compte rendu intégral
Présidence de M. Gérard Larcher
Secrétaires :
Mme Corinne Bouchoux,
M. Jean-Pierre Leleux.
1
Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu intégral de la séance du jeudi 9 juin 2016 a été publié sur le site internet du Sénat.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté.
2
Décès d’un ancien sénateur
M. le président. Mes chers collègues, j’ai le regret de vous faire part du décès de notre ancien collègue Victor Reux, qui fut sénateur de Saint-Pierre-et-Miquelon de 1995 à 2004.
3
Organisme extraparlementaire
M. le président. M. le Premier ministre a demandé au Sénat de bien vouloir procéder à la désignation d’un sénateur appelé à siéger au sein du Comité des usagers du réseau routier national.
La commission de l’aménagement du territoire et du développement durable a été invitée à présenter une candidature.
La nomination au sein de cet organisme extraparlementaire aura lieu ultérieurement, dans les conditions prévues par l’article 9 du règlement.
4
Engagement de la procédure accélérée pour l’examen d’une proposition de loi
M. le président. En application de l’article 45, alinéa 2, de la Constitution, le Gouvernement a engagé la procédure accélérée pour l’examen de la proposition de loi tendant à prolonger le délai de validité des habilitations des clercs de notaires, déposée sur le bureau du Sénat le 9 juin 2016.
5
Hommage aux victimes d’un attentat aux États-Unis d’Amérique
M. le président. Madame la ministre, mes chers collègues, les États-Unis ont été frappés hier par un terrible attentat terroriste. (Mme la ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, Mmes et MM. les sénateurs se lèvent.)
Un homme, qui semble avoir prêté allégeance à l’État islamique, a ouvert le feu en Floride, dans un lieu emblématique de la communauté homosexuelle.
Le bilan humain est très lourd : quarante-neuf morts et cinquante-trois blessés. Il s’agit de la fusillade la plus meurtrière de l’histoire des États-Unis.
Au nom du Sénat tout entier, je souhaite en cet instant exprimer aux victimes et à leurs familles notre solidarité et présenter nos plus sincères condoléances au peuple américain, durement éprouvé.
Après les attentats de Bruxelles, cette tuerie ravive le souvenir des terribles événements qui ont endeuillé notre pays en 2015. Une nouvelle fois, le terrorisme, qui ne connaît pas de frontières, s’attaque aux valeurs de liberté et de tolérance.
Afin de préserver ces valeurs, la France, l’Europe tout entière, les États-Unis et la communauté internationale doivent ensemble poursuivre sans relâche la lutte contre le terrorisme. C’est une responsabilité majeure de nos démocraties que de le faire en respectant les valeurs démocratiques.
J’ai demandé à Mme Isabelle Debré, vice-présidente du Sénat, de se rendre à l’ambassade des États-Unis pour signer en mon nom et au nom du Sénat tout entier le registre de condoléances.
Je vous invite à observer un moment de recueillement en hommage aux victimes de cette tragédie et en signe de solidarité avec le peuple des États-Unis d’Amérique. (Mme la ministre, Mmes et MM. les sénateurs observent une minute de silence.)
6
Nouvelles libertés et nouvelles protections pour les entreprises et les actif-ve-s
Discussion en procédure accélérée d’un projet de loi dans le texte de la commission
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi, considéré comme adopté par l’Assemblée nationale en application de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution après engagement de la procédure accélérée, visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actif-ve-s (projet n° 610, texte de la commission n° 662, rapport n° 661).
Dans la discussion générale, la parole est à Mme la ministre. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – M. François Fortassin applaudit également.)
Mme Myriam El Khomri, ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Monsieur le président du Sénat, je m’associe aux mots justes que vous venez de prononcer au sujet de la lâche tuerie d’Orlando. Nos pensées vont bien sûr aux victimes, à leurs familles, et nous sommes solidaires des États-Unis dans cette terrible épreuve. Le terrorisme touche tout le monde ; seule une coopération internationale étroite permettra de l’enrayer.
Monsieur le président, monsieur le président de la commission des affaires sociales, messieurs les rapporteurs, mesdames, messieurs les sénateurs, je me réjouis de voir s’ouvrir aujourd’hui, au sein de la chambre haute, le débat sur le projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs.
Je veux d’abord saluer, malgré nos divergences de fond, la qualité du travail accompli par MM. les rapporteurs. Croyez bien que je me présente devant vous avec une volonté de pédagogie, un souci du dialogue et une force de conviction intacts. J’attends beaucoup de l’esprit de tempérance et de sagesse qui caractérise les discussions au sein de cette assemblée pour nourrir un débat, bien sûr constructif, mais également sans faux-semblants, quant à ce qui nous distingue.
La majorité sénatoriale a en effet choisi de faire écho à des projets défendus en dehors de cet hémicycle et tournés vers une échéance qui dépasse le cadre de l’examen de ce texte. La rédaction adoptée par la commission des affaires sociales du Sénat va donc nous offrir l’occasion d’exposer avec la plus grande clarté, devant les Français, deux conceptions du monde du travail et du dialogue social. À ceux qui nient l’existence d’un clivage entre la gauche et la droite, la majorité sénatoriale vient d’apporter un démenti explicite.
Nos divergences portent d’abord sur le diagnostic que nous portons sur la situation de notre pays.
Admettons que la France de 2016 est une société moins hiérarchisée, plus souple et plus ouverte sur le monde qu’elle ne l’a jamais été. Entendons qu’elle réclame davantage de liberté et d’autonomie, au niveau tant des entreprises que des individus. Cette aspiration, nous voulons y répondre en encourageant la mobilité sociale, l’esprit d’innovation et la croissance.
Mais la société de 2016 n’a pas pour autant renoncé aux idéaux de solidarité. Si elle réclame légitimement que notre modèle social se modernise pour répondre aux défis sociaux de notre époque, elle fait toujours de la fraternité une valeur cardinale. Notre priorité n’est donc pas seulement d’encourager le dynamisme économique, mais aussi et surtout de lutter contre une précarité croissante, subie par ceux qui ne parviennent pas à accéder à l’emploi stable.
Aujourd’hui, 90 % des recrutements se font en CDD dans notre pays, dont la moitié pour une durée inférieure à une semaine. Derrière ces chiffres, il y a un grand nombre de nos concitoyens, les moins qualifiés, les jeunes et les femmes, qui alternent, de façon souvent durable, CDD, petits boulots, intérim et périodes de chômage. C’est notamment pour eux que nous défendons un projet de loi dont l’objet est de stimuler l’activité économique et de favoriser l’accès à l’emploi durable.
C’est certainement cette part du diagnostic que la majorité sénatoriale a choisi d’ignorer en encourageant un fractionnement croissant du temps partiel, en supprimant l’extension de la Garantie jeunes, le compte engagement citoyen ou encore les droits des collaborateurs de plateformes numériques.
Si nous reconnaissons volontiers, sans forcément partager toutes les propositions formulées, la qualité du travail que vous avez réalisé, notamment sur la question de l’apprentissage, force est de constater que, sur l’ensemble du texte, sur sa philosophie même, une volonté de surenchère a prévalu et a conduit à mettre à bas l’édifice équilibré que nous avions construit au cours des mois précédents. J’y reviendrai.
En toute logique, nos divergences s’affichent également au travers des objectifs que nous nous donnons. Notre volonté est de concevoir des solutions nouvelles pour rendre le monde du travail plus dynamique, mais aussi plus inclusif et plus protecteur.
Le projet de loi, tel qu’il était rédigé à l’issue de son adoption par l’Assemblée nationale,…
Mme Catherine Procaccia. Son adoption ?…
Mme Myriam El Khomri, ministre. … alliait protection sociale adaptée et renforcée et recherche de compétitivité pour notre économie. Car notre horizon, c’est celui d’une « liberté protectrice » pour tous. La liberté sans protection est un leurre, un mensonge, une trahison de la promesse républicaine. La « liberté protectrice », au contraire, c’est ce qui permet de rendre chacun acteur de sa destinée.
Cet édifice repose sur un triptyque cohérent : un dialogue social renforcé au niveau de l’entreprise, une visibilité accrue du droit du travail pour tous les acteurs économiques et de nouvelles protections pour tous nos concitoyens, en tenant compte de la situation de chacun.
Nous considérons que notre économie a effectivement besoin de plus de souplesse pour gagner en compétitivité, pour créer de l’activité et développer l’emploi durable : il n’y a aucun tabou de notre côté en la matière.
Nous sommes aux côtés des entreprises qui créent de l’emploi, en particulier des plus petites d’entre elles.
Faut-il rappeler que le texte introduit pour les très petites entreprises, les TPE, la possibilité de constituer une provision pour risque lié à un contentieux prud’homal, qu’il crée un droit à l’information sur le droit du travail pour les entreprises de moins de 300 salariés, qui ne disposent pas d’une armée d’experts juridiques pour les aider, qu’il ouvre la possibilité, pour un dirigeant d’entreprise, de présenter aux juges la réponse qu’il aura obtenue de l’administration sur une question de droit du travail en cas de contentieux ?
Faut-il rappeler que nous apportons, avec le ministre de l’économie, une visibilité accrue, notamment en matière de licenciement, pour renforcer les capacités d’anticipation de nos entreprises ? Oui, notre économie doit être dynamisée, mais –et c’est là notre préoccupation première – dans le cadre de négociations protectrices et avec des garanties pour les travailleurs.
C’est notamment le sens de la généralisation de l’accord majoritaire en matière de dialogue social, et c’est aussi le sens de la création du compte personnel d’activité en matière de gestion des parcours professionnels. Lorsque nous constatons que les vies professionnelles sont souvent faites de ruptures, plus subies que voulues, nous considérons qu’il faut doter chaque actif des armes qui lui permettront de toujours rebondir, évoluer, réaliser ses ambitions professionnelles en fonction de ses besoins, de ses envies, de ses compétences. Avec le compte personnel d’activité, pour la première fois, cette utopie se concrétise.
Voilà quelle est notre définition d’une « liberté protectrice ». Voilà ce qu’est un projet social-démocrate moderne, projet que je sais cher, en particulier, à Didier Guillaume, président du groupe socialiste et républicain, et à Nicole Bricq ; je les remercie, ainsi que l’ensemble des sénatrices et sénateurs de leur groupe, pour leur soutien exigeant et sans faille. Et voilà ce qui a été rejeté et largement remplacé par de vieilles recettes qu’à chaque débat vous ressortez, sans néanmoins les avoir jamais soumises à la représentation nationale lorsque vous étiez aux responsabilités.
Vous vous êtes d’abord empressés de prévoir la fin des 35 heures. Si votre texte était adopté, la durée du travail serait fixée librement par les entreprises ou les branches, et, à défaut d’accord, la durée légale serait portée à 39 heures. Que signifierait une telle mesure pour les travailleurs ? Tout simplement la fin de la majoration des heures supplémentaires à partir de la trente-sixième heure et donc, tout simplement, une perte de revenus.
Êtes-vous certains que cela serait source de progrès économique et de progrès social ? Quel message souhaitez-vous ainsi envoyer ? Tout simplement celui que la France ne travaille pas assez. Outre que cette conception ne repose sur aucune réalité statistique, elle nous oppose profondément.
Savez-vous que le temps de travail moyen d’un salarié français est équivalent à celui d’un salarié allemand ? Mieux, que la productivité de celui-là est supérieure à la productivité de celui-ci ?
M. Vincent Capo-Canellas. Tout va bien !
Mme Myriam El Khomri, ministre. En proposant d’enterrer les 35 heures, vous attaquez plus fondamentalement l’idée selon laquelle, dans une société avancée, le temps social ne se résume pas à la journée de travail : vous ignorez, au fond, la vie personnelle, les loisirs, la famille ou l’engagement associatif. En faisant disparaître les 35 heures, c’est tout un pan de l’activité humaine, au cœur des aspirations de nos concitoyens, que vous feriez passer par pertes et profits. (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)
Nous, nous préservons bien sûr les 35 heures, mais nous créons aussi un droit à la déconnexion pour protéger la vie personnelle à l’heure du tout-numérique. Ce droit, vous le supprimez !
Nous, nous instaurons une durée minimale du travail à temps partiel de 24 heures par semaine, et nous l’encadrons par la branche pour limiter le développement de « mini-jobs » précaires à l’allemande ou à l’anglo-saxonne. Ce seuil, vous le supprimez !
Nous, nous créons un compte engagement citoyen, le CEC, pour valoriser l’activité associative de millions de nos concitoyens, y compris celle des maîtres d’apprentissage. Ce compte, vous le supprimez !
Nous, nous préservons les congés qu’un salarié peut prendre en raison d’un mariage, d’une naissance ou d’un décès. Cette garantie, vous la supprimez !
Nous, nous entérinons la création du compte personnel de prévention de la pénibilité, le C3P, pour que ceux qui ont eu les carrières les plus difficiles puissent partir plus tôt à la retraite s’ils le désirent, parce que cela est juste. Cette avancée sociale, vous la videz de sa substance !
Qui, dans ces conditions, peut mettre la gauche et la droite sur le même plan ?
Vous avez ensuite souhaité promouvoir une vision très particulière du dialogue social. Si votre texte était adopté, un employeur pourrait valider un accord d’entreprise en organisant un référendum de sa propre initiative, sans avis ou consultation des syndicats.
Là encore, quel message voulez-vous adresser ? Tout simplement que le meilleur dialogue social consiste in fine à se passer des partenaires sociaux. Cette conception sous-tend également votre volonté d’ignorer les concertations menées par le Gouvernement avec les partenaires sociaux depuis le mois de janvier,…
M. Philippe Dallier. Avec un brillant résultat !
Mme Myriam El Khomri, ministre. … concertations qui nous ont pourtant permis de concevoir un texte équilibré.
Si nous voulons ménager plus de souplesses à l’échelon de l’entreprise en matière d’organisation du temps de travail, nous les conditionnons à la conclusion d’un accord soutenu par des syndicats représentant au moins 50 % des salariés. Il y a une voie permettant de renforcer le dialogue social dans l’entreprise sans pour autant piétiner les partenaires sociaux, comme vous le faites. C’est la voie que nous avons choisie, car nous faisons confiance au dialogue social.
Mme Laurence Cohen. Ah bon ? Cela ne se voit pas du tout !
Mme Myriam El Khomri, ministre. Nous, nous augmentons de 20 % les moyens syndicaux. Ce soutien, vous le supprimez !
Nous, nous maintenons les seuils sociaux pour garantir une représentation des salariés dans les entreprises de plus de onze salariés. Cette protection, vous la supprimez !
Quelle démonstration, s’il en était besoin, de ce qui oppose la gauche et la droite en matière de droit du travail !
Vous avez enfin voulu vider ce projet de loi de dispositions pourtant destinées à lutter contre la précarité. Si votre texte était adopté, la généralisation de la Garantie jeunes,…
M. Philippe Dallier. Non financée !
Mme Myriam El Khomri, ministre. … laquelle est un dispositif intensif de retour vers l’emploi destiné aux jeunes de moins de vingt-six ans sans emploi, sans formation et en situation de précarité, serait abandonnée.
En faisant cela, vous niez l’intérêt d’un outil qui a déjà permis d’accompagner plus de 50 000 jeunes depuis son lancement en 2013 et qui concerne potentiellement plusieurs centaines de milliers de jeunes.
M. Philippe Dallier. Ça coûtera combien ?
Mme Myriam El Khomri, ministre. Quel message voulez-vous nous adresser encore une fois ? Au travers de cette décision, vous considérez, comme d’habitude, que la solidarité s’apparente à de l’assistanat. Non seulement nous combattons cette vision, mais nous proposons autre chose,…
Mme Myriam El Khomri, ministre. … un projet tourné vers la cohésion sociale, car l’avenir de notre pays, celui de notre jeunesse passent inévitablement par une forme nouvelle de solidarité.
Nous, nous créons le compte personnel d’activité pour que chacun bénéficie de sécurités renforcées dans un monde en mouvement et puisse être acteur de son parcours professionnel.
Nous, nous créons, avec Clotilde Valter, chargée de la formation professionnelle et à l’apprentissage, le droit universel à la formation.
M. Philippe Dallier. Vous avez surtout créé 600 000 chômeurs.
Mme Myriam El Khomri, ministre. Nous, nous créons le droit à un retour gratuit à une formation initiale pour les jeunes décrocheurs.
Nous, nous garantissons quarante-huit heures de formation par an aux salariés sans qualification, parce qu’aujourd'hui près de 2 millions de demandeurs d’emploi ont un niveau inférieur au baccalauréat et que les personnes n’ayant pas eu accès à un premier niveau de qualification restent durablement au chômage.
Nous créons également de nouveaux droits pour les collaborateurs des plateformes numériques, droits que vous vous empressez de supprimer !
Mesdames, messieurs les sénateurs, l’édifice que la majorité sénatoriale s’est employée à démanteler, celui que je défends au nom du Gouvernement, nous ne l’avons pas construit seuls, et c’est désormais à ceux qui ont permis cette construction et peuvent encore l’améliorer que je veux m’adresser.
Dès le début, le Gouvernement, sous l’autorité du Premier ministre, a cherché à construire une majorité autour du projet de loi Travail,…
Mme Éliane Assassi et M. Jean-Baptiste Lemoyne, rapporteur de la commission des affaires sociales. Raté !
Mme Myriam El Khomri, ministre. … en consultant largement les organisations syndicales, patronales et de jeunesse, et en reprenant le texte issu des travaux de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, qui avait été modifié à hauteur de 300 amendements. Lorsque nous avons engagé la responsabilité du Gouvernement, nous avons encore enrichi le texte de plus de 450 amendements déposés en séance publique.
Oui, le Gouvernement a engagé sa responsabilité sur le projet de loi Travail parce qu’il le considère comme décisif pour le pays, mais, avec l’intégration au texte de près de 800 amendements, il a aussi démontré qu’il savait être à l’écoute du Parlement.
Au cœur de nos débats, il y a la place que nous souhaitons accorder à la négociation d’entreprise. Ce débat, nous le savons, dépasse d’ailleurs le cadre du Parlement et traverse aussi le champ syndical, dont une part significative des représentants soutient avec force ce projet de loi. Je veux saluer ici leur engagement.
Ce débat, en réalité, rythme notre histoire depuis que, en 1982, alors que la gauche engageait son œuvre de décentralisation, Jean Auroux déclarait : « Citoyens dans la cité, les travailleurs doivent l’être aussi dans leur entreprise. » Déjà, André Bergeron, à la tête de FO, balayait cette idée du revers de la main en avançant que « tout cela c’est de la poésie »…
Rappelons pourtant que les employeurs, les salariés et les partenaires sociaux se saisirent immédiatement de leurs nouveaux pouvoirs et que, dès 1984, on recensait plus de 4 000 accords d’entreprise signés.
Malgré cet engouement initial, chaque réforme en faveur d’un renforcement du dialogue social de proximité fera ensuite l’objet des mêmes suspicions.
Henri Krasucki, alors secrétaire général de la CGT, dénonçait en 1985 les lois Delebarre, qui prévoyaient de moduler le temps de travail par le biais d’accords de branche, comme « la porte ouverte à l’arbitraire » patronal. En 1998, Marc Blondel, à la tête de FO, s’opposait aux lois Aubry, qu’il considérait comme une « illusion pour les salariés ». Et, il y a encore peu de temps, à propos de l’accord national interprofessionnel de 2013 signé par la majorité des syndicats, la CGT dénonçait une « grave régression des droits sociaux ».
Mme Éliane Assassi. Elle avait raison !
Mme Myriam El Khomri, ministre. Mesdames, messieurs les sénateurs, j’en appelle ici à l’approche pragmatique qui caractérise bien souvent les élus de cette assemblée.
Une fois dépassé le stade des déclarations, qu’en est-il réellement sur le terrain ? Que constate-t-on lorsqu’on observe de façon rigoureuse et dépassionnée les conséquences des réformes du travail engagées depuis 1982 ?
Abordons concrètement la question qui revient sans cesse dans nos débats : l’instauration de dérogations au principe de faveur à l’échelon de l’entreprise a-t-elle, oui ou non, conduit à un moins-disant social généralisé ? Eh bien non ! Les employeurs ne se sont pas rués sur les souplesses apportées pour réduire les protections dont bénéficient leurs salariés. Pour être tout à fait précise, j’indique que, dans la quinzaine de branches au sein desquelles les entreprises peuvent librement définir par accord le taux de majoration des heures supplémentaires, on n’a relevé que très peu d’accords d’entreprise signés prévoyant un taux de majoration inférieur à 25 %.
Oui, la négociation d’entreprise a pris un essor considérable et environ 35 000 accords sont désormais signés chaque année au niveau de l’entreprise, dans 85 % des cas avec le soutien de la CGT et de FO lorsque ces syndicats sont présents.
Non, cela ne s’est pas traduit par la multiplication des dérogations et une dégradation généralisée des conditions de travail des salariés.
Prenons un exemple concret : le 24 novembre 2014, un accord d’adaptation du temps de travail a été signé au sein de l’entreprise de 1 000 salariés Claas Tractor entre la direction, la CFDT, la CFE-CGC et la CGT.
Mme Éliane Assassi. Parlez-nous de Smart !
Mme Myriam El Khomri, ministre. Cet accord prévoit la possibilité de faire varier à la hausse ou à la baisse l’horaire de travail quotidien d’une heure au maximum en fonction de l’activité, la contrepartie étant une prime de fin d’année variant entre 90 % et 105 % du salaire de base mensuel, avec un minimum de 1 800 euros. Peut-on sérieusement parler de régression ? Moi, je ne connais que des accords signés ou non signés, et je fais confiance aux acteurs de terrain pour juger de ce qui leur est le plus favorable. N’oublions pas les accords signés chez PSA, Renault ou STX…
Mme Éliane Assassi. Parlez-nous de Smart !
Mme Myriam El Khomri, ministre. Voilà ce que la démocratie sociale peut produire dès lors qu’on donne véritablement les moyens aux acteurs du terrain de décider ! Voilà la voie que nous défendons.
Pourquoi la négociation d’entreprise fonctionne-t-elle ? Tout simplement parce que lorsque l’on quitte l’arène politique, lorsque l’on entre dans le dur d’une négociation, même si le rapport de force existe – il ne faut pas le nier –, la recherche d’une solution réaliste et acceptable par toutes les parties finit par l’emporter.
Bien entendu, cette place donnée aux accords d’entreprise ne change pas le fait que la loi continuera de déterminer des règles d’ordre public auxquelles aucun accord ne pourra déroger. Rappelons à toutes fins utiles que, dans les cas où il n’y aura pas d’accord majoritaire, c’est bien la loi qui continuera de déterminer les règles supplétives s’appliquant, à savoir le droit actuel. Où est le scandale ?
Bien entendu, la place donnée aux accords d’entreprise ne retire rien non plus aux prérogatives des branches.
Pour la première fois, le projet de loi définit dans le code du travail le rôle de la branche, qui est de déterminer des garanties communes aux salariés d’une même activité, d’un même métier ou d’un même secteur et de réguler la concurrence entre les entreprises de ce champ.
Le projet de loi institue des commissions permanentes de branche qui seront chargées de mener des négociations à échéance régulière.
La branche pourra conclure des accords sur la méthode de négociation dans les entreprises, accords qui s’imposeront à ces dernières si elles n’ont pas elles-mêmes conclu un accord à ce sujet.
Pour les TPE et PME, les branches pourront conclure des « accords types » qui seront directement applicables dans ces entreprises.
Lorsque nous souhaitons réduire le nombre de branches de 700 à 200 en trois ans, notre objectif est, bien sûr, non pas d’imposer une restructuration autoritaire, mais d’encourager des regroupements cohérents entre activités économiques proches pour donner beaucoup plus de force et de dynamisme à la négociation collective.
Oui, il peut exister un débat sur la place à accorder à la négociation d’entreprise, y compris dans ma propre famille politique.
Conformément aux orientations fixées par le Président de la République, nous avons fait du développement du dialogue social de proximité en France une priorité depuis le début du quinquennat.
C’est tout un cadre profondément renouvelé qui a été posé en collaboration avec les partenaires sociaux au fil des lois : loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale, loi du 18 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi. Le rôle du dialogue social a été revu, pour le rendre plus stratégique et moins formel.
Le présent projet de loi s’inscrit dans cette transformation en lui faisant franchir une étape décisive. Je souhaite d’ailleurs qu’il soit enrichi d’amendements faisant suite à l’avis sur le développement de la culture du dialogue social en France remis voilà quelques jours par le Conseil économique, social et environnemental.
Mme Nicole Bricq. Très bien !
Mme Myriam El Khomri, ministre. La question de la place que nous souhaitons accorder à la négociation d’entreprise soulève un débat de fond qui est loin d’être médiocre, même s’il est parfois pollué par quelques postures. Nous l’assumons d’autant plus que nous sommes persuadés qu’il n’a pas à être un combat fratricide.
Lorsque nous observons ce qu’il se passe sur le terrain, nous constatons que le dialogue social décentralisé renforce notre économie et les protections des salariés.
Regardons les choses en face : aujourd'hui, les contournements du droit du travail sont omniprésents, le travail détaché et le travail indépendant se répandent.
Il est bien sûr important que nous parvenions à développer des souplesses, mais nous devons le faire par la négociation. Lorsqu’on les interroge, 90 % des Français disent aspirer à un dialogue social de qualité à l’échelle de l’entreprise, parce qu’ils savent que les salariés, lorsqu’ils ont les moyens de faire entendre leur voix, sont les mieux placés pour décider de ce qui fait leur quotidien professionnel, à savoir l’organisation du travail.
Cette décentralisation du dialogue social, vous pouvez moins que quiconque en ignorer les vertus, vous, membres de la chambre haute, qui avez tant contribué à la décentralisation de notre République, en rapprochant les lieux de décision de nos concitoyens.
Alors, faisons de même dans nos entreprises. Créons les conditions d’une négociation collective loyale, équilibrée, génératrice de progrès social, que ce soit pour réduire les inégalités salariales, entre les personnes qualifiées et les personnes non qualifiées, entre les femmes et les hommes, pour offrir plus d’actions de formation, pour favoriser la bonne santé de l’entreprise, pour y protéger et y développer l’emploi.
Nous avons devant nous une occasion de donner un nouvel élan à une méthode qui fonctionne. Nous avons l’occasion de donner réellement aux salariés la place qui doit être la leur au sein de l’entreprise. Cette avancée démocratique, fondée sur la confiance et le respect des acteurs, sera un moteur de progrès économique et social partagé.
Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, le projet de loi, dans sa rédaction d’équilibre, est un texte de progrès fondant le socle de l’édifice qui permettra demain au monde du travail d’être plus dynamique, mais aussi plus solidaire. Cette réforme nécessaire, juste et équilibrée, il est encore temps que nous la fassions ensemble. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – M François Fortassin applaudit également.)