M. le président. La parole est à M. Vincent Delahaye. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

M. Vincent Delahaye. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, non seulement la dette augmente, mais elle accélère. Il a fallu vingt-trois ans pour qu’elle atteigne 1 000 milliards d’euros, onze ans pour la faire parvenir à 2 000 milliards et seulement sept à huit ans pour l’accroître encore de 1 000 milliards.

Je ne veux pas inquiéter tout le monde, monsieur Bocquet, mais une telle trajectoire est la preuve d’une phase d’accélération.

Et si c’était de la bonne dette ? La bonne dette, c’est celle qui finance des investissements d’avenir. La mauvaise dette, c’est celle qui finance des dépenses courantes. Or c’est elle qui pèse sur nous aujourd’hui.

Alors, d’où vient-elle ? Il faut déjà se mettre d’accord sur le diagnostic si tant est que l’on veuille résoudre le problème.

À cet égard, il est dommage que la dissolution ait mis fin à la commission d’enquête de l’Assemblée nationale qui s’intéressait à la formation de la dette.

D’où viennent les 1 000 milliards d’euros de dette supplémentaire constituée ces huit dernières années ? Beaucoup de choses ont été dites depuis le début de ce débat, mais tout n’a pas été dit.

Le « quoi qu’il en coûte » et les crises sanitaire et énergétique sont les facteurs d’accroissement de la dette que mes collègues ont dénoncés en premier. Or ils n’expliquent qu’un quart environ de la dette supplémentaire, soit 250 milliards d’euros.

J’en profite pour dire que tout le monde n’était pas favorable au « quoi qu’il en coûte », monsieur le ministre. Je sais que vous n’étiez pas souvent au Sénat à l’époque, mais sachez que je faisais partie de ceux qui s’y opposaient.

Apporter des aides ponctuelles est une bonne chose, pourvu qu’elles soient ciblées et de courte durée. Or le dispositif d’aides mis en place était large et s’étalait dans le temps.

L’autre quart de la dette supplémentaire provient de diminutions d’impôt qui n’étaient pas financées. Quand on réduit les impôts et qu’on supprime tout à la fois la taxe d’habitation, la redevance audiovisuelle et l’impôt de solidarité sur la fortune sans baisse de dépenses correspondante, on endette forcément la France.

La moitié de dette supplémentaire restante est liée aux retraites. Alors que je suis le douzième sénateur à m’exprimer depuis le début de ce débat, je n’en ai pas entendu un mot.

Les retraites expliquent la moitié de notre déficit annuel. Cette année, nous aurons à payer un déficit induit de 75 milliards d’euros.

Si l’on n’aborde pas la question autrement que de manière démagogique, on n’arrivera jamais à régler le problème.

Quand certains proposent de revenir sur la réforme des retraites, ce qui aura pour effet d’alourdir encore la charge de la dette, c’est de la démagogie. Je sais bien que chacun fait attention au vote des retraités, mais à un moment donné, il faut dire la vérité. Je regrette que personne, ici, n’ait parlé des retraites ; il faudra en parler si l’on veut résoudre le problème du déficit et de l’endettement.

Je suis l’auteur d’un ouvrage qui s’intitule Les vertus de léquilibre : lanti « quoi quil en coûte », que personne n’a lu ici (Sourires.),…

M. Vincent Delahaye. Ah ! Merci Michel Canévet ! (Mêmes mouvements.)

Je crois aux vertus de l’équilibre parce que les pays qui sont en équilibre budgétaire et qui ont un endettement raisonnable me semblent se porter beaucoup mieux que le nôtre. Il est important d’aller dans cette direction, et pour cela, il faut dépenser moins.

Monsieur le ministre, nous serons très attentifs à vos propositions de réduction de la dépense. Nous vous avons déjà fait des propositions d’économies et nous vous en ferons d’autres, même si elles ne seront pas forcément acceptées par tous.

Nous souhaitons en finir avec les baisses d’impôt qui ne sont pas financées par une baisse de dépenses correspondante. Nous souhaitons aussi que l’on arrête de faire des retraites un totem, en disant qu’il ne faut pas y toucher. À un moment donné, il faut que tout le monde s’y mette et que les mesures touchent l’ensemble de la population ; sinon, nous n’arriverons pas à redresser les finances publiques.

Tel est le fond de ma pensée. Je me montrerai constructif dans les débats, mais je serai aussi exigeant, comme je l’ai toujours été. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et INDEP.)

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Laurent Saint-Martin, ministre. Mesdames, messieurs les sénateurs, nous venons de bien résumer en une heure la nature éminemment politique du débat sur la dette publique. Nous avons abordé un certain nombre de sujets techniques – il était bien normal de le faire –, mais nous avons surtout démontré à quel point ce débat relevait de la politique d’hier, et parfois des toutes dernières années, comme l’ont clairement montré nos discussions sur l’origine de l’endettement public actuel.

Notre débat a également porté sur la situation actuelle : que faire de la dette et quelle est sa soutenabilité ?

Surtout, nous avons anticipé à juste titre sur des questions liées au projet de loi de finances, qui sera examiné dans quelques jours : que faire aujourd’hui des déficits publics de notre pays et que faire demain de notre dette ?

Dans ce triptyque hier-aujourd’hui-demain, les positions de chacun se résument assez bien, telles qu’elles se dégagent de vos différentes interventions.

Vous avez posé la question de savoir si nous allions changer de politique, pour reprendre la manière dont vous avez présenté les choses. J’ai cru comprendre que Vincent Delahaye n’était pas pour le « quoi qu’il en coûte ». Toutefois, sans faire d’idéologie – car je peux changer d’avis et n’en fais pas un principe –, je considère que la baisse de la fiscalité depuis 2017 est directement à l’origine de l’attractivité de notre pays, de sa capacité de réindustrialisation, ainsi que du développement des investissements internationaux et de l’emploi industriel. Vous pouvez estimer que le coût est trop élevé pour le résultat, mais vous ne pouvez pas nier que les investissements se font parce que nous avons rendu notre pays plus compétitif et que l’investissement est devenu plus rentable en France grâce à la baisse de la fiscalité. Et ce n’est là qu’un exemple parmi d’autres.

Faut-il pour autant être totalement inflexible quant à la politique fiscale de notre pays ? Non. J’en veux pour preuve que, dans le cadre du prochain projet de loi de finances, nous proposerons la mise en place de contributions exceptionnelles sans pour autant vouloir casser ou freiner cette politique d’offre et d’attractivité qui a porté ses fruits, comme je le crois profondément.

Cela dit, il serait erroné de croire que la baisse de la fiscalité a été à elle toute seule à l’origine de l’endettement que nous connaissons aujourd’hui. En effet, les 1 000 milliards d’euros de dette supplémentaires sont d’abord et principalement liés à la hausse de la dépense publique (M. Jean-François Husson approuve.). Certes, il s’agissait de faire face à la crise, mais cette hausse de la dépense publique comprend également une part structurelle, comme je l’ai dit lors de la discussion générale.

Il ne faut pas s’en cacher non plus, certaines mesures qui faisaient consensus ont été prises pendant la crise et surtout pendant la période de relance. On peut citer le Ségur de la santé ainsi qu’un certain nombre d’autres mesures de financement massif. Mais avec quoi a-t-on financé ces programmes ? Pour dire les choses clairement, c’est là qu’est la difficulté, car on les a financés grâce à des taux d’intérêt négatifs de sorte que, en réalité, on ne les a pas financés.

Nous nous retrouvons donc aujourd’hui avec une part de dépense publique nécessaire pour financer les services publics, et je crois que personne ne remettra en question l’argent supplémentaire dépensé pour les salaires des enseignants ou pour le Ségur de la santé. En revanche, il nous faut trouver des financements si nous voulons maîtriser le déficit public chronique et en augmentation de notre pays, puisque c’est bien par de la dette et du déficit que ces dépenses ont été financées jusqu’à présent.

Quant à la dette d’aujourd’hui, il faudra en effet nous poser la question de la composition des déficits, et c’est même essentiel. Nous ne pouvons pas ignorer l’éléphant au milieu de la pièce qu’est la dette sociale, absolument colossale, dès lors qu’il est question du déficit public français.

La dette est-elle soutenable ? Nous avons sans doute oublié de rappeler dans ce débat le rôle massif de la Banque centrale européenne pendant les dernières années, c’est-à-dire depuis la crise des subprimes jusqu’à 2022, avec la politique de quantitative easing, qui a bien évidemment été la raison numéro un non seulement du resserrement des spreads, mais aussi du refinancement à taux quasi nul, voire négatif, de notre dette.

En effet, le fait que le quantitative easing ne soit plus d’actualité, parallèlement à la remontée des taux d’intérêt, change absolument tout dans le regard que l’on porte sur la dette actuelle.

En ce qui concerne le cantonnement de la dette, rappelez-vous les débats que nous avions eus sur le sujet. La question de savoir s’il faut cantonner la dette peut être intéressante, car c’est précisément ce que nous faisons pour la dette sociale que nous remboursons à travers la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades). Il y a aussi eu des initiatives pour la dette d’État, à hauteur d’à peu près 250 milliards d’euros, que nous remboursons par les fruits de la croissance chaque année. Cela fait l’objet d’un programme budgétaire spécifique. Faut-il donc cantonner la dette quand on sait la refinancer ? Je livre cette interrogation à votre sagacité, mais personnellement je ne suis pas convaincu qu’il faille toujours le faire.

Quelle trajectoire devons-nous suivre pour la dette de demain ? Vous avez eu raison d’évoquer ce sujet et vous l’avez bien fait.

Quel avenir pour la dette écologique, qui est la deuxième urgence après la dette financière ? Je crois que nous pouvons tous, ici, reconnaître qu’au cours des dernières années, jamais la dette écologique n’a été sacrifiée sur l’autel de la dette financière. Preuve en est, les crédits ont chaque année augmenté. Ce sera encore le cas dans le cadre du projet de loi de finances pour 2025, vous le verrez. Jamais l’investissement public dans la transition écologique, avec le concours d’ailleurs des collectivités territoriales, n’a été aussi élevé.

En conclusion, mesdames, messieurs les sénateurs, nous devrons faire des choix forts pour le redressement de nos comptes publics. Je suis sûr que, ici, au Sénat, vous ferez beaucoup de propositions complémentaires pour baisser la dépense publique, ce qui sera probablement la clé du problème.

N’oublions jamais que, si le niveau de notre déficit public est aussi important, c’est d’abord parce que nous avons dépensé plus et non pas parce que nous avons reçu moins. Il faudra donc que la baisse de la dépense publique soit une priorité absolue et que nous nous accordions au moins sur ce constat.

Tout comme M. Bilhac, je finirai mon propos en citant Pierre Mendès France : « Un pays qui n’est pas capable d’équilibrer ses finances publiques est un pays qui s’abandonne. » Je crois que nous aurons largement l’occasion d’en débattre ensemble dans les prochaines semaines et les prochains mois. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI ainsi que sur des travées des groupes INDEP et Les Républicains.)

Conclusion du débat

M. le président. En conclusion de ce débat, la parole est à M. Michel Canévet, pour le groupe Union Centriste. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et INDEP.)

M. Michel Canévet, pour le groupe Union Centriste. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je veux remercier l’ensemble des groupes qui ont apporté des contributions tout à fait intéressantes, soulevant plusieurs interrogations. Ainsi, Albéric de Montgolfier constate que nous sommes devenus le mauvais élève de l’Europe ; Florence Blatrix Contat se demande si la France se trouve au bord du gouffre ; Emmanuel Capus craint que la croissance de la dette ne menace notre souveraineté ; Christian Bilhac affirme que les dettes d’aujourd’hui sont les impôts de demain ; Éric Bocquet suggère que l’on marche sur la tête et sur la dette ; Claude Raynal se demande pourquoi nous tenons ce débat aujourd’hui ; quant à Vincent Delahaye, il décrit une dette qui augmente et qui accélère.

À cette dette financière que nous avons longuement évoquée, il faut ajouter la dette écologique. Christine Lavarde et Thomas Dossus en ont largement parlé, annonçant notamment les investissements qui seront nécessaires pour y faire face.

Pourquoi est-il donc nécessaire de maîtriser notre dette financière ? Tout simplement parce que les besoins sont importants pour que la France puisse répondre aux enjeux du monde de demain. Il nous faut dégager des marges de manœuvre et cela sera particulièrement difficile.

Pour quelle autre raison faut-il maîtriser notre dette ? Tout simplement parce que nous avons pris, au niveau européen, l’engagement de respecter un certain nombre de critères. En 2017, nous étions le sixième plus mauvais élève de l’Europe ; or nous sommes devenus le troisième plus mauvais élève. Est-il acceptable de continuer ainsi ? Non, bien sûr, ce n’est pas possible.

Certes, les crises se sont succédé, mais, comme l’a dit Vincent Delahaye à l’instant, l’évolution récente de la dette ne peut être imputée aux crises que pour un quart, un autre quart étant lié à la hausse de la dépense publique sans oublier les retraites, qui constituent un fardeau dont il faudrait pouvoir s’alléger.

Tout cela représente une contrainte forte, qui déterminera l’examen du budget. Le Sénat sera en mesure de faire des propositions. Jean-François Husson, le rapporteur général, ainsi que l’ensemble des rapporteurs spéciaux ont déjà eu l’occasion d’en formuler de nombreuses. Nous espérons que la parole du Sénat sera enfin entendue cette année.

M. Jean-François Husson. Ce serait bien !

M. Michel Canévet. C’est absolument nécessaire, car le Sénat, si on l’écoute, apportera une partie des réponses aux problèmes qui se posent. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, Les Républicains et INDEP.)

Nathalie Goulet a suggéré quelques pistes, qui concernent notamment la fraude fiscale, tout comme Aymeric Durox. Toutefois, l’impact financier des mesures proposées sera trop limité pour résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés.

Certains de mes collègues considèrent qu’il n’est pas forcément inintéressant de s’endetter. Claude Raynal a ainsi expliqué que les familles qui s’enrichissaient étaient celles qui s’endettaient. Certes, mais encore faut-il veiller à ce que l’endettement soit réellement productif.

Les collectivités territoriales ont l’obligation de présenter des comptes à l’équilibre. Il faut que l’État le fasse aussi, de manière que l’on puisse individualiser très précisément les dépenses d’investissement pour lesquelles un recours à l’emprunt peut être justifié et surtout sortir de la spirale de l’endettement issue des dépenses de fonctionnement excessives. Il n’est absolument pas possible de continuer dans cette voie.

Il faut aussi prendre en compte la question des prêteurs. Le Japon a un taux d’endettement public bien plus élevé que le nôtre, à hauteur de 255 %. Mais la différence, c’est que la dette japonaise est détenue par la banque centrale du Japon. En outre, les taux d’intérêt sont nuls. La dette ne pèse donc pas sur le budget de l’État japonais.

Comme le rapporteur général l’a suggéré, un grand emprunt serait peut-être le moyen de mieux juguler la charge des taux d’intérêt qui, si nous continuons dans la voie où nous sommes, finira par grever totalement notre capacité d’agir. Cette charge passera en effet de 50 milliards d’euros à plus de 80 milliards d’euros d’ici à deux ans. Soyons donc attentifs et gardons à l’esprit que plus nous consacrerons d’argent aux intérêts de la dette, moins nous aurons la capacité de répondre aux besoins de nos concitoyens qui, vous le voyez bien, restent particulièrement importants.

Nous entendons la proposition du Gouvernement qui consiste, comme le souhaite Claude Raynal, à ce que l’effort se traduise pour deux tiers en économies et pour un tiers en recettes supplémentaires. Mais, monsieur le ministre, il faudra trouver où faire des économies et le Sénat sera là pour répondre à cette question. (Applaudissements sur les travées du groupe UC ainsi que sur des travées des groupes Les Républicains et INDEP.)

M. le président. Mes chers collègues, nous en avons terminé avec le débat sur la croissance de la dette publique de la France.

Nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à seize heures douze, est reprise à seize heures quinze, sous la présidence de M. Pierre Ouzoulias.)

PRÉSIDENCE DE M. Pierre Ouzoulias

vice-président

M. le président. La séance est reprise.

6

Crise agricole

Débat organisé à la demande du groupe Les Républicains

M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Les Républicains, sur le thème : « La crise agricole. »

Nous allons procéder au débat sous la forme d’une série de questions-réponses, dont les modalités ont été fixées par la conférence des présidents.

Je rappelle que l’auteur de la demande du débat dispose d’un temps de parole de huit minutes, puis le Gouvernement répond pour une durée équivalente.

À l’issue du débat, l’auteur de la demande du débat dispose d’un droit de conclusion pour une durée de cinq minutes.

Dans le débat, la parole est à M. Daniel Gremillet, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Daniel Gremillet, pour le groupe Les Républicains. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, ce n’est un secret pour personne, l’année agricole 2023 avait été relativement favorable pour le revenu des agriculteurs de notre pays. Le cours des céréales, du porc et, dans une moindre mesure, du lait étaient plutôt porteurs, les récoltes étaient globalement bonnes et la France n’avait pas été parcourue par un épisode de sécheresse majeur comme l’année précédente.

Et c’est pourtant cette année plutôt prospère que les agriculteurs ont choisie pour se révolter, pour retourner les panneaux dans les villages afin de nous expliquer que l’on marchait sur la tête, pour se rassembler à des points de blocage sur les routes, pour protester devant les administrations de l’État, les préfectures ou l’Office français de la biodiversité. Comment expliquer ce paradoxe ?

Il y a bien certaines circonstances : l’épidémie de maladie hémorragique épizootique (MHE) dans le Sud-Ouest, les règles contre-productives sur les prairies temporaires devenant prairies permanentes au bout de cinq ans dans les régions herbagères, les retards chroniques du versement des aides de la politique agricole commune (PAC), partout en France, et la contagion à toute l’Europe d’une protestation née en Allemagne et en Europe de l’Est.

Mais, au fond, je crois que c’est Tocqueville qui nous donne les clés de compréhension les plus fines. En effet, dans son essai LAncien Régime et la Révolution, il montre que les révoltes éclatent souvent dans les périodes prospères, comme celle qui a précédé la Révolution française : « Un peuple qui avait supporté sans se plaindre, et comme s’il ne les sentait pas, les lois les plus accablantes, les rejette violemment dès que le poids s’en allège. »

Les économistes savent bien que la crise, ce n’est pas le point bas, mais, au contraire, le point haut ; c’est le retournement, le point de bascule. Les agriculteurs, avec leur bon sens paysan, pressentaient le retour à la réalité et les difficultés du lendemain devant lesquelles ils sont maintenant.

L’année agricole qui se termine n’a pas démenti leur pressentiment : elle a été calamiteuse et a même été, sans doute, l’une des plus mauvaises depuis plusieurs décennies.

Les rendements moyens en blé tendre sont en baisse de 17 % : sans les aides de la PAC, nos céréaliers auraient enregistré des pertes de 550 euros à l’hectare.

En viticulture, la déconsommation et les difficultés liées à l’abondance des pluies, au gel et au mildiou ont, cette année encore, accentué les pressions sur la production.

Dans l’élevage, où la conjoncture n’est pourtant pas si mauvaise, la multiplication des crises sanitaires a causé des pertes non seulement directes, mais aussi indirectes, telles que la fièvre catarrhale ovine (FCO) pour les ovins et les bovins, la MHE pour les bovins, sans oublier l’influenza aviaire, qui a continué de sévir cette année.

Enfin, plus récemment, les producteurs de lait ont été abandonnés par Lactalis dans certains territoires laitiers.

Si l’on suit l’adage de Tocqueville, après cette année moins prospère, il n’y aura peut-être pas de révolte agricole cet hiver – peut-être ! Mais est-ce une raison valable pour oublier les revendications légitimes formulées par les agriculteurs l’hiver dernier ? Le Gouvernement peut-il se permettre, l’orage passé, de remiser au grenier les engagements qu’il a pris au printemps dernier ? La réponse est non, et résolument non.

Dans l’euphorie des soixante-deux engagements du gouvernement précédent, on pourrait croire que le plus dur est fait et que le monde agricole a été entendu.

Dans le même temps, la Commission européenne et les États membres de l’Union européenne ont su faire amende honorable, en temporisant sur le Pacte vert et en adaptant certaines bonnes conditions agroenvironnementales (BCAE), sur les prairies ou sur les jachères, ce dont nous nous sommes félicités le 9 avril dernier dans une proposition de résolution européenne du groupe de suivi de la PAC, commun aux commissions des affaires économiques et des affaires européennes du Sénat.

Mais il est un principe bien connu qui dit que c’est à la fin de la foire qu’on fait le décompte. Cela doit vous être familier, madame la ministre, puisque les comices agricoles sont nombreux dans votre région. Or si l’on fait le décompte de ce qui n’a pas été obtenu, ou du moins pas encore, il reste beaucoup à faire.

Je citerai quatre chantiers.

Premièrement, les prêts garantis, que j’ai proposés dans le dernier projet de loi de finances, ne sont toujours pas devenus réalité, même si le Premier ministre les a une nouvelle fois promis, vendredi dernier, depuis le sommet de l’élevage. Dans un contexte où les taux d’intérêt sont encore élevés et où les besoins d’investissement de la ferme France sont considérables, je crois qu’il s’agit d’une mesure prioritaire pour notre agriculture.

Deuxièmement, la réflexion que le Gouvernement avait lancée sur les lois Égalim est restée en suspens après la dissolution. Or plusieurs dispositifs arrivent à échéance l’année prochaine et la place des indicateurs de coûts de production n’est toujours pas définie, alors que nous sommes à la veille de la date où les industriels doivent envoyer leurs conditions tarifaires. C’est une question centrale à laquelle il est nécessaire d’apporter une réponse.

Il nous faut avancer rapidement sur ce dossier si nous voulons maintenir des entreprises, notamment de taille petite ou moyenne, dans l’ensemble des territoires. Avec ma collègue Anne-Catherine Loisier, au sein du groupe de suivi des lois Égalim, nous travaillons sur des propositions d’amélioration du cadre existant.

Le troisième chantier est de taille. Le Premier ministre Michel Barnier a promis une « pause sur les normes ». Nous avions organisé ici, au Sénat, un débat, en février dernier, sur l’avenir de notre modèle agricole. J’avais été amené à prendre la parole et j’avais alors souligné que, « à cause des carcans administratifs, une vache n’y retrouvait plus son veau », selon une expression bien paysanne. Cette pause est donc salutaire, mais il reste à en définir les contours. En effet, madame la ministre, votre gouvernement n’est pas le premier à nous faire cette promesse.

Je voudrais là encore citer Tocqueville, qui rappelait cette évidence : « Rien n’est plus superficiel que d’attribuer la grandeur et la puissance d’un peuple au seul mécanisme de ses lois ; car, en cette matière, c’est moins la perfection de l’instrument que la force des moteurs qui fait le produit. »

Le moteur de notre agriculture, en effet, c’est d’abord l’esprit d’entreprise et d’innovation de nos agriculteurs, de nos entreprises agroalimentaires et de nos coopératives. Ce ne sont pas les normes qui font pousser les choux, ce ne sont pas les normes qui font pousser les carottes, ce ne sont pas les normes qui font pousser les céréales, ce ne sont pas les normes qui nourrissent les vaches ! Bref, ce ne sont pas les normes qui remplissent l’assiette des Français.

M. Daniel Gremillet. Quatrièmement, pour finir sur une thématique qui me tient particulièrement à cœur et qui nous permettra de regarder vers l’avenir, la proposition de règlement sur les nouvelles techniques génomiques (NTG) n’a pas pu aboutir avant la présidence hongroise du Conseil de l’Union européenne : c’est bien dommage. Dans une proposition de résolution transpartisane du 20 mars dernier au nom de la commission des affaires européennes, Jean-Michel Arnaud, Karine Daniel et moi-même réaffirmions la nécessité de s’appuyer sur les biotechnologies pour adapter nos cultures au changement climatique et renforcer la résilience des chaînes alimentaires, tout en nous opposant à la brevetabilité de ces végétaux et en appelant à plus de transparence en aval.

Madame la ministre, nous savons tous que c’est là notre dernière chance de maintenir l’indépendance des semenciers dans notre pays, enjeu dont dépend l’avenir de notre agriculture.

Nous espérons que la prochaine PAC redonnera toutes ses lettres de noblesse à l’acte de production.

Lors du débat de février dernier, j’avais souligné que l’agriculture française avait avant tout besoin d’un chemin et de perspectives. Voilà modestement les quelques idées que j’ai pour lui en redonner. Mais, madame la ministre, il importe surtout de redonner envie à notre jeunesse de s’installer en agriculture ; il importe surtout de faire confiance aux femmes et aux hommes qui font l’agriculture dans nos territoires et dans nos villages et de leur rendre une capacité décisionnelle pour qu’ils retrouvent l’esprit d’entreprendre. C’est ainsi que nous permettrons à la France de garantir sa souveraineté alimentaire et que nous aurons l’assurance de bien vivre dans nos territoires. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et INDEP.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre, à qui je souhaite la bienvenue au Sénat. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Annie Genevard, ministre de lagriculture, de la souveraineté alimentaire et de la forêt. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, ce n’est pas sans une certaine émotion que je monte aujourd’hui à la tribune du Sénat, où je m’exprime pour la première fois, en qualité de ministre de surcroît.

Je veux commencer par vous remercier, cher Daniel Gremillet, des propos que vous avez tenus, sur lesquels j’aurai l’occasion de revenir.

Je vous remercie également, mesdames, messieurs les sénateurs, de cette invitation à débattre devant la Chambre haute sur la crise que traverse notre agriculture et, par là même, sur l’avenir de la ferme France.

En plaçant ce débat en tête de l’ordre du jour de la nouvelle session ordinaire après celui, essentiel, sur la dette publique, le Sénat a envoyé un signal fort au monde agricole.

Mesdames, messieurs les sénateurs, vous jouez encore une fois votre rôle de lanceur d’alerte reconnu par tous les professionnels agricoles. Sur la compétitivité de la ferme France, sur les limites du cadre législatif Égalim, sur le mal-être des agriculteurs, sur les sujets forestiers, la Chambre haute a toujours visé juste lorsqu’il s’agissait d’alerter sur le sort des territoires et, surtout, sur celui des femmes et des hommes qui les font vivre et les façonnent.

Élue de terrain, c’est avec cette méthode sénatoriale, si je puis dire, que je souhaite travailler en lien quotidien avec les élus locaux, les députés et vous-mêmes. C’est un véritable pacte de travail que je vous propose aujourd’hui : l’agriculture a besoin de toutes les forces vives pour sortir de la crise.

Car la crise qu’elle traverse est très profonde. J’ai été frappée de constater, en prenant mes fonctions, que la quasi-totalité des filières agricoles connaissent des difficultés. En grandes cultures, la dernière récolte de blé est la pire depuis près de quatre décennies. Dans l’élevage, les risques sanitaires croissent et s’alimentent mutuellement. La production viticole souffre tant de la mutation rapide de la structure de la demande que d’aléas climatiques toujours plus fréquents. Nos industries agroalimentaires connaissent des risques de restructuration. Les problèmes sont partout.

À ces difficultés s’ajoute le fait que les agriculteurs ont le sentiment que les promesses qui leur ont été faites l’hiver dernier n’ont pas encore été tenues.

J’ai bien conscience de la gravité de la situation et je ne m’y résous pas. C’est pourquoi le Premier ministre et moi-même avons souhaité agir immédiatement.

Nous avons fait plusieurs annonces, au sommet de l’élevage, sur la fièvre catarrhale ovine et je suis sûre que nous en reparlerons au cours de ce débat. Des garanties ont, en outre, été apportées pour accélérer l’indemnisation des pertes des éleveurs liées à d’autres maladies vectorielles, comme la maladie hémorragique épizootique.

S’agissant de la viticulture, dans la lignée de mon prédécesseur, j’ai obtenu que l’Union européenne valide un dispositif d’arrachage définitif pour un montant de 120 millions d’euros. C’était une demande majeure des filières et je crois qu’il faut s’en féliciter. Cette mesure s’accompagnera d’un plan d’avenir, car il faut voir plus loin que le seul arrachage, dont on ne peut se satisfaire en soi.

Je travaille résolument afin de proposer très vite des solutions concrètes aux problèmes de trésorerie des agriculteurs après la récolte catastrophique de cet été. Et je veillerai à ce que, lors de nos débats sur le projet de loi de finances dans les prochains jours, les engagements fiscaux et sociaux pris par le Gouvernement l’hiver dernier soient tenus.

Le monde rural nous regarde et ses attentes sont grandes. Je serai donc au rendez-vous. Ces actions sont des urgences vitales, qui permettront de répondre à la crise agricole.

Cela étant, sortir l’agriculture de la crise, c’est aussi lui donner un objectif clair, un cap, une vision sans laquelle nous ne pourrons motiver les jeunes et leur donner envie de s’engager dans les métiers agricoles.

Le débat qui nous rassemble aujourd’hui est aussi une manière de discuter ensemble de cette vision. C’est aussi la raison pour laquelle il est essentiel.

Nous avons déjà identifié les grands défis que le monde agricole doit relever, notamment grâce à l’ensemble des travaux parlementaires menés ces dernières années.

Le premier défi est celui du renouvellement des générations en agriculture, comme M. le sénateur Gremillet l’a rappelé. Avec près d’un agriculteur sur deux âgé de plus de 55 ans, le renouvellement n’est pas assuré et le nombre d’exploitations, qui baisse de façon dramatique depuis vingt ans, continue de décroître.

Le métier n’attire pas toujours suffisamment et la détresse pointe parfois. Trois des principales causes de cette situation ont été rappelées avec force par les agriculteurs : le revenu, la surcharge administrative et le manque de considération.

Pour ce qui est du revenu, nous relancerons, dans les semaines à venir, les réflexions sur l’évolution du cadre législatif décliné par les lois Égalim.

Nous réfléchissons actuellement avec la secrétaire d’État chargée de la consommation, l’une de vos anciennes collègues, Laurence Garnier, à la meilleure façon de poursuivre notre travail à vos côtés sur ce sujet. Cette évolution se fera, bien entendu, en lien avec le groupe de suivi de la commission des affaires économiques piloté par Daniel Gremillet et Anne-Catherine Loisier.

La surcharge normative est une problématique qui intéresse beaucoup d’entre vous – je pense notamment au sénateur Duplomb. En la matière, comme je l’ai rappelé dès ma prise de fonction, l’exploitant agricole est avant tout un chef d’entreprise. Il faut le dire et le redire, l’activité agricole revêt évidemment une dimension économique ; il ne faut jamais l’oublier.

Ma mission est de faire en sorte que l’agriculteur passe plus de temps dans les champs que derrière un ordinateur. Or la plupart des agriculteurs croulent aujourd’hui sous les démarches administratives. Comme l’a déclaré le Premier ministre, l’heure est à la pause sur les normes.

Il faut également redonner du bon sens à la réglementation : comment expliquer à un agriculteur qu’il ne peut pas engager des travaux d’épandage, car il a dépassé la date fixée dans un texte pris à Paris, alors qu’il ne cesse de pleuvoir depuis plusieurs semaines ? C’est un point sur lequel le Premier ministre est revenu à ma demande, ce dont je le remercie.

Voilà toute la philosophie de l’action de ce gouvernement : des solutions rapides aux problèmes concrets.

Enfin, il reste un travail fondamental à mener sur le manque de considération envers le monde agricole.

Je veux le dire clairement à toutes les agricultrices et tous les agriculteurs : l’agriculture représente un intérêt général majeur. Oui, il est primordial de rappeler que la souveraineté agricole et alimentaire de la Nation contribue à la défense de ses intérêts fondamentaux, une déclaration de principe que le Sénat avait proposé d’inscrire dans la loi dès 2023.

L’Assemblée nationale a ensuite réalisé un travail précis pour enrichir ce concept, qui a été adopté dans le cadre du projet de loi d’orientation agricole.

Certes, un tel texte n’apportera pas de réponse à tous les problèmes de l’agriculture – vous et moi en sommes conscients –, mais il comporte des avancées essentielles. Ces mesures très attendues doivent entrer en vigueur. C’est pourquoi je propose que ledit projet de loi soit examiné très prochainement au Sénat.

Aux côtés des rapporteurs du texte, Laurent Duplomb et Franck Menonville, je sais d’emblée que les travaux seront ancrés dans la réalité du terrain. J’en profite pour saluer aussi la qualité des travaux conduits par les rapporteurs pour l’Assemblée nationale.

Bien sûr, ce texte n’est pas suffisant. Il pourra être complété par d’autres textes, le cas échéant sur votre proposition – je suis prête à y travailler avec vous.

Nous devrons ensuite répondre ensemble aux défis du temps long.

Face au réchauffement climatique, nous devons dès aujourd’hui penser l’agriculture de demain avec nos voisins européens.

En matière de souveraineté alimentaire, les chiffres sont très préoccupants. D’un côté, nous nous apprêtons à connaître une très mauvaise année 2025 en matière d’exportations – je pense, bien entendu, aux exportateurs de lait et de cognac – ; de l’autre, les Français consomment des produits importés sans même le savoir.

Nous ne devons jamais transiger avec la protection de nos filières. Il y va de notre souveraineté. Aussi faudra-t-il lutter contre les nombreuses distorsions de concurrence dont souffrent nos producteurs. Je soutiendrai à ce titre le projet européen d’instituer des clauses miroirs envers les États tiers qui choisissent le dumping. Nous aurons besoin pour cela d’une action internationale résolue et ferme, ainsi que du soutien de nos partenaires européens.

Monsieur le sénateur Gremillet, vous avez abordé la question des nouvelles techniques génomiques : c’est un point sur lequel il faudra revenir. La nomination de Michel Barnier comme Premier ministre constituera une aide précieuse, car c’est un parfait connaisseur des arcanes de l’Union européenne.

Pour relever tous ces défis et répondre aux attentes du monde agricole, notre travail commence dès aujourd’hui et se poursuivra dans les mois à venir.

En conclusion, sachez que ma porte sera toujours ouverte pour quiconque souhaitera faire progresser notre agriculture. J’aurai le plaisir de répondre à vos questions dans le débat qui va s’engager. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC. – M. Michel Masset applaudit également.)

Débat interactif