M. le président. La parole est à M. le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées des groupes UC et INDEP.)
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, rapporteur. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, « La défense ! C’est la première raison d’être de l’État ». Cette affirmation du général de Gaulle résonne gravement à la lueur des événements survenus ces derniers jours en Russie. En matière de géopolitique, en matière militaire, des basculements soudains, violents et imprévisibles se produisent chaque jour sous nos yeux.
Pourtant, il nous faut aujourd’hui sortir de l’actualité pour nous projeter dans le temps long. C’est le difficile exercice, tout à fait stimulant par ailleurs, auquel nous invite l’élaboration d’une loi de programmation militaire.
Une LPM, ce sont précisément les moyens que, collectivement, nous mettons à la disposition de nos soldats pour leur permettre d’atteindre cet objectif. Ce sont aussi des moyens pour prémunir nos militaires du danger auquel ils s’exposent pour nous en protéger. Face au péril, nous rendons hommage à leur courage, leur détermination et leur compétence qui n’ont jamais fait, et qui ne feront jamais, défaut à la nation. Au travers de cette LPM, c’est la Nation qui leur rend hommage et leur affirme son soutien.
Nos débats revêtent donc une importance singulière, et ce d’autant plus qu’ils interviennent dans un contexte de grand chamboulement.
Bien sûr, nous ne pouvons placer nos travaux sur ce texte fondamental sous le seul prisme de la guerre en Ukraine, car bien d’autres paramètres, actuels ou en devenir, doivent être pris en considération.
Reconnaissons tout de même que l’agression russe est un événement majeur, qui a tout changé, aussi bien les équilibres diplomatiques mondiaux que la donne stratégique de notre continent. Du reste, c’est précisément pour cela que le Président de la République a souhaité interrompre la programmation actuelle deux ans avant son terme pour en proposer une nouvelle.
Monsieur le ministre, il est important de rappeler ce contexte, car il permet de bien comprendre la démarche de notre commission. Le point de départ logique de toute LPM, c’est l’analyse des menaces. Or, si nous sommes réunis pour étudier ce projet de loi aujourd’hui et non en 2025, c’est parce que les menaces se sont accrues – hélas !
Dès lors, nous nous attendions à une accélération de l’effort de remontée en puissance des moyens de nos armées. Monsieur le ministre, vous le savez, ce sera là l’un des principaux points de débat entre le Gouvernement et le Sénat : en l’état, la trajectoire que vous nous proposez ne marque, selon nous, aucune différence avec celle qui a été prévue par la LPM actuelle. Ce n’est pas logique, car, si les menaces sont avérées, alors les besoins qui en découlent le sont tout autant.
Notre commission ne conteste pas l’effort louable du Gouvernement qui propose une enveloppe de 413 milliards d’euros répartis sur sept ans – je dirais même qu’elle le salue. Au total, si cette programmation va à son terme, notre effort de défense aura bien plus que doublé entre 2019 et 2030, ce dont je peux témoigner en tant que rapporteur du précédent et du présent projet de loi de programmation militaire.
Toutefois, notre commission, après avoir salué cet effort, a aussi identifié plusieurs sujets de préoccupation.
Tout d’abord, il s’agit bien entendu de la question de l’inflation. Vous avez évalué son impact à 30 milliards d’euros sur l’ensemble de la programmation. Quoiqu’elle soit considérable, cette estimation est sans doute assez optimiste.
Ensuite, il s’agit de la question des ressources extrabudgétaires. Comme vous le savez, notre commission s’est toujours opposée dans les LPM précédentes au recours à ce type de financement pour boucler les besoins de programmation.
Certes, une partie de ces recettes affectées sera très probablement au rendez-vous. Leur affectation nous semble donc logique et juste. Je pense par exemple aux ressources générées par l’activité du service de santé des armées, par les ventes de fréquences ou par les cessions immobilières.
En revanche, une seconde catégorie nous paraît beaucoup plus incertaine. Il s’agit des fameux 7 milliards d’euros que le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) a pudiquement qualifiés de ressources non documentées. Tout le problème est là, monsieur le ministre.
Contrairement à vos déclarations, le Sénat est une assemblée raisonnable et très attentive à l’équilibre des finances publiques. Aussi, nous n’entendons pas dépasser l’enveloppe des besoins de 413 milliards d’euros. Peut-être avez-vous changé votre méthodologie, mais nous, nous comptons bien suivre nos principes. Dans une volonté de clarté, la commission a simplement voulu sécuriser les crédits correspondant à l’objectif annoncé par le Président de la République à Mont-de-Marsan, soit 413 milliards d’euros, ce qui était absent de votre texte.
Naturellement, si des marges frictionnelles – des retards de livraison, par exemple – doivent être prises en considération, ces crédits ne seront pas dépensés. Concrètement, si un Airbus A400M commandé n’est pas livré, il ne sera pas payé ! Et vous pourrez en tirer les conséquences dans chaque projet de loi de finances à venir.
Dans les circonstances actuelles, le but est non pas de préparer la guerre en Ukraine – nous ne sommes pas belligérants –, mais d’anticiper au mieux les menaces de demain. Alors, ne perdons pas de temps !
Par le biais d’un cadencement des dépenses beaucoup plus ambitieux, renforçons immédiatement l’entraînement de nos armées, les soutiens qui sont indispensables à leur efficacité et la condition militaire, à un moment où la question de l’attractivité du métier des armes se pose de façon brûlante. Je rappelle que, sur les 1 500 postes ouverts au recrutement, seuls 700 ont été pourvus.
Les réponses de notre modèle d’armée sont encore trop marquées – hélas ! – par les dividendes de la paix : une masse et des stocks insuffisants, des réductions temporaires de capacités, des niveaux d’entraînement insatisfaisants au regard des objectifs. Ainsi, selon le bleu budgétaire annexé à la loi de finances pour 2023, les pilotes de Rafale devraient accomplir 147 heures de vol d’entraînement par an, alors que l’objectif minimum est de 220 heures selon les normes édictées par l’Otan.
La valeur, l’engagement et le professionnalisme de nos armées sont largement reconnus par nos alliés, et même par nos adversaires. Toutefois, ils ne peuvent compenser les effets de vingt-cinq ans d’éreintement, conséquence des dividendes de la paix. À la suite des opérations menées en Afghanistan, en Libye, dans la bande sahélo-saharienne, nos références ont été recentrées sur un modèle de conflit asymétrique, dans le cadre de la projection de nos forces.
Pour autant, un autre type de conflit est revenu au premier plan à la suite de l’invasion de l’Ukraine : la guerre de haute intensité.
C’est pourquoi, à l’annonce d’un nouveau projet de LPM, notre commission a voulu fonder ses choix sur une analyse rétrospective de ces dernières années, ce qui ne revient pas simplement à regarder dans le rétroviseur, monsieur le ministre…
Nous avons ainsi lancé sept rapports préparatoires : un retour d’expérience de l’opération Barkhane et de la guerre contre le terrorisme, un autre relatif à la guerre d’Ukraine, dont je souligne de nouveau qu’elle doit nous éclairer sans nous aveugler, et cinq rapports thématiques correspondant à chaque programme budgétaire intéressant nos armées.
À l’issue de cet important travail préparatoire, nous tirons principalement deux conclusions, que le texte adopté par la commission traduit concrètement.
D’une part, nous devons mobiliser plus rapidement les crédits prévus sur l’ensemble de la programmation. Ce cadencement révisé de nos efforts doit notamment permettre de mieux financer, dès l’année prochaine, tout ce qui conditionne le niveau d’activité de nos forces, qu’il s’agisse de leur entraînement à proprement parler, de l’entretien du matériel, des stocks ou encore des capacités du service de santé des armées. En additionnant les heures d’utilisation des chars Leclerc par les quatre régiments qui les possèdent, on s’aperçoit qu’ils ne sont employés qu’à la moitié de leurs capacités.
Parallèlement, dans une moindre mesure, nous pourrions améliorer très rapidement les étalements de quelques programmes capacitaires. Je pense, pour l’armée de terre, au programme Scorpion, dont le déploiement est freiné, alors qu’il constitue l’une des priorités de la LPM actuelle. Je pense également au programme relatif aux patrouilleurs hauturiers, afin de redonner un peu d’air à notre marine, ou au programme de l’A400M, afin d’accroître les chances de maintenir la chaîne de production et de ne pas compromettre ce produit qui tient maintenant toutes ses promesses.
D’autre part, nous devons renforcer les moyens de contrôle du Parlement. Monsieur le ministre, je le redis devant vous : le Sénat n’entend pas se substituer à l’exécutif ni empiéter sur ses prérogatives. En revanche, nous sommes absolument convaincus qu’il est impossible de demander aux Français de consentir dans la durée un tel effort budgétaire sans leur garantir en même temps que le Parlement exécutera pleinement la mission de contrôle que la Constitution lui confie. Pour le dire franchement, l’actualisation ratée de 2021 a laissé ici un souvenir amer.
Notre commission a donc adopté un certain nombre de modifications qui, dans leur esprit, sont en cohérence avec plusieurs des ajouts proposés par nos collègues de l’Assemblée nationale.
Monsieur le ministre, il s’agit de sujets sur lesquels notre commission travaille depuis de nombreuses années. Nos propositions dans ce domaine nous paraissent à la fois raisonnables et, plus que jamais, opportunes.
En conclusion, et avant d’ouvrir nos débats, je souhaite remercier tous nos collègues qui ont participé à la préparation de ce texte si important. Je salue, en premier lieu, les onze commissaires qui m’ont assisté dans la préparation du rapport. Je remercie, en second lieu, les rapporteurs pour avis de la commission des lois, M. François-Noël Buffet, et de la commission des finances, M. Dominique de Legge, qui ont enrichi le texte de leurs apports. Je suis reconnaissant, en troisième lieu, envers tous mes collègues qui ont déposé des amendements, qui illustrent l’importance de ce texte pour notre pays. J’ai veillé à ce que chaque groupe puisse contribuer à la rédaction de ce texte.
Monsieur le ministre, le Sénat, plein de bonne volonté, souhaite aboutir sur ce texte. Nous comptons sur votre écoute – vous avez fait preuve d’ouverture sur certains sujets, voilà quelques instants. Vous pourrez compter sur notre mobilisation et, surtout, sur notre ambition pour nos armées ! (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC, ainsi que sur des travées des groupes INDEP, RDSE et SER.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Dominique de Legge, rapporteur pour avis de la commission des finances. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, cinq minutes pour 400 milliards d’euros : difficile d’émettre un avis circonstancié ! (Sourires.) Aussi, je me bornerai à vous soumettre trois considérations.
La première considération porte sur le contexte économique général. Monsieur le ministre, vous aimez citer le général de Gaulle, dont les décisions et actions ont été guidées par le souci de l’indépendance et de la souveraineté de la France, auxquelles l’armée et la dissuasion nucléaire contribuent au premier rang.
Hélas, cela ne suffit pas ! Que signifient la souveraineté et l’indépendance d’un pays qui consacre plus d’argent à la charge de sa dette qu’à sa défense ? Cette charge sera supérieure de près de 10 milliards d’euros au budget de la défense en 2025, soit le coût d’un porte-avions !
Que signifient la souveraineté et l’indépendance d’un pays dont le déficit du commerce extérieur est trois fois supérieur au montant du budget des armées ? Du reste, une partie de ce déficit est liée aux approvisionnements alimentaires et énergétiques, voire aux matières premières indispensables à notre industrie de défense !
Je vous concède bien volontiers que la trajectoire budgétaire de la LPM en vigueur a été respectée. Pour autant, le projet que vous nous soumettez, dans un contexte où les textes programmatiques se multiplient, entre en concurrence avec les lois de programmation des ministères de l’intérieur, de la recherche et de la justice et avec tant d’autres projets annoncés, qu’il s’agisse de transition énergétique, d’accès aux soins ou d’éducation. Or l’objectif demeure la réduction à 3 % du déficit public en 2027. C’est une gageure, comme l’a démontré le Haut Conseil des finances publiques. Lorsque tout devient prioritaire, il est urgent de faire des choix !
La deuxième considération porte sur la crédibilité financière.
Rien ne vous obligeait à déposer un nouveau projet de LPM dès cette année ni à recourir à la procédure accélérée, puisque l’actuelle loi court jusqu’en 2025. Sans contester la nécessité de l’ajuster pour mieux intégrer le maintien en condition opérationnelle, qui conditionne la disponibilité effective de nos armements, et la montée en puissance du cyber, j’observe que l’ambition capacitaire de 2030 est reportée à 2035, sur fond de retour de la guerre sur le sol européen.
Encore plus problématique est la trajectoire proposée, puisque le Président de la République, qui vantera les mérites de cette programmation dès le 14 juillet prochain, n’est pas celui qui aura à trouver les milliards annoncés à compter de 2028. Laisser à d’autres le soin de financer dans cinq ans les décisions prises aujourd’hui n’est acceptable ni politiquement ni démocratiquement.
Et c’est sans compter qu’une telle trajectoire des crédits serait en contradiction avec le concept d’« économie de guerre », que vous avez introduit dans ce projet de LPM avec la définition suivante : produire plus, plus vite et moins cher. À la fin des fins, on risque de produire moins, moins vite et plus cher. La montée en puissance doit donc débuter dès cette législature.
Par ailleurs, on peut s’interroger sur les fameuses marges frictionnelles, qui consistent à anticiper des retards de livraison ou de paiement. Les reports de charges devraient approcher les 5 milliards d’euros en 2023, auxquels il faudrait ajouter les 6,2 milliards d’euros que vous projetez pour la période 2024-2030. Au total, il manquerait donc 11 milliards d’euros, soit 20 % d’une année de fonctionnement ou encore un porte-avions !
De notre point de vue, dès lors qu’un besoin financier estimé à 413 milliards d’euros est inscrit dans un projet de loi de programmation, il doit être intégralement couvert par des crédits budgétaires, exception faite de recettes extrabudgétaires dûment documentées. C’est pourquoi nous proposons de porter a minima l’enveloppe de crédits budgétaires à 407,4 milliards d’euros sur la période.
À défaut de garanties sur la révision de la trajectoire pour la rendre plus linéaire sur la période et sur la réévaluation plus réaliste du besoin de financement, nous considérons que la crédibilité et la sincérité de ce texte ne sont pas acquises.
La troisième considération porte sur la méthode.
Monsieur le ministre, vous êtes en quelque sorte la victime de la manière dont le Gouvernement a traité le Parlement tout au long de l’actuelle LPM et singulièrement de son refus d’appliquer l’article 7 de ce texte, selon lequel la programmation devrait faire l’objet d’actualisations.
Nous vous avons cru dans un autre état d’esprit, jusqu’aux propos que vous avez récemment tenus, et nous nous en réjouissions. Échaudés, nous souhaitons avoir des garanties. C’est le sens de nombre d’amendements, qui visent non pas à modifier le rôle du Parlement, mais tout simplement à ce que celui-ci dispose des informations indispensables pour lui permettre de remplir sa mission.
La situation géopolitique, économique et sociale, voire intérieure, requiert plus que jamais lucidité et courage. Tout au long de la discussion, nous serons guidés par deux objectifs : adopter un texte de vérité plutôt que d’affichage ; prendre toutes nos responsabilités constitutionnelles de parlementaires, c’est-à-dire voter et contrôler.
C’est le sens des amendements de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, dont je salue le travail de qualité. C’est également le sens des amendements et des précisions que nous lui avons proposés et qu’elle a bien voulu retenir. Sous réserve de leur adoption, la commission des finances émet un avis favorable à ce projet de LPM. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC, ainsi que sur des travées du groupe RDSE.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis. (Applaudissements sur des travées des groupes Les Républicains et UC.)
M. François-Noël Buffet, rapporteur pour avis de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la commission des lois s’est saisie des dispositions du texte relatives au renseignement, à la sécurité des systèmes d’information et à la protection contre les drones malveillants.
Tout d’abord, nous devons nous féliciter que les trois services de renseignement relevant du ministre des armées – la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) et la direction du renseignement militaire (DRM) – voient leurs effectifs augmenter et leurs investissements immobiliers et opérationnels être financés. Tel est l’objet premier d’un projet de loi de programmation.
Les dispositions prévues dans le texte du Gouvernement s’inscrivent dans le prolongement des textes antérieurs. La commission des lois les a approuvées, sous réserve de précisions.
Le projet de loi ne comportait aucune disposition visant à renforcer le contrôle des services de renseignement. Or l’équilibre entre l’extension des pouvoirs des services et les instruments de leur contrôle est essentiel pour garantir la conformité de notre régime aux exigences constitutionnelles en matière de protection des libertés et à la jurisprudence européenne.
La commission des lois, tout comme la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et les sénateurs membres de la DPR, a souhaité que l’information de celle-ci et le contrôle exercé par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) soient renforcés.
Il s’agit de garantir que, lorsque des sujets d’actualité concernant une action des services de renseignement sont révélés par la presse et admis par le Gouvernement, ils puissent faire l’objet d’un suivi par la DPR. Ce point a donné lieu l’année dernière à une divergence d’interprétation entre la DPR et le Gouvernement, mais, depuis, il a fait l’objet d’un arbitrage au plus haut niveau de l’État – nous souhaitons le consacrer dans la loi.
Les ajouts apportés au texte par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées permettent également de renforcer les liens entre la DPR et la CNCTR, en prévoyant la présentation à la délégation d’un bilan annuel des recommandations de la commission, ainsi que son information sur les saisines du procureur de la République dans le cadre du dispositif de lanceur d’alerte.
Enfin, le dernier amendement, devenu l’article 22 quater, tend à permettre l’accès immédiat de la CNCTR aux éléments collectés par les services de renseignement lors de la mise en œuvre des techniques les plus intrusives, dont nous ne contestons pas la légitimité. Je note que le Gouvernement souhaite la suppression de cet article pour des raisons de principe et de calendrier.
En ce qui concerne les principes, il est important que le développement des techniques les plus intrusives s’accompagne d’une amélioration des moyens du contrôle, ce que nous souhaitons assurer par cet article.
En ce qui concerne le calendrier, il est bien sûr nécessaire de prendre en compte les contraintes opérationnelles. Nous pourrons donc y revenir une fois les principes posés. Il n’est pas question de mettre en difficulté nos services – ce serait bien sûr inacceptable –, d’autant plus que nous partageons avec vous les mêmes objectifs en la matière, monsieur le ministre.
Dans la même logique, afin d’éviter l’émiettement du contrôle, nous avons souhaité que la CNCTR puisse donner un avis avant l’adoption des décrets renforçant les pouvoirs de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi). Je rappelle que l’Anssi n’est pas un service de renseignement, même si ses liens avec eux sont étroits et que la nature de son intervention nécessite un regard informé par leur pratique.
Je terminerai par un mot sur le régime encadrant les échanges d’information entre les services de renseignement français et étrangers. Il s’agit d’un sujet extrêmement sensible, qui va peser sur le cadre légal du renseignement. Aussi, je n’ai pas souhaité qu’il soit intégré dans le texte par voie d’amendement. En revanche, cette situation devra être réglée rapidement. Pour ce faire, la délégation parlementaire au renseignement reste le lieu d’échanges le plus opportun.
En ce qui concerne la sécurité des systèmes d’information, les articles 32 à 35 tendent à renforcer la capacité de l’Anssi à détecter, à identifier et à prévenir les attaques informatiques visant les systèmes d’information des autorités publiques, des opérateurs stratégiques ou de leurs sous-traitants. Ces dispositions vont dans le sens d’une meilleure défense de la France. Aussi y sommes-nous favorables, sous réserve de quelques précisions.
En ce qui concerne le régime de lutte contre les drones malveillants, l’article 27 du projet de loi vise à doter les services de l’État des moyens pour parer sans délai à une menace imminente. Il a paru nécessaire à notre commission de renforcer les garanties en matière de protection du droit de propriété et de liberté d’informer : un amendement a été adopté en ce sens en commission.
Sous réserve des amendements qu’elle a soumis et qui ont été adoptés par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, la commission des lois a considéré que le projet de loi comportait des mesures utiles pour les services de renseignement et pour la sécurité des systèmes d’information. Notre commission a donc émis un avis favorable à l’adoption de ce texte. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC, ainsi que sur des travées des groupes RDPI, RDSE et SER.)
M. le président. Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer la question préalable.
Question préalable
M. le président. Je suis saisi, par M. P. Laurent et les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, d’une motion n° 37 rectifiée.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 3, du Règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024-2030 (n° 740, 2022-2023).
La parole est à M. Pierre Laurent, pour la motion.
M. Pierre Laurent. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, au travers de cette question préalable, le groupe CRCE souhaite poser à la Haute Assemblée une question simple : est-il vraiment sérieux de débattre dans ces conditions d’un projet de loi de programmation militaire d’un montant exceptionnel de 413 milliards d’euros ?
Son ampleur, le tournant stratégique qu’il opère, son poids énorme en comparaison de tous les autres budgets de la Nation pour le climat, la réindustrialisation, le logement, la santé, l’éducation, tout appelait à ce qu’il fasse l’objet d’un large débat avec la nation. Le terme initial de l’actuelle LPM, 2025, le permettait.
Monsieur le ministre, le 22 mai dernier, à l’Assemblée nationale, vous avez vous-même déclaré que ce projet de LPM était « un défi aussi important que celui qu’ont dû relever les gaullistes dans les années 1960 ». C’est vrai, mais il y a une différence de taille : le général de Gaulle faisait alors le choix de construire l’indépendance de notre défense, tandis que vous faites aujourd’hui celui de l’« otanisation » et celui de la guerre.
Le débat démocratique à propos de vos choix n’en était donc que plus impérieux, mais vous en avez décidé autrement. Le Président de la République a confisqué l’évaluation stratégique, préalable nécessaire à tout projet de LPM. Il l’a réduite à l’écriture, en cercle restreint, d’une revue nationale stratégique.
Jusqu’à présent, sous la Ve République, les grands tournants de la stratégie militaire française avaient pourtant tous été pris à la suite de la publication de Livres blancs.
Je ne vous apprendrai pas que les communistes, constants et cohérents, attachés à une défense nationale indépendante, ont souvent fait valoir des désaccords absolus avec les orientations de ces Livres blancs. Ces documents avaient toutefois au moins le mérite de permettre un débat stratégique d’ampleur, animé par une commission dédiée, associant pendant une année entière la représentation parlementaire, les grandes administrations de l’État et les hiérarchies militaires.
Aujourd’hui, plus rien, si ce n’est une consultation confinant à la parodie, avec un questionnaire remis aux commissions parlementaires douze jours avant le discours de Mont-de-Marsan ! Voilà la tare originelle de ce projet de LPM. Il porte la marque d’un grave défaut de conception démocratique.
Dans le cadre de l’examen de cette motion tendant à opposer la question préalable, je m’en tiendrai à trois critiques majeures.
Je veux tenter de vous convaincre, mes chers collègues, de la nécessité de reprendre le débat sur de nouvelles bases, car une autre politique de défense est possible pour notre pays. Ce projet de LPM nous éloigne des objectifs de défense de la nation, au profit du choix de la guerre, en l’occurrence la guerre projetée hors de nos frontières.
« Avoir une guerre d’avance », tel est votre nouveau mantra. Derrière le panache apparent de cette formule se cache un profond défaitisme, un choix dangereux pour la sécurité collective. C’est nous dire que la paix n’est plus une option et qu’il faut prendre place dans la grande dérive militariste mondiale.
C’est oublier toutes les leçons du XXe siècle. La militarisation et le surarmement, singulièrement en Europe, ont toujours préparé la guerre et bien pire encore – jamais la paix !
C’est oublier toutes les leçons des trente dernières années. Après la chute du mur, le monde n’a pas été en paix. L’Occident a usé de sa puissance pour multiplier les guerres : dans le Golfe, en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, en Irak, en Libye, au Sahel… Pour quels résultats ? Le chaos, l’insécurité, la déstabilisation durable des États et la militarisation des sociétés – jamais la paix !
C’est oublier que la guerre affame les peuples et nourrit les fauteurs de guerre. Dans ce chaos prolifèrent monstres et entrepreneurs de violence – terroristes, milices et sociétés paramilitaires privées –, trafics de drogue et d’armes, traite des êtres humains, nationalismes guerriers et impérialismes régionaux, extrêmes droites et radicalismes religieux… Le surarmement nourrit la guerre ; il ne la désarme jamais !
Les arsenaux nucléaires prolifèrent à nouveau. Le réarmement naval est à un niveau inédit depuis 1945. Les budgets militaires explosent, en Europe comme au Moyen-Orient et en Asie.
Face à la Chine, les États-Unis veulent entraîner tous leurs alliés dans un dangereux continuum compétition économique-guerre militaire. La Russie s’enfonce dans une guerre en Ukraine aux coûts humain, économique et militaire astronomiques, aux conséquences imprévisibles pour l’Europe et pour elle-même, comme vient de le révéler l’incroyable épisode de la rébellion Wagner.
Quand allons-nous nous réveiller ? Quand allons-nous cesser cette insupportable banalisation de la guerre ? Pour notre part, nous appelons toutes les consciences libres à s’insurger contre cette folie, car d’autres chemins sont possibles pour le monde.
Vous allez me rétorquer que nous sommes naïfs, que la menace est partout, que la guerre en Ukraine désigne l’ennemi et qu’il faut bien riposter, se réarmer dans tous les domaines.
Oui, le monde a en effet changé. Oui, les menaces sont nombreuses. Mais vous vous trompez sur le diagnostic de ces bouleversements et sur les moyens de conjurer les menaces. Vous vous trompez d’époque ! La guerre de Poutine en Ukraine est non pas le symptôme du retour des blocs d’hier, mais un signe de plus de la décivilisation du monde qu’entraînent la militarisation des relations internationales et l’affrontement de plus en plus violent des logiques de puissance.
Le chaos mondial est paradoxalement le résultat d’un monde plus interdépendant, mais pourtant toujours plus inégal. Pour relever les grands défis mondiaux, tout appelle le partage, mais les plus riches le refusent. La loi du plus fort et la puissance militaire ne régleront plus les problèmes, bien au contraire.
Faut-il alors suivre les États-Unis, ou tout autre d’ailleurs, dans l’escalade militaire ? Faut-il les suivre quand ils cherchent à déstabiliser toute puissance émergente pour maintenir coûte que coûte leur leadership planétaire ? Est-ce la voie que la France doit suivre ?
Je ne le crois pas, et c’est la deuxième conviction que je veux partager avec vous. La stratégie d’alignement derrière les États-Unis et le bloc occidental que poursuit de facto ce projet de LPM est dangereuse pour notre pays, pour l’Europe et pour la paix mondiale.
Les paradoxes apparents du projet de LPM, soulignés au cours des débats de la commission des affaires étrangères du Sénat, n’en sont pas ! Dans tous les domaines – dissuasion nucléaire, porte-avions, espace, fonds marins –, les dispositions de cette programmation courent après la sophistication militaire, au risque d’en perdre notre boussole et la mesure de nos moyens réels.
Et tout cela au titre de la perspective d’une guerre de haute intensité, uniquement entendue comme la capacité de projection de nos armées dans des opérations militaires de l’Otan hors de nos frontières. L’intégralité du vocabulaire du concept stratégique de l’Otan, révisé à Madrid, est recyclée dans ce projet de LPM.
L’« otanisation » complète de l’Europe est en cours. Elle met à bas toute velléité d’autonomie stratégique européenne. Elle finance en premier lieu les industries américaines de l’armement.
Le bloc atlantiste n’offre qu’une cohérence de façade. Il est incapable d’enrayer les velléités bellicistes et expansionnistes de certains de ses membres. La Turquie d’Erdogan, à l’opportunisme géopolitique décomplexé, en est l’exemple le plus criant. Et que dire de nos alliés des monarchies du Golfe ? Que dire, en Europe même, de la Hongrie, de la Pologne, de l’Italie, où s’accroît le poids des partis d’extrême droite racistes et militaristes ?
Pour notre part, nous vous proposons de remettre le projet de LPM en chantier, car ses dispositions se trompent de cible sur le monde à construire. Vous sautez comme des cabris en disant « La guerre, la guerre, la guerre ! », mais vous ne voyez pas le nouveau monde qui s’avance.
Quand accepterez-vous d’entendre qu’une majorité de peuples du monde ne veulent plus avoir à s’affilier à telle ou telle superpuissance ? Les peuples aspirent à maîtriser leur destin, à disposer d’une souveraineté pleine et entière, à décider librement de leurs alliances et coopérations. Vous restez accrochés à vos vieux schémas : hors de l’Otan, vous ne voyez que la main de Moscou ou de Pékin, alors que tant de pays cherchent en fait de nouveaux partenariats, plus équilibrés.
Comment pouvez-vous ignorer que les insécurités sanitaire, alimentaire, énergétique et climatique, ainsi que l’absence de partage réel de la gouvernance politique de la mondialisation sont au cœur de tous les conflits et, par conséquent, à la racine de toutes les guerres ?
Entendez le constat lucide du secrétaire général des Nations unies : « Si nous ne nourrissons pas les gens, nous nourrissons les conflits. »
Vous persistez ad nauseam à recourir à des mécanismes qui ont échoué à construire la paix. Vingt ans de « guerre au terrorisme » s’achèvent par le départ des troupes américaines d’Afghanistan. En proie à la famine, ce pays, sous domination des talibans, est devenu un narco-État pour financer la guerre. Dix ans de Barkhane au Sahel n’ont ni éteint le djihadisme ni permis le développement de la région.
Il est temps de changer de paradigme. L’agenda pour la paix et la sécurité collective, c’est la construction d’une sécurité humaine globale, répondant aux besoins vitaux des populations, leur permettant de cohabiter en paix, dans la durée et autour de perspectives de développement !
La France dispose encore d’une voix écoutée dans le monde. Utilisons-la pour relancer tous les processus multilatéraux de désarmement, tant pour le conventionnel que pour le nucléaire ! Utilisons-la pour clamer le droit à la paix, ce mot que certains voudraient aujourd’hui tabou !
Jamais nous ne nous rallierons à cette affirmation absurde selon laquelle est désormais dépassé le temps des « dividendes de la paix ». Non seulement la paix n’a pas de prix, mais elle est et restera le seul horizon raisonnable pour l’humanité.
C’est pourquoi, constants et cohérents, nous serons animés, tout au long des débats, par une double conviction : garantir à notre pays une défense souveraine et solide et agir pour que grandissent partout des coalitions de la paix. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)