M. le président. La parole est à M. le Premier président de la Cour des comptes, pour répondre aux intervenants.
M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, ma réponse sera extrêmement brève.
Avant tout, je tiens à vous remercier d’avoir pris part à ce débat. Le Sénat a pour habitude de l’organiser une semaine après la remise du rapport public annuel de la Cour des comptes : c’est un délai suffisant pour éviter les réactions à chaud, offrir une perspective différente et aller plus au fond des sujets.
Bien sûr, je n’ai pas à commenter la diversité des points de vue exprimés : ils reflètent des convictions personnelles, des engagements politiques et sont autant de contributions au débat. Je me contenterai d’insister sur deux points.
Le premier point, c’est la question des finances publiques, évoquée par beaucoup d’entre vous. À cet égard, la position de la Cour, à la fois précise et subtile, ne saurait être caricaturée ou instrumentalisée.
Nous sortons d’une crise économique très profonde, liée à la crise sanitaire. Nos finances publiques étaient dégradées avant cette crise, elles le restent après, et cette question sera inévitable, demain, quels que soient ceux qui auront à diriger le pays.
Nous avons rendez-vous avec la question des finances publiques.
La Cour ne fait pas de la dette un totem ou un tabou. Elle ne prône pas je ne sais quelle austérité. Elle n’est pas pour le retour à un ordre ancien, pas davantage pour un ordre nouveau. Elle souligne simplement un certain nombre de problèmes, dont l’existence est tout à fait objective, et face auxquels nous devons marcher sur deux jambes.
Nous avions déjà préconisé cette stratégie de finances publiques dans le rapport remis en juin dernier au Président de la République et au Premier ministre. Il faut davantage de croissance dans notre pays et, pour cela, des investissements seront nécessaires.
En effet, nous avons des retards à combler. Nous avons une compétitivité à défendre et une attractivité à garantir. Nous devons investir dans la transition énergétique, dans la transition numérique, dans l’innovation et la recherche. Or, dans ces domaines, nous avons constaté un certain nombre de décrochages tout à fait préoccupants.
Je le soulignais hier en présentant notre rapport devant votre commission des affaires sociales : les Ehpad exigeront des investissements. Nous ne disons en aucun cas qu’il n’y a pas de dépenses à faire ! Mais, en même temps, notre dette publique atteint un niveau extrêmement élevé et sa pente de réduction n’est pas garantie. Nous devons traiter ce problème.
Monsieur Delahaye, je reprends le terme que j’ai employé au début de notre discussion : ce travail passe par la maîtrise de la dépense publique. La Cour ne propose pas pour autant d’imposer l’austérité à nos politiques sociales. Elle constate simplement que, dans certains secteurs, nous dépensons beaucoup plus que nos partenaires européens sans que notre performance soit supérieure.
Monsieur Féraud, je ne dis pas que c’est systématiquement le cas ; mais on peut dépenser mieux et dépenser moins, avec une performance plus forte et – j’en suis également persuadé – avec davantage de justice. En effet, il faut mettre un terme à un certain nombre de dysfonctionnements.
Monsieur Bocquet, j’observe dans vos propos une évolution idéologique intéressante et une référence nouvelle, celle des marchés. On peut bien sûr leur faire confiance, mais, quoi qu’il en soit, ils suivront attentivement la manière dont nous entendons traiter la question de la dette publique. Or il faudra la traiter. C’est absolument inévitable, car la dette publique ne sera pas annulée, même si elle peut être bien gérée.
À cet égard, permettez-moi de vous renvoyer à un rapport que nous avons présenté hier devant la commission des finances de l’Assemblée nationale – nul n’est parfait. (Sourires.) Ce travail confirme la bonne gestion de notre dette tout en relevant les réformes et les défis qui sont devant nous.
Le second point que je tiens à souligner, c’est l’excellence de notre coopération avec le Sénat. Il s’agit, pour nous, d’un sujet extrêmement important.
Plusieurs rendez-vous nous attendent. Votre commission des finances nous a demandé un certain nombre de rapports, qu’il s’agisse de la scolarisation des élèves allophones, de l’installation des agriculteurs, du financement des collectivités territoriales – ce sujet suppose, bien sûr, une enquête extrêmement vaste – ou de l’adaptation du parc de réacteurs nucléaires au changement climatique. En parallèle, votre commission des affaires sociales nous a demandé de nous pencher sur Santé publique France et sur le « 100 % Santé ».
S’y ajouteront des rendez-vous récurrents. Au mois de juin prochain, je présenterai ainsi devant vous le rapport public annuel sur la situation et les perspectives des finances publiques. Ce sera l’occasion de faire le point au lendemain des échéances démocratiques et de se projeter dans la nouvelle mandature. Je le répète, la gouvernance des finances publiques exigera un certain nombre de dispositions le moment venu.
Nous travaillerons aussi sur nombre de questions qui intéressent la Haute Assemblée. Je tiens à vous signaler que nous avons déjà arrêté le thème de notre rapport public annuel pour 2023 – il s’agit non plus désormais d’un florilège, d’un patchwork, mais d’un rapport thématique.
Ce rapport traitera de l’organisation territoriale.
Mme Catherine Deroche, présidente de la commission des affaires sociales. Très bien !
M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes. Il sera donc prioritairement destiné au Sénat.
À ce titre, permettez-moi de vous dire à quel point nous sommes heureux que, pour le projet de loi relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale (3DS), la commission mixte paritaire se soit révélée conclusive.
Cet accord permettra aux chambres régionales des comptes, qui sont vos interlocuteurs, de procéder désormais à des évaluations de politiques publiques locales. C’est un changement de culture, qui apportera de nouveaux éclairages sur les collectivités territoriales. À court terme, nous allons par exemple lancer une évaluation concomitante du plan Marseille en grand.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous répète à quel point j’ai été très heureux de participer à ce débat, avec ceux qui m’entourent aujourd’hui. Je vous dis une nouvelle fois le très grand intérêt que nous attachons à nos relations avec le Parlement, en particulier avec la Haute Assemblée, et le plaisir que j’aurai à revenir souvent devant vous.
Tout en restant à notre place, nous nous efforcerons d’éclairer le débat public à l’aide d’éléments objectifs chiffrés. Nos analyses peuvent évidemment être réfutées ou débattues : c’est précisément le sens de vos interventions de ce matin. J’espère toutefois qu’elles permettront de mieux gérer la dépense publique de notre pays, ce qui demeure à mon sens un impératif catégorique ! (Applaudissements sur toutes les travées, à l’exception de celles des groupes CRCE et GEST.)
M. le président. Nous en avons terminé avec la présentation du rapport public annuel de la Cour des comptes, et nous donnons acte du débat qui s’est ensuivi.
Huissiers, veuillez reconduire M. le Premier président et Mme la rapporteure générale de la Cour des comptes.
(M. le Premier président et Mme la rapporteure générale de la Cour des comptes sont reconduits selon le cérémonial d’usage.)
M. le président. Mes chers collègues, l’ordre du jour de ce matin étant épuisé, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à quatorze heures trente.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à douze heures quarante-cinq, est reprise à quatorze heures trente, sous la présidence de Mme Laurence Rossignol.)
PRÉSIDENCE DE Mme Laurence Rossignol
vice-présidente
Mme la présidente. La séance est reprise.
4
Choix du nom issu de la filiation
Discussion en nouvelle lecture d’une proposition de loi
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion en nouvelle lecture, à la demande du Gouvernement, de la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale en nouvelle lecture, relative au choix du nom issu de la filiation (proposition n° 529, résultat des travaux de la commission n° 540, rapport n° 539).
Dans la discussion générale, la parole est à M. le garde des sceaux.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, nous nous retrouvons aujourd’hui dans des circonstances un peu particulières.
Votre commission des lois vous propose d’adopter une motion tendant à opposer la question préalable sur la proposition de loi relative au choix du nom issu de la filiation. Je le regrette très amèrement.
Je le regrette d’abord pour toutes ces Françaises et tous ces Français qui placent leurs espoirs dans ce texte ; pour ces milliers de nos concitoyens qui vivent au quotidien la difficulté, voire la souffrance, de porter et même de supporter leur nom. Il ne tenait qu’à nous, Gouvernement et Parlement, Assemblée nationale et Sénat, d’alléger ces difficultés, d’apaiser ces souffrances, par une réforme équilibrée et de bon sens.
Je le regrette pour ces mères – de fait, c’est le plus souvent des mères qu’il s’agit – qui doivent justifier que leur enfant est bien le leur et présenter à tout bout de champ leur livret de famille. Je le regrette pour ceux qui ont hérité d’un nom qu’ils traînent comme un boulet. Je le regrette aussi pour le travail législatif, qui se trouve arrêté par ce qu’il faut bien appeler un front de conservatisme, malgré une recherche sincère de consensus avec M. Buffet, président de la commission des lois, et Mme Mercier, rapporteure.
Nous avons aussi pu compter sur le soutien d’un certain nombre de groupes de l’opposition, que je tiens à saluer. À gauche comme à droite, des efforts ont été faits pour trouver un compromis.
Après l’échec de la commission mixte paritaire (CMP), l’Assemblée nationale a rétabli en nouvelle lecture ce qui faisait l’ossature de la proposition de loi. Le rapporteur, M. Vignal, et la commission des lois ont également répondu aux inquiétudes du Sénat, mais cela n’a pas suffi.
Vos collègues députés ont fait le choix judicieux d’introduire un délai de réflexion pour le changement de nom dans le cadre de la procédure simplifiée, en prévoyant que le choix de nom soit confirmé devant l’officier d’état civil après un délai d’un mois au minimum. C’est là, assurément, une garantie que la volonté du demandeur est mûrement réfléchie et assumée.
Malgré cela, non contente d’avoir détricoté purement et simplement ce texte en première lecture, la majorité sénatoriale refuse le débat.
Je ne puis m’empêcher de penser que refuser de débattre, c’est refuser de voir que la société évolue. Or la loi civile doit évidemment s’adapter à l’évolution de la société.
À ceux-là qui s’arc-boutent dans le refus de voir la loi accompagner les évolutions de la société, je dis et je répète : vous faites fausse route ! Aux autres, qui attendent cette réforme, je dis qu’ils peuvent compter sur ma détermination et sur celle de l’Assemblée nationale pour faire aboutir le présent texte.
N’en déplaise à certains esprits chagrins, j’approuve totalement cette réforme, tout simplement par ce qu’elle répond à des attentes fortes de simplification. J’y insiste : elle va faciliter la vie des mères et, au-delà, améliorer la vie de nombre de nos concitoyennes et de nos concitoyens qui supportent leur nom.
Oui, mesdames, messieurs les sénateurs, cette réforme est juste.
Je dois le confesser – j’ai d’ailleurs déjà eu l’occasion de le dire à un certain nombre d’entre vous –, j’ai une affection toute particulière pour le Sénat. Il offre sur chaque texte de loi un second regard absolument indispensable. Le plus souvent, il nous permet ainsi, à tous, de mieux atteindre l’intérêt général, qui doit être en tout temps notre horizon indépassable.
Ces vingt derniers mois, j’ai beaucoup apprécié – et le mot est faible ! – de travailler avec vous, sénatrices et sénateurs de tous bords. Je pense en particulier aux membres de votre commission, cher François-Noël Buffet. Disons les choses très clairement : si j’avais eu le moindre doute quant à l’utilité du bicamérisme dans notre République, ces deux années passées à vos côtés l’auraient dissipé à coup sûr.
Mme Catherine Di Folco. Très bien !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Oui, je suis profondément convaincu que nous avons permis ensemble de belles avancées pour nos concitoyens, que ce soit sur l’initiative du Gouvernement, comme la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, ou sur l’initiative du Sénat, comme la proposition de loi tendant à garantir le droit au respect de la dignité en détention, texte que nous devons à M. Buffet, ou encore la très belle loi portée par Mme Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes.
Pour l’ensemble de ces raisons, je ne peux conclure mon propos sans dire à quel point je regrette que, sur ce dernier texte, nous ne soyons pas parvenus à trouver un chemin pour l’intérêt de nos concitoyens.
Dans la vie, il y a des trains que l’on rate et il y a ceux que l’on refuse de prendre.
Je suis triste que vous ayez refusé cette réforme de bon sens, qui est à des années-lumière de ce que certains ont affirmé ici et là, notamment dans la presse.
Je serai tout à l’heure à l’Assemblée nationale pour permettre l’adoption définitive d’un texte qui fait œuvre utile pour chacun de nos compatriotes. Mieux, il fait œuvre juste. Sans forfanterie, je suis persuadé que l’avenir nous donnera raison !
Mme la présidente. La parole est à Mme le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Dominique Vérien applaudit également.)
Mme Marie Mercier, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, après l’échec de la commission mixte paritaire, nous sommes appelés à nous prononcer en nouvelle lecture sur la proposition de loi relative au choix du nom issu de la filiation, adoptée lundi par l’Assemblée nationale.
Ce texte important, du point de vue tant des principes qu’il met en jeu que des conséquences qu’il peut avoir sur la vie de nombre de nos concitoyens et de leur famille, a été examiné en toute fin de session, avec une célérité qui ne me semble pas justifiée.
Nous avons toutefois réussi à mener nos travaux avec sérieux et en faisant appel à l’expertise de nombreux professionnels : magistrats, avocats, personnels de mairie, pédopsychiatres, professeurs de droit, instituteurs, assistantes maternelles, etc. C’est leur analyse qui a nourri la position de la commission, puis du Sénat, non des partis pris idéologiques, comme certains l’ont suggéré.
Le Sénat n’a manifesté aucune hostilité à cette proposition de loi. De plus, il est conscient de la nécessité de simplifier les démarches de changement de nom pour répondre à certaines situations particulièrement douloureuses. Nous avons ainsi réussi à converger sur certains points, ce que nos collègues députés ont semblé oublier.
Tout d’abord, nous avons accepté une souplesse accrue quant au nom d’usage, pour apporter une solution rapide aux personnes majeures qui souffrent dans leur vie quotidienne de devoir utiliser le nom d’un parent maltraitant ou délaissant.
Ensuite, nous avons accepté une procédure de changement de nom simplifiée, sans justification d’un intérêt légitime, dès lors que le changement consiste à choisir un nom issu de sa filiation.
Nous avons aussi accepté le principe suivant : donner aux adultes le même choix que celui des parents à la naissance de leur enfant, dans le cadre de l’article 311-21 du code civil, que ce soit pour leur nom d’usage ou pour leur nom de famille.
Le Sénat a également adopté conformes l’article 2 bis, qui donne compétence à la juridiction prononçant un retrait de l’autorité parentale pour se prononcer sur un changement de nom du mineur, et l’article 3, qui supprime l’intervention du tuteur pour un changement de prénom du majeur protégé.
Toutefois, deux points de divergence demeuraient, et ils ont été suffisamment importants pour empêcher un compromis en CMP. Monsieur le garde des sceaux, croyez bien que je le regrette infiniment. D’ailleurs, il y a vingt mois, nous étions, vous et moi, exactement dans la même position : vous veniez défendre ce texte – le premier depuis votre entrée en fonction –, et j’en étais le rapporteur.
Le premier point de divergence concerne la situation des mineurs, le second le rôle des communes.
Toute notre réflexion a été construite autour de l’idée qu’un enfant ne fait pas la différence entre un nom d’usage et un nom de famille : le faire connaître dans sa vie de tous les jours sous un autre nom – c’est là le propre du nom d’usage, qui n’est pas une simple mention administrative – équivaut donc, en pratique, à lui faire changer de nom.
De ce fait, l’article 1er de la proposition de loi présente à nos yeux un défaut de conception, puisqu’il repose sur l’idée qu’il serait légitime de changer le nom d’un enfant pour faciliter la vie quotidienne d’un parent – en l’occurrence la maman, qui n’aurait plus à montrer son livret de famille – ou pour « restaurer l’égalité parentale ».
Cela étant, nous comprenons ces préoccupations et nous avons proposé une autre solution.
Nous avons été soucieux de ne pas perturber l’enfant dans la construction de son identité et dans sa vie sociale, dans un contexte conflictuel ou hors intervention du juge aux affaires familiales (JAF).
Nous n’avons pas souhaité autoriser une substitution de nom pour les mineurs à titre d’usage. Nous n’avons pas accepté non plus la solution proposée par nos collègues députés pour répondre à la demande de simplification exprimée par le collectif Porte mon nom.
Le droit de décider seul, au cours de la minorité de son enfant, d’adjoindre à titre d’usage son nom de famille au nom de l’enfant, pourrait créer des situations instables : ainsi, l’enfant serait nommé différemment selon qu’il est chez son père ou chez sa mère et devrait revenir à son nom d’origine si le JAF considérait finalement qu’il n’est pas de son intérêt d’adjoindre l’autre nom.
À l’article 1er, le Sénat a donc préféré s’en tenir au droit existant pour les mineurs et maintenir la nécessité d’un accord des deux parents, s’ils exercent conjointement l’autorité parentale, ou d’une décision du JAF en cas de désaccord, ce qui est malheureusement fréquent.
Les effets de la procédure de changement de nom simplifiée prévue à l’article 2 sur les enfants mineurs ne semblent pas avoir été suffisamment expertisés. Si l’on peut concevoir qu’un majeur puisse, une fois dans sa vie, choisir son nom par simple déclaration, sans aucune justification, il semble inopportun que ce changement de nom ait un effet automatique, par ricochet, sur les enfants de moins de 13 ans, sans aucun contrôle ni aucune information de l’autre parent.
Notre second point de blocage concerne les communes. Nous n’avons pas souhaité que la simplification du fonctionnement du ministère de la justice se fasse au détriment des services de l’état civil des mairies.
La procédure choisie dans le cadre de l’article 2 de la proposition de loi semble avoir été conçue de manière opportuniste pour pallier l’abandon d’un projet de numérisation et de dématérialisation de la procédure de changement de nom par décret, ainsi que les retards accumulés pendant la crise sanitaire.
En première lecture, nous avons proposé comme autre solution une procédure simplifiée, qui resterait centralisée auprès du ministère de la justice comme c’est le cas aujourd’hui. Il s’agissait d’une procédure sur simple arrêté, et non plus sur décret du Premier ministre, que le ministère aurait engagée par téléprocédure sur la base d’un formulaire Cerfa. L’idée était de rendre cette démarche facile et accessible sur tout le territoire.
Nous y avions apporté des garanties au moyen de l’institution d’une période de réflexion de trois mois et d’une recevabilité soumise à l’absence d’enfants mineurs pour éviter tout effet de ricochet.
Cette solution n’a pas trouvé d’écho auprès des députés qui sont revenus à leur procédure initiale, sans autre changement que celui de prévoir un délai de réflexion d’un mois, ce qui semble insuffisant au regard de la portée de la démarche.
Les députés ont donc peu ou prou repris l’intégralité de leur texte de première lecture. Ce n’est pas une surprise. Après le passage du texte au Sénat, ils ont aussitôt dénoncé un « détricotage », sans même relever les avancées votées par notre assemblée et que j’ai rappelées.
Plutôt qu’un « détricotage », je parlerais d’un reprisage. Nous avons tenté, comme on le dit chez moi avec des mots un peu fleuris, de faire une robe de bal avec un sac à pommes de terre. (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains. – M. le garde des sceaux sourit également.)
Notre position a été présentée de manière caricaturale et le refus de toute évolution tendant à mieux prendre en compte l’intérêt de l’enfant et à ne pas transférer une tâche supplémentaire aux communes a entraîné une situation de blocage dont nous devons, malheureusement, prendre acte aujourd’hui.
C’est pourquoi la commission des lois n’a pas adopté de texte et vous propose d’adopter une motion tendant à opposer au texte la question préalable.
À cet instant, mon esprit vagabonde un peu, car je parle devant les statues de grands hommes d’État qui ont su faire des lois. Je pense à Antoine Blanc de Saint-Bonnet, un homme un peu méconnu, je vous l’accorde. En 1845, il a écrit la phrase suivante : « On aime les événements ; cependant, au milieu des choses qui passent, on devrait songer aux lois qui restent. » C’est à méditer. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC. – M. Joël Guerriau applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, tout le monde n’a pas la chance de s’appeler Dupont et de naître en Normandie.
M. Jean-Claude Anglars. Ça, c’est vrai ! (Sourires.)
Mme Esther Benbassa. Laissez-moi vous raconter ma petite histoire.
Née à Istanbul, je suis arrivée en France en 1972, il y a cinquante ans déjà. Or les documents que j’ai pu produire au moment de ma naturalisation étaient ceux qu’Israël, où j’avais vécu sept ans, avait bien voulu me remettre. Les erreurs de transcription et de traduction aidant, je me suis ainsi appelée un temps Benbassat, avec un « t » final. Je me suis battue au fil des ans pour avoir un nom et un prénom qui soient vraiment les miens, mais le désordre n’a fait que s’aggraver.
Je crus trouver la solution en arrachant un certificat de naissance à la Turquie et en le faisant transcrire en France. Hélas, en turc, je me nomme Ester, sans « h », et Benbasa avec un seul « s », puisque le « s » se prononce « esse », même entre deux voyelles et qu’il n’y a pas de consonnes géminées en turc. En français, c’était horrible.
Mon nom et mon prénom continuèrent donc de varier selon les documents : passeport, carte d’identité, décrets de nomination, etc. Finalement, l’identité sous laquelle vous me connaissez ne fut longtemps qu’un nom de plume.
En 2014, je décidai d’être moi-même une fois pour toutes. La bataille fut rude. En octobre 2015, je devenais enfin Esther avec un « h », comme l’héroïne de la tragédie de Racine. Vous me direz que c’est ambitieux…
Mme Marie Mercier, rapporteur. On peut avoir de grands rêves !
Mme Esther Benbassa. C’est néanmoins ainsi que s’écrit le prénom Esther. Pour devenir « Benbassa », avec deux « s », la seule graphie qui permette aux francophones de lire correctement mon nom, figurez-vous qu’il m’a fallu demander un changement de nom – que je finis, après cinquante ans, par obtenir en septembre 2016.
Bref, je ne suis l’Esther Benbassa que vous connaissez que depuis cinq ans et demi, après presque un demi-siècle d’errance onomastique. Les motivations qui amènent à entreprendre une démarche pour changer de nom sont, bien sûr, nombreuses, et touchent toujours à l’intime. Pensons à celles et ceux qui ont été victimes d’inceste, à celles et ceux qui ont été abandonnés par un parent, aux mères élevant seules leurs enfants, etc.
Beaucoup trop de nos concitoyennes et concitoyens ne peuvent aller au bout de la procédure en vigueur.
Chers collègues, simplifier, faciliter, c’est ce que nous aurions dû faire, en adéquation avec le texte adopté par l’Assemblée nationale.
Malheureusement, la motion tendant à opposer la question préalable déposée par la majorité sénatoriale nous privera d’un débat pourtant attendu et utile. C’est regrettable. Je voterai contre cette motion.
Mme la présidente. La parole est à M. Hussein Bourgi. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Hussein Bourgi. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous voici réunis pour la nouvelle lecture de la proposition de loi relative au choix du nom issu de la filiation.
La semaine dernière, la commission mixte paritaire réunissant sénateurs et députés a échoué. Les sénatrices et sénateurs du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain le regrettent. Cet échec était néanmoins prévisible, le Sénat ayant modifié profondément et même vidé de sa substance cette proposition de loi.
Les membres de mon groupe et moi-même avions déjà eu l’occasion en première lecture de déplorer l’adoption de certains amendements par la commission des lois de la Haute Assemblée.
À l’instar de M. le garde des sceaux, je regrette que, sur un tel sujet, un compromis n’ait pas été possible. Cependant l’auteur de cette proposition de loi, notre collègue député, mon ami Patrick Vignal, ne pouvait tout simplement pas renoncer à ce qui constituait l’essence même de ce texte : l’adjonction unilatérale, à titre d’usage, du nom du parent qui n’a pas transmis le sien, et une simplification réelle pour le citoyen de la procédure de modification du nom à l’état civil.
C’est bien sur ces points que la majorité sénatoriale a opposé un refus de principe. Or cette réforme, attendue par les milliers de familles concernées, avait une utilité que personne, ici, n’a contestée. Il s’agissait d’une loi de liberté, puisqu’elle n’imposait rien à personne.
Elle permettait tout simplement, d’abord, de donner aux mères la place qui leur revient dans le nom de leurs enfants, particulièrement dans le cadre des familles monoparentales.
Elle soulageait ensuite la souffrance de nombreux citoyens souhaitant se détacher du nom d’un parent responsable de violences intrafamiliales, notamment après un féminicide ou un inceste.
Elle représentait également un espoir pour nos concitoyennes et concitoyens qui portent le même nom qu’un terroriste, qu’un violeur en série, ou qu’un assassin tristement célèbre. Cette proposition de loi permettait, enfin, de faciliter les procédures administratives dont la durée et le coût représentent bien souvent des freins pour ceux qui souhaitent entreprendre les démarches nécessaires à un changement de nom.
Ayant ces éléments à l’esprit, je dois avouer que je peine toujours à comprendre la majorité sénatoriale, qui semble avoir vu dans ce texte un énième coup porté au modèle familial traditionnel. Pourtant, il ne visait aucunement à invisibiliser les pères, mais bien à embrasser la diversité des situations familiales nouvelles, qu’elle concerne les familles recomposées, monoparentales, ou homoparentales.
Le texte issu des travaux de l’Assemblée nationale, bien que perfectible, allait dans la bonne direction. Il nous appartenait de l’enrichir de nos propositions. Il aurait été de bon ton que, pour la dernière commission mixte paritaire de ce quinquennat, un esprit de concorde anime nos débats et règne sur nos discussions.
Sur ce texte, je crains que la position majoritaire dans la Haute Assemblée ne réduise, hélas ! l’influence du Sénat. Aucun des apports dont nous aurions pu être à l’origine ne sera retenu, alors que notre rapporteur, Marie Mercier – que je veux saluer – et beaucoup d’entre nous avaient beaucoup travaillé pour améliorer cette proposition de loi.
Voyez-vous, mes chers collègues, ce qui me chagrine le plus, c’est que les Françaises et les Français qui attendent le vote de cette loi puissent penser, à tort ou à raison, que le Sénat a été insensible et sourd à leurs souffrances. Ils me l’ont écrit. Ils me l’ont dit. Cela me chagrine beaucoup – pour moi, et pour nous tous.
Aujourd’hui, leurs regards et leurs espérances se tournent vers l’Assemblée nationale qui aura le dernier mot dans le cadre de la navette parlementaire. Je ne doute pas que nos collègues du Palais Bourbon sauront adopter un texte répondant aux attentes exprimées.
Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, au moment de conclure mon intervention – la dernière de l’actuel quinquennat –, permettez-moi de vous saluer tous et toutes, de saluer les services du Sénat, les services de la Chancellerie ainsi que votre cabinet, monsieur le garde des sceaux. S’il m’est arrivé de me retrouver parfois face à vous depuis mon arrivée au Sénat, il y a dix-huit mois, je me suis souvent retrouvé à vos côtés. C’est le souvenir que je garde, et pour cela je vous remercie toutes et tous. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. le président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale applaudit également.)