Mme le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST.)
M. Jean-Pierre Sueur. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, avant la crise sanitaire – Mme la ministre et Mme la rapporteure l’ont rappelé –, l’article L. 642-3 du code de commerce était clair : dans le cadre d’une liquidation judiciaire, « Ni le débiteur […], ni les dirigeants de droit ou de fait de la personne morale en liquidation judiciaire, ni les parents ou alliés jusqu’au deuxième degré inclusivement de ces dirigeants ou du débiteur personne physique, ni les personnes ayant ou ayant eu la qualité de contrôleur au cours de la procédure ne sont admis, directement ou par personne interposée, à présenter une offre » de reprise partielle ou totale de l’entreprise placée en liquidation judiciaire. Je cite ces dispositions très précises pour montrer combien la loi est protectrice en la matière.
L’ordonnance du 20 mai 2020, prise sur le fondement de l’article 11 de la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire faire face à l’épidémie de covid-19, prévoit qu’une offre de reprise partielle ou totale de l’entreprise en liquidation judiciaire peut, jusqu’au 31 décembre prochain, être formée par le débiteur ou l’administrateur judiciaire.
La requête aux fins de dérogation à l’interdiction pour certaines personnes de présenter une offre de reprise pouvait être faite avant cette ordonnance, mais uniquement après une autorisation explicite du procureur de la République. Une telle requête était donc possible, mais seulement dans des conditions exceptionnelles.
Par la présente proposition de loi, Sophie Taillé-Polian met en avant les problèmes posés par cette ordonnance et ses conséquences, quelles que soient les considérations qui ont pu présider à sa mise en œuvre. Je l’en remercie chaleureusement.
En effet, il est peu contestable que cet assouplissement de la procédure a créé des effets d’aubaine. Dans l’exposé des motifs de sa proposition de loi, Mme Sophie Taillé-Polian indique : « En quelques semaines, certains dirigeants d’entreprise ont déjà profité de cet effet d’aubaine pour effacer une partie de leurs dettes, faciliter les licenciements des salariés, faire prendre en charge des salaires par l’Unédic puis récupérer leur entreprise ainsi allégée alors qu’elle était déjà en difficulté avant la pandémie. » Cela ne peut manquer de susciter des interrogations.
Il est incontestable que cette procédure a eu ou peut avoir des effets pervers. En effet, la possibilité ouverte par l’article 7 de l’ordonnance du 20 mai 2020 est avantageuse puisque, en cas de liquidation judiciaire, les indemnités de licenciement sont prises en charge non par l’employeur, mais par le régime de garantie des salaires, l’AGS. Elles s’élèvent alors au montant minimal prévu par la loi. Or lors d’une restructuration classique, le plan de sauvegarde de l’emploi doit faire l’objet de négociations et prévoir un accompagnement des salariés licenciés, selon des critères définis en concertation avec les organisations syndicales.
Madame la ministre, dans le cas que vous avez cité – pour ma part, je ne citerai aucune entreprise particulière –, la décision du tribunal coïncidait avec le souhait du comité social et économique représentant les salariés de l’entreprise.
Vous savez pourtant fort bien que, dans d’autres cas, l’exact inverse a pu se produire. Ainsi, alors que les membres du comité économique et social de l’entreprise réclamaient à cor et à cri qu’une offre différente fût retenue, non seulement il n’en a rien été, mais ce sont les responsables du groupe qui avaient organisé la faillite qui ont récupéré l’entreprise une fois qu’un certain nombre de charges financières ont été endossées par les autorités publiques. Pourtant, la volonté des salariés, clairement manifestée et même étayée par des rapports d’expertise, était tout autre.
Les risques de dérives et la réalité des effets d’aubaine induits doivent être pris en considération. Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain votera donc en faveur de cette proposition de loi, même si la disposition visée prendra fin le 31 décembre. Il est important pour les parlementaires que nous sommes que le Sénat alerte fortement sur les effets pervers que peut avoir cette disposition pour les salariés, mais également pour l’entreprise.
J’observe d’ailleurs, madame la ministre, que même si le comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI), que j’ai rencontré à propos de l’une de ces entreprises, a souligné que les effets de cette disposition n’étaient pas tous négatifs – et je le reconnais –, le Gouvernement a considéré que les acteurs économiques, les praticiens des procédures collectives et les parquets étaient pleinement sensibilisés à la nécessité de faciliter les cessions d’entreprises, y compris à leurs dirigeants si cela se révèle opportun, et qu’ils étaient mieux informés désormais des souplesses prévues par le droit commun. Les dérogations qui restent toujours possibles sur l’initiative du procureur de la République suffiront donc à produire leur effet sans que cette disposition soit désormais nécessaire.
Le fait que le gouvernement auquel vous appartenez, madame la ministre, ait décidé de ne pas proroger cette mesure montre que cette proposition de loi va dans le bon sens. En effet, avant même qu’elle ne soit votée par le Sénat – et notre groupe milite pour que tel soit le cas –, vous avez pris en compte la réalité qu’elle tendait à souligner. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST.)
Mme le président. La parole est à M. Dany Wattebled.
M. Dany Wattebled. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, dans un souci de moralisation de la vie des affaires, il est en principe interdit aux dirigeants d’une entreprise, ou à leurs parents ou alliés, ou à ceux du débiteur, de se porter acquéreurs d’une entreprise en difficulté dans le cadre d’une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire. L’objectif est d’éviter la fraude, qu’elle soit aux intérêts des créanciers ou à l’assurance.
La proposition de loi qui nous est soumise ce matin a pour objet d’abroger l’article 7 de l’ordonnance 2020–596 du 20 mai 2020, qui a temporairement assoupli – jusqu’au 31 décembre 2020 – la procédure permettant aux dirigeants d’une entreprise en redressement ou en liquidation judiciaire ou à leurs parents ou alliés, ou encore à ceux du débiteur lorsqu’il s’agit d’une personne physique, de présenter une offre de rachat partiel ou total de l’entreprise.
Cet assouplissement prévu par l’ordonnance est d’ordre procédural. Il permet au débiteur ou à l’administrateur de former lui-même une requête en vue d’une offre de rachat sans exiger que le ministère public la reprenne à son compte.
Il reste toutefois très encadré : non seulement le jugement doit être spécialement motivé et rendu après avis des contrôleurs, comme le droit commun l’exige, mais l’ordonnance rend également obligatoire la présence du ministère public à l’audience, au cours de laquelle il peut présenter des observations et, le cas échéant, interjeter l’appel. Dans ce cas, l’appel du parquet est suspensif.
Enfin, les conditions de fond régissant le choix du cessionnaire par le tribunal demeurent : l’offre choisie doit être celle qui satisfait le mieux aux trois objectifs de maintien des activités, de préservation des emplois et d’apurement du passif.
Selon notre collègue Sophie Taillé-Polian, auteure de la proposition de loi, cet assouplissement de la procédure de reprise prévu par l’ordonnance du 20 mai 2020 a constitué un effet d’aubaine pour les dirigeants dont la mauvaise foi ou la mauvaise gestion avaient elles-mêmes contribué aux difficultés de leur entreprise.
Nous comprenons bien l’émoi que plusieurs affaires très médiatisées ont suscité. Toutefois, nous partageons la position du ministère de la justice, qui considère que cet assouplissement procédural temporaire se justifie par le risque que les repreneurs potentiels soient beaucoup moins nombreux qu’habituellement en cette période, compte tenu du contexte économique très incertain et du fait que les dirigeants d’entreprises mises en difficulté par la crise sanitaire n’en portent aucunement la responsabilité. Aussi, il apparaît légitime de leur permettre de présenter plus facilement des offres de reprise.
Par ailleurs, les juridictions ont fait une application prudente de cette possibilité, le plus souvent avec l’accord des organes de la procédure, des salariés et du parquet, et au vu de l’ensemble des circonstances de chaque cas.
En tout état de cause, compte tenu des délais qu’implique la navette parlementaire, nous nous interrogeons sur la pertinence de l’inscription de ce texte à l’ordre du jour, dans la mesure où nous sommes à quelques jours seulement du terme du dispositif que cette proposition de loi entend abroger, celui-ci étant fixé au 31 décembre prochain, soit dans vingt et un jours.
Pour toutes ces raisons, le groupe Les Indépendants – République et Territoires ne prendra pas part au vote.
Mme le président. La parole est à M. Daniel Salmon.
M. Daniel Salmon. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, le tribunal de commerce d’Orléans a scellé en octobre dernier le sort d’Inteva Products France.
Ce groupe, filiale d’un équipementier automobile américain, était en redressement judiciaire depuis le mois de juin. La justice a tranché : c’est la maison mère, candidate à sa reprise, qui rachète son entreprise, après avoir organisé son dépôt de bilan pour une transaction fixée à 1,25 million d’euros. Ce rachat lui permet d’abandonner – excusez du peu – 169 millions d’euros de créances !
Dans les faits, ce rachat entraînera la fermeture de l’usine de Saint-Dié-des-Vosges, qui emploie 223 salariés, ainsi que 42 licenciements sur les 160 postes que compte le siège à Sully-sur-Loire, soit 265 licenciements au total. Voilà un exemple assez parlant de ce que permet l’article 7 de l’ordonnance du 20 mai dernier.
Celle-ci facilite la reprise d’une entreprise en redressement judiciaire par son dirigeant et permet un apurement de la dette, le ou les dirigeants se délestant au passage d’une partie des salariés. Auparavant, une réquisition spéciale du parquet était nécessaire pour pouvoir procéder ainsi. Sinon, il fallait respecter un délai minimum de cinq ans. Le Gouvernement a donc procédé à un sérieux assouplissement de la règle initiale.
Cette disposition a été prise dans l’objectif de limiter la casse économique et sociale post-covid et avec la volonté affichée de préserver les emplois. Cela peut se comprendre pour les PME de certains secteurs qui déposent le bilan alors qu’elles ont peu de concurrents et en l’absence de repreneur potentiel. Il faut d’ailleurs reconnaître que la mesure a pu être salutaire pour certaines petites entreprises.
Toutefois, ce dispositif n’ayant pas été suffisamment encadré, il a eu des effets d’aubaine et a ouvert la voie à des dérives inacceptables.
Ainsi, de grands groupes se sont engouffrés dans la brèche pour restructurer à moindre coût. C’est le cas d’Inteva Products France, mais aussi de l’entreprise Orchestra Prémaman, qui s’est séparée de plusieurs centaines de salariés, l’opération ayant permis à l’équipe dirigeante de poursuivre l’aventure à peu de frais après l’apurement du passif du groupe, estimé à 500 millions d’euros.
On peut citer également l’entreprise Alinéa, qui a supprimé près de 1 000 emplois. Permettez-moi un rappel historique : en 2019, c’est-à-dire avant la crise sanitaire, cette enseigne avait réalisé 257 millions d’euros de chiffre d’affaires et enregistré 62 millions d’euros de pertes.
Vous l’aurez compris, mes chers collègues, grâce à cette ordonnance, des entreprises effacent les dettes qu’elles ont contractées auprès de fournisseurs, de l’État et même des organismes sociaux. En résumé, elles repartent de zéro sur le dos de la collectivité. L’entreprise réduit ses effectifs à moindre coût puisque les licenciés sont indemnisés au minimum, sans aucun complément. Et encore une fois, ce sont les salariés qui paient le prix fort.
Il s’agit, pour de grands groupes peu soucieux des conséquences économiques et sociales de leurs décisions, non plus de sauvegarder des emplois, mais d’utiliser, voire de dévoyer des procédures juridiques temporaires pour s’alléger de difficultés financières accumulées avant la pandémie. Était-ce là l’intention du Gouvernement ?
Assouplir les règles de droit commun pour faciliter les reprises et éviter les faillites serait sans doute bénéfique dans un monde entrepreneurial tout à fait bienveillant, mais dans celui que nous connaissons, où un certain nombre de chefs d’entreprise agissent d’abord en acteurs économiques cyniques, leur rationalité étant tout entière tournée vers l’optimisation des coûts et la recherche du profit, nous savons que cela se fait trop souvent au détriment des droits des salariés.
Cette disposition doit arriver à terme le 31 décembre. Nous saluons le fait que la commission des lois ait choisi de ne pas la proroger, car tel était le risque. Nous serons attentifs à ce qu’elle ne le soit pas par d’autres canaux légistiques dans les mois à venir. Cette proposition de loi aura eu le mérite d’alerter et d’appeler à la vigilance.
Nous notons au passage que l’on n’entend ni le Gouvernement ni la majorité sénatoriale se plaindre de l’endettement de l’État qu’entraîne le recours à cette procédure. On laisse filer la dette publique pour renflouer les comptes de ces entreprises sur le dos du contribuable, selon un mécanisme – hélas classique – de privatisation des profits et de socialisation des pertes. Demain, on viendra nous expliquer que le coût du service public est insoutenable au regard de l’endettement de la Nation…
Mes chers collègues, vous l’aurez compris, le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires votera en faveur de ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
Mme le président. La parole est à M. Thani Mohamed Soilihi.
M. Thani Mohamed Soilihi. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, dans sa rédaction actuelle, l’article L. 642-3 du code de commerce relatif à la cession des entreprises en liquidation judiciaire pose un principe d’interdiction, pour un certain nombre de personnes, dont les dirigeants de la personne morale en liquidation judiciaire, de présenter une offre de reprise de cette même entreprise.
Le même texte prévoit également que le tribunal puisse déroger à cette interdiction et autoriser la cession à l’une des personnes visées sur requête du ministère public et par jugement spécialement motivé.
Pour répondre aux difficultés économiques rencontrées par les entreprises durant la crise sanitaire, une ordonnance du 20 mai 2020 portant adaptation des règles relatives aux difficultés des entreprises et des exploitations agricoles aux conséquences de l’épidémie de covid-19 a été prise en application de la loi du 23 mars 2020. L’article 7 de cette ordonnance prévoit un assouplissement de certaines dispositions de l’article L. 642-3 précité, assouplissement qui nous réunit – ou nous oppose – aujourd’hui.
La présente proposition de loi de notre collègue Sophie Taillé-Polian vise à supprimer l’article 7 de ladite ordonnance au motif qu’elle créerait un effet d’aubaine pour des patrons voyous et leur permettrait ainsi d’organiser un plan social à moindre coût.
Le groupe RDPI partage la position de la commission des lois, qui est défavorable à l’adoption de ce texte. J’en profite pour souligner la qualité du travail de notre rapporteure.
Les raisons de notre opposition sont simples.
Tout d’abord, l’article 7 ne modifie pas la catégorie des personnes autorisées à présenter une offre de reprise. Il ne porte que sur l’auteur de la requête qui, depuis le 20 mai et jusqu’au 31 décembre, peut être formée non plus seulement par le ministère public, mais également par le débiteur ou l’administrateur judiciaire.
Par ailleurs, les garanties prévues pour la mise en œuvre d’une telle procédure restent les mêmes : le tribunal doit statuer sur la cession aux dirigeants de l’entreprise en rendant un jugement spécialement motivé, mais si la requête est formée par le débiteur ou l’administrateur judiciaire – ce que prévoit l’ordonnance –, alors les débats doivent avoir lieu en présence du ministère public, dont le recours éventuel contre le jugement est suspensif.
Vous conviendrez, mes chers collègues, que l’ordonnance assortit cet assouplissement de garanties supplémentaires.
Ensuite, et contrairement à ce que laisse entendre notre collègue, les reprises ne bénéficient pas toujours aux dirigeants de l’entreprise. Je pense notamment à l’entreprise Camaïeu – citée par plusieurs orateurs –, dont l’offre de reprise formée par les dirigeants a été rejetée au profit de celle de la Financière immobilière bordelaise, qui permettait le maintien d’un plus grand nombre d’emplois.
Madame la ministre, afin de nous rassurer, vous avez porté à notre connaissance le nombre d’offres de dirigeants effectuées sous ce régime qui ont été choisies par les tribunaux. Je vous en remercie.
Enfin, mon dernier argument a trait au terme de cette disposition. L’article 10 de l’ordonnance du 20 mai 2020 prévoit qu’elle prenne fin au 31 décembre 2020. S’il est vrai qu’elle entre dans le champ des mesures que le Gouvernement est habilité à prolonger par ordonnance, vous vous êtes engagée, madame la ministre, à ne pas le faire, et ce au moins à deux reprises : lors des questions d’actualité au Gouvernement à l’Assemblée nationale le 6 octobre dernier et devant le Sénat aujourd’hui.
En outre, la procédure accélérée n’ayant pas été engagée, si l’on poursuivait la navette, ce texte ne serait définitivement adopté qu’après le terme de l’application de la disposition qu’il vise à abroger.
L’enjeu majeur qu’est la préservation de l’emploi dans la période actuelle implique des mesures concrètes, dont celle-ci, et une réflexion de fond, plutôt que la mobilisation de l’ordre du jour pour l’examen d’un texte qui sera en tout état de cause caduc avant de connaître le sort qui lui est définitivement réservé.
La mesure contestée, salvatrice pour nombre d’entreprises, est assortie de garanties essentielles et limitée dans le temps. Aussi, le groupe RDPI ne votera pas cette proposition de loi.
Mme le président. La parole est à Mme Maryse Carrère.
Mme Maryse Carrère. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, vous me permettrez de débuter mon intervention par ces mots de Portalis : « L’office de la loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes générales du droit, d’établir des principes féconds en conséquence. »
Comme parlementaires, l’établissement de ces « principes féconds » doit nous guider, de sorte que nous devons sans cesse nous interroger sur l’applicabilité des lois que nous votons. Cette exigence nous oblige devant chaque texte de loi qui nous est présenté.
Si nous avons été habitués, ces dernières années, à la procédure accélérée, le temps législatif reste un temps long. Aussi, si nous votions ce texte, il ne fait aucun doute que son adoption définitive aurait lieu après le 31 décembre 2020, et donc après qu’aura cessé l’application du dispositif qu’il vient abroger.
Malgré cela, ce n’est pas la première fois que nous examinons des propositions ayant une forte portée symbolique. Ce débat est loin d’être vain, et je salue l’initiative de notre collègue Sophie Taillé-Polian, qui pourra ainsi entendre Mme la ministre exposer les intentions du Gouvernement sur le sujet.
Pour en venir au fond, le texte prévoit de mettre fin à la possibilité, ouverte par l’article 7 de l’ordonnance du 20 mai 2020, dans le contexte de crise que nous connaissons, pour un dirigeant d’entreprise de déposer une offre de rachat après avoir organisé le dépôt de bilan de son entreprise.
Le droit commun l’interdit pour plusieurs raisons. D’abord, dans un souci de moralité des affaires, il s’agit de ne pas permettre à un dirigeant d’organiser la faillite de son entreprise avant de la reprendre par la suite, délestée de ses dettes. Ensuite, l’objectif est de lutter contre la fraude à l’assurance concernant le non-paiement des créances salariales.
L’article 7 visait non seulement à pallier l’absence de repreneurs et à prévenir les éventuelles conséquences sur l’emploi, mais aussi à soutenir les dirigeants d’entreprise qui ne sont en aucun cas responsables du contexte économique et de ses conséquences sur leurs carnets de commandes.
Dire que certains chefs d’entreprise ont profité du dispositif est une réalité. L’exemple de l’équipementier automobile lnteva Products, installé dans les Vosges, est criant. Même s’il m’incite à partager l’objectif de cette proposition de loi, je ne pense pas qu’il soit généralisable à l’ensemble des entreprises. Le choix de l’offre de reprise ne se décide pas d’un claquement de doigts, car le juge doit se prononcer pour celle qui permettra d’assurer le maintien de l’emploi et des activités, ainsi que l’apurement du passif.
Aux exigences du droit commun, prévoyant que le jugement sera rendu après avis des contrôleurs, s’ajoute la présence obligatoire du ministère public à l’audience, qui peut présenter ses observations et même interjeter appel.
Comme le prouve l’affaire de l’enseigne Camaïeu, le repreneur, fût-il l’ancien dirigeant de l’entreprise, n’acquiert pas automatiquement la reprise, preuve que la procédure n’est pas dépourvue de tout contrôle.
Néanmoins, l’exception permise par cette ordonnance doit en rester une, afin de protéger les salariés et les créanciers.
Face à la poursuite de la crise sanitaire et économique, il nous faut nous interroger sur les réponses que nous souhaitons apporter à ces situations de cession, qui perdureront après le 31 décembre 2020.
La mission d’information sur les outils juridiques de traitement des difficultés des entreprises nous aidera, je l’espère, à y voir plus clair et à apporter des solutions permettant de lutter contre les dérives observées.
Vous l’aurez compris, chers collègues, les membres du groupe du RDSE partagent les constats des auteurs de cette proposition de loi, mais ils s’abstiendront majoritairement sur le texte. Ils restent en effet rassurés sur les intentions du Gouvernement de ne pas faire perdurer la mesure. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
Mme le président. La parole est à M. Fabien Gay.
M. Fabien Gay. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, quelques jours après le premier déconfinement, la ministre du travail d’alors, Muriel Pénicaud, a pris une série d’ordonnances, qui ne visaient certainement pas à reconnaître la covid-19 comme maladie professionnelle, ou à faire respecter leurs contrats aux assureurs et à sauver ainsi de nombreux commerçants et artisans.
Au lieu de cela, de multiples ordonnances ont été prises pour déroger au code du travail ou sur la consultation des comités sociaux et économiques. Celle du 20 mai dernier, qui nous intéresse aujourd’hui, ouvre la possibilité, pour le dirigeant d’une entreprise, de déposer une offre de rachat de l’entreprise après avoir organisé son dépôt de bilan.
Pourtant, l’article L. 642-3 du code de commerce interdisait à un dirigeant, ainsi qu’à ses parents ou alliés, de formuler une offre de reprise de sa propre entreprise dans le cadre d’un plan de cession, et ce dans un souci de moralisation des affaires, afin d’éviter les conflits d’intérêts et les fraudes, même s’il existait déjà des dérogations quand l’intérêt général le commandait.
Le code de commerce, comme de nombreux éléments procéduraux en cas de faillite, a été pensé pour protéger les créanciers. Il s’agit d’éviter que le débiteur ou les dirigeants ne conservent directement ou indirectement des actifs de l’entreprise, alors même qu’ils se débarrasseraient du passif. C’est donc une protection pour l’ensemble des créanciers, entreprises et sous-traitants, mais aussi pour l’État.
Il s’agit également d’empêcher la fraude à l’assurance, le non-paiement des créances salariales, ainsi que le risque de « nationalisation » des salaires consistant à les faire payer par le régime de garantie des salaires.
Sous couvert de faciliter le maintien de l’emploi, mais en évitant toute étude d’impact et tout débat démocratique au Parlement, l’ordonnance modifie en son article 7 cette disposition importante du code de commerce.
Cette ordonnance a fait polémique, au Medef comme chez les salariés. Bien évidemment, on nous a dit : « C’est pour les entreprises qui sont en difficulté à cause de la covid. Nous serons vigilants quant aux effets d’aubaine, et le tribunal et le ministère public seront intraitables, afin que ce ne soit pas l’occasion d’effacer des dettes et de réduire les effectifs ».
C’est évidemment raté, car de nombreuses entreprises qui ont fait appel à cette procédure avaient déjà des dettes fiscales et sociales et des plans sociaux dans les cartons avant même la crise de la covid.
Les exemples sont nombreux : Camaïeu, Inteva Products, Orchestra, Phildar, Ymagis, et la liste est longue… Il est vrai que, dans certains cas, ce sont des offres concurrentes qui ont remporté la partie, comme pour Camaïeu, vous l’avez dit, madame la ministre.
Cependant, que dire de l’entreprise Orchestra, qui croulait sous une dette de 650 millions d’euros bien avant la covid, et qui a été reprise par son fondateur Pierre Mestre, contre l’avis des représentants des salariés ?
Le meilleur exemple, c’est Alinéa, propriété de la famille Mulliez, dont la fortune, classée sixième de France, est évaluée à 26 milliards d’euros. L’entreprise a été placée en redressement judiciaire le 13 mai 2020 et n’a pas présenté de plan de redressement viable. En conséquence, le tribunal de commerce de Marseille a validé, le 14 septembre dernier, l’offre de reprise formulée par Alexis Mulliez, son président, assortie de la fermeture de plusieurs points de vente et de la suppression de près de 1 000 emplois.
Sous couvert de la crise économique due à la covid-19, la famille Mulliez, dont le groupe compte plus de quarante enseignes, enchaîne les plans de licenciements et les fermetures de sites, lesquels étaient pour la plupart envisagés depuis bien longtemps. Ainsi, Phildar, son enseigne de fils à tricoter et de prêt-à-porter – 137 suppressions d’emplois et 116 fermetures de magasins sur les 131 actuels –, a finalement été rachetée par les mêmes propriétaires !
Comment peut-on encore nier que ce procédé de dépôt de bilan-rachat, sans garde-fou ni contrepartie, a créé un réel effet d’aubaine pour certains dirigeants, et surtout pour certains grands groupes ?
La commission des lois précise dans son rapport que « les licenciements en procédure collective sont soumis aux mêmes formes et garanties que les licenciements économiques de droit commun. ».
Or la réalité est légèrement différente. Dans un plan de sauvegarde de l’emploi, la procédure est longue et les négociations avec les représentants syndicaux font que les congés de reclassement, de mobilité, les primes légales et supralégales, ou encore les plans de départ volontaire, bien mal nommés, sont plus favorables aux salariés que dans des plans de licenciements en procédure collective, dont les délais sont extrêmement raccourcis.
Enfin, le groupe CRCE avait raison d’alerter, dès le premier projet de loi de finances rectificative, sur le risque que ces dérogations ou exceptions pendant la période de crise ne s’inscrivent dans le droit commun. En effet, cette ordonnance doit prendre fin le 31 décembre prochain, mais la commission des lois propose de la proroger au-delà, voire de l’inscrire dans le droit commun. Pour nous, cela est inacceptable !
Nous voterons donc des deux mains cette proposition de loi, en espérant, si elle devait ne pas être adoptée aujourd’hui, que l’ordonnance prendra fin définitivement quand l’année s’achèvera… (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et GEST.)