherait d’avoir tous les pouvoirs.

Quels sont alors les effets du scrutin majoritaire à deux tours ? Il a pour principal effet mécanique que le succès du parti majoritaire en voix est considérablement amplifié en sièges, si bien qu’il écrase tous les autres. Pour rappel, en 2017, le parti La République en marche (LREM) recueillait 28,2 % des voix et obtenait 308 sièges, soit 53 % des sièges.

Combiné à ses effets « psychologiques », théorisés par Maurice Duverger, ce mode de scrutin conduit progressivement les électeurs à modifier leurs comportements électoraux : ils finissent par voter « utile », c’est-à-dire davantage « contre » que « pour ». Pis encore, ils considèrent que leur vote est « inutile », car leur voix est littéralement perdue.

Ainsi, la France, seul pays de l’Union européenne à pratiquer ce mode de scrutin, est aussi celui où la représentation est la plus disproportionnelle. Bernard Dolez a démontré que, dans les années 2010, le déplacement d’un point de pourcentage dans le rapport entre la droite et la gauche était susceptible de faire basculer entre quinze et vingt sièges, soit 4 % du total, et, ainsi, non seulement de laminer l’opposition, mais aussi de priver les petits partis, isolés de toute représentation parlementaire.

Cette « disproportionnalité » est un problème démocratique structurel.

Quant aux effets de la proportionnelle, ils sont variables tant la gamme des déclinaisons de ce système est infinie. Et, comme pour le mode de scrutin majoritaire, d’autres règles que celle de la formule électorale jouent. Deux, principalement : d’une part, les seuils de qualification ; d’autre part, la magnitude de la circonscription, c’est-à-dire le nombre de sièges par circonscription, qui est un élément décisif.

En fonction de ces règles, les effets de la proportionnelle exposés par notre collègue Mélanie Vogel pourront s’observer : la mise en œuvre d’une représentativité et d’une proportionnalité où chaque voix compte réellement, un accroissement de la participation, puisque chaque voix compte, la possibilité de la parité et de l’inclusivité, ainsi que la diminution de la violence politique par la nécessité de compromis. (M. Roger Karoutchi manifeste son scepticisme.)

La formule électorale et le mode de scrutin restent enchâssés dans le système politique. Mais la représentation proportionnelle serait décisive en ce qu’elle permettrait de « déprésidentialiser » notre régime politique. En cas de dissolution, les députés sont confrontés à un risque plus élevé de perdre leur siège avec le scrutin majoritaire, alors qu’ils seraient pour la plupart réélus avec la proportionnelle. Les députés sont donc incités à la soumission. (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)