Le résultat, c’est une France morcelée, fracturée, divisée – au fond, peu importent les termes. Dans tous les cas, le constat est le même, celui d’une France où les oppositions sont de plus en plus vives, que ce soit dans nos outre-mer, dans nos campagnes, dans nos territoires périurbains ou dans nos quartiers populaires.
Dans un tel contexte, nous affirmons notre volonté de constitutionnaliser le développement des services publics et l’accès à ces derniers.
Les services publics constituent notre bien commun, un bien commun partagé ; ils sont le patrimoine de ceux qui n’ont rien. La contribution des uns et des autres ne saurait dépendre de leur usage individuel des services publics. Par ce biais, la cité assure une répartition pour donner à chacun ce dont il a besoin.
Ces biens essentiels, si nombreux, relèvent à la fois des autorités régaliennes et des pouvoirs locaux, qui plus est depuis la décentralisation. C’est la sécurité et la santé, dont on parle beaucoup et souvent. C’est l’école. En vertu de notre Constitution, c’est aussi le travail, car, dans notre République, il convient d’accompagner chacune et chacun vers lui. Ce sont les déplacements – rappelons à ce titre que 75 % des usagers des transports express régionaux (TER) se déplacent soit pour travailler, soit pour se former. C’est bien entendu le logement. C’est également la culture et le sport, dont je ne saurais oublier les différents services publics.
Bien sûr, cette liste n’est pas exhaustive – je n’ai d’ailleurs pas l’intention de faire un inventaire à la Prévert. Cette brève énumération a pour seul but de rappeler la vocation du service public : permettre à chacun de devenir pleinement citoyen, au sein de la République.
Il faut encore y ajouter les services publics à venir, que nous ne pourrons pas définir ce soir, mais qui existeront dans dix ou vingt ans. D’autres, à l’inverse, existaient hier, puis se sont estompés sous l’effet des évolutions de la société.
Les collectivités territoriales jouent nécessairement un grand rôle pour innover, expérimenter, mettre en œuvre et généraliser les nouveaux services publics. On l’a constaté à maintes reprises au cours des dernières décennies. À cet égard, nous pourrions évoquer les crèches, les centres de loisirs ou encore les colonies de vacances.
Les colonies de vacances sont nées de la volonté d’un certain nombre d’élus, désireux que tous les enfants, quelle que soit leur condition sociale, connaissent ce moment merveilleux que sont les vacances, que tous les enfants puissent sortir de leur environnement et de leur quotidien et, ce faisant, devenir pleinement les citoyens de demain.
Évidemment, je rends hommage à ces maires, bien souvent communistes, qui, malgré les difficultés, ont su instaurer ces services publics aujourd’hui présents dans toutes les collectivités territoriales. C’est à leur force de volonté que nous devons ces créations.
Mes chers collègues, je vous entends déjà me demander : pourquoi cette charte ? La question nous a déjà été posée en commission des lois et je tiens à vous rassurer d’entrée de jeu : loin de moi l’idée de plagier le président Jacques Chirac. Je ne m’y risquerai pas, n’ayant d’ailleurs pas sa taille… (Sourires.)
Souvenons-nous toutefois du discours que Jacques Chirac a prononcé à Nantes, à l’occasion de l’ouverture des premières assises de la Charte de l’environnement, au moment où il installait la commission chargée d’élaborer cette dernière. Il dénonçait alors « une quête effrénée du profit », qu’il jugeait responsable du naufrage du Prestige, lequel faisait suite à celui de l’Erika.
Aujourd’hui, c’est pour éviter le naufrage social et démocratique de notre pays que nous voulons mettre à l’abri de cette « quête effrénée du profit » les services publics dans leur ensemble.
Oui, nous affirmons le primat de l’intérêt général sur les logiques libérales, dont procède la course aux privatisations.
Oui, nous dénonçons la concurrence dite libre et non faussée, qui oppose entre eux les services, les travailleurs et les producteurs de notre pays.
C’est cette fameuse concurrence qui a cassé le service public de l’énergie. Grâce à elle, nos concitoyens paieraient l’énergie moins cher : c’est en tout cas ce que l’on nous promettait. Les deux dernières années ont prouvé le contraire. Face à la flambée des prix de l’énergie, il a fallu recourir au budget de l’État pour déployer divers dispositifs de solidarité.
S’il s’agit d’éviter un naufrage social et démocratique, c’est parce que les services publics font partie intégrante de notre histoire commune : celle de la République française.
En développant les services publics, nous combattons l’individualisme. En les préservant, nous canalisons la colère, le refus, l’isolement et le repli sur soi de nombre de nos concitoyens ; ces réflexes qui, aujourd’hui, forment le terreau du populisme et de l’extrême droite.
Comme beaucoup, nous avons été sidérés par les résultats des élections européennes et du premier tour des élections législatives anticipées. Nous sommes stupéfaits que tant de nos concitoyens se sentent désormais exclus de la République et que ce sentiment se renforce. Nous voulons aussi rassurer les agents de ces services publics, qui se trouvent en première ligne.
Quand le service public est fragilisé, quand il dysfonctionne, ces agents sont les premiers à subir les agressions verbales, parfois même physiques dont se rendent coupables des usagers en colère.
Mes chers collègues, le dépôt de cette proposition de loi constitutionnelle est le fruit d’un choix mûrement réfléchi, que nous avons fait collectivement au mois de juillet dernier.
À ce moment-là, personne ne savait qui serait nommé Premier ministre, pas même l’actuel titulaire du poste. Je le répète, nous avons cherché non pas à faire un coup politique, mais bien à apporter une réponse politique.
Nous proposons d’inscrire le droit aux services publics parmi nos droits fondamentaux, comme d’autres, en leur temps, ont voulu inscrire le développement durable dans notre Constitution.
Si nous avons opté pour une charte, c’est parce qu’il n’était pas question pour nous de toucher au préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : trop souvent, on cherche à remanier ce texte pour lui donner une teinte plus libérale et non pour asseoir la République sociale qui est la nôtre.
Nous n’avons pas cherché à introduire de vagues références au service public ici ou là, éparpillés dans quelques articles de loi, afin de nous donner bonne conscience. Nous avons écrit un texte cohérent, traduisant une vision d’ensemble.
Je ne méconnais pas les incidences budgétaires et normatives d’un tel choix. Reste que nous sommes trop bien placés, dans nos départements respectifs, pour constater tout ce qui ne va pas et pour ne pas en tirer les conséquences.
J’entends les critiques et je suis prête à les accepter. Cela étant, en treize ans de vie parlementaire, j’ai vu passer beaucoup de propositions de loi assez mal écrites et amendées en conséquence. J’ai même vu adopter un certain nombre de textes relativement fragiles, dans l’espoir que le débat parlementaire les améliore…
Bien sûr, j’anticipe l’issue de cette discussion – je suis sans illusion à cet égard –, mais, mes chers collègues, je vous invite tout de même à voter ce texte de réconciliation, ce texte qui nous permet de faire société, ce texte grâce auquel nos concitoyens retrouveront tout le sens du consentement à l’impôt.
Tel est le but de cette proposition de loi constitutionnelle : que le mot « égalité », inscrit au fronton de toutes nos mairies, redevienne une valeur concrète pour tous les citoyens de la République française. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)
Mme Cathy Apourceau-Poly. Bravo !
Mme la présidente. La parole est à Mme le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Catherine Di Folco, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la proposition de loi constitutionnelle présentée par Cécile Cukierman, présidente du groupe CRCE–Kanaky, et plusieurs de ses collègues vise à instaurer une charte proclamant un ensemble de principes et de normes relatifs aux services publics, et à inclure ce texte dans le préambule de la Constitution.
Avant d’entrer dans le détail de cette proposition de loi constitutionnelle, je tiens à formuler ce rappel : l’état des services publics, leur déploiement territorial et leur performance sont des enjeux qui nous engagent tous et à propos desquels le Sénat n’a de cesse d’intervenir. J’en veux pour preuve le vote, la semaine dernière, dans cet hémicycle, de la proposition de loi organique d’initiative sénatoriale visant à préserver notre service public audiovisuel en réformant son financement.
Aussi, je salue la volonté du groupe CRCE-K de placer une fois de plus les services publics au cœur de nos débats.
Le texte que nous examinons aujourd’hui se distingue des derniers travaux sénatoriaux sur le sujet. Il s’agit de réviser la Constitution pour protéger nos services publics et leurs usagers.
Le projet de constitutionnaliser le service public n’est pas nouveau. Il a été défendu par des personnalités politiques de différents bords, à diverses époques, mais sans jamais aboutir.
Tout d’abord, je rappelle que la norme constitutionnelle n’est pas muette à ce sujet. Dès 1946, le préambule de la Constitution a mentionné les services publics, ainsi que le rôle de l’État dans leur mise en œuvre. Par la suite, le Conseil constitutionnel a reconnu l’existence de « services publics constitutionnels ». Il a également relevé ces exigences constitutionnelles que sont les principes d’égalité, de continuité et de neutralité dans la mise en œuvre du service public.
Dès lors, la question est la suivante : dans quelle mesure de nouvelles dispositions constitutionnelles permettraient-elles concrètement de renforcer la qualité des services publics pour nos concitoyens ?
Si la commission des lois a unanimement reconnu l’enjeu majeur que constitue la lutte contre la dégradation des services publics, elle n’a pas adopté cette proposition de loi constitutionnelle, au motif qu’elle n’est pas en mesure de transformer la situation réelle des services publics dans les territoires.
En effet, l’inscription de cette charte dans la Constitution pourrait priver les pouvoirs publics de leur capacité à agir pour faire évoluer les services publics. Elle pourrait ainsi aboutir à un regrettable immobilisme de ces derniers.
Alors que le législateur dispose aujourd’hui d’un pouvoir discrétionnaire pour créer tel ou tel service public, selon les besoins et les évolutions de la société, la charte proposée énumère limitativement des domaines d’intervention.
La définition d’un périmètre strict a fait l’objet de réserves lors de l’examen du texte en commission.
Certains des domaines d’intervention du service public définis par la charte ont semblé hasardeux, à l’image notamment du « développement personnel » de la Nation.
De plus, dès lors qu’il serait inscrit dans la Constitution, ce périmètre deviendrait immuable : la création d’un service public en dehors de ce cadre deviendrait ainsi juridiquement impossible.
En conséquence, l’adoption de ce texte priverait les pouvoirs publics de la possibilité de déployer des services publics dans de nouveaux domaines, comme ce fut le cas ces dernières années pour accompagner l’essor du numérique.
L’instauration par la charte d’un devoir de sauvegarde des services publics renforcerait par ailleurs la « pétrification » du service public, lequel ne pourrait plus évoluer en fonction de nouveaux enjeux d’intérêt général.
En parallèle, la charte impose une modification profonde du mode de gestion des services publics, laquelle ne serait pas sans conséquence sur la libre administration des collectivités territoriales. Elle exige en effet de l’État qu’il garantisse « la préservation et le fonctionnement pérenne de l’ensemble des services publics locaux », ce qui s’apparente à une tutelle de sa part sur les collectivités territoriales. Nous ne pouvons évidemment pas y souscrire.
De manière plus contraignante encore, la charte restreint drastiquement la possibilité pour les gestionnaires publics de recourir à une délégation de service. Ce mode de gestion étant omniprésent à l’échelle des collectivités territoriales, les élus locaux seraient très certainement les premiers à pâtir d’un tel manque de souplesse dans la gestion des services publics.
Enfin, alors que l’on ne cesse de rappeler l’urgence de simplifier les normes, la constitutionnalisation de cette charte risque d’entraîner une multiplication regrettable des contentieux, par l’ajout, au sommet de la hiérarchie des normes, de dispositions imprécises relevant d’un registre plus politique que juridique.
L’introduction de concepts inédits en droit suppose une déclinaison législative ou réglementaire : c’est le seul moyen de rendre de telles notions applicables. Toutefois, en procédant ainsi, l’on risque de complexifier encore le cadre juridique que doivent respecter les gestionnaires publics.
La majorité des valeurs introduites par la charte découle pourtant des principes d’égalité, de continuité et de neutralité, que la Constitution protège d’ores et déjà.
On peut donc estimer que la norme suprême présente aujourd’hui un équilibre satisfaisant. Elle protège des valeurs fondamentales pour nos services publics tout en laissant au législateur le soin de prendre les mesures nécessaires au déploiement concret de ces principes constitutionnels.
La commission a également noté un certain nombre de problèmes de conformité au droit de l’Union européenne.
Dans leur exposé des motifs, les auteurs de cette proposition de loi constitutionnelle prétendent en effet se soustraire au cadre normatif européen applicable aux services publics. Comme nous l’avons rappelé en commission, une telle volonté est vaine, étant donné la primauté du droit de l’Union européenne.
En outre, rien n’indique que la réglementation européenne aurait un réel effet délétère sur la qualité des services publics concernés.
L’inquiétude ressentie dans les premières heures de la construction européenne quant à la préservation du modèle de service public à la française s’est dissipée, le dialogue des juges et le développement des normes ayant permis la conciliation des exigences des deux ordres juridiques.
Pour l’ensemble de ces raisons, la commission a jugé que la constitutionnalisation de cette charte ne serait pas en mesure d’améliorer la situation effective des services publics en France.
Elle a notamment estimé que la préservation de ces derniers se concrétisera non pas par le désengagement des pouvoirs publics que pourrait engendrer d’une telle charte, mais, bien au contraire, par la mobilisation du législateur et des élus de terrain en faveur du déploiement fin, égal et continu de nos services publics sur les territoires.
La commission propose donc de ne pas adopter cette proposition de loi constitutionnelle. Néanmoins, je tiens de nouveau à remercier nos collègues du groupe CRCE-K de la réflexion nécessaire à laquelle ils nous engagent.
M. Pascal Savoldelli. Heureusement que nous sommes là !
Mme Catherine Di Folco, rapporteur. Je suis par ailleurs certaine que notre institution conservera ce sujet au cœur de ses priorités. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi qu’au banc des commissions.)
Mme la présidente. La parole est à M. le garde des sceaux, ministre de la justice.
M. Didier Migaud, garde des sceaux, ministre de la justice. Madame la présidente, madame la présidente de la commission des lois, madame le rapporteur, madame la sénatrice Cécile Cukierman, mesdames, messieurs les sénateurs, qu’est-ce que le service public ?
C’est l’idée que certains besoins appellent une réponse qui ne peut être tributaire de l’initiative privée. C’est l’idée que ces mêmes besoins doivent, au contraire, être pris en charge, autant que nécessaire, par la collectivité tout entière.
Parce qu’ils sont essentiels, parce qu’ils sont à la fois la garantie du vivre ensemble et un levier pour mettre en place des politiques publiques, ou parce qu’ils ne peuvent pas ou ne doivent pas dépendre du jeu de l’économie de marché, c’est à la collectivité publique de veiller à leur prise en charge.
En France, la notion de service public s’est construite concomitamment – ce n’est bien sûr pas le fruit du hasard – à la conception de l’État moderne.
Autrefois défini par ses prérogatives de puissance publique et, selon la conception wébérienne, par son monopole de l’usage légitime de la force, l’État s’est construit au XXe siècle comme le garant d’un compromis social qui garantit à tous l’accès à certains services de base : les services publics.
La notion de service public revêt des significations multiples. Elle désigne des entités sociales dont les particularités les distinguent des entreprises privées. C’est également une notion juridique qui commande l’application de règles spécifiques. Il s’agit, avant tout, d’un principe révélant le rôle fondamental que jouent certaines activités pour la cohésion de notre société.
En vérité, les services publics sont porteurs de différentes incarnations, selon que l’on se situe du point de vue de l’usager, des agents, des opérateurs économiques, du juriste ou de l’autorité politique.
L’éminent professeur de droit public Marcel Waline jugeait ainsi avec humour qu’« il est plus facile de récupérer le mercure échappé d’un vieux baromètre que de saisir la notion de service public ».
La doctrine universitaire s’est bien essayée à trouver une définition du service public. Celle qui est la plus communément admise est attribuée à Gaston Jèze. Selon lui, les services publics sont « les besoins d’intérêt général que les gouvernants, dans un pays donné, à une époque donnée, ont décidé de satisfaire par le procédé du service public ».
Dans cette définition, l’intention des gouvernants est déterminante : c’est elle que les critères jurisprudentiels chercheront à identifier.
Devant le Conseil d’État, Corneille, commissaire du gouvernement, concluait d’ailleurs : « La notion de service public est une notion en quelque sorte subjective ; elle dépend, pour la plus grande part, de l’intention de l’autorité chargée d’organiser le service. »
C’est donc une notion révélant le point d’équilibre de notre cohésion sociale, qui varie dans l’espace et dans le temps et structure les choix collectifs.
Certains de ces services publics sont aisément identifiables. Ils sont consacrés par nos textes constitutionnels depuis la Révolution de 1789 et constituent l’identité même de notre République. Il en est ainsi de l’éducation : de « l’instruction publique » du constituant de 1791 à « l’enseignement public gratuit et laïc » du préambule de la Constitution de 1946.
Il en est de même de l’assistance et de la santé : des « secours publics » considérés comme « dette sacrée » en 1793, à « l’assurance fraternelle » envers les « citoyens nécessiteux » de la IIe République, jusqu’aux principes de la sécurité sociale posés par le constituant en 1946.
La majorité des services publics apparaissent et disparaissent au gré des évolutions de la société et des choix collectifs. Ils ne sont alors pas consacrés par la Constitution, mais ressortissent au pouvoir législatif ou réglementaire.
Deux constantes caractérisent cependant le service public dans sa longue histoire : en premier lieu, une expansion continue de son périmètre ; en second lieu, une évolution, voire une reconfiguration de son régime juridique, avec l’essor des modes de gestion privée du service public.
Aujourd’hui, les services publics sont confrontés à de nouveaux défis et porteurs d’une formidable capacité de projection de notre société. Identifiés par le Conseil d’État dans son rapport public pour l’année 2022, intitulé L’Usager, du premier au dernier kilomètre : un enjeu d’efficacité de l’action publique et une exigence démocratique, ils requièrent une plus grande proximité de l’action publique, ainsi que du pragmatisme et de la confiance.
Eu égard à son histoire et à ses enjeux, est-il bien opportun d’ériger le service public au rang constitutionnel ? Par ailleurs, les modalités choisies sont-elles adaptées ?
Je ne le pense pas.
D’abord, la notion de service public, aussi essentielle soit-elle à l’organisation de notre vie en société, n’a pas sa place dans la Constitution. Ensuite, la charte qui est proposée déstabilisera, à plusieurs égards, l’organisation et le fonctionnement actuels de nos services publics.
À mes yeux, il n’est pas opportun d’ériger au rang constitutionnel une définition du service public.
Aujourd’hui, le service public recouvre les activités identifiées comme telles par le législateur et le juge administratif, selon une jurisprudence bien établie. Celle-ci permet de ne pas figer la notion, mais, au contraire, de l’adapter au mouvement constant dont les services publics sont l’objet, pour répondre aux attentes de la société.
La jurisprudence du Conseil d’État a défini le service public de manière casuistique, en recherchant toujours l’intention du législateur ou du pouvoir réglementaire, qu’elle soit expresse ou implicite.
Procédant à une systématisation de sa jurisprudence, le Conseil d’État a finalement dégagé trois critères d’identification d’une activité de service public.
Il s’est d’abord attaché à vérifier le caractère d’intérêt général de l’activité, par nature évolutif et fortement lié à un contexte historique, politique, économique ou social donné.
Il a ensuite examiné son lien avec la puissance publique, toute activité de service public étant sinon assurée par l’administration, du moins exercée sous son contrôle.
Il a enfin recherché, dans certains cas spécifiques, l’existence de prérogatives exorbitantes du droit commun dont le gestionnaire disposerait pour assurer le fonctionnement de l’activité.
Cette approche jurisprudentielle a permis d’éviter deux écueils : une approche trop restrictive du champ des services publics, cantonnés aux seuls services publics régaliens ou traditionnels ; à l’inverse, une approche trop extensive englobant toutes les activités d’intérêt général.
Le critère de l’intérêt général a permis d’adopter une approche casuistique et souple du champ des services publics.
Quelques exemples célèbres le démontrent.
En 1916, le Conseil d’État estimait que le théâtre n’était pas une activité d’intérêt général. Toutefois, au gré des évolutions de la société, et selon certaines circonstances de temps et de lieu, cette même activité a pu recevoir la qualification d’activité d’intérêt général.
De même, en matière économique, l’intervention des personnes publiques s’est progressivement affirmée, non d’un bloc, mais avec nuance, afin de respecter le principe de la liberté du commerce et de l’industrie.
Le critère de l’intérêt général ne suffit pas à saisir la notion de service public. Le critère organique de la maîtrise de la puissance publique et sa manifestation concrète, le cas échéant prolongée par l’octroi de prérogatives de puissance publique, sont apparus comme indispensables pour encadrer le champ du service public, qui est avant tout une activité pensée et organisée comme telle par les pouvoirs publics.
C’est cette intention que recherche le juge administratif dans le silence des textes, à l’aide des critères que je viens d’évoquer.
À cette conception souple et casuistique, faisant du service public une notion relative et contingente, la présente proposition de loi constitutionnelle prévoit de substituer une définition unique au plus haut niveau de la hiérarchie des normes.
Elle compléterait ainsi le préambule de la Constitution : ainsi, son premier alinéa renverrait à la Charte des services publics, comme il renvoie déjà à la Charte de l’environnement.
En raison d’un renvoi à des termes identiques, il est tout à fait probable que le Conseil constitutionnel reconnaisse une valeur constitutionnelle à la Charte des services publics.
La définition du service public que celle-ci contient s’imposerait en droit interne devant toutes les juridictions. Idem pour tous les principes d’organisation et de fonctionnement qu’elle énonce.
Ce faisant, elle romprait avec l’état du droit à deux égards.
D’une part, elle élèverait au rang constitutionnel la notion de service public, qui est aujourd’hui une notion le plus souvent de niveau législatif, voire réglementaire.
D’autre part, elle graverait dans le droit positif une définition qui, jusqu’à présent, n’existait qu’au travers de critères d’identification élaborés par la jurisprudence.
L’opportunité d’un tel rehaussement me paraît discutable.
En effet, l’inscription de cette charte dans la Constitution figerait la définition du service public, ainsi que ses modalités d’organisation et de fonctionnement.
Elle conduirait ensuite le Conseil constitutionnel à encadrer l’action du législateur dans un domaine où le choix politique est primordial.
En effet, c’est à vous, mesdames, messieurs les sénateurs, qu’il appartient de déterminer, avec vos collègues députés, ce que doit être le champ de l’action publique d’aujourd’hui et de demain.
C’est à la loi, que vous vous employez à construire ici, de fixer les règles de fonctionnement du service public et de répondre à l’ensemble des questions que pose aujourd’hui le service public : quel service rendu à l’usager ? Quelles exigences pour l’administration ? Quelles garanties pour le public ?
Demain, avec une Charte des services publics, c’est au juge constitutionnel qu’il appartiendrait de déterminer si la loi apporte à ces questions des réponses conformes aux principes qu’elle énonce et à la définition du service public qu’elle grave.
En la matière, nous pensons préférable que le Parlement conserve toute latitude, de manière responsable et sous le contrôle vigilant de nos concitoyens.
Je le souhaite d’autant plus que certains des principes énoncés par cette charte sont incompatibles avec l’état de notre droit, d’abord parce que la définition retenue me semble à la fois imprécise et extensive.
Selon le préambule de cette charte, « toute activité qui concerne le développement social, culturel, éducatif, économique et personnel de la société tout entière a vocation à constituer un service public » et l’article 1er dispose que « les services publics concernent les activités indispensables à la réalisation et au développement de la cohésion sociale », sans que l’on sache comment ces deux définitions s’articulent.
C’est donc une conception essentialiste du service public, indépendante des circonstances locales et des besoins de la population, que cette charte propose.
Le droit raisonnerait non plus en termes de besoin local ou national, de circonstances de temps et de lieu, mais par catégories d’activités. Cela constituerait une rupture majeure avec la conception française du service public.
De cette définition, on constate également que le critère organique a disparu. Ainsi, les activités dites de service public seraient non plus seulement celles qui sont assumées ou organisées par les pouvoirs publics, mais toute activité entrant par son objet dans le champ défini.
Cela me semble bien sûr inconcevable, surtout si l’on se réfère à une définition aussi accueillante que celle qui est proposée.
Cette charte comporte également des risques pour les services publics eux-mêmes.
En effet, si elle énonce en son article 2 des principes régissant le service public qui semblent conformes au droit en vigueur, elle décline par ailleurs des règles de fonctionnement probablement incompatibles avec l’organisation actuelle des services publics.
En particulier, elle revient de manière radicale sur la possibilité de recourir aux personnes privées pour l’exécution du service public, sauf « nécessité impérative motivée ».
Cette disposition est contraire à l’état du droit, qui repose sur un principe de libre gestion s’imposant à l’ensemble des services publics, excepté certaines activités régaliennes dites non délégables.
Elle est également profondément contraire à l’organisation de certains services publics historiques. Je pense bien sûr à la sécurité sociale qui, faut-il le rappeler, est gérée à l’échelon local par des organismes et des personnels de droit privé.
N’oublions pas les collectivités, en particulier les communes, qui, bien souvent, se trouvent dans l’obligation de recourir à des personnes privées pour assurer les services publics qu’elles n’ont pas les moyens de faire fonctionner.
Enfin, cette charte assigne à l’État des obligations excessives.
« L’État garantit la préservation et le fonctionnement pérenne de l’ensemble des services publics locaux ou nationaux », énonce l’article 4. On croit lire que le champ des services publics serait immuable et intangible. Pourtant, la jurisprudence administrative, pleine de sagesse, concilie depuis toujours le principe de continuité à celui de mutabilité des services publics.
Cette impression est renforcée à la lecture de l’article 6, qui fait obligation aux gouvernants de « prévenir et de limiter les atteintes aux services publics, qu’ils soient administratifs ou industriels et commerciaux », ou de l’article 7, qui institue un droit de participation des usagers et des agents.
De manière générale, il me semble essentiel que le législateur conserve toute latitude pour définir le périmètre des services publics, ainsi que l’étendue et les modalités du service rendu aux usagers.
En effet, ces questions touchent au cœur des prérogatives du Parlement : prévoir les principes d’organisation des services publics, déterminer les droits des usagers et définir les orientations budgétaires qui en découlent.
Vouloir contraindre les choix exercés en la matière par un texte constitutionnel est une idée contre-productive, voire périlleuse.
Aujourd’hui, les services publics de notre pays sont confrontés à de nouveaux défis. Plus que jamais, ils sont à la fois plébiscités et critiqués. Leur coût, leur efficacité, leur proximité et leur accessibilité sont autant de questions qui se posent de manière très concrète, service par service, et appellent des réponses pragmatiques.
Le temps n’est pas venu de chercher à enrichir notre bloc de constitutionnalité par cette déclaration de principes qui, me semble-t-il, n’aurait d’autre effet que de venir contrarier la liberté d’action future.
Je tiens toutefois à saluer l’ambitieux travail accompli par les rédacteurs de cette proposition de loi constitutionnelle, manifestement inspirés par une haute idée du service public, que je partage profondément – vous le savez.
Le service public est l’engagement de ma vie auprès de nos concitoyens, comme élu, comme magistrat, comme président d’autorité administrative indépendante et, aujourd’hui, comme ministre.
C’est cet attachement même à l’idée du service public et le souci que nous partageons tous de les faire vivre et de les préserver qui m’amène, mesdames, messieurs les sénateurs, à exprimer l’avis défavorable du Gouvernement sur cette proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
Mme la présidente. La parole est à M. Michel Masset. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
M. Michel Masset. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, l’apparition du service public en France est d’abord issue d’un constat dressé en 1871 par le tribunal des conflits : les droits de l’État dans l’exercice d’une activité profitable à tous ne peuvent être les mêmes que ceux des personnes privées.
En écho à cette interprétation, le préambule de la Constitution de 1946 mentionne le champ des services publics nationaux : la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs, l’instruction, la formation professionnelle et la culture.
Les services publics ne sont pas figés, ils évoluent au gré des besoins du temps et de la société.
Pour ma part, je suis attaché à la définition qu’en donne le grand Jaurès : « Le service public est le patrimoine de ceux qui n’en ont pas. »
Le professeur Léon Duguit faisait du service public un devoir des gouvernants, « parce que l’accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale ».
Ciment de notre solidarité, ferment de notre société et serment républicain, le service public matérialise très concrètement notre ambition collective à vivre ensemble. À cet égard, la fragilisation que nous constatons dans de nombreux domaines atteint dans certains territoires un degré insupportable.
Vous connaissez, mes chers collègues, l’effet désastreux qu’entraîne la fermeture d’une classe ou d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ou bien le regroupement de centres hospitaliers ou de maternités. Ces décisions, bien souvent verticales, sont vécues comme un arrachement et marquent le déclin irrémédiable d’un État qui se défait.
J’ai l’habitude de dire que nos services publics sont l’eau et le sang de l’édifice républicain.
Dans une société fracturée, mondialisée, au sein d’un ensemble bringuebalant, le service public est un phare qui nous astreint à tracer la meilleure des voies menant à l’épanouissement de tous et à dresser un rempart contre le fanatisme et l’ignorance.