Mme la présidente. La parole est à M. Thani Mohamed Soilihi, pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants.
M. Thani Mohamed Soilihi. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, comme cela avait déjà été le cas lors de l’examen de la proposition de loi Balai I, la conférence des présidents a décidé de recourir, en application de la réforme du règlement du Sénat adoptée le 14 décembre 2017, à la procédure de législation en commission pour la discussion du texte qui nous réunit aujourd’hui.
Vous nous l’aviez annoncé à l’époque, cher Vincent Delahaye : l’initiative d’amélioration de la lisibilité du droit devait conduire au dépôt de nouveaux textes, tant la tâche en la matière est immense.
En effet, la subsistance de lois obsolètes dans l’ordre juridique présente deux inconvénients majeurs. D’une part, elle fragilise l’adage selon lequel « nul n’est censé ignorer la loi » ; d’autre part, elle nuit aux principes constitutionnels de clarté, d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi.
Le précédent texte, devenu depuis la loi du 11 décembre 2019 et traduisant les premiers travaux du bureau d’abrogation des lois anciennes et inutiles, créé par le Sénat au mois de janvier 2018, proposait d’abroger 44 lois. À l’issue des travaux de la commission et du travail de la rapporteure de l’époque, Mme Nathalie Delattre, 49 lois adoptées entre 1819 et 1940 ont finalement été totalement ou partiellement abrogées.
La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui s’attaquait initialement à l’abrogation de 163 lois manifestement obsolètes, promulguées sur une période comprise entre 1941 et 1980, dont les dispositions encore en vigueur ont épuisé leurs effets en raison de leur objet même.
Les travaux de Mme la rapporteure, conduits avec vigilance et une extrême prudence, ont mené à la suppression de l’abrogation de 49 lois visées par le texte initial, chaque fois qu’un doute sur les conséquences juridiques résultant de leur abrogation subsistait.
Il faut reconnaître que la complexité et la délicatesse de la manœuvre d’amélioration s’accroissent à mesure qu’avancent les travaux de la mission Balai. Les prochains textes qui en seront issus devraient d’ailleurs consister à abroger des dispositions que le juge a déclarées inconventionnelles ou des malfaçons législatives, ainsi que des contradictions entre plusieurs textes en vigueur. Je soumets cette idée ! (Sourires.)
En définitive, ce travail d’élagage de notre législation, s’il est nécessaire, relève de la responsabilité qui est la nôtre en tant que législateur. Le Président de la République s’est engagé en faveur de la maîtrise de la production législative lors de son discours devant le Parlement réuni en Congrès le 3 juillet 2017.
La circulaire du 26 juillet 2017 relative à la maîtrise du flux des textes réglementaires et de leur impact institue la règle dite du deux pour un, prévoyant la suppression ou, en cas d’impossibilité avérée, la simplification, de deux normes existantes pour toute nouvelle norme réglementaire.
Pour poursuivre ce mouvement de simplification des normes législatives, dans une communication du 12 janvier 2018, le Premier ministre a annoncé que chaque projet de loi devrait, à l’avenir, inclure un titre comportant des mesures de simplification législative. Par ailleurs, sur l’initiative du Conseil d’État, le secrétariat général du Gouvernement a élaboré un tableau de bord des indicateurs de suivi de l’activité normative, qui a été mis en ligne le 7 mars 2018.
Le Sénat a pris sa part dans ce travail colossal, puisqu’il est à l’origine de nombreuses initiatives de rationalisation de la production du droit. J’ai à l’esprit cette mission Balai, mais également le renforcement du contrôle des irrecevabilités sur la base des articles 41 et 45 de la Constitution, sur proposition d’Alain Richard et de Roger Karoutchi, ou encore la mission confiée en 2014 par le bureau à la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation d’évaluer et de simplifier les normes applicables aux collectivités territoriales.
Pour ne pas allonger davantage nos débats et dans la continuité de notre vote lors de l’examen de la précédente proposition de loi Balai et des travaux du Sénat, le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants se prononcera en faveur de ce deuxième volet, ainsi modifié.
Mme la présidente. La parole est à M. Bernard Fialaire, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.
M. Bernard Fialaire. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je dois me faire pardonner de vous priver de l’accent du Lot du président de notre groupe, Jean-Claude Requier, retenu par la visite du Président de la République dans son département. (Sourires.)
Dans maintenant moins d’un mois, le peloton du tour de France s’élancera depuis Brest avec l’espoir que nos champions français, comme Julian Alaphilippe ou Romain Bardet, viennent briller sur les routes de nos départements.
M. Michel Canévet. Très bien !
M. Bernard Fialaire. Derrière eux s’élancera également une camionnette blanche qui fera cauchemarder les compétiteurs. Sa mission est bien précise : ramasser les coureurs jetant l’éponge au cours de l’étape. Vous la reconnaîtrez facilement : elle est habillée d’un autocollant portant la mention « voiture-balai ». (Nouveaux sourires.)
Je me réjouis que notre Parlement ait aussi institué sa propre « voiture Balai » et que celle-ci fasse son œuvre pour la deuxième fois. Le travail législatif, comme le cyclisme, est un sport d’endurance et nos lois aussi doivent savoir jeter l’éponge lorsqu’elles cessent d’être normatives.
Ce projet a été initié dès 2018 via une mission ayant pour objectif d’améliorer la clarté et l’accessibilité de la loi et visant, dans un premier temps, à recenser les lois inappliquées et inapplicables et à élaborer des propositions de loi tendant à les abroger.
Par le biais d’un premier texte, dont Nathalie Delattre était rapporteure, un premier balayage des lois adoptées entre 1800 et 1940 a pu être réalisé. Avec ce nouveau texte, nous envisageons à présent les années allant de 1941 à 1980.
Je rejoins ceux qui ont souligné l’important travail accompli pour l’élaboration de cette proposition de loi. La liste des textes concernés est le fruit d’une fouille minutieuse, précise et patiente. Elle dit aussi quelque chose de notre histoire et des événements qui ont construit notre société.
Il en est ainsi de la loi du 11 avril 1946 ayant pour objet de permettre aux femmes d’accéder à la magistrature, que la commission a finalement désiré conserver symboliquement, de la loi du 12 juillet 1978 portant diverses mesures en faveur de la maternité ou encore de la loi du 31 juillet 1968 relative aux forclusions encourues du fait des événements de mai et juin 1968.
Cette proposition de loi nous offre aussi un rapide voyage à travers la diversité des métiers que connaît notre pays et qu’il faut soutenir : la loi du 22 avril 1944 relative au travail de nuit dans la boulangerie, celle du 31 décembre 1971 relative à l’exercice de la profession d’infirmier ou d’infirmière dans les départements d’outre-mer ou encore celle du 26 juillet 1957 modifiant le statut des travailleurs à domicile.
Ensuite, il me faut aussi saluer la prudence dont a su faire preuve la commission des lois, qui a scrupuleusement vérifié, pour chacun des textes, que son abrogation n’entraînerait pas la moindre conséquence juridique. L’effort de clarté ne doit pas être accompagné d’un risque d’imprévisibilité. En définitive, plus d’une centaine de lois seront abrogées si le texte est adopté en l’état.
Il nous reste, malgré tout, à nous interroger quant aux objectifs de cette proposition de loi : lutter contre la prolifération des lois, contre l’accroissement du volume législatif ou encore participer à la clarté, à l’intelligibilité, à l’accessibilité et à la normativité de la loi. Je ne doute pas que ce texte y participe. Toutefois, nous le savons bien, ce qui porte le plus atteinte à la lisibilité du droit, ce ne sont pas les lois obsolètes que nous abrogeons, mais davantage le flux et le reflux des réformes incessantes.
Ainsi, le projet de loi 3D, dont nous entamerons bientôt l’examen, en est une parfaite illustration. Depuis 1982, notre administration locale est maniée, remaniée et sans cesse réformée. Or c’est ici que se joue la question de l’intelligibilité du droit.
Nous avons salué, il y a presque quarante ans, l’entrée dans cette nouvelle ère de la décentralisation. Depuis, les actes décentralisateurs se succèdent, au point de jouer contre nos administrations, lesquelles espèrent aujourd’hui non seulement de la clarté et de la simplicité dans leur droit, mais également de la stabilité et davantage de continuité normative.
Assimiler chaque réforme, chaque changement, c’est faire usage d’une énergie qui n’est pas dépensée ailleurs, c’est-à-dire qui n’est pas consacrée à l’administration de nos territoires.
Le texte que nous examinons aujourd’hui doit nous rappeler qu’il nous revient d’endiguer cette tendance, hélas devenue durable, de l’inflation législative. À l’avenir, nous devrons nous efforcer de contenir notre désir de loi.
Cette dernière remarque n’enlève rien à la qualité du texte que nous discutons et que le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen soutiendra unanimement.
Mme la présidente. La parole est à Mme Éliane Assassi, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste.
Mme Éliane Assassi. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, la démarche vertueuse engagée avec la loi Balai I, qui a supprimé 49 lois obsolètes sur la période 1819-1940, se poursuit aujourd’hui avec l’abrogation de 115 lois également obsolètes, qui ont été adoptées entre 1940 et 1980.
Cette démarche est d’ailleurs appelée à se prolonger, puisqu’une troisième proposition de loi concernant les collectivités territoriales est déjà en cours de préparation.
Je tiens à remercier Vincent Delahaye et Valérie Létard, qui ont pris l’initiative non seulement de ces deux propositions de loi, mais aussi de la mission Balai, acronyme pour bureau d’annulation des lois anciennes et inutiles, dont les travaux ont abouti à l’élaboration de ces textes.
Il s’agit d’un travail législatif d’ampleur, marqué du sceau du Sénat, celui du sérieux de la Haute Assemblée qui, au-delà de la pluralité des expressions qu’elle autorise, sait prendre la hauteur de vue nécessaire pour servir le pouvoir législatif qu’elle incarne pour moitié.
Il s’agit en quelque sorte d’une « méta-loi », en d’autres termes d’une loi qui traite de la loi.
Réduire le stock des dispositions législatives permet d’éviter tout risque de confusion avec des lois ultérieures et d’améliorer la lisibilité de notre droit, comme l’expliquait Nathalie Delattre, alors rapporteure de la commission des lois sur la proposition de loi Balai I. Le groupe CRCE en est convaincu, comme il est convaincu que cette chasse aux « fossiles législatifs » permet d’atteindre les objectifs constitutionnels de clarté, d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi.
Aussi cette proposition de loi très consensuelle pouvait-elle se prêter à la procédure de législation en commission – vous savez pourtant ce que j’en pense ! (Sourires.) –, d’autant que les amendements déposés et votés avec prudence par la commission des lois, après avis du Conseil d’État et des ministères concernés, n’appellent pas de commentaires particuliers.
Sur le fond, si je prolonge un peu la réflexion sur notre manière de faire ou de défaire la loi, je m’interroge : les conditions souvent difficiles dans lesquelles nous sommes amenés à légiférer ces dernières années – la situation empire sous ce quinquennat et au fil des réformes du règlement du Sénat – nous conduisent souvent à le faire dans l’urgence et, parfois, mal, il faut le reconnaître.
L’ordre du jour souvent encombré, le manque de visibilité sur le calendrier des travaux, la réduction des temps de parole, la procédure accélérée trop souvent engagée par le Gouvernement nuisent à une bonne élaboration de la loi. Tout cela a récemment conduit le Conseil constitutionnel à censurer de nombreuses dispositions, comme dans la loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine ou la loi pour une sécurité globale préservant les libertés, ou à inciter le Parlement à légiférer, comme sur la question de la dignité en détention. Dans ce cadre, le Sénat est souvent amené à jouer le rôle de correcteur de la loi.
En outre, l’amoncellement de lois de circonstance ou de lois électoralistes, par exemple sur le thème de la laïcité ou sur celui de l’irresponsabilité pénale dernièrement, ne contribue pas non plus à la bonne lisibilité de notre droit, ni au sérieux de nos travaux.
Je ferai moi aussi référence à la fameuse mise en garde de Montesquieu : « Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires ». Il y aurait en effet de quoi s’interroger sur l’utilité et la nécessité des lois que nous produisons. Pour chaque loi, nous ne devrions nous poser qu’une seule question : quelle utilité et quelle nécessité y a-t-il à légiférer en ce sens, à ce moment précis, pour servir l’intérêt général ?
Ces quelques réflexions que je vous livre n’entament évidemment en rien notre vote en faveur de ce texte.
Mme la présidente. La parole est à M. Yves Bouloux, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)
M. Yves Bouloux. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition de loi qu’il nous est donné d’examiner aujourd’hui tend à améliorer la lisibilité du droit par l’abrogation de lois obsolètes.
Je salue le travail remarquable accompli par les membres de cette mission, dont l’objet est de recenser les lois inappliquées ou obsolètes.
C’est un véritable travail d’orfèvre qui ne laisse aucune place à l’erreur. Les conséquences de l’abrogation d’un texte qui servirait encore de base légale à des actes réglementaires seraient en effet dramatiques en termes de sécurité juridique.
Les travaux menés par la mission Balai doivent être poursuivis sur le long terme. Ils garantissent l’effectivité des objectifs constitutionnels de clarté, d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi.
Les propositions de loi qui en résultent contribuent non seulement à réduire le stock de normes et à éviter tout risque de confusion avec des lois ultérieures, mais aussi à améliorer la lisibilité de notre droit.
Si la première proposition de loi issue des travaux de cette mission prévoyait d’abroger une cinquantaine de lois, cette deuxième proposition de loi a pour ambition de supprimer 160 textes.
Cette montée en puissance des travaux de la mission va dans le bon sens. Trop de lois rendent en effet la société trop complexe. Plus encore qu’abroger des lois inapplicables ou inappliquées, il ne faudrait légiférer que lorsque cela est utile.
Depuis le début de cette XVe législature, 174 lois ont été promulguées, dont 47 pour la seule année 2020.
M. Arnaud Bazin. C’est trop !
M. Yves Bouloux. Seront-elles toutes utiles ?
Le projet de loi portant réforme du code pénal, déposé par Robert Badinter en 1986, ne comportait que 108 pages et environ 300 articles. Aujourd’hui, ce même code pénal compte 396 pages et plus d’un millier d’articles. Les Français ont-ils le sentiment d’être mieux protégés ? Assurément non ! En revanche, la tâche des officiers de police, de la gendarmerie et de la justice s’est complexifiée.
Le risque, amplifié par les réseaux sociaux, est que l’on traduise chaque fait divers en une loi qui, dans bien des cas, est inapplicable ou inappliquée, faute de disposer de moyens suffisants pour le faire.
Mieux légiférer, mieux évaluer, c’était le sujet d’un rapport d’information de l’Assemblée nationale publié en 2014. Plus que l’objectif d’intelligibilité, c’est bien celui de la qualité de la loi qui doit être visé.
L’exemple de la loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, dite ÉLAN, doit nous interpeller : le texte initial ne comportait que 65 articles, quand la loi promulguée en comprend 634 ; 569 articles, introduits par le biais d’amendements qui ont parfois été déposés par le Gouvernement lui-même, n’ont donc donné lieu à aucune étude d’impact. Deux ans et demi après la promulgation de la loi, nous sommes toujours dans l’attente de la publication de mesures réglementaires.
La proposition de loi que nous examinons contribue à une importante clarification du droit, mais il est tout aussi important de mieux légiférer que d’abroger les textes obsolètes.
Vous l’aurez compris, le groupe Les Républicains votera ce texte. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)
Mme la présidente. Je mets aux voix, dans le texte de la commission, la proposition de loi tendant à abroger des lois obsolètes pour une meilleure lisibilité du droit.
(La proposition de loi est adoptée.)
Mme la présidente. Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à quinze heures vingt, est reprise à quinze heures vingt-cinq, sous la présidence de M. Vincent Delahaye.)
PRÉSIDENCE DE M. Vincent Delahaye
vice-président
M. le président. La séance est reprise.
5
Régulation des Gafam
Débat organisé à la demande du groupe Les Républicains
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Les Républicains, sur la régulation des Gafam.
Nous allons procéder au débat sous la forme d’une série de questions-réponses dont les modalités ont été fixées par la conférence des présidents.
Je rappelle que l’auteur de la demande dispose d’un temps de parole de huit minutes, puis le Gouvernement répond pour une durée équivalente.
À l’issue du débat, le groupe auteur de la demande dispose d’un droit de conclusion pour une durée de cinq minutes.
Dans le débat, la parole est à M. Jean-Raymond Hugonet, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Jean-Raymond Hugonet, pour le groupe Les Républicains. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la simple évocation de leurs noms suffit à nous plonger dans l’univers de la démesure : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft – les Gafam.
Au fur et à mesure qu’elles ont tracé leur chemin, ces cinq superstars de la technologie ont pratiquement changé tout ce qu’elles touchaient.
Elles ont aspiré tant de données, embauché tant d’ingénieurs de haut niveau et racheté tant de rivaux que l’étendue de leurs pouvoirs a totalement remodelé et redéfini l’univers technologique.
Le processus commence par les milliards de smartphones qui se trouvent dans nos poches. Ils sont tellement pratiques que nous nous sommes avidement jetés dessus : nous avons ainsi confié des pans entiers de notre vie quotidienne à ces mini-supercalculateurs équipés de puces GPS, offrant des débits rapides et des caméras puissantes. Ils sont, de fait, devenus des appendices, voire le troisième hémisphère de notre cerveau.
Cette révolution numérique, alliée à l’instinct humain, a permis à une poignée de géants de dominer le secteur et à leurs créateurs de s’enrichir déraisonnablement.
Première conséquence évidente, ces quelques géants abusent de leur domination. Les énormes capitaux qu’ils accumulent leur permettent en effet de racheter toutes les sociétés qui pourraient contrarier leur situation monopolistique, comme l’ont fait Facebook avec Instagram et WhatsApp ou Google avec YouTube.
À présent, les obstacles pour empêcher les nouveaux entrants d’intégrer le marché sont tels que l’on imagine mal que certains puissent percer aux États-Unis. Cela pose un évident problème, puisque c’est précisément la concurrence qui stimule l’innovation.
Bien sûr, les Gafam sont régulièrement mis à l’amende par la Commission européenne, que ce soit pour abus de position dominante ou pour pratiques fiscales illicites.
Le dernier exemple en date est celui de Google, à qui la Commission européenne a infligé, au mois de mars 2019, une amende de 1,5 milliard d’euros pour avoir biaisé la concurrence au profit de sa régie publicitaire, Google AdSense, en imposant des restrictions contractuelles anticoncurrentielles aux autres sites web.
Ce n’est là qu’une péripétie dans une longue suite de sanctions décidées par la Commission européenne ou par diverses autorités européennes, qui visaient tour à tour Google, Apple, Facebook, Amazon ou Microsoft. Ces dernières années, Facebook a ainsi été condamné par différentes autorités européennes à régler plusieurs amendes pour pistage illicite.
Nous-mêmes, mes chers collègues, cherchons à faire évoluer la loi de façon à mieux protéger les données personnelles et la propriété intellectuelle.
Avouons qu’il s’agit d’un exercice qui revêt parfois un caractère kafkaïen, tant nos sacro-saintes libertés individuelles s’accordent de moins en moins avec la survie collective de notre société où l’horreur le dispute à la cupidité.
Au pays de la loi antitrust, les Gafam ont tranquillement fait main basse sur les données du monde et concentrent aujourd’hui la rente technologique, précisément parce qu’elle profite à l’économie américaine.
D’où la faiblesse de la riposte antitrust, même si l’Oncle Sam semble comprendre qu’il a accouché d’un monstre lorsqu’il se remémore cette phrase de John Sherman, instigateur de la première loi antitrust aux États-Unis en 1890 : « Si nous refusons qu’un roi gouverne notre pays, nous ne pouvons accepter qu’un roi gouverne notre production, nos transports ou la vente de nos produits. »
Assurément, la régulation des Gafam et la lutte contre leurs pratiques anticoncurrentielles ne peuvent se concevoir que sur plusieurs fronts, en l’occurrence dans les domaines législatif et géopolitique.
Certes, la guérilla judiciaire et réglementaire européenne a sa part d’efficacité, mais elle est condamnée à demeurer insuffisante.
Elle bute d’abord sur la divergence des intérêts européens, notamment avec le jeu discordant du Danemark, de l’Irlande et de la Suède. Elle bute ensuite sur l’absence d’un engagement budgétaire coordonné, susceptible de favoriser l’émergence d’acteurs européens.
Aujourd’hui, si la situation de quasi-monopole des géants de l’internet inquiète les économistes, elle inquiète également le monde politique.
En contrôlant la circulation de l’information, les Gafam disposent désormais d’un pouvoir politique démesuré. C’est la raison pour laquelle on entend parler avec insistance d’un démantèlement partiel.
L’asymétrie du rapport de force actuel pourrait laisser croire que c’est une utopie. Selon moi, il n’en est rien : au contraire, il est de notre devoir d’envisager très sérieusement cette option.
Nous pourrions emprunter une voie relativement douce, qui consiste à mieux contrôler la croissance externe des Gafam et à limiter de la sorte l’extension de leurs pouvoirs à d’autres secteurs, comme lorsque Google a acheté Waze ou DoubleClick.
Nous pourrions aussi emprunter une voie plus dure en optant pour le démantèlement des géants du numérique, à l’instar de ce qui a été fait avec la Standard Oil au début du XXe siècle ou AT&T au début des années 1980.
Pour être efficace, le régulateur doit aussi remonter à la source du problème. Démanteler ne sert à rien si rien n’empêche la reconstitution des monopoles.
Dans cette optique, il faut non seulement renforcer les réglementations et les possibilités d’interconnexion, mais aussi agir au niveau des acteurs qui arment financièrement les stratégies de concentration.
Les mesures de confinement prises un peu partout sur la planète pour tenter d’endiguer le virus ont encore renforcé la place du numérique dans nos vies et, par conséquent, accru le poids des géants du secteur. C’est logique : quand on s’ennuie, confiné chez soi, on passe beaucoup plus de temps sur ses écrans et, lorsque les magasins sont fermés, on achète en ligne.
Non seulement les plateformes sont devenues aussi riches que bien des États, mais elles ont acquis un haut degré de contrôle sur la communication politique.
Les Gafam ne se contentent pas de fausser le marché, ils menacent la démocratie. C’est grâce aux géants du numérique que les complotistes les plus délirants trouvent désormais une large et pernicieuse audience et déstabilisent nos démocraties, en jetant la suspicion sur toute parole émise par une personne exerçant une autorité ou détenant une expertise.
Ce sont les réseaux sociaux qui, par leurs algorithmes, nous enferment dans des bulles cognitives où nous ne croisons bientôt plus que des gens qui pensent comme nous, créant ainsi l’illusion que tout le monde pense comme nous.
Plus grave encore peut-être, les plateformes se sont dotées de la capacité d’influencer le débat politique en favorisant tel ou tel courant d’opinion, selon les convictions de leurs dirigeants et de leur personnel.
Je conclus en évoquant le 10 décembre 1957, date à laquelle Albert Camus a reçu le prix Nobel de littérature. Dans un discours mémorable, il décrit déjà l’état du monde soumis à l’extension du libéralisme et à un progrès technique de plus en plus liberticide. Dans ce discours plein de lucidité, il nous rappelle en quoi consiste réellement l’engagement pour préserver un monde décent et vivable.
Soixante-quatre ans plus tard, alors que s’ouvre notre débat, permettez-moi, mes chers collègues, de rappeler ici la mission que se fixait Albert Camus et que nous pourrions faire nôtre, alors que nous réfléchissons à la régulation des Gafam : « [Notre] tâche […] consiste à empêcher que le monde ne se défasse. » (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – MM. Olivier Cigolotti, André Gattolin et Éric Bocquet applaudissent également.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, embrasser l’ère du numérique, c’est embrasser les occasions qu’elle offre à notre économie et à notre société, mais c’est aussi regarder en face les défis inédits que cette révolution lance à notre économie et à notre démocratie.
Pour le régulateur, l’ère de la maturité numérique revient à se donner les moyens de garantir que ce nouveau paradigme ne soit pas celui de la fin de l’État de droit, de l’ordre public en ligne, de la concurrence loyale ou de la protection des consommateurs.
Les modèles des plateformes numériques offrent à nos entreprises de nouvelles occasions de développement, mais l’essor de ces acteurs en Europe a aussi suscité risques et défis.
De grands acteurs ont aujourd’hui acquis un pouvoir de marché tel qu’ils seraient devenus incontournables mondialement et qu’ils sembleraient en mesure d’échapper aux régulations étatiques. Cette position crée des effets économiques néfastes, comme l’illustrent les pratiques de verrouillage de marché, les situations de rente ou encore la confiscation de l’innovation.
Ces vingt dernières années, nous avons également assisté à l’avènement des réseaux sociaux, devenus de véritables espaces publics de l’information et de la communication.
Pour autant, ces acteurs privés n’assument pas encore suffisamment les responsabilités démocratiques et juridiques que leur rôle implique.
C’est la raison pour laquelle le Gouvernement se mobilise depuis plus de trois ans pour la mise en œuvre d’un nouveau cadre de régulation des plateformes numériques. Il a œuvré pour que l’Union européenne se saisisse de manière ambitieuse de ce sujet.
Lorsqu’une partie croissante de nos vies dépend du numérique, ceux qui en maîtrisent les codes détiennent le pouvoir. L’absence de transparence des grands réseaux sociaux doit être regardée comme une aberration démocratique. Il appartient donc au régulateur public de répondre présent.
Dans ce contexte, nous avons d’abord agi à l’échelon national, en premier lieu, contre la désinformation et les fake news, grâce à la loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information adoptée en 2018, en second lieu, contre la haine en ligne via des initiatives, comme le dispositif figurant dans le projet de loi confortant le respect des principes de la République et de lutte contre le séparatisme.
Ces initiatives nationales sont bien entendu nécessaires, car elles répondent à des enjeux démocratiques et républicains immédiats. Néanmoins, face à des acteurs mondialisés dont les activités transcendent les frontières, la régulation ne peut prendre sa véritable mesure qu’à l’échelle de notre continent, voire de la planète.
C’est dans cet esprit que la France soutient à l’échelon européen le Digital Services Act (DSA), un texte grâce auquel le Gouvernement a l’ambition d’encadrer les plateformes et leur politique de modération.
Se demander qui décide des règles sur les réseaux sociaux, c’est appeler à un retour du régulateur public et à une relation plus horizontale entre utilisateurs et opérateurs pour permettre au marketplace of ideas, le fameux « marché des idées » cher à John Stuart Mill, de retrouver son point d’équilibre.
Le Digital Services Act fixe des objectifs ambitieux que partage le gouvernement français : une responsabilisation des acteurs à la hauteur de leur rôle dans la diffusion des contenus, des obligations graduées et proportionnées à la taille des plateformes, l’expression d’un besoin de transparence sur la modération des contenus, ainsi qu’une supervision efficace avec à la clé des sanctions dissuasives pouvant aller jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires.
Ce texte mettra en place un nouveau régime juridique applicable aux plateformes numériques, les assujettissant à un devoir de diligence quant à leur politique de modération, par lequel le régulateur contrôlera l’adéquation des moyens mis en place par les opérateurs. C’est ainsi que nous protégerons les utilisateurs contre toute modération arbitraire de la part des plateformes et que nous garantirons la liberté d’expression sur celles-ci.
La semaine dernière encore, la France a plaidé au sein du Conseil « Compétitivité » pour un cadre réglementaire inédit, qui dépasserait la logique actuelle de signalement et de retrait, et ce afin de poser les bases d’un véritable encadrement des réseaux sociaux en matière de modération. Ce cadre fixerait des obligations de transparence et de moyens, mais aussi une obligation de coopération pour permettre aux autorités judiciaires de jouer leur rôle en termes de poursuites et de sanctions. Je remercie ici Cédric O, malheureusement retenu aujourd’hui, qui défend avec détermination ces sujets à l’échelon de l’Union européenne.
Nous souhaitons également que le projet de DSA soit complété, afin de renforcer les obligations des plateformes en ligne au regard des problèmes spécifiques que ces acteurs soulèvent, comme la vente de produits dangereux et la contrefaçon, mais également en vue d’assurer une information satisfaisante des consommateurs. Là encore, l’articulation entre le droit national et le droit européen est la clé de voûte d’une régulation efficace.
L’adoption de la loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne en matière économique et financière, dite Ddadue, a été l’occasion de le rappeler : en permettant à la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, la DGCCRF, de bloquer les sites contrevenant à leurs obligations de conformité et de sécurité, mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez rappelé le primat de la protection du consommateur.
De la même manière, les obligations que comporte le Digital Services Act devraient permettre d’assurer la protection des consommateurs français et européens et de garantir une concurrence loyale entre les plateformes et les industriels, importateurs et distributeurs français et européens.
Évoquer la régulation des contenus ne suffit pas : il faut également parler des phénomènes économiques qui sous-tendent les dérives que l’on constate.
La place des plateformes dans le débat public est à la mesure du quasi-monopole que celles-ci ont construit au fil des années. Cette situation résulte des caractéristiques propres à l’économie numérique : la gratuité apparente, les effets de réseau et la capacité à monétiser les données personnelles. En matière de plateforme numérique, « the winner takes all » – le gagnant prend tout. Pour empêcher cela, le régulateur a un rôle particulier à jouer.
Parvenir à réguler les réseaux sociaux implique d’avoir un système de coopération interétatique capable d’imposer des sanctions fortes.
Sans contrainte économique, pour reprendre les mots de Thierry Breton, les plateformes sont « too big to care », trop grandes pour faire attention. C’est tout l’enjeu du Digital Markets Act (DMA) également soutenu par la France à l’échelon européen.
Alors que les amendes pour abus de position dominante sont insuffisamment dissuasives, le Digital Markets Act prévoit une régulation ex ante et asymétrique, qui vise à compléter les outils concurrentiels actuels par des règles d’application immédiate pour les acteurs numériques structurants. Il ne s’agit donc pas de tuer la concurrence de plus petites plateformes qui viendraient à se développer.
Ces plateformes structurantes, ce sont les Gafam – elles ont été citées –, mais aussi les géants chinois que sont les BATX – Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi – ou certains géants européens. Nous souhaitons que le champ des acteurs visés reste limité à ces très grands acteurs et que les outils de régulation du DMA offrent davantage de souplesse grâce à un mécanisme de remédiation sur mesure du régulateur.
Le nouveau cadre doit en effet être suffisamment flexible pour permettre au régulateur de s’adapter à des pratiques en constante évolution.
À l’instar du DSA, le DMA marque une approche européenne innovante en matière de régulation du numérique et pose les jalons d’un nouveau droit de la concurrence, à la hauteur des défis de notre temps.
Plus largement, c’est en étudiant les failles des régulateurs passés que le Gouvernement a souhaité influencer le débat sur la place des géants du numérique à travers le monde. Aujourd’hui, il propose des solutions novatrices et courageuses. Nous avons ainsi été parmi les premiers pays à proposer une politique fiscale ferme à l’égard de ces acteurs. Cette décision s’est matérialisée par l’adoption de la taxe sur les services numériques en France.
C’est conscients de la force du multilatéralisme que, au sein de l’OCDE, nous poursuivons les négociations pour mieux agir et faire en sorte que les géants du numérique participent à un système d’imposition plus juste et équitable.
Pour conclure, le numérique a longtemps constitué une sorte d’exception en matière de régulation. Nous sommes convaincus que, pour aborder les problématiques de notre siècle, il est désormais primordial de sortir de cette exception et de revenir à une rationalité, qui protège nos institutions démocratiques et forge une société dans laquelle l’innovation reste au service du progrès. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
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