M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis.
M. Claude Malhuret, rapporteur pour avis de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, une nouvelle guerre a commencé et nous tardons à le comprendre.
Au XXe siècle, au terme d’un combat de cent ans contre les totalitarismes, les démocraties l’ont emporté. Comme Kant, nous avons cru à tort à la paix perpétuelle. Les dictatures sont revenues, bien décidées à prendre leur revanche, unies contre nous.
Le plus étonnant dans notre déni, c’est que nos ennemis ne se cachent pas. Poutine, Xi, Khamenei et quelques autres déclarent ouvertement qu’ils veulent notre perte et le changement de l’ordre du monde.
Plus surprenant encore, à l’est de l’Europe, en mer de Chine, au Moyen-Orient ou en Afrique, la vraie guerre, la guerre traditionnelle, la guerre des armées et des canons, se déroule devant nous, sur nos écrans. Mais au lieu de nous alerter, nombre de dirigeants de nos démocraties font tout, comme dans les années 1930, pour rassurer. Combien de fois avons-nous entendu, ces derniers mois : « Nous ne sommes en guerre avec personne, nous ne voulons la guerre avec personne. » Quelle étrange idée, quand vos ennemis annoncent qu’ils veulent vous détruire, que de prétendre ne pas être en guerre.
La guerre qu’on ne voit pas venir, titre d’un livre de Nathalie Loiseau que chacun devrait lire, est nouvelle et différente des précédentes. Le monde a changé, la guerre aussi.
Campagnes de désinformation, manipulation des opinions publiques, noyautage des réseaux sociaux, fake news, fermes à trolls, cyberattaques, infiltration des milieux politiques et des affaires… C’est le fondement de nos démocraties qui est attaqué de l’intérieur, sans victime apparente, sans coupable identifié, mais avec des dégâts sur nos institutions qu’il faut être aveugle pour ne pas voir.
C’est la première branche de la tenaille, l’ingérence, que nous faisons semblant d’ignorer.
En 2018, ici même au Sénat, j’ai réclamé l’interdiction de la chaîne Russia Today et de l’agence Sputnik. Le ministre d’alors m’a répondu : vous n’y pensez pas, et la liberté d’expression ? La liberté d’expression pour des organes de propagande du FSB, le service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie, pilotés depuis Moscou !
Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, leur interdiction a été décidée, dans la panique, dans toute l’Europe. Quel meilleur exemple de notre naïveté congénitale ?
Avons-nous compris aujourd’hui ? J’ai bien peur que non ! J’ai demandé à la Commission européenne de prendre des mesures contre TikTok si cette plateforme continuait de se moquer des règles du Digital Services Act (DSA). Elles tardent à venir…
À Nouméa, le Gouvernement a très bien compris le rôle majeur de TikTok dans la propagation des émeutes ; il a eu le courage de décider sa suspension. Le ministre est déjà assigné en justice par les ONG gauchistes pour atteinte à la liberté d’expression…
Je l’ai déjà dit, et je le redis ici avec solennité : tant que l’on considérera les plateformes, ces banques de la colère, comme des hébergeurs, et non comme des éditeurs, avec le régime de responsabilité et les sanctions qui s’y attachent, nous perdrons la bataille de la désinformation, c’est-à-dire la bataille de la démocratie.
Mmes Catherine Morin-Desailly et Nathalie Goulet. On l’a dit de nombreuses fois !
M. Claude Malhuret, rapporteur pour avis. Après l’ingérence, la deuxième branche de la tenaille, c’est la cinquième colonne : l’extrême droite, qui finit toujours dans le camp de l’étranger par haine de son propre pays, et l’extrême gauche, dont la candeur l’empêche de voir que la paix suppose la puissance. Ce sont les courroies de transmission des tyrannies et c’est sur elles que se concentrent aujourd’hui les enquêtes pénales pour intelligence avec l’étranger, chez nous comme au Parlement européen.
Cette proposition de loi a deux vertus.
Tout d’abord, elle marque la fin du déni. L’ampleur des ingérences en Europe est incroyablement sous-estimée. Il faudra des années pour convaincre de son caractère massif – il est plus que temps de commencer.
Ensuite, elle prévoit des moyens pour faire face à la menace. Jean-Noël Barrot et Agnès Canayer, notre rapporteur au fond, que je remercie, viennent d’en faire l’analyse détaillée.
Ce texte est donc bienvenu et la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat le soutient. Mais le chemin à parcourir est gigantesque et ce premier pas est encore timide. La loi américaine Fara, l’équivalent aux États-Unis du texte que nous examinons, date de 1938 ; en Grande-Bretagne, une loi similaire a été adoptée voilà déjà plusieurs années. C’est dire le retard que nous devons rattraper.
Quant aux moyens, les chiffres sont carrément terrifiants : on compte plusieurs centaines de milliers d’agents au sein des organes de désinformation, de cyberguerre, de censure et des fermes à trolls en Russie, plusieurs millions en Chine.
Pour y faire face, la France a créé un commandement de la cyberdéfense, rattaché au chef d’état-major des armées. Il compte 3 500 membres. Viginum, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, comptait, en 2023, 42 agents. Enfin la gestion du registre prévu par la proposition de loi que nous allons voter sera confiée à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, qui compte 71 agents – elle devra assumer cette charge supplémentaire à effectif constant. Ces chiffres, à eux seuls, résument l’incroyable disproportion des forces au début de ce XXIe siècle.
Chaque jour apporte son lot de nouvelles attaques. La dernière provocation de la Russie, qui n’a pas hésité hier à souiller le mémorial de la Shoah à Paris et à tenter de mettre à bas l’ensemble du réseau internet de Nouvelle-Calédonie, est un nouveau signal de l’urgence à identifier et à combattre les ingérences étrangères dans notre pays. C’est ce que nous allons faire ce soir ! (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP, RDPI, RDSE, SER, UC et Les Républicains.)
M. le président. Nous passons à la discussion de la motion tendant au renvoi à la commission.
Demande de renvoi à la commission
M. le président. Je suis saisi, par Mme G. Jourda, M. Durain, Mme de La Gontrie, MM. Temal et Bourgi, Mme Carlotti, M. Chaillou, Mme Conway-Mouret, M. Darras, Mme Harribey, MM. P. Joly et Kerrouche, Mme Linkenheld, M. Marie, Mme Narassiguin, MM. Ouizille, Ros, M. Vallet, Vayssouze-Faure, Roiron et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, d’une motion n° 22.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 5, du Règlement, le Sénat décide qu’il y a lieu de renvoyer à la commission des lois la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France (n° 479, 2023-2024).
La parole est à Mme Gisèle Jourda, pour la motion.
Mme Gisèle Jourda. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain a demandé la création au Sénat, sur l’initiative de notre collègue Rachid Temal, d’une commission d’enquête sur les politiques publiques à mettre en place face aux opérations d’influences étrangères. Ses travaux ont commencé au début de l’année et doivent s’achever en juillet prochain.
En conséquence, nous déposons une motion de renvoi à la commission afin de suspendre l’examen de ce texte, pour laisser à la commission d’enquête le temps de terminer ses travaux.
Un tel report serait sans incidence sur l’agenda parlementaire puisque la présente proposition de loi n’entrera pas en vigueur avant le 31 décembre 2025, ainsi qu’en a décidé la commission des lois, sur l’initiative de sa rapporteure.
Au-delà de cette considération technique, un tel report serait une manifestation du respect porté aux travaux engagés par le Sénat. Il permettrait surtout de réaliser un travail plus approfondi, et donc plus efficace, au bénéfice d’un objectif largement partagé : celui d’améliorer notre législation pour mieux protéger la France des risques d’ingérence étrangère qu’ont décrits tous les orateurs précédents.
Cet objectif constitue le fil directeur de notre commission d’enquête.
Depuis quatre mois, nous auditionnons des chercheurs, des experts, des directeurs d’administration centrale et de services, des ministres, des journalistes, des ambassadeurs, des militaires. Nous nous déplaçons aussi afin de bien apprécier l’ampleur de la menace flagrante que représentent les ingérences étrangères.
Le constat est brutal : la France est devenue une cible privilégiée des ingérences étrangères, comme le montrent les campagnes de dénigrement de notre pays en Afrique, les tentatives de manipulation du débat public en période électorale, la remise en cause de la légitimité de la France dans les outre-mer, les opérations de désinformation sur notre action en Ukraine ou sur nos positions sur le conflit entre Israël et le Hamas et, plus récemment, l’action de l’Azerbaïdjan.
L’Europe est-elle à la hauteur ? Longtemps elle ne l’a pas été. Nous l’avons souligné, avec Pascal Allizard, dans notre rapport d’information La France peut-elle contribuer au réveil européen dans un XXIe siècle chinois ? Nous y formulions des pistes de réflexion, qui se révèlent aujourd’hui totalement pertinentes.
Reconnaissons toutefois qu’elle commence à prendre des mesures, comme en témoigne l’ouverture, voilà quelques semaines, d’un nouveau front contre le protectionnisme chinois. Mais ne nous y trompons pas : répéter indéfiniment comme un mantra que la Chine est un concurrent et un rival systémique ne suffit pas à définir une politique européenne à la hauteur des enjeux. Surtout, le risque est grand d’oublier que nous avons d’autres rivaux. La Chine n’est pas le seul pays à avoir la France dans le viseur !
Cette lucidité nouvelle traduit, espérons-le, la fin de notre aveuglement stratégique. Nous ne pouvons plus être naïfs, nous devons faire preuve de détermination et de courage pour maintenir un cap, celui de la prévention et de la lutte efficace contre les ingérences étrangères.
Tels sont les enjeux de notre commission d’enquête. Il s’agit de dresser un état des lieux actualisé de la situation ; d’élaborer une cartographie des menaces actuelles et futures qui pèsent sur notre pays ; d’analyser la capacité de nos outils à y répondre, en dressant un bilan des politiques publiques déjà mises en place ; de réaliser un travail prospectif pour mieux anticiper les évolutions du phénomène.
Mes chers collègues, vous l’aurez compris, cette commission d’enquête a un rôle important. Elle émettra des recommandations pour améliorer notre législation.
La proposition de loi que nous examinons ce soir va certes dans le bon sens. Je tiens d’ailleurs à rendre hommage au travail de Sacha Houlié, mon collègue au sein de la délégation parlementaire au renseignement. Mais elle n’est qu’une pierre dans le grand édifice que nous devons construire. Nous aurions préféré que ce texte prenne la forme d’un projet de loi : il aurait ainsi comporté une étude d’impact, que nous aurions pu utilement mettre à profit.
Il nous appartient désormais d’étoffer notre arsenal, raison pour laquelle nous devons attendre les conclusions de notre commission d’enquête. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE-K.)
Mme Agnès Canayer, rapporteur. La commission émet un avis défavorable sur cette motion tendant au renvoi à la commission, car nous pensons que le débat est nécessaire.
Nous partageons le constat que la menace d’ingérence étrangère est prégnante, qu’elle évolue de manière protéiforme et qu’il est donc nécessaire que le Parlement se saisisse de la question. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait la commission d’enquête sénatoriale sur les politiques publiques face aux opérations d’influences étrangères et la délégation parlementaire au renseignement. Leurs travaux montrent que notre débat est justifié.
Par ailleurs, mes chers collègues, nous ne maîtrisons pas l’ordre du jour et nous ne pouvons repousser la date d’examen de ce texte.
La discussion est déjà bien documentée. Comme vous l’avez souligné, la délégation parlementaire au renseignement a émis un certain nombre de préconisations. La commission d’enquête de l’Assemblée nationale relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères, qui était présidée par M. Tanguy, et dont la rapporteure était Mme Le Grip, a aussi fait des propositions.
Il me semble urgent et nécessaire de poser une première pierre aujourd’hui, en examinant ce texte. Je ne dis pas qu’il constitue l’alpha et l’oméga. Il méritera d’être complété par la suite et je suis convaincue que les travaux de notre commission d’enquête sénatoriale permettront d’apporter une autre pierre à l’édifice.
J’ajoute enfin que le report de l’entrée en vigueur au 31 décembre 2025 ne concerne que l’obligation de déclaration sur le répertoire numérique des représentants d’intérêts agissant pour le compte d’un mandant étranger. Les autres dispositions, qu’il s’agisse du recours aux algorithmes, des mesures judiciaires ou du gel des avoirs, seront applicables dès l’adoption de la loi.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué. Comme l’a indiqué Mme le rapporteur, on ne peut plus attendre pour mettre en œuvre les mesures qui figurent dans cette proposition de loi.
Voyez ce qui se passe en Allemagne : le principal collaborateur de la tête de liste du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) pour les élections européennes a été inquiété par la justice pour des faits d’espionnage au profit de la Chine ; le deuxième sur la liste est, quant à lui, inquiété pour des faits de corruption – il est suspecté d’avoir reçu de l’argent de la part de la Russie pour propager de la désinformation et de la propagande russes dans un contexte préélectoral.
Nous faisons donc face à une menace considérable. À cet égard, les dispositions de l’article 4 bis, qui alourdit significativement les peines encourues en cas d’atteinte aux biens ou aux personnes lorsqu’elles sont réalisées sur le mandat d’une puissance étrangère, sont de nature à protéger le débat public en France et, plus généralement, à garantir la qualité de l’information à disposition des citoyens.
M. le président. La parole est à M. Pascal Savoldelli, pour explication de vote.
M. Pascal Savoldelli. Madame la rapporteure, si je comprends bien, mais je me trompe peut-être, la loi entrera en vigueur le 31 décembre 2025 ?
Mme Agnès Canayer, rapporteur. Non !
M. Pascal Savoldelli. Dans ce cas, il faut nous donner la bonne date !
Il faut respecter le travail de la commission d’enquête pluraliste du Sénat. Celle-ci poursuit ses travaux et formulera des recommandations qui nous seront certainement utiles, mais qui profiteront aussi à l’Assemblée nationale et au Gouvernement.
S’il est urgent d’adopter ce texte, c’est donc que les mesures votées seront effectives rapidement ; or il est question d’une mise en œuvre en 2025…
Notre rapporteur a raison de souligner que nous ne maîtrisons pas l’ordre du jour des semaines réservées par priorité au Gouvernement. Il est toutefois possible d’utiliser la procédure de renvoi du texte en commission. Le ministre le comprendrait très bien : cela signifierait simplement que le Parlement choisit de poursuivre son travail d’investigation.
Je ne comprends donc pas l’argument consistant à invoquer l’urgence, alors que le texte n’entrera pas en vigueur avant 2025.
M. le président. La parole est à Mme le rapporteur.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. Seul l’article 1er entrera en vigueur en décembre 2025, pour que la HATVP ait le temps de s’organiser, de construire le répertoire et de se donner les moyens d’en assurer le suivi.
Les autres dispositions de la loi – recours à des algorithmes, gel des avoirs, aggravation des sanctions, etc. – seront applicables dès la promulgation de la loi.
M. le président. Je mets aux voix la motion n° 22, tendant au renvoi à la commission.
(La motion n’est pas adoptée.)
Discussion générale (suite)
M. Thomas Dossus. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les ingérences étrangères constituent aujourd’hui l’une des plus grandes menaces qui pèsent sur nos démocraties.
La Russie et la Chine, pour ne citer que ces pays, ont intérêt à perturber nos processus démocratiques. Elles le font d’ailleurs déjà : des députés européens d’extrême droite ont accepté de l’argent russe pour promouvoir la propagande poutinienne ; la tête de liste de l’AfD, en Allemagne, a embauché comme collaborateur au Parlement européen un espion chinois, lequel a eu tranquillement accès, pendant des années, à des documents confidentiels sur la politique commerciale de l’Union européenne ; des députés européens socialistes ont accepté des sacs de billets pour relayer les intérêts du Qatar dans l’hémicycle.
Hier encore, nous apprenions que les mains rouges sur le mur des Justes, au mémorial de la Shoah à Paris, avaient été peintes sur une initiative poutinienne, dans le seul but d’appuyer sur nos divisions, de nourrir ce qui peut nous déchirer et, ce faisant, d’affaiblir nos liens sociaux, qui constituent le ciment de notre démocratie.
Les tentatives d’influence de l’opinion publique depuis l’étranger se multiplient, surtout par le biais de la diffusion de fausses informations et de rumeurs en ligne.
Les puissances étrangères, étatiques ou non, ont un objectif politique : affaiblir nos démocraties et la démocratie européenne, qui constituent un grand obstacle à leur plan. Et elles trouvent ici de nombreux alliés.
L’extrême droite européenne partage, au fond, le même projet : celui de la mise à mal des institutions démocratiques, du pluralisme, du consensus, du débat éclairé, de la citoyenneté active, des droits et libertés publiques – en somme, des valeurs européennes.
Orban, Meloni, Le Pen et Milei, réunis en Espagne autour d’Abascal, ont donné à voir cette alliance réactionnaire globale, qui constitue bien une même force politique que les démocrates doivent vaincre.
Par conséquent, tous les démocrates doivent s’équiper sérieusement pour lutter contre les influences étrangères.
Sommes-nous en mesure de répondre à ces menaces, souvent hybrides, et qui s’intensifient ? Aujourd’hui, non, car trop longtemps, au mieux la naïveté, au pire le déni ont prévalu.
Serons-nous en mesure d’y répondre enfin quand nous aurons voté ce texte ? Malheureusement non, là encore.
La proposition de loi de Sacha Houlié permet indiscutablement d’améliorer quelque peu la situation. Elle comporte des mesures utiles pour renforcer la transparence.
À ce titre, nous soutenons pleinement la création d’un registre des activités d’influence menées par un mandataire étranger d’un pays qui n’appartient pas à l’Union européenne.
C’est d’ailleurs la proposition que les écologistes ont défendue au Parlement européen pendant plus d’une décennie ; jusqu’à présent, tous les groupes, hormis ceux de gauche, s’y étaient opposés, aussi bien les conservateurs que les libéraux, les sociaux-démocrates ou, bien évidemment, l’extrême droite.
Nous saluons également les améliorations apportées au texte en commission, notamment la possibilité donnée à la HATVP d’infliger une sanction en cas de manquement aux obligations déclaratives prévues.
En revanche, nous sommes opposés à l’analyse algorithmique de toutes les données de connexion, l’autre mesure phare de ce texte.
Si vous votez cette mesure, vous renforcerez la surveillance de masse et porterez atteinte à nos libertés. La lutte contre les ingérences étrangères doit servir à protéger nos libertés individuelles et publiques ; elle ne peut donc pas être efficace si elle les abîme.
Ce texte est-il suffisant ? Très loin de là.
Il ne s’attaque pas à la question des stations de police chinoises illégales sur le territoire français, qu’il serait nécessaire de fermer, et ne permet pas non plus de combattre les rumeurs infondées, reposant sur des plagiats de sites de presse étrangers.
Ce texte ne résoudra rien sur un aspect pourtant majeur, celui du financement des campagnes électorales depuis l’étranger, alors qu’il s’agit là d’un risque grave. Tous nos amendements sur ce sujet ont été considérés comme des cavaliers législatifs. La lutte contre cette forme d’ingérence étrangère devrait être une priorité absolue.
Qui peut accepter que le Rassemblement national continue de contracter des prêts russes ? Qui peut accepter que l’extrême droite finance des campagnes électorales grâce à l’argent des autocrates ? Qui peut accepter que des oligarques prêtent de l’argent à des candidats pour concourir à des scrutins démocratiques en France ? Nul démocrate ne le peut.
C’est pourquoi la création d’une banque de la démocratie, capable d’octroyer des prêts aux partis, était une idée à étudier, y compris dans ce texte.
Même si cette proposition de loi est largement incomplète et qu’elle comporte des mesures dangereuses, elle renforce – un petit peu – la lutte contre les ingérences étrangères. C’est la raison pour laquelle le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires la votera.
M. le président. La parole est à M. Pascal Savoldelli.
M. Pascal Savoldelli. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, avant toute chose, il est essentiel, comme d’autres l’ont déjà fait, de replacer ce texte dans son contexte géopolitique pour en saisir tout le sens.
En effet, dans les arcanes de cette proposition de loi émergent discrètement les choix stratégiques géopolitiques de l’Union européenne.
Alors que les tensions entre la Chine et les États-Unis se cristallisent autour de la course à la suprématie mondiale, l’atmosphère internationale se teinte d’incertitude et de désordre.
Lors du sommet de Tallinn de septembre 2021, Charles Michel plaidait pour une Europe qui affirme sa puissance et se libère de ses entraves géopolitiques.
Dans un contexte de rivalité commerciale et idéologique avec la Chine, faut-il vraiment se ranger derrière les États-Unis pour préserver notre indépendance ?
À demi-mot, ce texte prône un protectionnisme à l’égard de la Chine ou de la Russie. C’est oublier que les pressions politiques, économiques et financières ne proviennent pas uniquement d’États autoritaires, mais qu’elles sont aussi le fait de multinationales, principalement américaines, qui dictent leurs propres lois et s’invitent dans nos décisions publiques.
L’alerte sur les ingérences étrangères sonne de plus en plus fort, mais elle semble être instrumentalisée au service d’une idéologie « occidentalocentrée », plutôt qu’à celui de la préservation de la souveraineté nationale légitime.
Si la lutte contre les ingérences étrangères est un enjeu crucial, nous ne pouvons créer de dichotomie entre ingérences tolérées et ingérences inacceptables en fonction de leur seule origine géographique. La réalité des ingérences étrangères ne peut se réduire à cette vision binaire. Cette approche risque de légitimer des pratiques déjà bien ancrées, notamment au Parlement européen, comme les jeux d’influence et le lobbying.
Au quotidien, les consultants jouent à la fois le rôle d’experts, d’arbitres ou de pompiers de service. Je vous renvoie à notre proposition de loi encadrant l’intervention des cabinets de conseil. Il n’est donc nul besoin d’être un État pour influencer nos affaires publiques.
Face à ces enjeux cruciaux et hautement politiques, nous estimons que la prévention des ingérences étrangères doit être intégrée dans le cadre juridique commun applicable à toutes les formes d’influence sur l’action publique, qu’elles émanent d’États autoritaires ou de multinationales assoiffées de profits, ne servant que leurs propres intérêts.
C’est pourquoi nous proposerons, par un amendement, d’étendre la notion d’acte d’ingérence aux agissements des « entités à but lucratif », dans la mesure où les intérêts financiers et les guerres économiques constituent aujourd’hui les principaux moteurs des ingérences étrangères.
Dans le même sens, la lutte contre les ingérences étrangères ne doit pas faire d’exception pour les États membres de l’Union européenne.
Bien qu’il soit regrettable que des entités dépourvues de légitimité démocratique tentent d’influer sur nos décisions publiques, il est préférable que ces activités d’influence se déroulent dans la transparence.
C’est pourquoi nous soutiendrons l’article 1er, qui instaure un répertoire public, tenu par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, sur lequel les activités d’influence devront être déclarées. Il est toutefois impératif d’attribuer à la HATVP les ressources correspondant à l’élargissement de ses missions.
Par ailleurs, en ce qui concerne les personnes physiques ou morales visées par ce répertoire, nous vous proposerons d’adopter un amendement tendant à protéger la liberté de la presse et la confidentialité des avocats.
Enfin, nous nous opposons fermement à l’article 3, qui ouvre la porte à l’utilisation d’algorithmes par les services de renseignement en matière d’ingérence étrangère. Cette mesure soulève des questions cruciales sur l’équilibre entre exigences de sécurité nationale et respect des droits individuels.
Elle s’inscrit dans une tendance inquiétante, déjà amorcée par des décisions antérieures. Je pense notamment à l’article 3 de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice, adoptée l’année dernière, qui accorde aux juges le pouvoir d’activer les microphones et les caméras des smartphones, sans le consentement de leur propriétaire. La loi relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 à Paris, qui autorise la surveillance publique de masse, va dans la même direction.
La normalisation de la surveillance numérique constitue une menace pour nos libertés fondamentales.
Face à cette culture de la surveillance, il est essentiel de reconnaître que la technique de l’algorithme n’est pas neutre, qu’elle implique une certaine idéologie. Elle modifie nos comportements, restreint nos libertés individuelles et reproduit les discriminations préexistantes. Ainsi le champ de la mesure est-il bien trop large, a fortiori en l’absence de tout contre-pouvoir.
Cet article constitue une menace substantielle pour nos libertés. Je vous invite donc, mes chers collègues, à considérer ces dangers sérieusement. Si cet article demeure en l’état, nous n’aurons d’autre choix que de voter contre cette proposition de loi.
M. le président. La parole est à Mme Annick Girardin. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
Mme Annick Girardin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, adoption de la loi russe en Géorgie, fermeture de réseaux sociaux et cyberattaque la nuit dernière en Nouvelle-Calédonie, vague d’interpellations en Tunisie : l’actualité fait malheureusement la part belle aux questions relatives aux ingérences étrangères.
Les échéances internationales qui attendent notre pays et qui ont été évoquées justifient encore davantage que le Parlement se saisisse de cette question. Nous devons légiférer, créer des protections, des barrières et des contre-feux.
Le rapport de la délégation parlementaire au renseignement, publié en novembre 2023, et celui de la commission d’enquête parlementaire sur les ingérences étrangères, publié en juin de la même année, ont tous deux mis en évidence les fragilités de la France hexagonale et de ses territoires ultramarins. Ils montrent notamment que les décideurs publics, les entreprises et les milieux académiques doivent être davantage sensibilisés aux questions de sécurité, en raison d’un niveau élevé de menaces d’ingérence étrangère.
J’insisterai sur l’extrême fragilité de nos territoires ultramarins. Les événements en Nouvelle-Calédonie mettent tristement en lumière cette réalité. Ces territoires sont insuffisamment sécurisés, alors qu’ils sont une porte d’entrée sur la totalité des réseaux publics français.
Ce contexte justifie cette proposition de loi déposée sur l’initiative de Sacha Houlié. Son examen permet à notre Parlement de s’engager dans un travail essentiel pour la lutte contre les influences étrangères et d’apporter une réponse à ce phénomène en déployant de nouveaux outils de vigilance, de protection et de transparence.
L’article 1er a fait l’objet de nombreux ajustements, tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat, en commission. Il prévoit la création d’un répertoire numérique des représentants d’intérêts agissant pour le compte d’un mandant étranger.
Le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen se félicite que la liste des cibles d’opérations d’influence ait été étendue en commission des lois, sur l’initiative de sa rapporteure, pour ajouter les anciens présidents de la République, les anciens membres du Gouvernement, les anciens députés ou les anciens sénateurs, pour une durée de cinq ans après l’expiration de leur mandat.
Nous soutenons aussi le choix de reporter l’entrée en vigueur de cet article, afin de mieux vérifier le caractère opérationnel du dispositif. Notre groupe défendra des amendements sur la transparence des activités d’un représentant d’intérêts dans le temps.
Le texte prévoit à ce stade que le suivi et le contrôle du répertoire seront confiés à la HATVP. Je veux vous faire part de l’inquiétude de notre groupe quant aux moyens qui seront mis à sa disposition pour accomplir ces nouvelles tâches.
Nous soutiendrons également l’expérimentation du recours aux algorithmes pour détecter des connexions susceptibles de révéler toute forme d’ingérence ou de tentative d’ingérence étrangère. Notre groupe a souvent émis des réserves sur le développement de ce type d’outils. Néanmoins, nous devons nous doter au plus vite de ces technologies efficaces. L’expérimentation est la solution idoine pour en mesurer les effets et en limiter les dérives, le cas échéant.
Le RDSE votera donc en faveur de ce texte.
Si la présente proposition de loi marque une nouvelle dynamique, elle est loin de répondre à l’ampleur du problème.
Lorsque la commission d’enquête sénatoriale sur les politiques publiques face aux opérations d’influences étrangères aura fini ses travaux, ses conclusions ne manqueront certainement pas de fournir des pistes pour enrichir notre arsenal de protection, ce qui est souhaitable, comme vous l’indiquiez voilà quelques instants, monsieur le ministre.
Notre souveraineté et celle de l’Europe sont en cause et, avec elles, le libre arbitre de nos concitoyens face à une menace protéiforme.
Vous le savez, monsieur le ministre, parler d’ingérence étrangère, c’est s’attaquer à une notion large qui recouvre de nombreux mécanismes, souvent difficiles à identifier et à contrer, tels que les atteintes au patrimoine scientifique et technique, l’utilisation du droit en vue d’imposer des normes, les cyberattaques ou les manipulations de l’information.
Les smartphones, les réseaux sociaux, la data, l’intelligence artificielle ou encore les câbles numériques sont autant de canaux pour lesquels la France, et plus largement l’Europe, doit se munir d’une stratégie claire et solide, afin de protéger sa souveraineté et garantir sa sécurité numérique.
Monsieur le ministre, je veux ici redire ici combien il est urgent que la France joue un rôle moteur en Europe. Nous sommes le seul pays à disposer, grâce à nos territoires ultramarins, d’une présence sur l’ensemble des bassins maritimes du monde.
Vous connaissez mon engagement. L’Europe interconnectée dans le cadre de la décennie du numérique ne peut pas et ne doit pas se faire sans la France, qui est capable d’assurer le déploiement exceptionnel de câbles numériques sous-marins sous souveraineté européenne. Notre pays doit rejoindre rapidement le peloton de tête européen en la matière.
Monsieur le ministre, je compte sur votre ministère et sur celui de l’économie et des finances pour avancer ensemble sur ce sujet. Sinon, nous risquons d’être pris en tenaille entre la Russie et la Chine d’un côté, et les États-Unis de l’autre. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)