M. le président. La parole est à M. Éric Bocquet.
M. Éric Bocquet. Je voudrais d’abord, madame la ministre déléguée, saluer l’excellente initiative de nos collègues du groupe Les Républicains d’avoir proposé ce débat sur la régulation des Gafam. Il aurait mérité, je crois, plus de temps encore.
M. Gérard Longuet. Merci !
M. Éric Bocquet. J’ai même applaudi les propos introductifs de notre collègue Jean-Raymond Hugonet.
En une génération, en effet, le numérique a complètement transformé le monde et nos sociétés. Chaque minute, sur la planète, l’être humain produit 300 000 tweets 15 millions de SMS, 204 millions de mails, et 2 millions de mots clés sont tapés dans le moteur de recherche de Google. Les technologies de l’information et de la communication sont plus répandues aujourd’hui que l’électricité sur la planète.
Toutes ces pratiques fournissent une matière première considérable, les données, que nous offrons gratuitement aux Gafam. Les entreprises du numérique ont atteint un poids financier et économique considérable. La valeur en bourse de l’entreprise Apple a dépassé le seuil des 2 000 milliards de dollars, soit la moitié du PIB du Royaume-Uni.
Mes chers collègues, le débat n’est pas aujourd’hui d’être pour ou contre le numérique ; la question est bien la nécessité évidente d’une régulation.
Pendant la récente campagne de l’élection présidentielle aux États-Unis, effectivement, le démantèlement de ces grands groupes fut évoqué.
En somme, l’objet de ces groupes est d’éliminer du monde toute marge d’incertitude, de rendre le monde et l’humanité prévisibles, de créer une sorte de marché de la certitude totale.
Je citerai pour conclure cette phrase d’une universitaire américaine, Mme Shoshana Zuboff : « Les capacités du numérique perfectionnent la prédiction et le contrôle comportemental, permettant à la connaissance parfaite de supplanter la politique comme moyen collectif de prise de décision. »
Facebook comptait en 2016, 1,6 milliard d’usagers ; ils sont désormais 2,8 milliards. Madame la ministre, n’y a-t-il pas un risque, selon vous, qu’une croissance illimitée des Gafam ne vienne défier un jour la souveraineté des États et la démocratie ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Bocquet, tout l’objet du débat de cet après-midi est de pointer du doigt l’empreinte extraordinaire des plateformes numériques sur nos vies, combien elles peuvent, éventuellement, représenter une concurrence déloyale en matière économique, mais également nuire au débat démocratique et à sa qualité.
Tout l’enjeu, pour nous, responsables politiques – et la question dépasse le cadre national ; cet enjeu est international et engage la responsabilité de l’Union européenne et des différentes instances du multilatéralisme –, est de savoir comment nous allons parvenir à mettre en place une régulation, sans tomber dans le piège de la censure – ce qui peut facilement arriver : on se souvient des questionnements qu’ont suscités la fermeture un peu emblématique, en tout début d’année, du compte d’un personnage exerçant une fonction très importante.
Inversement, il ne faut pas être naïf et il faut se doter d’outils nationaux et transnationaux de régulation. Le choix que nous avons fait consiste à agir à l’échelon national et européen, à nous doter de moyens de contrôle humains tout en permettant l’adoption de sanctions financières de manière à reprendre la main sur la régulation. C’est tout le sens de la politique que nous menons aujourd’hui.
Je constate un certain consensus sur les travées de cette assemblée, ce qui me semble être une très bonne chose. Cela indique que nous sommes parvenus à un point de maturité : l’enjeu, c’est de réussir à trouver ensemble les moyens de cette régulation en préservant un juste équilibre entre, d’une part, la liberté d’opinion, de publier des posts, de travailler et d’entreprendre, et, d’autre part, la régulation et la protection des consommateurs et des citoyens – j’insiste sur ce dernier mot.
M. le président. La parole est à M. Éric Bocquet, pour la réplique.
M. Éric Bocquet. L’outil numérique est une magnifique illustration de l’intelligence humaine ; il peut être un outil fantastique d’émancipation. Sans intervention politique, le risque existe qu’il se transforme en un outil de contrôle et d’asservissement de l’humanité.
Les Gafam imposent leur fiscalité – notre collègue l’a rappelé –, ils ont déjà imposé leur langue – on l’a entendu. Quoi d’autre demain ? Leur pensée ? Leur monnaie ? Leur vision du monde ? Je pose la question.
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Moga.
M. Jean-Pierre Moga. D’une promesse de marché libre, ouvert et décentralisé, la réalité des Gafam s’est traduite par un mouvement de concentration, de pratiques anticoncurrentielles et d’optimisation fiscale, renouvelant les problématiques du droit de la concurrence.
Nous le savons, le modèle de cette économie de l’oligopole se caractérise notamment par des pratiques d’optimisation à l’origine de milliards d’euros de pertes fiscales au niveau européen, pertes estimées à 623 millions d’euros pour la France en 2017, et certainement beaucoup plus aujourd’hui.
Dès lors, si notre pays a mis en place une taxe sur les services numériques en 2019, qu’en est-il de la réflexion au niveau de l’Union européenne et de l’OCDE, l’échelon européen étant l’échelon pertinent pour contrer l’inadaptation du droit fiscal national à l’économie numérique ?
À ce titre, deux projets de règlement européen ont été présentés à la fin de 2020 afin de « mettre de l’ordre dans le chaos » : il s’agit du DMA ainsi que du DSA.
Alors que la France a proposé, la semaine dernière, des amendements afin de durcir certaines des mesures contenues dans ces deux règlements, espérant qu’un accord sera trouvé lors de sa présidence du Conseil de l’Union européenne, quelles sont les orientations de telles propositions ?
Si le démantèlement des Gafam américains n’est pas une solution en soi, car il conduirait à renforcer les BATX chinois, je n’ai qu’un seul regret : que notre continent assiste impuissant à l’émergence de plateformes numériques étrangères sans être capable de proposer une offre proprement européenne.
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Moga, vous avez raison de souligner la position préoccupante de l’Europe dans la compétition internationale en matière de plateformes numériques.
Seules quelques plateformes européennes de vente en ligne ou de réseaux sociaux sont soumises à la taxation sur les services numériques ; en effet, peu d’entre elles dépassent les seuils de taxation, à savoir 750 millions d’euros de chiffre d’affaires global et 25 millions de chiffre d’affaires lié à la publicité ou aux services numériques en France.
Cela signifie qu’il faut maintenant investir. La partie qui se joue aujourd’hui porte sur la production de données : des données industrielles, des données logistiques, des données d’activité économique. Nous comptons un certain nombre d’acteurs dont la taille n’est pas ridicule – je pense par exemple à Dassault Systèmes, qui est présent dans un projet sur deux, à l’échelle mondiale, de traitement des données de santé ; je pense à des entreprises comme Schneider ou à certaines entreprises allemandes, qui travaillent au modèle d’affaires, aux contenus technologiques, à l’analyse des données et à l’intelligence artificielle des plateformes.
C’est très probablement là le combat que nous devons mener pour refaire surface ou créer une puissance économique. Nous en avons les moyens au niveau européen. La Commission européenne comme les États membres ont un plan très clair, qu’il s’agisse du cloud souverain, de l’intelligence artificielle, de la 5G ou de la nanoélectronique, c’est-à-dire les semi-conducteurs qui sont utilisés pour tous ces usages : le but est de redévelopper des capacités en recherche et développement et des capacités de production.
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Moga, pour la réplique.
M. Jean-Pierre Moga. Madame la ministre, j’ai bien entendu ce que vous me disiez, mais il est grand temps que nous réagissions, que l’Europe réagisse. Ces situations de monopole constituent un vrai risque au niveau mondial et peuvent représenter des milliards d’euros de pertes pour notre pays et pour l’Union européenne.
M. le président. La parole est à Mme Claudine Lepage.
Mme Claudine Lepage. Le secteur culturel n’est pas épargné par l’appétit grandissant des Gafam. La presse, et en particulier les éditeurs et agences de presse, fait depuis de nombreuses années l’objet d’un véritable pillage par Google, qui refuse de rémunérer les contenus dont il tire pourtant un bénéfice financier.
Notre pays a toujours été à la tête du combat pour parvenir à une juste rémunération des différents acteurs : je pense notamment à la loi du 24 juillet 2019, rédigée par David Assouline, qui a créé un nouveau droit voisin en faveur des éditeurs et agences de presse. Ce droit soumet à autorisation préalable l’exploitation des contenus qui ouvre droit à une rémunération équitable.
Néanmoins, malgré l’adoption de cette loi, Google n’a pas cédé et s’affranchit à ce jour des droits voisins, pourtant reconnus au niveau européen et par la loi française. Cette attitude est inacceptable dans un État de droit, où la liberté de la presse et l’accès à la libre information sont des valeurs cardinales.
Madame la ministre, quelles sont les mesures que vous comptez prendre pour que Google respecte la loi ?
L’attitude hégémonique des Gafam touche également le sport puisque, pour la première fois cette année, Amazon diffuse en exclusivité des matchs du tournoi de tennis de Roland-Garros.
Presse, sport, cinéma : c’est en réalité l’ensemble du secteur culturel qui est menacé. À quand, madame la ministre, une réponse ferme de l’Europe, de l’État, pour contrer cette toute-puissance qui menace notre équilibre démocratique ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Madame la sénatrice, vous avez raison d’indiquer que la consécration des droits d’auteur et des droits voisins par notre droit national est un combat complexe, face à un acteur qui ne respecte pas notre loi.
La presse française, dans le cadre du contentieux qui a été engagé, a fait valoir un certain nombre d’éléments face à Google, qui avait décidé unilatéralement de moins bien référencer les journaux qui refusaient de laisser exploiter gratuitement leurs contenus, titres, extraits d’article et les vignettes. Elle a donc saisi l’Autorité de la concurrence, qui a ordonné en avril 2020 à Google de mener une négociation de bonne foi avec les éditeurs.
En janvier 2021, un accord global est intervenu entre Google et les principaux représentants de la presse française, sauf l’AFP et les autres agences de presse.
Le contentieux engagé devant l’Autorité de la concurrence se poursuit, l’enjeu étant de savoir si cet accord est équilibré, s’il a été conclu au terme d’une négociation loyale.
L’Autorité de la concurrence, qui est une autorité indépendante, continue à travailler sur ce sujet pour défendre le contenu intellectuel des éditeurs en ligne.
S’agissant plus généralement des autres éléments que vous avez mentionnés – la culture, le sport, etc. –, il faut essentiellement vérifier l’absence de tout abus de position dominante et, si nécessaire, activer les différents outils que nous offre le droit de la concurrence. Ce doit être là notre ligne rouge. Comme vous le savez, le Digital Markets Act nous permettra de compléter l’ensemble de cet arsenal pour mieux faire respecter l’équilibre des relations entre grandes plateformes et acteurs privés.
M. le président. La parole est à M. Guillaume Chevrollier.
M. Guillaume Chevrollier. La montée en puissance des entreprises mondiales du numérique que représentent Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft soulève des questions politiques majeures.
En effet, nous observons depuis quelques années une hausse considérable de l’activité numérique, celle-ci allant jusqu’à exercer un poids politique.
Nous l’avons vu lors de nombreuses élections, les Gafam transgressent totalement le champ d’application qui leur est normalement attribué, à savoir diffuser l’information. L’affaire Cambridge Analytica, qui a touché Facebook lors de la campagne présidentielle américaine de 2016, a mis en lumière ce rôle parfois opaque des réseaux sociaux dans le jeu politique outre-Atlantique.
Le fait que des élections aient pu être influencées par la manipulation de données collectées à l’insu même des utilisateurs met en lumière la fragilité de nos démocraties devant ces grandes firmes numériques.
Il s’agit d’un vrai problème démocratique : n’oublions pas nos combats pour les libertés fondamentales, notamment la liberté d’expression, qui ne sauraient être bafouées par des algorithmes.
Nous devons donc nous mobiliser et mettre des limites à ces plateformes numériques, qui exercent une influence sur la vie politique des États et portent atteinte à leur souveraineté.
La révision de la directive sur le droit d’auteur de 2019, qui prévoit une responsabilité des plateformes de stockage de données dans le contrôle des contenus qu’elles hébergent, a été déterminante en Europe, mais il faut aller plus loin.
Madame la ministre, l’élection présidentielle française se tiendra l’année prochaine. Le gouvernement français ainsi que l’Union européenne doivent renforcer leur politique de régulation des collectes de données, mais également éduquer les internautes, notamment les plus jeunes, qui lisent moins la presse écrite, consomment des réseaux sociaux et ne savent plus vraiment distinguer le vrai du faux.
Madame la ministre, comment sécuriser l’élection présidentielle française de 2022 ? Comment permettre que les électeurs votent en toute conscience et en toute liberté ? Quels sont les instruments ambitieux que vous comptez mettre en place ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Chevrollier, la question que vous posez est assez complexe dans la mesure où elle comporte différents aspects.
Premier élément : l’action que nous menons en matière de régulation et de modération des contenus au travers du Digital Services Act et, au niveau du droit national, pour faire en sorte que les contenus illicites soient retirés le plus rapidement possible des plateformes.
Deuxième élément : l’utilisation de moyens destinés à fragiliser la qualité des débats – du hacking, des montages faussés, etc. Vous le savez, le Gouvernement est fortement impliqué dans le renforcement de la cybersécurité, qu’il s’agisse des services publics ou de l’accompagnement des entreprises privées.
Troisième élément : comment fait-on vivre le débat démocratique ? Il faut mener un travail pédagogique collectif pour apprendre à lire le contenu des plateformes et poursuivre ce travail mené par la société civile et les journalistes de fact checking, comme l’on dit en mauvais français.
Je n’aurai pas l’outrecuidance de penser que l’État dispose de tous les moyens pour s’assurer que, à chaque moment, à chaque instant, des fake news ne sont pas diffusées, comme on l’a vu à l’occasion d’autres élections. Ce sera la responsabilité de chacun d’entre nous, en tant que citoyens, de prendre cette distance, de contribuer à la qualité du débat public et de minimiser la diffusion de toutes ces infox.
M. le président. La parole est à M. Guillaume Chevrollier, pour la réplique.
M. Guillaume Chevrollier. Effectivement, nous évoluons dans un monde complexe, mais l’Union européenne s’est fait dépasser par les Gafam américains et les BATX chinois. L’année prochaine, à l’occasion de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, il serait important de mettre à l’agenda la souveraineté technologique et numérique européenne pour disposer de davantage de moyens de régulation et de contrôle, ce qui permettrait un débat démocratique dans l’ensemble des pays de l’Union européenne.
M. le président. La parole est à Mme Anne-Catherine Loisier.
Mme Anne-Catherine Loisier. Le sujet de la régulation, c’est en fait celui de la souveraineté numérique. À cet égard, vous le savez, madame la ministre, nous sommes tous inquiets. Hier encore, ma collègue Catherine Morin-Desailly pointait la « gafamisation » grandissante des grands services de l’État et de nos fleurons, dont les données sont ainsi confiées à des opérateurs étrangers, essentiellement américains, et donc soumis à la loi FISA, ou Foreign Intelligence Surveillance Act, c’est-à-dire à l’interception de communications, y compris sans mandat et hors cadre légal, par les services de renseignement américains.
Nous pensons bien sûr au Health Data Hub, confié à Microsoft, à l’entreprise américaine Palantir, à laquelle on a confié des données de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), mais également d’Airbus – peut-être est-ce parce que l’actuel directeur général de Palantir est l’ancien directeur général d’Airbus…
Nous pensons aussi aux prêts garantis par l’État, les fameux PGE, confiés donc à Amazon Website, lequel dispose donc aujourd’hui de toutes les informations stratégiques sur les entreprises françaises pour cibler des acquisitions opportunes.
Certes, ces géants du numérique américains ont un savoir-faire technologique, mais cela signifie-t-il, madame la ministre, que le Gouvernement a rendu les armes et se soumet à la domination technologique américaine en livrant les données de la France et des Français ?
Vous parlez de reconquérir notre souveraineté numérique et de faire de l’achat public un levier majeur. Mais, dans la pratique, vous ne privilégiez pas nos offres souveraines sur les marchés d’intérêt général, alors que ces offres françaises ou européennes sont souvent équivalentes à leurs concurrentes étrangères et ont justement besoin de ces marchés pour monter en gamme dans la course technologique.
Pourquoi cette défiance à l’égard des acteurs français ?
Enfin, s’agissant du cloud européen Gaïa-X, sur lequel nous fondons de grands espoirs, il semblerait qu’il se construise en définitive comme une base de données unifiée et qu’il associe ces fameux Gafam. Cela n’aurait alors plus rien à voir avec ce fameux outil de souveraineté et de protection des données européennes que nous attendons.
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Madame la sénatrice Loisier, en matière d’achat public, nous sommes évidemment extrêmement vigilants – tout comme l’est l’Union européenne – à la qualité des offres. Si les offres étaient équivalentes ou meilleures, il serait très simple de retenir celles qui émaneraient d’acteurs d’origine européenne. Objectivement, l’ensemble des briques technologiques des offres des entreprises européennes accusent un retard technologique, un retard dans les investissements et l’interopérabilité ou, à tout le moins, dans leur disponibilité.
La stratégie que mènent Bruno Le Maire et Cédric O – que je soutiens comme « cliente » en tant que ministre des entreprises industrielles – consiste à créer une offre de cloud souverain de confiance avec des briques technologiques soit européennes, soit fournies par des acteurs étrangers répondant à un cahier des charges extrêmement exigeant quant à l’utilisation des données, précisant en particulier qu’elles ne peuvent pas faire l’objet d’un traitement extraterritorial.
Cette démarche en faveur d’un cloud de confiance garantit une immunité maximale face aux lois extraterritoriales, mais également une protection maximale en matière de cybersécurité. L’enjeu est de créer les cas d’usage pour permettre à un maximum d’acteurs publics et privés d’y avoir accès, condition pour financer par la suite l’innovation des acteurs en question.
Le travail que mène Amélie de Montchalin avec sa stratégie Tech.gouv intègre évidemment cette dimension de souveraineté. Aussi, au-delà des administrations, j’invite les acteurs privés, notamment les grandes entreprises, à être particulièrement vigilants et à devenir clients de ces offres de confiance. C’est ainsi qu’un marché pourra ainsi être créé.
M. le président. La parole est à M. Rémi Cardon.
M. Rémi Cardon. On parle souvent de la volonté de créer des géants européens du numérique, mais on a vu la difficulté de développer le moteur de recherche européen Qwant.
Madame la ministre, que faites-vous pour aider ces entreprises européennes à se développer ? Surtout, que faites-vous pour protéger ces entreprises françaises qui réussissent déjà ?
Le Bon Coin, le leader de la vente de seconde main, se fait rattraper par Amazon Marketplace et Facebook Marketplace. Deezer, le leader du streaming musical, est concurrencé par Apple Music, Amazon Music et Youtube Music. Et que dire des acteurs de la vente en ligne comme Cdiscount ou fnac.com ?
Selon vous, la psychose française autour d’Amazon n’a pas beaucoup de sens. Mais quel sens donnez-vous aux chiffres quand le nombre de visiteurs mensuels uniques sur Amazon représentait presque la moitié de la population française, avec une avance importante sur ses concurrents ?
Ces chiffres nous indiquent clairement qu’Amazon est numéro un sur le marché et sera rapidement majoritaire face à ses concurrents dans l’Hexagone.
Allez-vous, comme avec cette crise sanitaire, attendre le dernier moment pour commencer à vous alarmer ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Cardon, je crois d’abord qu’il ne faut pas sous-estimer les acteurs français que vous avez mentionnés. Il se trouve que leurs parts de marché en France sont plutôt supérieures à celles d’acteurs équivalents dans d’autres pays européens.
Vous mentionnez Amazon qui représente, certes, 20 % de parts de marché en France, mais bien plus dans un certain nombre de pays, pas seulement européens.
En termes de dynamique, le sujet, c’est aussi le consommateur. Or il n’appartient pas à l’État régulateur de lui imposer le choix du service auquel il doit avoir accès.
En revanche, il appartient à l’État régulateur de faire en sorte que la protection du consommateur soit maximale, de faire en sorte que les conditions de concurrence soient les plus loyales possible. C’est là tout l’enjeu de la taxation minimale, d’une part, et du Digital Markets Act, d’autre part, le but étant de demander des comptes aux grandes plateformes structurantes qui peuvent utiliser leur position dominante pour écraser la concurrence.
C’est aussi l’enjeu du travail d’information du consommateur que nous menons et, plus largement, du travail tendant à rendre palpable l’intérêt économique de se rapprocher d’acteurs installés en France par rapport à des acteurs qui ne le seraient pas. Cette dimension est bien comprise par les Français, et même de plus en plus si l’on se réfère aux enquêtes d’opinion qui ont été menées notamment pendant le confinement.
S’agissant de la qualité des services, il faut aussi que, collectivement, nous nous y investissions, que nous fassions en sorte que les différents acteurs européens proposent la meilleure qualité de service, parce que c’est la meilleure façon de s’imposer sur le marché européen.
M. le président. La parole est à M. Rémi Cardon, pour la réplique.
M. Rémi Cardon. Madame la ministre, je répète ma question : allez-vous agir pour protéger nos entreprises nationales des Gafam américains et des BATX chinois, ou allez-vous tout simplement laisser nos entreprises être achetées ou décliner comme Alcatel et Dailymotion, en France, où Nokia et TomTom, ailleurs en Europe ? Cette question est très simple.
Vous rejetez la responsabilité partielle de cette situation sur les consommateurs, mais, du point de vue fiscal, il me semble que l’État français a des responsabilités à prendre.
M. le président. La parole est à M. Vincent Segouin.
M. Vincent Segouin. Madame la ministre, depuis des années, les Gafam défrayent malheureusement la chronique par leur manque de contribution à l’impôt dans notre pays et, plus largement, dans une Union européenne confrontée à des problématiques d’uniformisation fiscale.
Un simple exemple : une entreprise comme Google déclare aujourd’hui dans notre pays 411 millions d’euros de chiffre d’affaires, mais ne paye que 17 millions d’euros d’impôts, soit 4,13 %, bien loin donc des 28 % dont doivent s’acquitter toutes les entreprises présentes sur le territoire national, et, surtout, loin des 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires réellement réalisé.
L’inégalité fiscale que Bruno Le Maire s’était engagé à combattre par sa taxe Gafam est donc toujours une réalité et engendre une concurrence déloyale pour les entreprises françaises qui payent l’intégralité de leur impôt.
Il existe donc bel et bien en France une distorsion de marché qui pèse sur nos entreprises nationales, qui se font souvent racheter par ces grandes entreprises disposant d’un capital et d’une trésorerie suffisants du fait de ces exonérations fiscales.
Plus grave encore, la justice européenne a encore récemment validé les rabais fiscaux octroyés à ces entreprises destructrices d’emploi et peu contributives aux économies nationales et aux finances des États.
Alors, que faire ? On nous vante les mérites du système européen en la matière depuis des années, en nous disant que c’est le seul échelon qui peut nous prémunir contre ce risque. Mais force est de constater que rien n’est fait et que l’apathie européenne en matière de contrainte des géants, mais également d’harmonisation fiscale, est réelle.
La France taxe aujourd’hui ses entreprises à hauteur de 28 %, alors que l’Irlande, pays appartenant au même marché commun, ne les impose qu’à hauteur de 12,5 %. Le déséquilibre est donc immense. L’Europe peut-elle rétablir la justice ? Permettez-moi d’en douter…
On nous vante également, à présent, les mérites d’un taux minimal de taxation des entreprises à l’échelle internationale. Il est vrai que l’idée d’un impôt minimal mondial sur les multinationales paraît idéale, plus ambitieuse que le rêve européen, et que cet impôt permettrait de projeter la lutte contre l’évasion fiscale au-delà de toutes les frontières nationales.
Or ce projet idéaliste non seulement dépasserait le cadre qui lui était initialement conféré en affectant les plus grandes sociétés, mais ne résoudrait pas le problème de l’écart d’imposition.
Madame la ministre, ma question est la suivante : quelle stratégie comptez-vous adopter pour assurer la justice fiscale à nos entreprises françaises, et à quel échelon – national, européen ou international – pensez-vous la mettre en place ?