M. le président. La parole est à Mme Nicole Duranton, pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants.
Mme Nicole Duranton. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi visant à assurer une justice patrimoniale au sein de la famille répond à un impératif majeur, celui de l’égalité des droits entre les hommes et les femmes.
Certes, les droits des femmes ne cessent de progresser. Mais croire que le combat est terminé irait à l’encontre de nos principes républicains. Ce serait nier leur universalité : il est ici question de justice !
Justice pour toutes ces femmes, longtemps ignorées, stigmatisées et emmurées dans un sentiment de culpabilité et de honte que leur inspirent les violences qu’elles ont subies.
Justice pour toutes ces femmes séparées, victimes des dettes contractées par leur ex-mari.
Il est intolérable que de telles situations soient encore permises par notre droit, au détriment de celui des femmes. Cela n’a que trop duré ; il est de notre devoir d’y mettre un terme.
Alors que les femmes constituent 86 % des victimes de violences au sein du couple et font l’objet de 82 % des homicides conjugaux, il est inacceptable que le conjoint ayant volontairement provoqué la mort de son épouse puisse profiter des avantages tirés de son régime matrimonial.
Aussi, je me réjouis qu’à l’issue de la commission mixte paritaire sénateurs et députés soient parvenus à un texte commun.
Plus particulièrement, je tiens à saluer le consensus qu’ont suscité la mise en place du régime de déchéance de plein droit, à l’article 1er, et l’ouverture de la possibilité d’une décharge de responsabilité à titre gracieux, à l’article 2.
La rédaction à laquelle est parvenue la commission retient ainsi plusieurs améliorations apportées par notre assemblée. À cet égard, je tiens à saluer le travail de notre rapporteure, Mme Isabelle Florennes.
Le dispositif de déchéance des avantages matrimoniaux a été renforcé et la suppression de la faculté du pardon laissée à la victime a été maintenue, intégrant les réserves légitimes émises par Mme la rapporteure au sujet des cas d’emprise.
Concernant le volet fiscal, si tous ont condamné la situation injuste des femmes tenues solidairement responsables des dettes fiscales contractées à leur insu par leur ex-conjoint et affirmé leur volonté de mettre fin à ces situations, c’est la manière d’y parvenir qui a fait débat, certains regrettant que le dispositif de décharge à titre gracieux n’aille pas assez loin.
Toutefois, face aux difficultés rédactionnelles soulevées par l’article 2 bis A, qui visait à modifier l’article 1691 bis du code général des impôts, la commission mixte paritaire a jugé préférable de le supprimer.
Par ailleurs, le Gouvernement s’est montré particulièrement à l’écoute des associations en s’engageant, d’une part, à publier une instruction fiscale avant l’été et, d’autre part, à faire en sorte que les dossiers dont le traitement pouvait paraître injuste puissent bénéficier, au titre du dispositif de décharge gracieuse, d’une meilleure prise en compte.
Enfin, les dispositions introduites par notre collègue Pascal Savoldelli sur la rétrocession des sommes versées par les victimes confèrent un caractère satisfaisant à la rédaction proposée. Nous considérons que ce texte est porteur d’une véritable avancée en matière d’égalité au sein du couple, de justice fiscale et de liberté pour les femmes.
Je tiens ici à saluer l’initiative et l’engagement de l’auteur de cette proposition de loi, le député Hubert Ott, en faveur de la lutte contre les violences intrafamiliales.
Aussi, chers collègues, en votant cette proposition de loi, nous réaffirmons notre engagement en faveur du droit des femmes, nous exprimons avec force notre conviction selon laquelle la violence ne doit faire l’objet d’aucune indulgence et nous rappelons enfin que nul ne doit payer pour un crime qu’il n’a pas commis.
Alors que l’égalité et la liberté sont des piliers fondamentaux de notre République, il est essentiel que ces principes soient vécus comme des réalités par les femmes.
Ainsi, au regard des progrès significatifs qui sont proposés, le groupe RDPI votera en faveur de ce texte, dont les mesures sont très attendues. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. le président. La parole est à Mme Corinne Narassiguin, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme Corinne Narassiguin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous nous apprêtons à adopter définitivement la proposition de loi visant à assurer une justice patrimoniale dans la famille.
Ce texte bienvenu permettra de mieux encadrer les conséquences d’une séparation au sein d’un couple en cas de violences conjugales.
Cette proposition de loi du député Hubert Ott a fait assez rapidement l’objet d’un consensus et d’un travail transpartisan, qui a permis d’enrichir le texte tout au long de la navette parlementaire.
Je tiens à saluer et à remercier mon collègue Hussein Bourgi, qui s’est chargé de porter la parole du groupe socialiste sur ce texte.
C’est une évidence : mieux lutter contre les violences conjugales, c’est avant tout modifier notre droit pénal, mais c’est aussi adapter d’autres domaines du droit civil, comme le droit patrimonial et le droit fiscal, afin de lutter contre toute forme d’injustice.
Aussi, en vue de remédier aux nombreux écueils auxquels sont confrontés nos concitoyens en matière de droit patrimonial au sein de la famille, le texte issu de la commission mixte paritaire du 14 mai dernier est plus que salutaire.
Première incohérence législative, et pas des moindres : il est possible aujourd’hui de tuer son conjoint et d’en hériter. C’est une aberration de notre droit civil qu’il était urgent de corriger. Ce sera chose faite avec l’article 1er, qui crée le régime juridique de la déchéance matrimoniale, notamment lorsqu’un époux attente à la vie de son conjoint ou de sa conjointe ou lorsqu’il lui inflige des sévices.
Il était indigne que les époux meurtriers ou violents puissent tirer avantage de la convention matrimoniale. Cette grave lacune sera réparée et le dispositif s’appliquera aux conventions matrimoniales en cours.
La solidarité fiscale entre conjoints est un principe fondamental de notre droit, mais elle peut aussi entraîner de profondes injustices.
Pour les contrer, notre droit a lentement évolué au cours de ces dernières décennies, notamment par l’adoption de la décharge de solidarité fiscale, en 2008, et par l’assouplissement des conditions d’appréciation de l’état financier des conjoints lors d’une séparation, en 2022.
Ces dispositions sont toutefois bien loin d’être suffisantes et nombre de requérants se heurtent aux interprétations du droit particulièrement restrictives de l’administration fiscale.
En cas de séparation, la dette fiscale peut peser injustement sur l’un des conjoints. Dans 80 % des cas, ce sont les femmes qui en sont les premières victimes. Ce risque peut créer des situations dramatiques, plaçant nombre d’entre elles dans une précarité financière intenable. Nous étions quelques-uns ici à avoir déposé des amendements contre ces injustices fiscales dans le cadre du projet de loi de finances pour 2024.
Le groupe socialiste salue donc l’article 2, qui restreint l’assiette du patrimoine prise en compte pour apprécier l’existence ou non d’une disproportion marquée entre la dette fiscale due par le demandeur et sa situation financière et patrimoniale. Cette disposition devrait être de nature à ne pas faire peser sur le conjoint de bonne foi une charge fiscale trop lourde.
En revanche, nous regrettons la suppression en commission mixte paritaire des articles 2 bis A et 2 bis B, prévoyant respectivement la création d’une nouvelle condition d’octroi de décharge de responsabilité solidaire et l’appréciation de la situation patrimoniale et financière du demandeur d’une décharge de responsabilité solidaire.
Ces articles, issus des travaux du Sénat, avaient été adoptés contre l’avis de Mme la rapporteure. Ils faisaient cependant l’objet d’un large consensus, ayant été déposés non seulement par les groupes de gauche, mais également par des collègues issus des travées du centre et de la droite.
Malgré ces regrets, il est indéniable que cette proposition de loi vient mettre un terme à des situations invraisemblables dans lesquelles des époux fautifs étaient susceptibles de tirer avantage de règles matrimoniales défectueuses et imparfaites.
Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain votera donc en faveur de ce texte, qui constitue une avancée bienvenue dans la lutte contre les violences conjugales et qui tend, au travers de réponses concrètes, à réparer des injustices touchant très majoritairement les femmes. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et RDSE.)
M. le président. La parole est à Mme Muriel Jourda, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Muriel Jourda. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, il me revient d’exposer la position du groupe Les Républicains sur les conclusions de cette commission mixte paritaire.
La situation actuelle démontre, me semble-t-il, que si le droit, dont la fonction première est d’assurer la sécurité dans les relations sociales, ne se confond pas avec la morale et l’équité, il ne peut néanmoins trop s’en éloigner, sauf à devenir inapplicable.
Tel est le cas, premièrement, lorsque les situations légales ou contractuelles dictées par une vie de couple normale perdurent, alors même que tous les principes qui régissent la vie de couple, tels que le respect ou la confiance, ont eux-mêmes disparu.
Je ne m’attarderai pas sur ce point, qui a été déjà souligné à de multiples reprises : les avantages matrimoniaux liés au contrat de mariage et qui ont donc été consentis par les deux époux ne peuvent perdurer en cas de violence, a fortiori lorsque cette violence conduit à la mort du conjoint.
De ce point de vue, la décision de la commission mixte paritaire – j’espère que nous la validerons à notre tour – est bienvenue.
Tel est le cas, deuxièmement, lorsque la créance fiscale est uniquement liée à une acquisition frauduleuse de revenus ignorée du conjoint, lequel doit pourtant bien s’acquitter de cette dette fiscale dont il est tenu solidairement.
Là encore, la décharge de responsabilité solidaire est bienvenue, même si je ne peux que m’associer aux propos de plusieurs des orateurs précédents qui ont regretté que nous n’ayons pu conserver – je vois que Mme Darcos acquiesce – le bénéfice de certaines dispositions votées au Sénat.
C’est avec ce léger bémol, et en prenant acte des engagements de M. le ministre, que le groupe Les Républicains approuvera et votera les conclusions de cette commission mixte paritaire. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Claude Kern applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Laure Darcos, pour le groupe Les Indépendants – République et Territoires. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP. – Mmes Nicole Duranton et Dominique Vérien applaudissent également.)
Mme Laure Darcos. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi visant à assurer une justice patrimoniale au sein de la famille s’inscrit dans la continuité de notre engagement commun pour faire de l’égalité entre les femmes et les hommes une réalité et de la lutte contre les violences conjugales une préoccupation de chaque instant.
Ce texte est primordial, car il apporte des réponses concrètes à des situations inacceptables. En effet, de graves lacunes, lourdement préjudiciables aux victimes de violences conjugales, perdurent dans notre droit des régimes matrimoniaux.
Aujourd’hui encore, en l’état du droit, un mari peut tuer son épouse et, malgré tout, jouir de la pleine propriété de l’ensemble des biens communs ! Comment une situation aussi injuste a-t-elle pu perdurer jusqu’en 2024 ?
Aussi, je me réjouis que, sur ce point, la commission mixte paritaire ait été conclusive. Un vide juridique tout à fait insupportable sera comblé dans quelques instants.
Si ce texte contient des avancées réelles, je regrette, comme d’autres de mes collègues, la suppression pure et simple des articles 2 bis A et 2 bis B portant sur les conditions d’octroi d’une décharge de responsabilité solidaire.
Le Sénat avait adopté deux mesures favorables à la justice patrimoniale au sein de la famille, qui est l’objet même de la présente proposition de loi. Elles ont été supprimées par la commission mixte paritaire malgré la mobilisation des sénatrices et des sénateurs et de celle des associations de femmes divorcées victimes de la solidarité fiscale.
Sur ce point, monsieur le ministre, permettez-moi de rappeler que vous aviez jugé inapproprié de les faire figurer dans le dernier projet de loi de finances. Vous nous aviez alors incités à les faire adopter dans le cadre d’un véhicule législatif plus adapté. Ces dispositions consistaient, je le rappelle, en la création d’une nouvelle condition d’octroi de décharge de responsabilité solidaire tenant compte de l’origine frauduleuse de la dette contractée par le conjoint. Nous y sommes.
Par ailleurs, nous avions souhaité que les biens et droits immobiliers détenus antérieurement à la date du mariage ou de conclusion du pacte civil de solidarité soient écartés lors de l’examen de la situation patrimoniale du demandeur – j’ai entendu vos propos sur l’héritage, monsieur le ministre, mais il ne s’agit pas de la seule situation d’octroi de biens et de droits immobiliers…
La dette fiscale, souvent contractée à l’insu du conjoint, peut constituer un terrible fardeau pour certaines femmes. Le rejet de leur demande par l’administration fiscale représente pour elles une double peine très injuste. Comme d’autres, j’ai été très touchée par le témoignage de Marie-Cécile, publié dernièrement dans le quotidien Libération. Je vous invite à le lire attentivement, monsieur le ministre : ce témoignage, qui n’est malheureusement pas unique, en dit long sur la logique administrative qui est à l’œuvre.
Des familles déchirées, des vies brisées à jamais, la saisie de biens personnels qui constituaient une garantie contre les aléas de la vie des couples, une précarité indicible, une dette impossible à rembourser… voilà le triste résultat d’une politique fiscale qui, à défaut de faire payer le seul responsable des dettes, s’acharne sur celles qui se tiennent encore debout.
Certes, il reste le dispositif de remise gracieuse pour l’ex-conjoint en mesure de prouver qu’il est extérieur à la fraude à l’origine de la dette fiscale. Il pourra être considéré comme tiers à cette dette et, de ce fait, être exonéré de son paiement.
En outre, ce dispositif de remise gracieuse bénéficiera, sur proposition du Sénat, aux dossiers en cours n’ayant pas fait l’objet d’une décision définitive.
La suppression des autres dispositions par la commission mixte paritaire me semble être une erreur. Il s’agit d’un recul par rapport au texte plus protecteur issu des travaux du Sénat. Toutes, de mon point de vue, étaient parfaitement conciliables.
Monsieur le ministre, j’ai pris bonne note de vos engagements et je ne doute pas de votre bonne foi. Je vous sais sensible à la cause de ces femmes qui ont tout perdu du fait des agissements de leur ex-conjoint.
Bien sûr, j’aurais préféré que soient inscrites dans la loi les mesures que nous proposions, car je crois infiniment plus en la force protectrice de la loi qu’en la mansuétude suggérée par une circulaire ou par une instruction ministérielle. Dont acte.
Croyez bien que je demeurerai extrêmement attentive à l’évolution de la situation de ces femmes, comme beaucoup de mes collègues ici présents. Je saisis au vol la proposition de la présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes de participer à une mission flash en cas de manquements.
En tout état de cause, le projet de loi de finances pour 2025 pourrait nous donner l’occasion de revenir sur ce sujet douloureux si les avancées proposées tardaient à être mises en œuvre.
Avant de conclure, je tiens à saluer l’engagement des associations, qui militent activement pour mettre un terme définitif à ces injustices insupportables faites aux femmes divorcées. Elles sont admirables de dignité et sont un vrai creuset de solidarité.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, cette proposition de loi comporte tout de même des avancées indéniables en faveur des droits des femmes. Parce qu’elle contribue significativement à défendre la justice patrimoniale, le groupe Les Indépendants – République et Territoires lui apportera son soutien unanime. (Mmes Nicole Duranton et Dominique Vérien, ainsi que M. Michel Masset, applaudissent.)
M. le président. Conformément à l’article 42, alinéa 12, du règlement, je mets aux voix, dans la rédaction résultant du texte élaboré par la commission mixte paritaire, modifié par l’amendement du Gouvernement, l’ensemble de la proposition de loi visant à assurer une justice patrimoniale au sein de la famille.
(La proposition de loi est adoptée.)
M. le président. Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt et une heures quarante.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à vingt heures dix, est reprise à vingt et une heures quarante, sous la présidence de M. Pierre Ouzoulias.)
PRÉSIDENCE DE M. Pierre Ouzoulias
vice-président
M. le président. La séance est reprise.
10
Ingérences étrangères en France
Adoption en procédure accélérée d’une proposition de loi dans le texte de la commission modifié
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale, après engagement de la procédure accélérée, visant à prévenir les ingérences étrangères en France (proposition n° 479, texte de la commission n° 596, rapport n° 595, avis n° 593).
Candidatures à une éventuelle commission mixte paritaire
M. le président. J’informe le Sénat que des candidatures pour siéger au sein de l’éventuelle commission mixte paritaire sur ce texte ont été publiées.
Ces candidatures seront ratifiées si la présidence n’a pas reçu d’opposition dans le délai d’une heure prévu par notre règlement.
Discussion générale
M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé de l’Europe. Monsieur le président, madame la rapporteure, monsieur le rapporteur pour avis, mesdames, messieurs les sénateurs, la démocratie ne fonctionne que lorsque nos concitoyens sont éclairés et leurs consciences informées.
Les ennemis de la démocratie ont bien compris que la bonne information des citoyens était en réalité la clé de voûte de notre système. C’est pourquoi ils s’en prennent de manière régulière et relativement intense – nous le constatons ces derniers mois – à cette clé de voûte, en instillant dans le débat public le virus de la désinformation afin de le polariser, de le radicaliser et, in fine, de dévitaliser notre démocratie.
Aussi, je veux saluer le travail des rapporteurs Agnès Canayer et Claude Malhuret et celui des commissions des lois et des affaires étrangères sur cette question fondamentale de l’influence et des ingérences étrangères.
La proposition de loi traite d’abord de l’influence étrangère en créant un « bouclier de transparence », afin que les Français soient dûment informés des activités ordonnées ou dirigées par des puissances étrangères au travers de mandataires pour influencer débat public et politiques publiques.
Dans cet objectif, l’article 1er prévoit la constitution d’un registre placé sous la responsabilité de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).
Je veux remercier Mme la rapporteure de son apport décisif en commission, qui a permis de matérialiser précisément ce qui relève d’une activité d’influence, en particulier d’identifier les personnes physiques ou morales qui, en raison des contacts qu’ils auraient établis avec des mandants étrangers, présenteraient toutes les caractéristiques de personnes agissant pour le compte d’intérêts étrangers. Il était important de définir cette matérialité.
Le deuxième volet majeur de cette proposition de loi est la lutte contre les ingérences étrangères, lesquelles se distinguent de l’influence étrangère en ce qu’elles sont malveillantes et illégales.
Encore faut-il, face à ces ingérences étrangères, que nous disposions d’un véritable bouclier démocratique permettant de leur faire échec, de la même manière que l’on fait échec à la propagation d’un virus.
Cela passe d’abord par le développement de moyens de détection permettant d’identifier les manœuvres informationnelles ; ensuite, par des dispositifs de traitement visant à dissuader leurs protagonistes et notamment à supprimer leurs comptes sur les réseaux sociaux ; enfin, nous devons aussi atteindre une forme d’immunité collective si nous voulons éviter nous-mêmes, en tant que citoyens, d’être contaminés et de contaminer les autres.
Depuis quelques années, nous avons commencé à construire ce bouclier démocratique. En atteste la création, en 2021, de Viginum, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, sous l’impulsion du Président de la République, ou encore les lois européennes telles que le règlement sur les services numériques, qui impose aux grandes plateformes de réseaux sociaux de lutter activement contre la désinformation.
À ce bouclier en construction, la proposition de loi vient apporter au moins deux nouveaux chapitres bienvenus.
Le premier figurait déjà dans la proposition de loi transmise au Sénat. Je veux parler de l’article 4, qui permet de mobiliser les algorithmes et, en sollicitant les données sources ouvertes, de donner aux services de renseignement les moyens d’anticiper, de détecter, de caractériser et d’attribuer des opérations de manipulation de l’information.
Je veux aussi saluer la nouveauté introduite par le Sénat en commission, à savoir le dispositif extrêmement dissuasif de renforcement des sanctions et des peines applicables à l’encontre des personnes se rendant coupables d’atteinte aux biens et aux personnes lorsqu’elles le font pour le compte d’une puissance étrangère. Dans ce cas précis, le parquet de Paris pourra être saisi et les peines encourues pourront être doublées.
Il s’agit clairement de renforcer le caractère dissuasif de notre arsenal répressif à l’encontre des auteurs et des protagonistes de manœuvres informationnelles et d’opérations de manipulation de l’information.
Dans une période où la démocratie est attaquée par des ennemis de l’intérieur et de l’extérieur, qui ont bien compris que celle-ci vacillait lorsque les citoyens n’étaient pas pleinement informés et lorsque les consciences n’étaient pas éclairées, il était indispensable, face à l’influence comme aux ingérences étrangères, de renforcer notre arsenal répressif et de nous doter des outils adéquats.
Avec cette proposition loi, nous faisons la transparence sur les activités d’influence étrangère et nous nous donnons les moyens de détecter et de sanctionner les auteurs d’opérations de manipulation de l’information, comme nous en avons connu de très nombreuses ces dernières semaines, ces derniers mois, voire ces deux dernières années depuis le lancement de la guerre d’agression russe en Ukraine par Vladimir Poutine.
En conclusion, je voudrais remercier une nouvelle fois les rapporteurs et les commissaires pour leur travail, en espérant que nos débats nous permettent d’affiner encore ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI. – Mme Annick Girardin applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Agnès Canayer, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les comportements hostiles de pays étrangers destinés à déstabiliser la France ne sont malheureusement pas de simples scénarios de politique-fiction. Les ingérences étrangères ont toujours existé.
De forme classique comme l’espionnage, elles permettent de capter des renseignements stratégiques ou sensibles.
Plus modernes, les cyberattaques sont aussi des outils d’ingérence étrangère, tout comme les opérations d’influence ou de sharp power, qui permettent de manipuler l’information à l’aide d’un narratif tronqué, en vue d’affaiblir nos institutions démocratiques.
Mises en lumière par l’affaire des « Macron Leaks », en 2017, ou par les opérations « Story Killers », en 2023, les ingérences étrangères se développent souvent sur des terreaux déjà fragilisés.
De Mayotte à la Nouvelle-Calédonie, les outre-mer sont ces derniers temps les cibles de telles opérations, notamment celle qui met en cause l’Azerbaïdjan et le groupe de Bakou, récemment dénoncée par le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin.
Comme le constatait la délégation parlementaire au renseignement (DPR) dans son rapport sur les ingérences étrangères en 2022, la menace est aujourd’hui « protéiforme, omniprésente et durable ».
Pour tenter de contrecarrer ces actions hostiles soutenues par des pays tiers, la DPR a fait vingt-deux propositions, dont quatre d’ordre législatif. Ces dernières ont été reprises dans la proposition de loi du président de la commission des lois de l’Assemblée nationale, Sacha Houlié, aujourd’hui soumise à notre examen.
Ces nouveaux outils doivent compléter l’arsenal juridique français, qui est insuffisamment adapté à l’évolution de la menace.
Le premier outil, prévu à l’article 1er, consiste à créer un répertoire des acteurs de l’influence réalisée pour le compte d’un mandant étranger.
Ce dispositif est inspiré du modèle américain Foreign Agents Registration Act (Fara). Il sera tenu et rendu public par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.
Le fait, pour un représentant d’intérêts étrangers, de ne pas se plier à cette obligation de transparence serait puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.
L’article 2 prévoit la remise bisannuelle au Parlement d’un rapport du Gouvernement sur l’état de la menace résultant d’ingérences étrangères.
L’article 3 vise les moyens dévolus par le code de sécurité intérieure aux services de renseignement français. Il tend à étendre aux cas d’ingérences étrangères la technique dite de l’algorithme, autorisée initialement dans le seul cadre de la lutte contre le terrorisme.
Enfin, l’article 4 permet à l’administration de geler les avoirs des personnes physiques ou morales pratiquant des actes d’ingérence étrangère.
Lors de ses débats, le 27 mars dernier, l’Assemblée nationale a enrichi le texte initial : d’une part, en obligeant les think tanks à déclarer auprès de la HATVP la liste des dons ou versements provenant d’une puissance ou d’une personne morale étrangère ; d’autre part, en étendant explicitement l’application de ces dispositions aux territoires de la Polynésie française, de la Nouvelle-Calédonie et de Wallis-et-Futuna.
La commission des lois du Sénat estime que cette proposition de loi apporte une réponse bienvenue et équilibrée aux insuffisances de notre cadre juridique.
Le texte concilie renforcement des exigences de transparence et affermissement des capacités concrètes pour une meilleure prévention des ingérences étrangères.
Cependant, lors des auditions menées conjointement avec le rapporteur pour avis de la commission des affaires étrangères et de la défense, Claude Malhuret, que je remercie pour sa collaboration constructive, il nous est apparu nécessaire de consolider les dispositifs proposés.
Plusieurs amendements de fond adoptés en commission visent ainsi à mieux garantir l’opérationnalité du nouveau répertoire des acteurs de l’influence étrangère.
À cette fin, nous avons proposé une plus grande autonomisation de ce répertoire par rapport à celui des représentants d’intérêts, prévu par la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2.
Si certains lobbyistes sont aussi des acteurs de l’influence étrangère, tous les représentants d’intérêts ne travaillent pas pour des mandants étrangers. La création d’un registre autonome spécialement consacré aux acteurs de l’influence étrangère assurera au dispositif une plus grande transparence et une plus grande efficacité.
La clarification de la notion d’« influence étrangère » était également nécessaire afin de mieux définir le champ d’application de l’obligation de déclaration.
La commission des lois a ainsi considéré que l’élément intentionnel devait s’additionner au critère matériel. L’intention consiste à agir sur l’ordre, à la demande ou sous la direction ou la contrainte d’un mandant étranger, aux fins de promouvoir les intérêts de ce dernier et d’influer sur une décision publique ou sur la conduite d’une politique publique.
L’action d’influence peut prendre trois formes : entrer en communication avec une personne cible, réaliser une action de communication à destination du public ou encore collecter des fonds ou procéder à des versements sans contrepartie.
Le Sénat a par ailleurs étendu la liste des personnes cibles, c’est-à-dire celles qui peuvent être visées par l’action d’influence au profit d’une puissance étrangère : aux cibles déterminées par la loi Sapin 2 ont été ajoutés les anciens présidents de la République, les membres du Gouvernement, les députés et sénateurs pendant une durée de cinq ans à partir de la fin de leur mandat, les candidats à une élection nationale à partir du dépôt officiel de candidature ainsi que les élus locaux des communes de plus de 20 000 habitants et non 100 000, comme initialement prévu.
Le Sénat a aussi renforcé le pouvoir de contrôle de la HATVP. Sans disposer d’un pouvoir de sanction administrative, la Haute Autorité pourra mettre en demeure les récalcitrants, procéder à des vérifications sur place et sur pièces, sur autorisation du juge des libertés et de la détention (JLD) et en présence d’un officier de police judiciaire (OPJ), et prononcer des astreintes à hauteur de 1 000 euros par jour.
Enfin, nous avons souhaité reporter l’entrée en vigueur de cette nouvelle obligation de déclaration au 31 décembre 2025. La HATVP nous a en effet indiqué qu’elle ne pourrait être prête à la fin de l’année 2024, comme le texte le prévoyait initialement, en raison des jeux Olympiques et Paralympiques de Paris.
Afin de mieux assurer le contrôle du recours aux algorithmes, l’article 3 a par ailleurs fait l’objet de deux modifications.
La proposition de loi vise en effet à étendre cette technique, réservée aux services de renseignement du premier cercle, à la lutte contre les ingérences étrangères à titre expérimental pour quatre ans.
La commission des lois du Sénat a renforcé les contrôles assurés tant par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) que par la délégation parlementaire au renseignement. Elle a aussi fixé la fin de l’expérimentation au 1er juillet 2028.
Enfin, pour compléter les outils mis à disposition des autorités administratives et judiciaires, deux nouveaux dispositifs ont été ajoutés.
D’une part, possibilité est donnée à la HATVP de contrôler, au titre des mobilités public-privé et de la reconversion professionnelle des anciens ministres, présidents d’exécutifs locaux et membres d’une autorité administrative ou publique indépendante, les risques d’ingérence étrangère, et ce pendant cinq ans.
Selon le rapport de l’OCDE du 19 avril dernier, de nombreuses actions d’influence étrangère sont menées auprès de décideurs publics nationaux ou locaux plusieurs années après la fin de leurs fonctions, en raison de leur important réseau et de l’influence qu’ils continuent d’exercer sur la vie publique.
D’autre part, un dispositif pénal prévoyant une circonstance aggravante lorsqu’une atteinte aux biens ou aux personnes est commise pour le compte d’une puissance étrangère a été introduit.
Les services d’enquête pourront par ailleurs avoir recours aux techniques spéciales d’enquête. Ces outils d’ordre judiciaire complètent la possibilité de gel des avoirs, recentrée sur une fonction préventive.
Cette proposition de loi opportune permet d’étendre la palette des moyens légaux de prévenir les ingérences étrangères et de combler les failles de notre cadre juridique très libéral.
Si nous pouvons compter sur l’efficacité de nos services de renseignement, ces derniers doivent pouvoir disposer de moyens adaptés à l’évolution de la menace. Il y va de la préservation de notre démocratie.
Malheureusement, cette loi arrivera trop tard pour les élections européennes et pour les jeux Olympiques et Paralympiques de Paris, qui risquent, en 2024, de concentrer les tentatives d’ingérence étrangère de pays hostiles souhaitant déstabiliser nos institutions.
« Plus vite, plus haut, plus fort – ensemble » : la devise olympique est particulièrement adaptée aux enjeux de la lutte contre les ingérences étrangères.
Pour l’ensemble de ces raisons, nous vous demandons d’adopter cette proposition de loi issue des travaux de la délégation parlementaire au renseignement. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Vanina Paoli-Gagin et M. Jean-Baptiste Lemoyne applaudissent également.)