compte rendu intégral
Présidence de Mme Nathalie Delattre
vice-présidente
Secrétaires :
Mme Jacqueline Eustache-Brinio,
Mme Victoire Jasmin.
1
Procès-verbal
Mme la présidente. Le compte rendu intégral de la séance du jeudi 7 octobre 2021 a été publié sur le site internet du Sénat.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté.
2
Candidature à une délégation sénatoriale
Mme la présidente. J’informe le Sénat qu’une candidature pour siéger au sein de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a été publiée.
Cette candidature sera ratifiée si la présidence n’a pas reçu d’opposition dans le délai d’une heure prévu par notre règlement.
3
Mesures de justice sociale
Discussion en deuxième lecture d’une proposition de loi dans le texte de la commission
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle, à la demande du groupe Les Républicains, la discussion en deuxième lecture de la proposition de loi, adoptée avec modifications en deuxième lecture par l’Assemblée nationale, portant diverses mesures de justice sociale (proposition n° 700 [2020-2021], texte de la commission n° 17, rapport n° 16).
Dans la discussion générale, la parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Sophie Cluzel, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée des personnes handicapées. Madame la présidente, madame la présidente de la commission des affaires sociales, monsieur le rapporteur, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, depuis quatre ans, la politique du handicap, priorité du quinquennat, a mobilisé l’ensemble du Gouvernement.
Le secrétariat d’État aux personnes handicapées est en effet rattaché de façon inédite au Premier ministre. Nous avons pu ainsi tenir cinq comités interministériels du handicap, depuis 2017, sous l’égide du Premier ministre.
Pour assurer la société du choix et du plein accès aux droits que nous appelons de nos vœux, nous avons conduit depuis l’élection du président Emmanuel Macron des réformes concrètes, avec et pour les personnes en situation de handicap. Nous n’avons pas à rougir de ce qui a été fait collectivement pour le handicap. Rappelons-nous aussi que nous l’avons fait tous ensemble.
Permettez-moi de reprendre rapidement les avancées que nous avons réalisées, comme je le soulignais, collectivement. Grâce à la mobilisation de chacun, nous avons changé la donne pour non seulement renforcer la participation des personnes handicapées, mais également leur garantir leur juste place de citoyens à part entière et non à part.
Ce n’est pas un hasard si cette politique a été construite, plébiscitée et soutenue par tous – vous compris, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, pour les acteurs de terrain que vous représentez.
En effet, c’est l’affaire de tous de faire progresser la participation des personnes en situation de handicap. Nous l’avons fait avec le soutien – je le rappelle – de l’ensemble des syndicats dans le dialogue social, avec des signatures engagées de l’ensemble des départements, notamment de l’Association des départements de France, ainsi qu’avec des employeurs, publics ou privés, et des associations.
C’est un succès collectif. Toutes ces briques ne sont pas isolées, nous avons créé une société de l’autodétermination et non de l’assignation à résidence, une société inclusive. Ce terme peut être parfois dévoyé, mais la conviction que je porte, chevillée au corps, et qui est vraiment au fondement de notre engagement, de notre richesse, c’est que la diversité est une force.
Dans la période actuelle, où souvent l’on agite les peurs et la défiance de l’autre, permettez-moi de redire ce message de cohésion sociale, de société inclusive selon lequel la différence fait la richesse de notre société.
Cette société de l’autodétermination et de la confiance implique de ne plus demander aux personnes dont le handicap est irréversible de renouveler constamment leurs droits. Nous sommes le premier gouvernement à avoir simplifié massivement les démarches administratives des personnes et de leurs familles par la mise en œuvre des droits à vie en 2019.
Cette société de la confiance est aussi celle qui place la personne au cœur de ses préoccupations. Parvenir à une véritable société du choix est le fil rouge qui a guidé les actions menées par l’ensemble du Gouvernement afin d’améliorer le quotidien des personnes en situation de handicap, de leur rendre leur pleine citoyenneté et de leur donner des outils pour les aider à devenir les acteurs principaux des décisions qui les concernent.
Rappelons que notre pays consacre chaque année près de 52 milliards d’euros aux politiques du handicap, soit 2,3 % du PIB, ce qui nous place au troisième rang européen des budgets les plus importants pour nos concitoyens en situation de handicap.
Cet investissement de la Nation est totalement fondé, justifié et légitime. Il nous permet de conduire des réformes ambitieuses pour que les personnes handicapées puissent vivre une citoyenneté comme les autres : avoir, par exemple, le droit de voter, avoir droit à l’éducation dès le plus jeune âge, avoir le droit de suivre une formation et de travailler, avoir le droit d’être parents, de se loger décemment – c’est le cœur d’une vraie politique de justice sociale.
Nous avons ainsi ouvert de nouveaux droits, comme en témoigne le rétablissement, en mars 2019, du droit de vote pour tous les majeurs protégés, visant à leur assurer une pleine citoyenneté.
Ainsi, 350 000 Français peuvent désormais voter et participer à la vie démocratique de notre pays. Vous avez massivement contribué au vote de cette loi qui était demandée depuis trente ans par les familles et les associations, lesquelles attendaient, comme tout citoyen, cet acte fort de respect des droits humains.
Je le dis de nouveau, notre Gouvernement est celui qui fait le choix de l’autodétermination et non celui de l’assignation à résidence.
Il est celui qui place une pleine confiance dans la capacité des personnes à être décisionnaires à toutes les étapes de leur parcours de vie. Pour y parvenir, nous développons un accompagnement adapté et personnalisé.
À cette fin, nous déployons les solutions d’habitat inclusif, pour donner aux personnes qui le souhaitent la possibilité de vivre chez elles en colocation, tout en étant accompagnées en tant que de besoin. Nous l’avons fait ensemble, avec vous et avec les départements, chefs de file des politiques de solidarité.
Nous prenons également en compte les personnes dont les troubles sont les plus sévères en déployant des lieux de vie spécifiquement adaptés aux adultes qui ont des besoins complexes.
C’est ce gouvernement qui a profondément transformé le modèle scolaire de notre pays, afin que l’école de la République soit en mesure de scolariser l’ensemble des enfants handicapés. Ainsi, près de 400 000 élèves en situation de handicap, dont 41 000 enfants autistes, ont pris le chemin de l’école à la rentrée 2020 – soit près de 20 % d’élèves scolarisés de plus qu’en 2017.
Ces changements s’accompagnent également de la mise en œuvre d’une formation initiale à la diversité des types de handicap, de 25 heures, pour les nouveaux enseignants, ainsi que de la sécurisation et du renforcement du statut des accompagnants d’élèves en situation de handicap, par le recours, désormais exclusif, à un contrat à durée déterminée, renouvelable une fois, avant la signature d’un contrat à durée indéterminée.
Cette société de la confiance, c’est aussi une société dans laquelle l’État est profondément convaincu par la capacité des personnes à travailler, et par le talent et la richesse qu’elles peuvent apporter à notre société.
Oui, je le dis avec la conviction la plus profonde, nous devons être en mesure de garantir l’accès à l’emploi, mais aussi à toute activité contribuant à l’épanouissement de la personne, quels que soient ses besoins et surtout son envie.
Pour que cette phrase ne soit pas une incantation vide de sens, nous mettons en place l’accompagnement adéquat de la personne et de l’employeur – public ou privé – sur le terrain, en proximité : job coaching, emploi accompagné, mise en place de référents handicap dans les entreprises, etc.
Oui, l’activité professionnelle est bien au cœur des demandes des personnes en situation de handicap et de notre projet de société. Comment, sinon, expliquer que le taux de chômage baisse ? En effet, malgré la crise, le nombre de demandeurs d’emploi en situation de handicap a baissé de 4 % depuis 2020.
Comment expliquer que, depuis la mise en place de l’aide au recrutement des personnes en situation de handicap, de 4 000 euros, nous en sommes à plus de 20 000 contrats signés, dont 70 % en CDI ? Oui, c’est possible et ça marche !
Cette politique témoigne d’une vision ambitieuse de la société, qui prône le pouvoir, l’autodétermination et l’émancipation par le travail, pour les personnes. Cette vision politique, mesdames, messieurs les sénateurs du groupe Les Républicains, nous la partageons. En tout cas, nous la partagions, encore hier.
Maintenant, venons-en au sujet de la déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés (AAH).
Mme Sophie Cluzel, secrétaire d’État. Bien sûr, en tant que secrétaire d’État chargée des personnes handicapées, ma position naturelle serait d’y être pleinement favorable.
Cependant, permettez-moi de vous dire qu’il s’agit d’une fausse bonne idée. Je le dis et je l’assume. Notre société est fondée sur la solidarité nationale et familiale. Ce ne sont pas de vains mots. À six mois des élections, tout le monde, tous les partis s’emparent de cette déconjugalisation et réclament une modification de cette valeur si forte.
Dois-je vous rappeler que ce principe de conjugalisation ne résulte pas d’une initiative de notre gouvernement ? C’est une situation dont nous avons hérité, qui a été construite depuis 1975. Cet héritage, nous l’assumons.
Or, cette situation, vous l’assumiez également. En effet, le 24 octobre 2018, sur les bancs de cet estimable hémicycle, vous avez repoussé cette déconjugalisation lors de la discussion de la proposition de loi défendue par Mme Laurence Cohen.
Mme Cathy Apourceau-Poly. Nous, nous ne l’avons pas repoussée !
Mme Sophie Cluzel, secrétaire d’État. Vous ne l’avez pas fait parce que vous êtes sans cœur, et je n’y suis pas opposée non plus parce que je suis une femme sans cœur – comme je l’entends souvent dire –, mais nous agissons ainsi, car nous sommes les garants de cette solidarité.
Oui, ce 24 octobre 2018, vous étiez 145 sénateurs du groupe Les Républicains – soit la totalité des membres de votre famille politique présents ce jour-là – à voter à l’unisson contre une mesure qui allait, selon les mots de votre groupe, conduire à « penser l’individu en dehors des structures dans lesquelles il est incorporé », c’est-à-dire en dehors de la cellule familiale, et même « à considérer la société comme une simple addition d’individus autonomes aux intérêts propres ». (Murmures sur les travées du groupe Les Républicains.)
Plus encore, vous considériez que la proposition de loi posait davantage de questions qu’elle n’en résolvait et vous ajoutiez que « les allocations – minima sociaux, allocation aux adultes handicapés, RSA – [étaient] des allocations de subsidiarité, qui prennent en compte les ressources du foyer » et qu’il fallait « remettre tout à plat ».
Vous vous opposiez dès lors, comme un rempart, à cette vision à laquelle je ne souscrirai jamais, qui fait des personnes en situation de handicap des objets de soin et non des sujets de droit, niant leur pleine capacité à travailler et à avoir une vie professionnelle comme tout un chacun.
Vous étiez encore, dans le cadre de la discussion du projet de loi de finances pour 2020, défavorable aux amendements relatifs à la déconjugalisation de l’AAH, assumant vouloir rester cohérents avec le vote de votre assemblée à la fin de 2018.
Je m’arrête sur 2018, mais votre attache à la conjugalisation des minima sociaux n’est pas récente.
Vous avez toujours défendu le fait que la solidarité nationale puisse s’articuler avec les solidarités familiales, parce que le foyer est la cellule protectrice de notre société (Mme Cathy Apourceau-Poly proteste.), et parce que c’est le fondement même de notre système que d’assurer la juste redistribution de l’effort de solidarité vers ceux qui en ont le plus besoin.
M. Alain Richard. Bien sûr !
Mme Sophie Cluzel, secrétaire d’État. Nous défendions jusqu’alors ensemble ce principe fondateur de notre pays, fondement même du code civil qui consacre, à l’article 220, la solidarité entre époux.
D’ailleurs, vous vous indigniez alors de cette « volonté de nier la situation familiale du bénéficiaire pour individualiser l’allocation » – volonté qui, selon votre groupe, « participe de cette vision individualiste de l’homme et de la société qui tend vers un éclatement du lien social et une déconstruction de la famille ».
Si tel n’était pas le cas, en pleine cohérence avec votre ADN politique, vous auriez réalisé cette réforme lorsque vous étiez vous-mêmes au pouvoir.
Je le rappelle de nouveau : l’allocation aux adultes handicapés, créée par la loi du 30 juin 1975, est destinée à assurer des conditions de vie dignes aux personnes en situation de handicap dont les ressources sont les plus faibles, comme tout minimum social de droit commun, à l’image du revenu de solidarité active (RSA), de l’allocation de solidarité spécifique (ASS) et de l’allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA), l’AAH est fondée sur la solidarité nationale et, plus spécifiquement, sur la solidarité entre époux rappelée par le code civil.
Oui, c’est un minimum social, je le redis et le rappelle. D’ailleurs, dans l’ensemble des rapports que vous avez rendus pour la préparation des différents projets de loi de finances, vous la définissez également comme telle.
C’est un minimum social, malgré son rattachement au code de la sécurité sociale – tout comme l’allocation de solidarité aux personnes âgées, qui repose sur ce même principe de conjugalisation.
Pourquoi les mêmes débats ne s’ouvrent-ils pas sur l’allocation de solidarité aux personnes âgées ? Même niveau d’allocations, même plafond, même calcul conjugalisé ! Pourquoi ?
Les personnes âgées, tout comme les personnes en situation de handicap ne choisissent pas leur situation. Ouvrons alors le débat, pour tous. Vous conviendrez comme moi qu’il faut prendre acte, dans ces trois ans, d’un changement de position sur les notions si importantes que sont le travail, la famille et la gestion des finances publiques.
Face à ces constats, le Gouvernement fait pour sa part le choix de renforcer le pouvoir d’achat des personnes sans toucher aux principes fondateurs de notre système, car c’est de cette manière que nous changeons le quotidien des personnes.
Depuis 2017, nous avons enfin agi pour le pouvoir d’achat des personnes et pour leur autonomie. Cette volonté s’est traduite par l’augmentation de 100 euros par mois de l’allocation aux adultes handicapés, faisant passer le niveau de l’AAH de 800 euros à 904 euros pour 1,2 million de bénéficiaires. C’est un gain important dont tout le monde a pu bénéficier, et un investissement massif de la Nation de près de 2 milliards d’euros.
Aujourd’hui, l’allocation aux adultes handicapés représente plus de 12 milliards d’euros dans le budget de l’État.
Face à ces actions, qu’apporterait vraiment cette proposition de loi ?
En premier lieu, vous semblez conscients du problème intrinsèque de la déconjugalisation, puisque dans 30 % des couples, c’est la personne en situation de handicap qui travaille. C’est elle qui assume financièrement les besoins de son foyer.
Or ce sont précisément ces personnes-là, fières d’être des citoyens à part entière qui assument leur famille comme tout un chacun, qui verront leur pouvoir d’achat diminuer. De plus, parmi ces 44 000 personnes, certaines en viendront à perdre totalement leur allocation.
Alors, pour pallier cette injustice contenue dans le principe même de la déconjugalisation, vous proposez un droit d’option qui complexifie le choix des personnes sans régler la situation des nouveaux entrants.
Où est la justice sociale, mesdames, messieurs les sénateurs communistes et socialistes, quand votre proposition fait augmenter le pouvoir d’achat des couples les plus aisés pour le faire diminuer pour les plus pauvres, qui travaillent ? (Protestations sur les travées du groupe CRCE.)
Où est la justice sociale, mesdames, messieurs les sénateurs de gauche, quand vous faites entrer dans notre système de solidarité de nouveaux couples aisés pour en faire sortir ceux qui se lèvent le matin pour aller travailler ?
Mme Laurence Cohen. Ce n’est pas ce que nous disent les associations !
Mme Sophie Cluzel, secrétaire d’État. Il ne s’agit plus ni de justice ni de social, quand vous devez expliquer aux personnes en situation de handicap qui travaillent, dont le foyer est actuellement protégé par la conjugalisation des revenus, qu’elles perdront cette protection demain. Ce n’est pas incitatif à la recherche d’emploi ni à la poursuite d’une activité professionnelle.
La justice sociale consiste à flécher l’argent de la solidarité nationale vers ceux qui en ont le plus besoin.
Nous faisons ce choix en toute responsabilité. Je vous rappelle en effet que l’individualisation d’un minimum social que vous soutenez aujourd’hui représenterait, si elle était étendue à l’ensemble des minima sociaux, un coût de 20 milliards d’euros pour les finances publiques.
Cependant, je le répète : pourquoi ne pas étendre ce débat au RSA, à l’ASPA et à l’ASS ?
M. Philippe Mouiller, rapporteur de la commission des affaires sociales. Ce n’est pas l’idée !
Mme Sophie Cluzel, secrétaire d’État. L’ensemble de ces valeurs que je viens d’évoquer, nous les partageons encore, j’en suis certaine. Toutefois, nous, la majorité présidentielle, nous les mettons en œuvre avec rapidité, efficacité, pragmatisme, en responsabilité. (Exclamations ironiques sur les travées du groupe Les Républicains.)
C’est tout l’enjeu de la réforme sociale voulue par la majorité présidentielle, qui grâce à la mise en place d’un abattement forfaitaire de 5 000 euros permettra à 120 000 personnes de bénéficier d’une augmentation mensuelle de 110 euros en moyenne, pouvant aller jusqu’à 186 euros.
Nous ne parlons pas ici d’une petite réforme, nous parlons de la moitié des bénéficiaires de l’allocation aux adultes handicapés qui sont en couple et qui verront demain leur pouvoir d’achat augmenter, sans que le pouvoir d’achat de quiconque soit entamé. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.)
Il s’agit d’un investissement supplémentaire de l’État de 185 millions d’euros, juste et redistributif, tendant vers plus de justice sociale, qui permettra par ailleurs à 60 % des bénéficiaires en couple de conserver l’allocation à taux plein.
Nous nous y étions engagés, et nous le faisons dans le cadre du projet de loi de finances pour 2022. Nous réinscrirons en outre ce principe dans chacune des propositions de loi qui seront présentées sur le sujet.
Enfin, j’ai entendu plusieurs d’entre vous, et des associations également, souligner le fait que les personnes ne pourraient pas sortir d’une situation d’emprise en raison de la conjugalisation de l’AAH.
Mme Cathy Apourceau-Poly. Tout à fait !
Mme Sophie Cluzel, secrétaire d’État. Je le rappelle, grâce aux dispositions que nous avons définies avec la caisse d’allocations familiales, qui sont opérationnelles, ces femmes et ces hommes peuvent récupérer la totalité de leur AAH sous dix jours sans avoir à justifier leur situation.
Si vos fondements politiques ont évolué, soyons ambitieux et ne reculons pas devant le débat : ouvrons la voie de l’individualisation de toutes les allocations, pour tous.
Mme Michelle Meunier. Chiche !
Mme Sophie Cluzel, secrétaire d’État. Le groupe Les Républicains le disait d’ailleurs à propos de la déconjugalisation en 2018 : « Cela ne peut se faire au travers d’une proposition de loi. Il faut une réflexion globale sur le modèle social du XXIe siècle. »
Alors, pourquoi pas ? Ouvrons un vrai débat de société, car, vous en conviendrez, ce sujet ne peut être abordé à travers le prisme d’une situation particulière, au risque de stigmatiser une partie de nos concitoyens, loin du pacte social qui nous est à tous très cher. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
4
Souhaits de bienvenue à de jeunes citoyens en tribune
Mme la présidente. Mes chers collègues, je voudrais que nous saluions la présence dans nos tribunes du conseil municipal des jeunes de Caumont-sur-Durance, dans le Vaucluse, invité par notre collègue Jean-Baptiste Blanc. (Applaudissements.)
5
Mesures de justice sociale
Suite de la discussion en deuxième lecture et adoption d’une proposition de loi dans le texte de la commission
Mme la présidente. Nous reprenons la discussion de la proposition de loi, adoptée avec modifications en deuxième lecture par l’Assemblée nationale, portant diverses mesures de justice sociale.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. le rapporteur.
M. Philippe Mouiller, rapporteur de la commission des affaires sociales. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, les amateurs de débat démocratique trouveront sans doute décevant le traitement infligé à cette proposition de loi portant diverses mesures de justice sociale.
En première lecture, souvenez-vous, nous avions saisi l’occasion offerte par la première pétition en ligne à obtenir 100 000 signatures pour entériner le changement de logique dans l’attribution de l’allocation aux adultes handicapés demandé par les associations de personnes en situation de handicap.
Nous l’avons fait en inscrivant à l’ordre du jour ce texte, qui venait d’être adopté en première lecture par l’Assemblée nationale, et dont les dispositions principales déconjugalisent la prestation. Ce sont ces dispositions qui restent en discussion.
Nous ne pouvions, hélas, pas adopter conforme le texte transmis par les députés en première lecture, car sa rédaction intéressante aurait eu de multiples conséquences. Elle supprimait tout plafond de ressources pour prétendre à l’allocation et pénalisait du jour au lendemain plusieurs dizaines de milliers de personnes.
Nous avons donc tâché d’y remédier, en rétablissant le plafond de ressources et en prévoyant un mécanisme transitoire destiné à amortir les effets de la réforme pour les perdants, à l’article 3 bis.
De retour à l’Assemblée nationale en deuxième lecture, le Gouvernement, n’étant pas sûr du vote de sa majorité, a fait usage des outils réglementaires les moins recommandables pour faire adopter une rédaction qui revient sur cette avancée et rétablit la prise en compte des revenus du conjoint selon un nouveau mécanisme.
L’abattement proportionnel applicable aujourd’hui aux revenus du conjoint serait remplacé par un abattement forfaitaire, dont le Gouvernement s’engage à porter le montant à 5 000 euros par an, auquel s’ajouterait un abattement supplémentaire de 1 100 euros par enfant à charge. Le Gouvernement défend une rédaction censément plus juste, car « résolument redistributive », et qui « ne fait aucun perdant ».
Des perdants, notre rédaction n’en faisait pas non plus, mais le Gouvernement a estimé à l’Assemblée nationale qu’« aucun système informatique ne permettrait sa mise en œuvre ».
Je ne prétends certainement pas que le mécanisme transitoire de l’article 3 bis soit la meilleure solution, notamment au regard du passage d’un régime de calcul à un autre et, s’il est effectivement mauvais, je serais le premier à souhaiter que l’on en trouve un autre.
Je voudrais toutefois rappeler, madame la secrétaire d’État, qu’il s’inspire de celui qui a été introduit par le même gouvernement dans la loi de finances pour 2019 lors de la fusion du complément de ressources et de la majoration pour la vie autonome.
J’ajoute qu’aucun adversaire de Jean-Jacques Rousseau n’avait encore osé invoquer l’informatique pour faire obstacle à la volonté générale qu’exprime la loi.
Que le mécanisme proposé par le Gouvernement ne fasse pas de perdants, c’est par ailleurs une question de point de vue. D’après la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), il profiterait à 120 000 ménages, pour un gain mensuel moyen d’environ 110 euros, et un coût de 150 millions d’euros.
Toutefois – sans vouloir ressortir les dossiers qui fâchent, comme vous l’avez fait, madame la secrétaire d’État –, la fusion du complément de ressources et de la majoration pour la vie autonome à compter du 1er décembre 2019, motivée par un souci de lisibilité et d’économies budgétaires, avait fait faire à l’État une économie estimée à 5,7 millions d’euros en 2020 et les années suivantes.
En outre, la baisse du coefficient multiplicateur pour les allocataires en couple, passé de 2 à 1,89 au 1er novembre 2018 puis à 1,81 au 1er novembre 2019, que j’avais dénoncée dans mon avis sur la mission « Solidarité, insertion et égalité des chances » du projet de loi de finances pour 2019, a permis une économie estimée à 12 millions d’euros en 2018, 157 millions d’euros en 2019, puis 287 millions d’euros en 2020.
Autrement dit : les économies faites sur le dos des couples depuis trois ans ne leur sont qu’en partie rendues. Et voilà qui fait aussi un sort à l’argument de la justice sociale : il faut vraiment, pour présenter ces ajustements comme une politique de redistribution, avoir de la redistribution une conception très originale !
Si le Gouvernement s’engage sur le terrain de la supériorité technique et redistributive de sa rédaction, c’est qu’en réalité il peut difficilement invoquer l’argument de la pertinence – et pour cause, le dispositif passant complètement à côté de la demande sociale qui lui est adressée.
En effet, les bénéficiaires de l’AAH ne demandaient pas un surcroît de prestation. Ils demandaient que le mode de calcul de la prestation la rende plus propice à leur autonomie, en soutenant leur indépendance financière dans leur couple, ce qui exigeait la déconnexion de son montant d’avec les revenus de leur conjoint, qui sont souvent plus élevés.
En allant dans ce sens, le Sénat ne faisait d’ailleurs que prendre acte des changements intervenus ces dernières années dans le paysage de la politique de soutien à l’autonomie de nos concitoyens. Telles sont les évolutions qui ont modifié notre position, notamment par rapport à 2018, et dont il faut prendre acte.
Je pense d’abord aux progrès de la connaissance des réalités sociales, puisque nous ne disposons que depuis peu de données chiffrées sur les conséquences qu’aurait un tel changement de règles de calcul. Ces données sont encore insuffisantes, et la Cour des comptes n’a pas tort d’insister sur la difficulté de pilotage d’une prestation fondamentale pour plus d’un million de personnes.
En outre, nous connaissons mieux, grâce aux associations, la réalité des mécanismes de dépendance financière au sein du couple qui peuvent pénaliser les personnes en situation de handicap – singulièrement les femmes, plus souvent victimes de violences.
Toutefois, le changement le plus décisif a été la clarification, au plus haut niveau, des principes qui sous-tendent la politique du handicap. À l’Assemblée nationale, la semaine dernière, le Gouvernement s’est opposé à la déconjugalisation en qualifiant l’AAH de « minimum social de droit commun, à l’image du RSA ». La députée Jeanine Dubié, que je salue, auteure du texte, a répondu au soutien de sa rédaction qu’il s’agissait au contraire d’une « prestation à vocation spéciale ».
N’en déplaise aux amateurs de jardins à la française : c’est Mme Dubié qui a raison. L’AAH a toujours été une prestation d’un genre particulier, et cela ne tient pas seulement à sa localisation dans le code de la sécurité sociale. Les conditions pour y prétendre, l’assiette des ressources considérées, l’habitude prise par les gouvernements de décider des revalorisations spécifiques, tout l’a en réalité toujours distinguée des minima sociaux parmi lesquels d’aucuns souhaitent l’enfermer.
Que l’AAH ne soit pas un minimum social comme les autres, c’est non pas Mme Dubié, ou M. Mouiller, qui le dit, mais le Président de la République lui-même. Emmanuel Macron a en effet décidé, après avoir poursuivi sa revalorisation spécifique, de retirer l’AAH du chantier de refonte des minima sociaux dans le revenu universel d’activité au motif que le handicap, contrairement à la précarité liée au chômage, « n’est pas une situation transitoire ».
À cette prise de position politique s’ajoutait un nouveau cadre de gestion et de débat parlementaire, puisque nous entrions en 2021 dans le premier exercice d’une cinquième branche de sécurité sociale que l’on nous disait en construction.
Nous y avons vu l’occasion de pousser à la transformation de notre modèle. Le rapport de préfiguration de la cinquième branche rendu par M. Laurent Vachey en septembre dernier préconisait d’ailleurs le transfert de l’AAH dans la branche autonomie au motif que « l’AAH n’est pas un pur minimum social, mais comporte une part de compensation de la situation particulière des personnes en situation de handicap, notamment pour l’accès à un revenu d’activité ».
Voilà le contexte qui explique que la commission, puis le Sénat, aient accepté de déconjugaliser l’AAH, donc de réaffirmer son caractère en partie compensatoire de moindres chances de percevoir un revenu d’activité du fait d’un handicap, tout en prémunissant les ménages perdants contre une transition brutale par le mécanisme de l’article 3 bis, qui leur laissait, pendant dix ans, le bénéfice des règles aujourd’hui en vigueur.
Par fidélité à l’esprit du texte, qui répond plus adéquatement à la demande qui nous est adressée et qui pallie les conséquences négatives du changement de régime, la commission a rétabli la rédaction adoptée par le Sénat en première lecture.
Plus profondément, nous manquons d’une vision cohérente de la politique de soutien à l’autonomie, de nature à agencer correctement les différents cadres d’intervention dont nous disposons désormais et à rendre plus efficaces les outils qui s’y trouvent.
Hélas, le temps de quinquennat disponible commence à manquer pour se doter d’une doctrine plus solide en la matière.
Le Gouvernement ayant également introduit sa rédaction à l’article 43 du projet de loi de finances pour 2022, il nous faudra à présent le suivre sur un autre terrain, qui n’est certes pas celui où la latitude d’action des parlementaires est la plus grande.
C’est pourquoi je disais en introduction que cet épisode resterait comme une curiosité dans notre histoire démocratique. La volonté de faire de l’AAH une prestation déconjugalisée pour faciliter le soutien à l’autonomie a été exprimée par 100 000 citoyens par voie de pétition, par les deux chambres du Parlement – quoique dans des rédactions différentes – et elle tire les conséquences d’une décision présidentielle.
Faire obstacle à une telle expression de volontés pourvues de la plus souveraine légitimité témoigne d’une bien singulière obstination. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, RDSE, GEST et SER.)