M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Segouin, permettez-moi de vous faire observer que c’est précisément dans le cadre de l’Union européenne et dans un cadre multilatéral que l’on enregistre des avancées.
Si j’observe la situation qui prévaut sur d’autres continents ou dans d’autres pays, je constate l’absence de toute convergence fiscale ou même l’absence de toute discussion approfondie comparable à celle que l’on observe au sein de l’Union européenne. Il est important de le signaler.
Effectivement, d’ailleurs poussée en ce sens par le Président de la République et le ministre de l’économie, des finances et de la relance, qui défend depuis maintenant quatre ans la question de la taxation des services numériques, l’Union européenne s’est emparée de ce sujet. Certes, tous les pays n’ont pas encore basculé – la décision doit être adoptée à l’unanimité –, mais vingt-trois d’entre eux ont désormais rejoint le camp du soutien à la taxation des services numériques.
De même, c’est le gouvernement français qui a créé les conditions pour autoriser un certain nombre de pays européens à adopter des législations similaires à celle qu’a mise en place la France. Aujourd’hui, nous sommes en passe de parvenir à un accord au niveau de l’OCDE.
La détermination avec laquelle le gouvernement français a défendu ce dossier au niveau de l’OCDE, au niveau du G7, au niveau du G20 et au niveau de l’Union européenne paye aujourd’hui.
Est-ce suffisant ? On peut toujours considérer que le verre est à moitié vide. Je constate néanmoins que, en quatre ans, il a été beaucoup plus fait qu’au cours des dix dernières années. Il faut aussi savoir s’en réjouir.
M. le président. La parole est à Mme Anne Ventalon. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Anne Ventalon. La crise sanitaire a révélé notre dépendance à l’égard des Gafam. Or, en nous appuyant massivement sur des technologies non européennes, nous risquons de perdre notre souveraineté et mettons en danger la survie de notre industrie.
Ma question portera sur le renforcement de l’expertise publique en matière numérique.
En effet, l’économie numérique repose sur la combinaison d’algorithmes et de données souvent complexes à analyser. La compréhension du fonctionnement des plateformes nécessite le recrutement de compétences adaptées : notamment des data scientists, des spécialistes des algorithmes et de l’intelligence artificielle.
Ces compétences seront particulièrement nécessaires au sein des autorités indépendantes appelées à intervenir dans la régulation des opérateurs de plateformes en ligne. Or ces profils sont quasiment absents de nos administrations tant nationales qu’européennes.
Face aux enjeux numériques, l’inspection générale des finances (IGF) préconise dans un rapport de faire monter en compétence la direction générale de la concurrence de la Commission européenne par le recrutement de spécialistes.
Au niveau national, à l’occasion de l’examen du projet de réforme de l’audiovisuel, le Gouvernement a dressé lui-même un constat sévère quant au manque de moyens d’expertise technique de l’État.
La rigidité des règles de recrutement public est l’un des facteurs expliquant ces difficultés. S’y ajoute la faible attractivité des emplois publics face aux grilles salariales proposées pour le même type de postes dans le secteur privé.
Il est aujourd’hui indispensable de construire une stratégie publique pour attirer et retenir les talents du numérique.
Madame la ministre, prévoyez-vous d’adapter la politique de recrutement des services de l’État et des autorités administratives pour répondre à cet enjeu ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Madame la sénatrice Ventalon, je vous remercie de cette question, qui met en lumière tout le travail que nous avons mené pour créer, en France, le pôle d’expertise de la régulation numérique.
Tout d’abord, de récentes lois et leurs textes d’application ont permis d’assouplir le recrutement de profils à forte expertise dans la fonction publique.
Ensuite, nous avons constitué cette force de frappe mutualisée, mobilisable par nos administrations, spécialisée sur les enjeux du numérique et, en particulier, des algorithmes.
Ce service a été créé en septembre 2020. Il s’agit d’une expérience unique au monde, qui suscite d’ailleurs un fort intérêt à l’étranger. Dans ce cadre, cinq projets ont d’ores et déjà été menés à bien et vingt autres sont en cours de réalisation, qu’il s’agisse de l’audit d’algorithmes d’intelligence artificielle, de l’évaluation de la modération des réseaux sociaux ou encore de la collecte d’indices permettant de s’assurer que les plateformes respectent leurs obligations. Chaque fois, ce travail est mené sous l’autorité des administrations compétentes.
En outre, des projets d’expérimentation sont en cours avec les grandes plateformes et avec l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), spécialisé dans le domaine de l’intelligence artificielle. Aujourd’hui, nous disposons à ce titre d’une équipe de treize experts de haut niveau ; nous comptons porter cet effectif à vingt d’ici à la fin de l’année.
Bref, l’effort est en marche à l’échelle nationale et, selon nous, cette démarche a vocation à faire école à l’échelle de l’Union européenne !
M. le président. La parole est à Mme Anne Ventalon, pour la réplique.
Mme Anne Ventalon. Madame la ministre, le renforcement de l’expertise publique est un défi de taille en matière de ressources humaines. Les autorités publiques doivent le relever rapidement pour être à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui et de demain.
La France, riche d’ingénieurs dont la formation est reconnue et convoitée, devrait être à l’avant-garde sur ce sujet et servir d’aiguillon à l’Europe !
M. le président. La parole est à M. Stéphane Le Rudulier.
M. Stéphane Le Rudulier. Madame la ministre, la lutte contre les contenus haineux sur le web constitue aujourd’hui un combat indispensable pour apaiser notre démocratie. Mais les armes efficaces nous font défaut, au regard de l’envolée du nombre de faits signalés.
Les Gafam ne peuvent ni ne souhaitent endiguer ces dérives incontrôlées du web. Chaque fois, les cyberdélinquants semblent avoir un temps d’avance par rapport aux dispositifs mis en place.
Certes, la loi Avia, en 2020, a représenté une première tentative de prendre à bras-le-corps cette problématique des contenus haineux en ligne. Néanmoins, comme vous le savez, le Conseil constitutionnel a censuré la majeure partie de ces dispositions, jugeant qu’elles portaient atteinte aux libertés individuelles et à la liberté d’expression.
Vous l’avez dit : la Commission européenne a quant à elle annoncé le déploiement du Digital Services Act à l’horizon de 2022 dans chaque pays membre de l’Union européenne. L’objectif est double : d’une part, protéger le consommateur en améliorant l’encadrement et la transparence des informations figurant sur les plateformes ; d’autre part, donner une plus grande responsabilité aux hébergeurs face aux contenus illicites, dangereux ou contrefaits.
En parallèle, le projet de loi confortant le respect des principes de la République, dont l’examen se poursuit, prévoit entre autres la création d’un délit de mise en danger de la vie d’autrui par diffusion d’informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle.
Dès lors, ma question est assez simple : les mesures proposées par ce texte de loi vous semblent-elles pertinentes, suffisantes et efficientes dans un contexte transitoire, à un an du déploiement du Digital Services Act à l’échelle européenne ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Le Rudulier, avant tout, je tiens à préciser que le Digital Services Act est en cours de négociation. Je serais ravie qu’il soit en cours de déploiement, mais je crains que nous ne devions franchir quelques étapes intermédiaires avant d’arriver à ce résultat.
C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons pris, à l’échelle nationale, un certain nombre de mesures dont certaines tirent les conclusions de la décision du Conseil constitutionnel relative à la loi Avia. Nous déployons en quelque sorte des mesures de sauvegarde au sujet des contenus haineux dans le cadre du projet de loi confortant le respect des principes de la République en cours d’examen.
L’enjeu est d’obtenir des plateformes le retrait rapide des contenus illicites. Le temps laissé à ces plateformes pour agir a soulevé des interrogations : le Conseil constitutionnel l’a jugé insuffisant, eu égard à leurs capacités d’action. Nous en avons tiré les conséquences et j’invite la Haute Assemblée à soutenir les nouvelles dispositions que nous avons prises. Elles permettront d’agir très rapidement.
Le Digital Services Act va plus loin. Non seulement il constitue un règlement structurant, mais il présente l’intérêt de s’appliquer à l’ensemble des pays de l’Union européenne : il concerne aussi bien les autorités de régulation d’implantation des plateformes que les autorités de régulation des consommateurs, qui doivent travailler ensemble dans ce cadre.
La somme des deux dispositifs permettra de mieux protéger les citoyens et les consommateurs !
M. le président. La parole est à Mme Céline Boulay-Espéronnier.
Mme Céline Boulay-Espéronnier. Madame la ministre, après une décennie d’extension du domaine de la lutte numérique au cœur de nos territoires, l’heure est bel et bien venue d’imposer un cadre à l’expansion des Gafam. Nous sommes mûrs pour cela : vous l’avez vous-même rappelé il y a quelques instants.
Actuellement, 70 % du marché de l’hébergement des données est détenu par Amazon, Microsoft et Google. Chaque fois que nous écrivons un mail, activons notre géolocalisation ou visionnons des publicités, nous envoyons des données qui sont stockées dans des serveurs américains.
Or une donnée n’est pas une simple information numérique : c’est un véritable trésor national. En fournissant nos données aux Gafam, nous leur permettons non seulement d’en tirer d’immenses bénéfices, mais aussi de développer leurs programmes d’intelligence artificielle. Nous accumulons ainsi un immense retard dans la révolution économique et industrielle en cours.
À la lueur de ces signaux d’alarme, un objectif clair s’impose à l’État français : organiser le rapatriement et le stockage des données dans des data centers implantés partout sur le territoire national.
Certes, le Gouvernement a présenté le 17 mai dernier sa stratégie nationale du cloud. Un nouveau cadre réglementaire imposera désormais à l’administration française de recourir à un cloud « protégé contre toute réglementation extracommunautaire », afin d’empêcher que la justice ou les services de renseignement américains n’accèdent aux données hébergées hors des États-Unis. Mais la stratégie cloud de l’État ne permettra pas de résoudre le problème de la souveraineté numérique du jour au lendemain.
En effet, la nouvelle réglementation ne s’applique pas au secteur privé, qui représente une part importante du marché de la donnée. De plus, les solutions hybrides, alliant par exemple actionnariat européen et technologie américaine, risquent de cantonner les entreprises françaises dans le seul hébergement de données. Dès lors, on abandonnerait aux Américains les couches logicielles les plus valorisées.
Quant au projet franco-européen Gaïa-X, il est destiné à faire émerger des services cloud conformes aux valeurs européennes. Mais on peut redouter que les entreprises américaines ou asiatiques qui comptent parmi ses membres ne l’utilisent comme un cheval de Troie.
Madame la ministre, quelle stratégie entendez-vous déployer pour permettre aux acteurs économiques du secteur privé de sécuriser leurs données personnelles et de les rapatrier sur le territoire national ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Madame la sénatrice Boulay-Espéronnier, vous le savez, toutes les données traitées par les Gafam – je pense notamment à Amazon Web Services (AWS) – ne sont pas nécessairement stockées aux États-Unis : un certain nombre d’entre elles sont stockées en Europe. D’ailleurs, il s’agit souvent d’une des conditions contractuelles que les entreprises négocient.
Ensuite, le RGPD demeure une réglementation protégeant les Européens quant à l’utilisation de leurs données privées. Quant au Digital Services Act, il a pour but de donner aux autorités de régulation les moyens de contrôler plus avant l’utilisation concrète de ces données et le recours aux algorithmes. Je pense notamment aux éventuels algorithmes biaisés.
Tout ce travail est en cours à l’échelle européenne, suivant un calendrier – on l’a dit et répété dans cet hémicycle – couvrant les douze à dix-huit prochains mois. Il est important de le souligner.
En outre, nous construisons des solutions européennes qui ne se limitent pas au cloud. Vous avez parfaitement raison, il ne faut pas se contenter de cet enjeu : il faut investir d’autres dimensions, comme le traitement des algorithmes et l’intelligence artificielle. Or, en la matière, nous disposons de grands acteurs que j’ai déjà cités, comme Dassault Systèmes : ils maîtrisent une couche logicielle que l’on retrouve partout, y compris dans les Gafam.
Ainsi, la réalité est plus intriquée qu’il n’y paraît : on ne peut, sans faire de raccourci, prétendre que tout se passe aux États-Unis et que les Européens sont privés de tout moyen, de toute brique technologique.
Bien sûr, il faut aller plus avant…
M. le président. Il faut conclure, madame la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée. C’est tout l’enjeu, notamment, du programme d’investissements d’avenir (PIA) : faire de la cybersécurité, du cloud souverain ou encore de la 5G des éléments centraux d’investissements massifs. En parallèle, il convient de lancer, à l’échelle de l’Union européenne, des IPCEI (Important Project of Common European Interest) permettant de faire émerger ces briques technologiques d’une qualité équivalente à ce que font les Américains !
Conclusion du débat
M. le président. En conclusion de ce débat, la parole est à M. Gérard Longuet, pour le groupe auteur de la demande.
M. Gérard Longuet, pour le groupe Les Républicains. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le groupe Les Républicains m’a confié la responsabilité de conclure ce débat, organisé sur son initiative.
Je tiens à remercier l’ensemble des orateurs, au premier rang desquels Jean-Raymond Hugonet, qui a ouvert ces discussions. Ayant été, il y a un peu plus d’un an, le rapporteur d’une commission d’enquête sénatoriale relative à la souveraineté numérique, instance présidée par mon collègue Franck Montaugé, je puis témoigner de la pertinence des seize interventions et des seize réponses. Chacune a enrichi le débat et montre la forte implication de notre assemblée sur ce sujet absolument majeur : il y va des rapports de puissance entre, d’une part, les Gafam ainsi que les BATX, évoqués par André Gattolin, et, de l’autre, nos démocraties ouvertes.
Y a-t-il des éléments positifs ? Oui. J’insisterai sur le premier d’entre eux, même s’il est fragile : c’est la convergence des volontés, au-delà des divisions politiques, pour préserver un système qui respecte l’homme. Il y a d’autres points de convergence, comme la propriété intellectuelle : le temps qui m’est imparti ne me permet pas de les détailler.
Quoi qu’il en soit, cet élément est extrêmement positif. Est-il durable ? Oui, à condition que les réponses nationales, européennes et mondiales soient rapides et ambitieuses. En effet, nous sommes face à deux obstacles majeurs.
Premièrement, alors que la décision politique est lente, l’imagination des acteurs du numérique est à peu près sans limite, qu’il s’agisse de l’industrie ou des services. Le ressort technologique est inépuisable – on pense aux lois de Moore, à la fibre optique, aux algorithmes ou encore à l’imagination marketing : qui aurait pensé que TikTok séduirait des centaines de millions de jeunes gens en quelques mois, en entraînant – c’est rassurant ! – la disparition d’autres réseaux ?
Or, j’y insiste, les lois et les règlements exigent des négociations interminables aux différents niveaux, par exemple à l’échelle de l’Union européenne ou de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), s’agissant des dispositions fiscales évoquées par de très nombreux collègues.
Deuxièmement, le système s’installe et sa force d’inertie ne s’explique pas par la seule puissance de ces entreprises. Elle tient également à la présence des clients – ils ne sont pas très fidèles, mais il y en a et ils constituent un atout considérable. Il y a également des fournisseurs, qui finalement s’en sortent. Certes, ils sont exploités, mais les plateformes leur permettent d’accéder à une clientèle qu’ils n’auraient pas pu atteindre autrement. Et il y a évidemment les actionnaires, et des intérêts économiques considérables qui se construisent.
Bref, si la politique veut garder sa place, elle doit agir à un rythme soutenu. Ce débat, voulu par le groupe Les Républicains, est donc tout à fait justifié.
Madame la ministre, nous, parlementaires, avons un devoir : vous empoisonner l’existence. (Sourires.) Notre rôle, c’est de vous rappeler en permanence et vos engagements, que nous soutenons totalement, et les succès que l’on voit se profiler à l’horizon – horizon : ligne imaginaire qui recule au fur et à mesure que l’on avance. (Nouveaux sourires.) Je ne vous mets pas en cause personnellement : c’est la vitalité du système qui l’explique.
Reste une question majeure : que se passera-t-il aux États-Unis ? Si l’Europe adopte une attitude raisonnable et réfléchie – on a invoqué l’acte sur les marchés du numérique et l’acte sur les services du numérique : je le dis en français, cela me fait plaisir ! (Sourires.) –, aux États-Unis, cinquante-cinq procureurs ont lancé des actions.
Jean-Raymond Hugonet a évoqué les démantèlements doux et carrés : comme j’aime l’histoire, je pense aux compagnies de chemins de fer et aux compagnies pétrolières. J’évoquerai également le démantèlement d’AT&T, qui a eu lieu alors que j’étais ministre des postes et télécommunications – c’était au siècle dernier. (Sourires.)
Cet exemple prouve que les États-Unis savent limiter le pouvoir des grandes entreprises. À cet égard, ils appliquent la très belle formule citée par Jean-Raymond Hugonet : parce qu’ils n’ont pas choisi de roi, ils n’ont pas l’intention de subir l’autorité d’un monarque autodésigné par sa performance industrielle ou de marketing. Ces performances sont parfaitement respectables et elles garantissent le confort des actionnaires, mais elles ne confèrent aucune légitimité pour gouverner nos sociétés ! (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et RDPI.)
M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur la régulation des Gafam.
Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-sept heures trois, est reprise à dix-sept heures cinq.)
M. le président. La séance est reprise.
6
Rétablissement du contrôle aux frontières nationales depuis 2015 : bilan et perspectives
Débat organisé à la demande du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires, sur le thème : « Rétablissement du contrôle aux frontières nationales depuis 2015 : bilan et perspectives. »
Nous allons procéder au débat sous la forme d’une série de questions-réponses dont les modalités ont été fixées par la conférence des présidents.
Je rappelle que l’auteur de la demande dispose d’un temps de parole de huit minutes, puis le Gouvernement répond pour une durée équivalente.
À l’issue du débat, l’auteur de la demande dispose d’un droit de conclusion pour une durée de cinq minutes.
Dans le débat, la parole est à Mme Sophie Taillé-Polian, pour le groupe auteur de la demande.
Mme Sophie Taillé-Polian, pour le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, au moment même où nous ouvrons ce débat, des hommes et des femmes risquent leur vie pour trouver refuge en France. S’ils quittent leur pays et leur famille au péril de leur vie, c’est certainement parce qu’ils n’ont pas d’autre choix.
Face à cela, nous agissons à rebours de notre histoire et de notre tradition. La France contrevient à ses valeurs et au droit de l’Union européenne en renouvelant tous les six mois le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures depuis 2015 : récemment encore, cette décision a été prolongée jusqu’au 31 octobre prochain. Invoquant la lutte contre le terrorisme, elle s’assoit sur ses obligations juridiques en inscrivant dans la durée une mesure censée être exceptionnelle.
Comment le Gouvernement justifie-t-il ce non-respect du délai prévu par un texte européen ?
La France se décharge de toute responsabilité quant à l’accueil des personnes exilées : elle se défausse sur ses voisins, quitte à se mettre en situation d’otage à l’égard d’autres pays, y compris des États n’appartenant pas à l’Union européenne.
De manière hypocrite, la France délègue aux organisations non gouvernementales (ONG) et aux associations de terrain qui viennent en aide tous les jours aux personnes exilées le soin et le devoir d’accueillir et de prendre en charge avec le moins de moyens possible, pour tenter de dissuader les bénévoles comme les exilés.
Dès lors, nous posons la question : où sont nos valeurs de solidarité lorsque nous laissons des personnes mourir dans la Méditerranée ou à la frontière franco-italienne ?
Où sont nos valeurs de solidarité lorsque le Gouvernement ordonne aux forces de police d’empêcher quasiment à tout prix les exilés d’entrer sur notre sol – c’est ce que nous avons observé –, en allant parfois jusqu’au harcèlement des individus qui souhaitent fuir leur pays, au point de les mettre en danger ?
Où sont nos valeurs de solidarité lorsque les femmes et les hommes engagés dans les réseaux solidaires sont criminalisés ?
Mes chers collègues, toutes ces questions sont à l’origine du débat que le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires vous propose aujourd’hui.
Nous en appelons à l’état d’urgence humanitaire pour le respect de la dignité, pour un accueil respectueux des droits fondamentaux, pour la fraternité et pour la solidarité.
Depuis janvier dernier, dix-sept élus du Sénat et du Parlement européen se sont rendus à Montgenèvre aux côtés de l’Association nationale des villes et territoires accueillants (Anvita) pour observer l’action des associations de défense des droits des personnes exilées – Médecins du monde, l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé), Tous Migrants, etc. – mobilisées depuis des années sur ce point de passage extrêmement dangereux.
C’est à leurs côtés que nous avons opposé la solidarité et la fraternité humaines aux politiques du Gouvernement, que je qualifierai de brutales et d’inefficaces.
Les réseaux solidaires qui œuvrent sur l’ensemble du territoire font notre fierté. Nous tenons à les remercier et à les soutenir dans leur action de solidarité.
Nous assumons un message clair : tout être humain, indépendamment de ses origines, mérite le respect et la dignité, mérite l’accès aux soins, l’accès à ses droits et le respect de son intégrité physique et psychique. Trop souvent, le push back, le refoulement à la frontière sont sources d’humiliations ou de mises en danger.
Il ne s’agit pas seulement de faire de la morale : nous refusons cette politique non seulement au nom de nos valeurs, mais aussi en raison de son inefficacité.
Le rétablissement des contrôles frontaliers à l’intérieur de l’espace Schengen met en danger les personnes qui tentent de traverser les frontières. Celles-ci empruntent des chemins de plus en plus dangereux : on déplore déjà cinq morts à la frontière entre Montgenèvre et Oulx et plus d’une vingtaine entre Vintimille et Menton, sans parler des amputations dues aux gelures.
Alors que la traversée de la montagne est source de nombreux risques pour la santé, en particulier l’hiver, les personnes arrivent dans un état de santé de plus en plus fragile.
On voit de plus en plus d’enfants en bas âge et de femmes enceintes. Le 13 février dernier, notre collègue eurodéputé Damien Carême a assisté au renvoi en Italie d’une femme qui était sur le point d’accoucher. Elle demandait à voir un médecin ; or la maternité la plus proche était du côté français.
L’arsenal politique et policier déployé aux frontières, censé dissuader l’arrivée des personnes exilées par l’intimidation et l’enfermement, conduit en fait à des situations périlleuses. Il bafoue le droit français et international en contrevenant à l’obligation de porter secours aux personnes en danger.
Ce qui se passe aujourd’hui à nos frontières est donc insupportable. Mais, depuis plusieurs mois, le Gouvernement continue sa politique de militarisation des frontières. Les exilés seraient dangereux, les militants solidaires complices des passeurs.
Si certains exilés sont dangereux, ne vaudrait-il pas mieux les accueillir et les surveiller comme il se doit, dans un cadre légal correct ? À l’inverse, la politique menée les conduits à multiplier les tentatives de franchir la frontière ; et, de l’aveu même des policiers, ils finissent toujours par passer !
Les solidaires, quant à eux, ne sont pas des coupables. Le 6 juillet 2019, le Conseil constitutionnel reconnaissait la fraternité comme principe à valeur constitutionnelle. La Cour de cassation l’a confirmé le 31 mars dernier en relaxant définitivement Cédric Herrou. La solidarité n’est pas un délit !
Le 22 avril s’est ouvert un nouveau procès en première instance à l’encontre des solidaires pour « aide à l’entrée illégale et à la circulation sur le territoire national de personnes en situation irrégulière ». Ce procès met en lumière la situation à la frontière franco-italienne, à Montgenèvre, où répression policière et protection des personnes exilées se confrontent.
Or, depuis près de cinq ans, à Briançon et ailleurs en France, des bénévoles soignent, accueillent et entourent, avec toute la chaleur qu’il leur est encore possible de rassembler, les femmes, les enfants et les hommes qui arrivent là faute d’autre choix et qui, quand ils sont refoulés, tentent de passer de nouveau.
J’y insiste, cette politique est totalement inefficace : des policiers et des policières nous l’ont dit eux-mêmes. D’ailleurs, ces moments ne sont guère agréables pour eux non plus : je doute qu’ils se soient engagés dans la fonction publique pour mettre en œuvre cette forme d’horreur banalisée.
J’ai moi-même observé ces chasses à l’homme, la nuit, dans le froid glacial de la montagne à Montgenèvre. Or les policiers et les policières nous le disent : « Nous les arrêtons une première, une deuxième fois, mais ils finissent toujours par passer. » Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont pas d’autre choix : c’est le choix de la vie qu’ils font.
À quoi bon déployer tant de moyens humains et financiers pour une politique totalement inefficace, qui met en danger les personnes essayant de passer ? C’est totalement absurde et inhumain : cela ne peut plus durer.
Les flux migratoires ne vont pas cesser : les conflits, les guerres, le réchauffement climatique sont bien là. Au lieu de persister dans cette politique de déni et d’hypocrisie, nous ferions mieux d’assumer le problème tel qu’il est.
Les renouvellements successifs des contrôles aux frontières nationales, décidés par ce gouvernement, ne font qu’empirer la situation : c’est la France qui se rend alors coupable de drames humains, sans résoudre en rien les difficultés rencontrées.
Cette politique assumée du déni des droits et de la dissuasion doit cesser. Il est urgent que ce gouvernement s’engage dans une démarche permettant d’accueillir dignement, d’accompagner et de protéger les mineurs isolés, de garantir leurs droits aux migrants tout en déployant les moyens de détecter d’éventuels exilés dangereux.
Aujourd’hui, les idées d’extrême droite progressent dans notre pays. Elles sont, selon moi, profondément antirépublicaines, mais elles s’imposent dans notre débat public. Dans le même temps, des milices identitaires s’estiment en droit de faire la chasse aux personnes exilées.
Nous souhaitons véritablement que le débat soit posé et qu’il s’inscrive dans le cadre républicain. Nous devons répondre à ces défis dans le respect de nos valeurs, de manière digne, efficace, intelligente et républicaine ! (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER et CRCE.)