M. le président. Nous allons maintenant procéder au débat interactif.
Je rappelle que chaque orateur dispose de deux minutes au maximum pour présenter sa question, avec une réponse du Gouvernement pour une durée équivalente.
Dans le cas où l’auteur de la question souhaite répliquer, il dispose de trente secondes supplémentaires, à la condition que le temps initial de deux minutes n’ait pas été dépassé.
Dans le débat interactif, la parole est à M. Thierry Cozic.
M. Thierry Cozic. Madame la ministre, dans un rapport sénatorial corédigé l’an dernier par mon collègue Jean-Michel Houllegatte, il ressortait que le numérique a émis 15 millions de tonnes d’équivalent carbone en 2019, soit 2 % du total des émissions de CO2 de la France, pour un coût collectif de 1 milliard d’euros.
En 2040, à politique publique constante, le numérique serait à l’origine de l’émission de 24 millions de tonnes d’équivalent carbone, soit environ 7 % des émissions de CO2 de notre pays, pour un coût collectif de 12 milliards d’euros.
Face à ces augmentations spectaculaires en besoins énergétiques, les Gafam s’organisent.
Ainsi, Amazon a annoncé en février dernier son projet d’acheter la moitié de ses besoins énergétiques via l’énergie éolienne. Depuis 2017, la société Google achète l’équivalent de 100 % de l’électricité qu’elle consomme sous la forme d’énergies renouvelables par le biais de sa filiale Google Energy.
Nous ne sommes pas dupes. Investir dans les énergies vertes offre à ces géants la possibilité de sécuriser sur le long terme leur approvisionnement énergétique, tout en leur permettant de ne pas être dépendants des acteurs traditionnels du secteur. Des moyens sont mis en œuvre pour garantir la stabilité du coût des matières énergétiques. L’enjeu économique est prédominant dans cette démarche. Je rappelle, en effet, qu’une énergie renouvelable n’est pas forcément écologique.
En plus de viser un objectif écologique, cette régulation est aussi sociale. La question du consentement à l’impôt se pose. En effet, comme vous l’avez évoqué, madame la ministre, la recette de la taxe Gafam, que le Gouvernement nous a vantée, est estimée à 400 millions d’euros en 2019. Ce montant est symbolique et semble bien peu de chose, rapporté aux 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires dégagé en France et délocalisé dans les paradis fiscaux, par les Gafam.
Au regard des conséquences environnementales importantes liées au fonctionnement de ces plateformes, ne pensez-vous pas qu’il serait pertinent d’instaurer une taxe Gafam verte, dont une partie significative serait fléchée vers des investissements d’avenir plus soucieux de notre environnement ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Cozic, vous avez raison, ce sujet est important, même s’il ne représente aujourd’hui, comme vous l’avez rappelé, que 2 % de nos émissions de CO2, ce qui peut paraître modeste.
Cependant, la dynamique d’augmentation d’émissions de CO2 liées au secteur du numérique mérite toute notre attention. C’est la raison pour laquelle le Gouvernement, par l’intermédiaire de Barbara Pompili et de Cédric O, a tracé une feuille de route environnementale pour le numérique. Celle-ci vise non seulement à aborder la question des devices, c’est-à-dire des outils qui sont la cause d’une grosse partie des émissions de CO2, mais également à prendre en compte celles qui sont liées à l’utilisation des réseaux. Le Gouvernement s’est fixé pour ambition que la France retrouve un niveau d’émissions de CO2 qui soit équivalent en 2025 à celui de 2020, pour l’ensemble des réseaux, y compris ceux qui sont fixes, notamment le réseau cuivre qui est paradoxalement très consommateur de CO2. Telle est donc notre stratégie.
S’agissant de l’outil fiscal, il nous faut privilégier la convergence et la lisibilité de notre fiscalité. Comme on l’a dit en introduction du débat, ces sujets sont d’envergure mondiale, de sorte qu’une législation nationale n’aura peut-être pas une portée pratique suffisante.
Vous mentionnez en effet la taxe sur les services numériques et vous posez la question de son niveau. Cependant, vous savez bien que la démarche du Gouvernement visait essentiellement à montrer que nous étions capables de taxer les grandes plateformes numériques, et que l’objectif politique que nous visions était évidemment d’embarquer l’ensemble des pays qui pouvaient avoir peur d’établir cette taxation, afin d’aboutir à un texte commun.
Je crois que nous avons accompli de grands progrès. Bruno Le Maire devrait, dans les prochains jours, obtenir de nouvelles avancées. Le sujet est donc important, mais il ne peut probablement pas être traité de manière pertinente à l’échelon national. En tout état de cause, nous devons, à notre niveau, mettre en œuvre une stratégie de maîtrise, si ce n’est de réduction, des émissions de CO2, pour l’ensemble du secteur numérique.
M. le président. La parole est à M. Thierry Cozic, pour la réplique.
M. Thierry Cozic. Madame la ministre, j’entends l’ambition du Gouvernement. Néanmoins, je tiens à vous alerter sur un fait concret : le numérique consomme entre 5 % et 10 % de l’électricité mondiale. La réalité est simple, si Internet était un pays, ce serait le troisième plus gros consommateur d’électricité sur notre planète !
Les Gafam accumulent toutes nos données dans le cloud. Pour ce faire, il existe près de 500 data centers dans le monde, répartis dans 125 pays différents. Ils sont allumés sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre. De fait, ils consomment énormément d’énergie.
Comme vous l’aurez compris, il y a urgence à agir si nous ne voulons pas atteindre la surchauffe.
M. le président. La parole est à M. Yves Bouloux.
M. Yves Bouloux. Madame la ministre, la question de la régulation des Gafam est cruciale et a déjà fait l’objet de nombreux travaux. Leur capitalisation correspond à plus de deux fois celle du CAC 40 et dépasse les 4 000 milliards de dollars. Leur chiffre d’affaires est comparable aux recettes fiscales de l’État français. Outre les menaces d’atteinte à la souveraineté des États, cette domination du marché du numérique comporte un risque important de pratiques anticoncurrentielles.
Lors de la réunion du Conseil des ministres européens consacrée à la compétitivité, la France a affiché un très fort soutien aux deux projets de règlement européen. Dans le même temps, le 27 mai dernier, elle a publié avec l’Allemagne et les Pays-Bas une déclaration commune appelant au renforcement des mesures, notamment à une meilleure implication des États membres.
En mars dernier, à l’occasion de son audition devant la commission des affaires économiques du Sénat, la présidente de l’Autorité de la concurrence a souligné la nécessité de revoir le rôle des autorités de la concurrence des États membres, afin que celles-ci puissent intervenir en soutien de la Commission européenne. Le tout n’est pas d’édicter des règles, mais d’en assurer le respect, rapidement et efficacement. Or certaines décisions de la Commission européenne ont été prises dans un délai allant jusqu’à six ans après le début de l’enquête.
Comment le Gouvernement compte-t-il poursuivre son action, à l’échelle européenne, pour impliquer davantage l’autorité de la concurrence de chaque État membre ? Dans un cadre national, envisage-t-il parallèlement de renforcer les moyens de l’Autorité de la concurrence sur les sujets liés aux plateformes ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Bouloux, vous avez raison de souligner les avancées qui sont en train de se matérialiser. Pour qu’elles deviennent effectives, il faut que les moyens de régulation et de contrôle soient au rendez-vous.
Nous souhaitons que la Commission européenne reste l’autorité centrale dans le déploiement de ces mesures, car c’est là ce qui fera sa force, mais qu’elle puisse articuler son action avec celle des autorités nationales. Ce type d’articulation se pratique déjà en tant que de besoin, dans d’autres domaines, notamment celui du droit de la concurrence.
À l’échelon national, l’objectif est de mettre en relation les missions et les moyens. Comme vous le savez, nous avons renforcé le pôle d’expertise de la régulation numérique qui offre des compétences très pointues sur les sujets liés au numérique. Le service a déjà recruté treize professionnels et devrait en recruter vingt d’ici à la fin de l’année. Ces personnes pourront travailler en tant que de besoin pour différentes autorités. Elles ne seront pas mises à 100 % de leur temps à la disposition de l’Autorité de la concurrence, de sorte qu’elles pourront faire bénéficier de leur regard d’autres instances.
Un travail d’adéquation entre les moyens et les missions est en cours au niveau de l’Autorité de la concurrence, dans lequel nous intégrons la croissance du potentiel contentieux numérique. En effet, l’économie évolue et l’on constate, au niveau de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), que la part des contrôles effectués sur les plateformes numériques est en forte augmentation et constitue d’ores et déjà une priorité.
M. le président. La parole est à M. Pierre-Jean Verzelen.
M. Pierre-Jean Verzelen. Madame la ministre, on ne compte plus les attaques, les injures et les appels à la violence publiés sur les réseaux sociaux, pour toujours plus de clics, plus d’audience, plus de publicité et donc plus de profits.
Les algorithmes de ces plateformes sont calculés afin de mettre en avant les contenus qui font le buzz. Il faut bien comprendre que derrière un contenu, un commentaire, ou une photo, il y a un outil mathématique qui fait que l’information est mise en avant sur les murs des uns et des autres.
Derrière de nombreux drames qui trouvent leur origine dans des conversations ou des publications sur les réseaux sociaux, il y a un modèle mathématique qui a été travaillé. Il y a donc aussi un modèle économique.
Comme cela a déjà été dit, malgré la démonstration de leur puissance, qui devient de plus en plus importante, notamment lors de scrutins électoraux et démocratiques, qu’il s’agisse du Brexit ou des élections présidentielles américaines, les plateformes numériques conservent un régime d’irresponsabilité qui les a jusqu’à présent protégées.
Le droit actuel considère en effet que lorsqu’elles assurent le partage des contenus, elles sont de simples hébergeurs, et qu’elles ne peuvent donc pas être responsables de ces contenus. La question de savoir s’il faut les considérer comme des hébergeurs, des éditeurs, ou bien des intermédiaires fait l’objet de débats. Au-delà de ce point, il reste surtout à savoir si, derrière les algorithmes qui ont été décidés et travaillés, une responsabilité peut être mise en cause.
Par conséquent, madame la ministre déléguée, lorsque certaines publications mises en avant finissent par provoquer des drames ou des troubles dans la société, pensez-vous que ces fameux hébergeurs, intermédiaires, ou éditeurs peuvent être responsables pénalement ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur, vous avez raison, un questionnement existe autour de la responsabilité des plateformes, comme je l’ai d’ailleurs indiqué dans mon propos liminaire.
Cependant, on ne peut pas dire que les plateformes sont irresponsables juridiquement. En effet, le régime qui leur est applicable, à savoir celui des hébergeurs, prévoit une responsabilité conditionnelle et limitée. Les plateformes ne peuvent être tenues pour civilement et pénalement responsables des contenus qu’elles hébergent que dans le cas où, après avoir eu connaissance effective du caractère illicite de ces contenus, elles ne sont pas intervenues pour les retirer. Le critère est donc celui d’un défaut d’action lorsque l’on porte à leur connaissance des contenus illicites.
Les autorités françaises n’entendent pas revenir sur ce régime de responsabilité civile et pénale. En revanche, nous pensons qu’il faut créer une nouvelle responsabilité pour les plateformes, à savoir celle d’un devoir de diligence. Il serait en effet trop facile qu’elles puissent dire ne pas être au courant, alors qu’elles n’auront fait que détourner le regard de la publication des contenus.
Le régulateur aurait donc vocation à contrôler de façon systémique l’adéquation des moyens mis en place par les opérateurs pour s’assurer qu’il n’y a pas de contenu illicite sur les plateformes. Ce contrôle doit se faire de manière proportionnée à la taille des plateformes et à leur vocation.
Nous ne souhaitons entrer ni dans une évaluation du choix des moyens ni dans un contrôle tatillon de chaque contenu mis en ligne. Cependant, tout comme un contrôle de conformité s’exerce dans les banques, il faudrait que s’applique un dispositif équivalent sur la nature licite des contenus qui sont mis en ligne.
M. le président. La parole est à M. Thomas Dossus.
M. Thomas Dossus. Madame la ministre, dans le prolongement de la question de mon collègue, il me semble que les Gafam ont pris une place énorme dans notre quotidien et que ces plateformes se livrent parfois à des atteintes répétées et illégales contre notre vie privée.
Leur importance tient au rôle qu’elles jouent dans notre rapport au monde, aux idées et à la réalité. Elles nous mettent face à un vrai défi démocratique, grâce aux quantités astronomiques de données qu’elles traitent et à la manière dont elles les ordonnent grâce aux algorithmes, comme l’a expliqué mon collègue.
En effet, alors que ces algorithmes sont censés répondre aux attentes des utilisateurs, ils jouent le rôle de filtre de l’information et instaurent de nouvelles normes et de nouvelles règles. Il s’agit donc, par essence, d’un processus politique qui comporte des biais énormes.
Comme chacun peut le constater, au lieu d’encourager le débat, l’échange ou l’enrichissement mutuel, le traitement et la mise à disposition de l’information par les Gafam favorisent la segmentation et la radicalisation des blocs d’opinion. Ainsi, depuis un an, les fausses informations et les thèses les plus dangereuses pour la santé publique se sont diffusées, de façon parfois dramatique et à un rythme effréné.
Il est donc légitime de s’interroger sur le fonctionnement et la transparence de ces algorithmes. Dans la mesure où ils enferment les utilisateurs, cette question devient même une urgence démocratique absolue.
Lors d’un débat sur la haine en ligne, en novembre 2020, j’interrogeais M. le secrétaire d’État chargé de la transition numérique et des communications électroniques, Cédric O, sur la possibilité d’exercer une responsabilité politique face aux plateformes. Il m’avait alors répondu qu’il ne savait pas comment ces algorithmes mettaient en avant certains types de contenus, et que même si les plateformes le lui disaient, il n’aurait aucun moyen de contrôler la véracité de leurs déclarations.
C’est un aveu de faiblesse et nous ne pouvons pas nous contenter de l’impuissance. Le renoncement des gouvernements occidentaux face aux stratégies d’influence des Gafam, la passivité invraisemblable du monde occidental face à ce secteur devenu gigantesque sont inquiétants.
Madame la ministre déléguée, il n’est pas possible de se résoudre à l’impuissance. Il n’est pas non plus possible de se défausser uniquement sur les discussions à venir au niveau européen. Il est temps de demander un droit de regard démocratique sur ces algorithmes, non pas pour censurer, mais pour garantir la transparence et la pluralité des débats.
Au-delà de la régulation des contenus, quelles démarches le Gouvernement compte-t-il engager pour s’assurer de la transparence démocratique des algorithmes et des grandes plateformes numériques ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur, ce sujet est précisément au cœur des discussions que nous avons sur le Digital Services Act. Nous souhaitons, en effet, demander aux plateformes numériques structurantes, c’est-à-dire celles qui ont un accès massif à la population et qui peuvent orienter des débats par l’utilisation d’algorithmes de ciblage, de faire la transparence sur ces algorithmes. Nous souhaitons également que des régulateurs puissent contrôler leur utilisation.
Telle est la position que nous défendons auprès du Conseil « Compétitivité » de l’Union européenne. Elle a d’ailleurs fait l’objet d’une discussion, la semaine dernière, où Cédric O et moi-même étions à Bruxelles. Nous continuerons de la défendre, avec pour ambition d’obtenir un accord du Conseil dans les prochains mois. Nous pourrons ensuite avancer sur la validation institutionnelle de ce texte.
Je voudrais signaler deux autres aspects liés à ce sujet. Tout d’abord, les pouvoirs publics doivent trouver les moyens de s’équiper pour savoir lire les algorithmes et avoir accès aux éléments de contrôle. C’est la raison pour laquelle nous avons créé, comme je l’ai déjà dit, le pôle d’expertise de la régulation numérique, en septembre dernier. On y recrute des personnes aux profils très particuliers qui viennent en appui des différents services amenés à faire des contrôles.
Ensuite, dans le cadre du travail que nous menons sur l’intelligence artificielle, le Fonds pour l’innovation et l’industrie a lancé un certain nombre d’appels à projets, dont l’un porte sur l’audit des algorithmes numériques.
Il faut premièrement savoir réguler, et l’acte que nous allons valider à l’échelon européen part de ce principe ; il faut deuxièmement disposer d’experts ; il faut troisièmement renforcer et améliorer notre maîtrise de l’audit des algorithmes d’intelligence artificielle. Celle-ci pourra d’ailleurs être exploitée à d’autres fins, puisque l’enjeu démocratique lié à l’intelligence artificielle va bien au-delà des seules plateformes de mise en ligne des contenus.
M. le président. La parole est à M. André Gattolin.
M. André Gattolin. Madame la ministre, le titre de ce débat « sur la régulation des Gafam » me pose un problème, car il n’y a pas qu’une seule régulation, mais au moins trois. Parmi les textes européens, l’un régule l’organisation des marchés économiques et l’autre régule les contenus. À ce niveau, il faut en réalité non seulement réguler l’économie, les profits et les ressources, mais aussi les contenus, et enfin l’usage des données personnelles et le respect de la vie privée des personnes.
L’acronyme Gafam me gêne aussi beaucoup, dans la mesure où il désigne des entreprises nord-américaines. Je sais bien que depuis les affaires liées à la NSA (National Security Agency), nous vivons sous la férule Big Brother ! L’acronyme entretient le sentiment que tout le problème vient de cinq entreprises américaines alors que, en réalité, il faudrait parler des « géants d’Internet ».
Or ceux-ci n’existent pas qu’aux États-Unis, même s’ils y sont nés. Mme la ministre a en effet rappelé l’existence des BATX chinois, qui prennent une importance croissante.
On a longtemps cru que ces entreprises se développaient sur la base du libéralisme économique et des nouvelles technologies. En réalité, aujourd’hui, un géant de l’Internet ne peut exister sans l’appui d’une grande puissance. C’est d’ailleurs peut-être le drame de l’Europe d’être incapable de produire des géants numériques.
L’entreprise chinoise TikTok, filiale de ByteDance, est devenue en quelques années le premier média auprès des jeunes. L’information y est contrôlée puisqu’un message en faveur des Ouïghours, posté depuis la France, a été censuré et le compte de son auteur, un universitaire, a été fermé. Cet exemple montre qu’il existe aussi un problème de régulation des libertés et de la démocratie, et que celui-ci ne se pose pas dans les mêmes termes en Chine, aux États-Unis ou en Europe.
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur, vous avez tout à fait raison de souligner la nécessité d’élargir le débat et de ne surtout pas le limiter à des acteurs d’origine américaine.
Tout d’abord, par principe, les plateformes numériques dont nous parlons sont en perpétuelle mutation économique, puisqu’elles peuvent faire des opérations d’acquisition, ou bien perdre un certain nombre de leurs consommateurs et par voie de conséquence de la richesse.
Deux grands pays, a minima, ont des plateformes numériques structurantes, dont les États-Unis, mais également la Chine. Les BATX, que vous avez cités, ont acquis une puissance très importante grâce au nombre de personnes qui sont affiliées à leurs plateformes. Ils sont également puissants en matière de contenus puisque, en offrant la possibilité de faire des paiements directs en ligne, ils ont accès à un nombre de données personnelles extraordinairement important.
Vous avez également raison de rappeler qu’il faut bien distinguer ce qui relève du contenu et ce qui relève du modèle économique. En effet, tout le propos du Digital Markets Act est de montrer comment ces plateformes empêchent paradoxalement l’innovation en épuisant les petites start-up qui cherchent à émerger, avec parfois des innovations technologiques très intéressantes, une qualité de service meilleure, ou bien encore une meilleure protection des données du consommateur.
Il faut également prendre en compte comme troisième élément les données personnelles des consommateurs et leur caractère privé.
Notre objectif est d’apporter une réponse qui prenne en compte toutes les données du problème. Certaines plateformes européennes, d’ailleurs, n’échapperont pas à la régulation. Nous privilégions une approche matricielle qui tient compte du contenu et de la dimension économique des plateformes. Le DSA et le DMA y contribuent. Comme vous le savez, une remise à plat du règlement e-privacy est également en cours ; nous traitons donc également le sujet des données personnelles.
Nous veillons également à développer une approche totalement transversale qui s’appliquera à l’ensemble des plateformes mondiales. Un critère important sera de pouvoir distinguer la petite plateforme locale qui cherche à se développer, qui apporte de la valeur et qui n’a pas forcément les moyens de mettre en place toutes les régulations. En effet, nous avons constaté, lors de la mise en œuvre du règlement général sur la protection des données (RGPD),…
M. le président. Il faut conclure.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. … que celui-ci avait favorisé les plus grosses plateformes, parce que c’était elles qui pouvaient le mieux s’y adapter. C’est la raison pour laquelle il nous paraît très important d’établir cette différenciation.
M. le président. La parole est à M. Bernard Fialaire.
M. Bernard Fialaire. Madame la ministre, ma question porte sur le versant fiscal. Les nouveaux géants du numérique atteignent une valorisation boursière supérieure à celle des entreprises traditionnelles, et pourtant, leur taux d’imposition est largement inférieur, en raison du caractère immatériel de leur création de valeur qui leur permet de mettre en place des stratégies d’optimisation fiscale.
En effet, la taxation de ces géants échappe au cadre fiscal traditionnel où les bénéfices sont taxés par les États dans lesquels les entreprises ont leur siège, plutôt que là où elles exercent leurs activités, sauf établissement stable qui suppose des locaux et du personnel.
Cette fiscalité des géants du numérique suscite, depuis plusieurs années, d’âpres débats au sein de l’Union européenne. En mai dernier, Amazon a remporté une victoire lorsque la justice européenne a validé les rabais fiscaux obtenus par le géant du commerce en ligne au Luxembourg. Cette validation a été un camouflet pour la Commission européenne, qui y voyait des aides d’État illégales dont elle exigeait le remboursement.
Bruxelles avait déjà perdu face à Apple, en juillet 2020, devant cette même juridiction. Les juges avaient alors annulé le remboursement à l’Irlande de 13 milliards d’euros d’avantages fiscaux considérés comme indus par la Commission.
Face à l’enlisement de la situation, certains États ont tenté de faire cavalier seul. La France a ainsi adopté la taxe de 3 % sur le chiffre d’affaires réalisé par les géants du numérique, qui n’a rapporté, comme cela a déjà été dit, que 400 millions d’euros en 2019.
Pourtant, la France s’est exposée aux représailles des États-Unis qui ont relevé des droits de douane sur certains produits, tels que le vin – vous comprendrez que pour un élu du Beaujolais ce soit douloureux. Elle a également subi la réaction des Gafam, tels que Google ou Amazon, qui ont augmenté le tarif des publicités des annonceurs.
Joe Biden a suggéré, en avril dernier, de taxer à 21 % les multinationales partout dans le monde, mais le Trésor américain a depuis revu ses ambitions à la baisse, en proposant un taux de 15 % à ses partenaires.
Une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur ces propositions a révélé qu’aucun pays, à part les paradis fiscaux, ne subirait de pertes de revenus au titre de l’impôt sur les sociétés. Encore mieux, les recettes fiscales de l’Union européenne pourraient gonfler de 13 % à 50 % selon l’ambition de la réforme en négociation. Nous voyons clairement se dessiner la perspective d’un accord historique lors du prochain G7,…
M. le président. Il faut conclure.
M. Bernard Fialaire. … ou à l’occasion du G20 de Venise, en juillet prochain.
M. le président. Cher collègue, vous avez dépassé votre temps de parole.
La parole est à Mme la ministre déléguée, qui aura certainement compris votre question.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Fialaire, je pense que votre question porte sur ce qu’on peut espérer des négociations qui sont en cours au niveau de l’OCDE. Le premier pilier, qui est relatif à la révision des règles d’allocation des droits d’imposer des bénéfices dégagés par les entreprises les plus profitables, a vocation à s’appliquer de manière transversale à tous les secteurs d’activité. Quant au deuxième pilier, il est relatif à l’institution d’une règle mondiale d’imposition minimale effective des entreprises multinationales.
Comme vous le savez, nous sommes favorables à une négociation qui permette d’aboutir sur ces deux piliers. Nous soutenons, parce que nous l’avons toujours fait, l’objectif d’obtenir soit au G7, soit au G20, soit au sein de l’OCDE, soit au niveau de la Commission européenne, un système qui permette de mettre en place une imposition plus équitable et plus juste entre entreprises. Celle-ci portera sur le surprofit que font certaines d’entre elles de par leur modèle économique – c’est le premier pilier – et s’appliquera de manière générale aux entreprises qui se positionneraient dans des pays à très faible fiscalité et qui utiliseraient cet avantage. Celui-ci s’apparente, suivant notre lecture, à une aide d’État, car que l’on apporte une subvention ou que l’on refuse de taxer un bénéfice évident, la circulation de l’argent est la même entre le budget de l’État et le compte de résultats de l’entreprise.
Bruno Le Maire défendra cette approche. Nous avons bon espoir de pouvoir, lors du prochain G20, arriver à des avancées historiques. Je tiens à vous le dire, car nous avons depuis trois ans et demi continuellement repris ce dossier dans toutes les instances internationales. Nous avons également été le premier pays à mettre en place une taxe nationale, pour montrer l’exemple, en prenant le risque de rétorsions, comme vous l’avez très bien dit, en citant le Beaujolais.
Aujourd’hui, grâce à la détermination constante du ministre de l’économie, des finances et de la relance et du Président de la République, nous sommes en passe d’obtenir cet accord historique. Je crois qu’il faut continuer à remettre sans cesse l’ouvrage sur le métier et ne pas se réjouir trop tôt.