M. Pierre Laurent. Le 17 août dernier, le Conseil de sécurité de l’ONU a unanimement soutenu une initiative reprenant les conclusions de Genève 1, avec, pour objectif de relancer un processus de règlement politique, lequel était au point mort depuis février 2014. Que fait la France pour activer ce processus ?
Permettez-moi de poser une autre question concernant le soutien aux forces combattantes kurdes de Syrie, qui ont notamment mené la bataille de Kobané. Où en est-on de notre soutien ? Pourquoi la France est-elle restée silencieuse face à la répression de grande ampleur lancée de nouveau par le pouvoir d’Erdogan cet été contre les forces kurdes du HDP, en Turquie, alors même que le pouvoir turc a nourri jusqu’à présent des relations plus que troubles avec les forces djihadistes ? Les forces kurdes du HDP sont pourtant les seules à avoir accueilli les réfugiés de Kobané.
Pourquoi maintenir le PKK sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne, alors que ce parti est l’une des rares forces combattantes efficaces sur le terrain face à Daech ?
Pourquoi, à part les frappes aériennes, rien ne semble possible pour assécher les circuits financiers, geler les avoirs bancaires, stopper les commerces d’armes et de pétrole qui alimentent Daech ? Quelles complicités couvre-t-on au nom de la préservation d’intérêts de grands groupes multinationaux ou de grandes puissances, dont la nôtre, dans la région ? Pour filer la métaphore, des vols de reconnaissance plongeant dans les arcanes des circuits financiers internationaux auraient peut-être aussi leur intérêt… (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe CRC.)
Le règlement politique auquel la France doit travailler sans relâche doit porter non pas sur le partage futur des zones d’influence, mais sur la reconstruction nationale et démocratique de la Syrie, dans le respect de son intégrité territoriale.
Toutes les parties, toutes les puissances régionales doivent œuvrer à cette fin. Nulle d’entre elles ne doit être exclue : ni la Russie, ni l’Iran, ni la Turquie, ni les monarchies du Golfe. Dans ce processus, la France doit porter des objectifs de paix clarifiés.
La reconstruction politique de la Syrie doit avoir pour objectif l’instauration démocratique d’un nouveau régime souverain pour le pays.
Bachar al-Assad porte une très grande responsabilité dans l’enclenchement de la guerre ; il ne peut garantir ce processus, ni en être l’aboutissement. Il devrait même, lui comme beaucoup d’autres parmi ses adversaires, répondre de ses crimes.
Enclencher un processus de négociation politique suppose de mettre aujourd’hui autour de la table toutes les parties impliquées.
Au-delà de la Syrie, c’est à l’organisation d’une conférence globale pour la paix dans le grand Moyen-Orient que devrait travailler la France, après l’accord sur le nucléaire iranien. Qu’attend le Président de la République pour donner suite au vote du Parlement voilà maintenant dix mois sur la reconnaissance de la Palestine ?
Mme Éliane Assassi. Très bien !
M. Pierre Laurent. La Syrie, l’Irak, les Kurdes : tout se tient et s’imbrique.
Mme Éliane Assassi. Eh oui !
M. Pierre Laurent. Il faut donc agir sur tous ces fronts.
La France, au fond, doit renverser ses priorités, retrouver sa liberté d’initiative et de parole, et conditionner son engagement militaire à la construction d’un règlement politique dans un cadre multilatéral, sous l’égide de l’ONU. Sinon, elle ne fera qu’alimenter les désastres en cours, les logiques de puissance génératrices des déséquilibres mondiaux et les forces obscurantistes qui cherchent la confrontation et la guerre.
Telles sont, monsieur le ministre, les convictions des membres du groupe CRC. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et sur quelques travées du groupe écologiste. – Mmes Marie-Noëlle Lienemann, Dominique Gillot et Hermeline Malherbe applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard, pour le groupe du RDSE.
M. Jacques Mézard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, voilà tout juste un an, le Gouvernement informait le Parlement de sa décision d’engager les forces aériennes françaises en Irak, en réponse à la menace croissante exercée par Daech.
Le 13 janvier dernier, le Parlement, dans un large consensus, autorisa la prolongation de l’opération Chammal. Aussi est-il logique aujourd'hui d’étendre cette opération à la Syrie.
Lors des différents débats du Sénat, le groupe RDSE, par la voix de notre collègue Robert Hue, avait approuvé la décision du Président de la République, une approbation qui fut toutefois, je le souligne, assortie de réserves.
Compte tenu de l’aggravation du chaos dans la zone irako-syrienne occupée par les djihadistes, on peut aujourd’hui s’interroger sur l’efficacité des réponses apportées par la communauté internationale.
Je ne remets pas en cause, bien sûr, le principe des frappes aériennes de la coalition anti-Daech en Irak. Elles étaient indiscutablement nécessaires pour mettre rapidement un terme à la progression fulgurante des combattants djihadistes.
D’abord, les autorités de Bagdad avaient demandé à la France une intervention extérieure.
L’instauration, au cours de l’été 2014, d’un califat terroriste sur une partie de l’Irak et de la Syrie a constitué une entreprise sans précédent et très inquiétante pour la région : al-Baghdadi a réussi là où Ben Laden avait échoué.
Ensuite, vous l’avez souvent rappelé dans vos interventions, monsieur le ministre, Daech constitue une menace non seulement pour la région proche-orientale, mais également pour le monde entier, notamment pour l’ensemble des pays européens, au premier rang desquels la France. Les attentats commis à Paris au début de l’année l’ont illustré tragiquement.
Je n’oublie pas non plus la crise des réfugiés, ce drame humanitaire qui pose un important défi à l’Europe, en termes non seulement d’accueil, mais aussi de cohésion politique. La France a pris ses responsabilités. C’est ainsi que 700 de nos militaires effectuent depuis douze mois des missions aériennes, des frappes ciblées. Saluons le courage de tous ces hommes et toutes ces femmes fortement mobilisés en soutien aux forces irakiennes !
Seulement voilà : cette supériorité dans les airs montre ses limites sur le terrain. De fait, si la coalition anti-Daech a évité le pire, on ne peut pas dire – soyons lucides – que la situation se soit améliorée.
Daech possède une capacité de résilience qui a sans doute été sous-estimée, et chacune de ses conquêtes lui ouvre une manne financière qui la régénère, ainsi qu’un réservoir humain. Les terroristes peuvent en effet s’appuyer aussi sur une partie de la population ; ils attirent par la terreur, mais nous savons qu’une partie des sunnites, éprouvés par la politique désastreuse de l’ancien premier ministre irakien al-Maliki, n’ont pas de mal à se laisser séduire : Mossoul s’est sentie plus libérée qu’envahie. Aussi le califat irako-syrien semble-t-il avoir de beaux jours devant lui, hélas !
La perte de Tikrit, en mars dernier, constitue la dernière défaite majeure de Daech. Depuis lors, l’organisation terroriste a conservé Falloujah à l’est, Mossoul au nord et, à l’ouest, elle s’est installée à Palmyre, en Syrie. Résultat : nous sommes au pied du mur.
Alors que la question des frappes en Syrie était restée taboue jusqu’à l’été, le Président de la République a annoncé la semaine dernière des vols de reconnaissance. Autant le dire : ils sont le préambule à des frappes. Autant dire aussi qu’un revirement s’est produit dans la position française.
Les sénateurs du groupe RDSE jugent eux aussi évident que la progression de Daech appelle un coup d’arrêt. Ils sont donc favorables à l’action entreprise, mais ils savent également que la réponse militaire ne suffira pas ; elle a d’ailleurs déjà montré ses limites.
Notre groupe s’est souvent exprimé sur les questions du Moyen-Orient et du Maghreb par la voix de notre ancien collègue Jean-Pierre Chevènement, dont je tiens à saluer la connaissance et la vision lucide, à laquelle nous souscrivons pleinement. Comme lui, nous considérons Daech comme un danger effroyable, qui ne saurait être combattu d’un seul côté d’une frontière devenue virtuelle. Nous sommes favorables à l’extension des frappes, considérant, comme lui, que cette intervention n’a de sens qu’avec un minimum de coordination avec le régime syrien, ce qui ne signifie en aucune façon que l’on excuserait les dérives et les atrocités de ce dernier.
À ce stade de mon propos, mes chers collègues, comment ne pas insister sur le désastre de la politique menée par les puissances occidentales au Moyen-Orient, et comment ne pas saluer une fois encore la sagesse dont fit preuve le président Jacques Chirac en 2003 ?
M. Bruno Sido. Très bien !
M. Jacques Mézard. Notre groupe ne s’est jamais fait remarquer par son attachement au gaullisme de la Ve République… (Sourires.) Reste qu’il est plus que temps de méditer sur la pertinence du principe de non-ingérence dans les affaires des autres États. Les peuples ont une histoire, et ces histoires sont diverses ; penser que nous allons imposer nos conceptions démocratiques par la force est une profonde erreur.
Certes, en Afghanistan, c’est l’URSS qui a commencé. Mais la suite n’est pas glorieuse, et voici que les talibans sont de nouveau à portée de Kaboul. Quel est le résultat de la guerre de 2003 en Irak ? La destruction totale d’un État clé dans la région, que l’Occident n’avait pas hésité à utiliser contre l’Iran ! Par ailleurs, si on ne peut défendre des régimes autoritaires souvent sanguinaires, était-il judicieux de détruire en Irak et en Syrie le parti Baas, seul parti laïc dans cette région du monde ?
Quant au printemps arabe, le sécateur de l’islamisme et du djihadisme en a fauché les bourgeons avant floraison. Fait-il aujourd’hui rêver un seul peuple ? Songeons à l’Égypte, où les mitrailleuses ont fait taire les manifestants pour asseoir le nouveau pouvoir, ou à la Tunisie, où, pour préserver un équilibre fragile, le concours de tous est aujourd’hui nécessaire, y compris d’un point de vue financier – il y a urgence, monsieur le ministre !
Comment pourrais-je oublier la Libye ? Kadhafi achevé dans un tunnel, ce pays, avec deux gouvernements et de multiples chefs de guerre, n’a désormais rien d’un État, et il est devenu un couloir de migration pour l’Afrique. Quand notre politique étrangère est inspirée par un philosophe doré, elle est fragile par définition…
Il est des interventions armées qui sont fondées en droit et que nous soutenons sans réserve, des interventions qui découlent de l’application de traités bilatéraux conclus par la France ou de votes de l’ONU : tel est le cas de nos engagements au Mali et en Centrafrique.
J’ajoute que le volet politique compte davantage que le volet militaire. En effet, il est évident que le règlement d’un conflit passe par une stratégie diplomatique claire associant tous les acteurs, dans la région et même au-delà ; une telle stratégie suppose un agenda et une concertation avec toutes les parties prenantes, hors Daech et assimilés.
Pour élaborer une pareille stratégie, mes chers collègues, il faut naturellement un minimum de suite dans les idées. De ce point de vue, je regrette que la position française ait évolué au gré des événements.
Vous nous dites, monsieur le ministre, que l’on pourrait frapper en territoire syrien, mais que ces éventuelles frappes seraient menées sans concertation avec le régime du président Bachar al-Assad. Vous nous dites aussi qu’il serait question non plus du départ de celui-ci, mais de sa « neutralisation » : qu’est-ce que cela signifie concrètement en langage diplomatique, et plus encore en langage militaire ? Ce nouvel objectif préfigure-t-il enfin une position plus réaliste ?
Ainsi que l’a conseillé Clausewitz, « il ne faut pas faire le premier pas sans envisager le dernier ». Or nous savons très bien que la stratégie de sortie devra intégrer les autorités de Damas, car tel est le vœu de la Russie et de l’Iran, qui sont des puissances incontournables dans la région – il suffit de se rappeler pourquoi Genève 1 et Genève 2 ont échoué.
Ensuite, soyons honnêtes concernant les résultats de la stratégie d’appui sur les islamistes modérés – deux mots assez difficiles à accoler. Force est de constater qu’elle n’a pas fonctionné, même si elle était plus souhaitable que le jeu dangereux joué par les États-Unis avec le Front al-Nosra, qui est tout simplement al-Qaïda. Qui aurait imaginé, à la fin de 2001, que les États-Unis aideraient al-Qaïda ?
Enfin, en éteignant un incendie ici, il ne faudrait pas en allumer un autre ailleurs. Je pense à la question kurde, qui rend nécessaire la pleine association de la Turquie à une stratégie de sortie.
Mes chers collègues, il me semble que la paix et une structuration politique sont possibles là-bas comme ailleurs. Le monde arabe a connu son siècle des Lumières : la Nahda, dont l’esprit a été perpétué par certains partis politiques arabes.
Monsieur le ministre, si des frappes militaires sont nécessaires pour stopper l’avancée de Daech, je répète que les membres du RDSE y sont favorables ; mais proposez-nous également un scénario de sortie qui serait mis en œuvre dans le cadre de l’ONU et qui rassemblerait toutes les parties prenantes, je dis bien : toutes. Nous vous faisons confiance, monsieur le ministre, pour agir en ce sens, au service de la sécurité régionale et internationale ! (Applaudissements sur les travées du RDSE, du groupe socialiste et républicain, ainsi que sur celles de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. David Rachline, pour la réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d’aucun groupe.
M. David Rachline. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le chef des armées a décidé d’étendre au territoire de la Syrie l’engagement des forces françaises dans l’opération Chammal.
Je tiens tout d’abord à rappeler que, jusqu’à preuve du contraire, la Syrie est un État souverain. J’ai donc du mal à comprendre sur quoi repose la légalité de cette intervention, si les autorités légitimes de ce pays ne nous ont pas donné leur accord.
Par ailleurs, je rappelle à cet hémicycle que la précédente intervention de la France sur le territoire d’un État souverain sans l’accord des autorités légitimes de celui-ci, une opération menée sur les bons conseils d’un pseudo-philosophe à la chemise blanche, a aujourd’hui pour conséquences la déstabilisation de l’un des plus grands pays du Maghreb et l’implantation grandissante des islamistes de l’autre côté de la Méditerranée.
Vous avez donc décidé d’intervenir en Syrie. Aussi bien, monsieur le ministre, permettez-moi de vous poser quelques questions. Quel est votre véritable ennemi ? Quels sont vos objectifs ? Quelle est votre stratégie ? Quels sont vos alliés ? Quels sont vos moyens, après des décennies de diminution du budget alloué à nos armées ?
Si votre ennemi est Daech, alors, bien sûr, nous vous suivons. Si votre objectif est de garantir le retour de la paix dans cette région, une paix qui garantisse à toutes les personnes, quelle que soit leur religion – je pense particulièrement aux chrétiens d’Orient –, la possibilité de vivre sur leur sol, alors nous vous suivons encore. Malheureusement, pour ce qui est de la déclinaison de la stratégie pour atteindre les objectifs, nous ne vous suivons plus – si tant est que vous ayez réellement une stratégie, qui ne se résume pas à de grandes déclarations…
Votre idéologie vous pousse à limiter au strict minimum les liens avec la Russie, et, comme vos prédécesseurs de l’UMP, vous avez choisi de faire allégeance totale aux États-Unis. Où est l’indépendance de la France, où est le pays membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU ? En vérité, vous avez transformé notre pays en valet des États-Unis ! (Exclamations sur plusieurs travées.) Or dois-je vous rappeler que les États-Unis, depuis leur intervention de 2003, sans mandat international, sont largement responsables de la situation actuelle ?
À l’évidence, il faut intervenir contre Daech, et tout le monde sait bien que la seule intervention de nos avions de combat ne suffira pas, surtout contre un ennemi qui n’a aucun respect pour la vie humaine. Les bombardements contre Daech en Syrie sont une première étape à laquelle nous apportons notre soutien, à condition qu’ils soient menés en coordination avec les autorités légitimes de ce pays. Il ne s’agit pas de cautionner tel ou tel régime, en l’occurrence celui de M. al-Assad, dont je rappelle qu’il a été accueilli à Paris il n’y a pas si longtemps, et pas par mes amis politiques. Il s’agit d’appliquer le principe de réalité. En Syrie, Bachar al-Assad n’est-il pas le seul sur lequel on puisse s’appuyer pour vaincre Daech ? Évidemment si !
Pour éradiquer Daech, il faudra également que des troupes combattent maison par maison pour mettre hors d’état de nuire les combattants de l’État islamique. À cet égard, la Russie semble vouloir assumer une part de la responsabilité, en engageant des moyens importants pour anéantir cet adversaire. Plutôt que de critiquer à longueur de temps M. Poutine pour de vagues motifs idéologiques, réfléchissons plutôt à la manière dont nous pourrions l’aider !
Ce soutien peut prendre la forme d’un travail diplomatique visant à associer à cette action d’autres pays du Moyen-Orient qui, contrairement à nous, ont toujours montré une détermination sans faille dans leur lutte contre les islamistes. Je pense notamment à la Jordanie, mais aussi aux pays assez nombreux qui sont encore ambigus dans ce combat, et sur lesquels il convient de faire pression. Que les choses soient claires : ceux qui ne sont pas contre Daech sont de facto en sa faveur !
M. le président. Veuillez conclure.
M. David Rachline. Il est plus que temps que la France retrouve son rang, son indépendance et qu’elle propose au reste du monde une vision à long terme pour cette région, dont les difficultés influent fortement sur notre vieux continent. (Murmures sur diverses travées.)
Aujourd’hui, notre ennemi est l’État islamique, et notre seule stratégie pour gagner cette guerre passe par une alliance avec la Russie et un soutien au régime syrien en place.
M. le président. Veuillez maintenant conclure !
M. David Rachline. Nous ne pouvons attendre plus longtemps pour aller défendre l’un des berceaux des civilisations humaines contre la barbarie islamiste !
M. le président. La parole est à M. François Zocchetto, pour le groupe UDI-UC.
M. François Zocchetto. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, il faut regarder la réalité en face et la décrire clairement : Daech est aujourd’hui la menace numéro un pour la sécurité du monde, en particulier pour celle des Français. Depuis l’élimination du nazisme, nous n’avons probablement jamais eu à relever un tel défi.
Je ne reviens pas sur les exactions commises ; chaque jour, dans une spirale sans fin, Daech accumule les crimes contre l’humanité avec l’arrogance des impunis. Personne, désormais, ne pourra dire : je ne savais pas.
L’urgence et la gravité de la situation nous imposent d’agir. L’urgence est d’abord humanitaire, car 11 millions de personnes sont déplacées et l’on dénombre plus de 250 000 victimes. Elle est ensuite migratoire ; je pense aux 4 millions de réfugiés syriens. Nous ne pouvons pas laisser le peuple syrien devenir un peuple de réfugiés, ni le laisser mourir sur son propre sol ! L’urgence est aussi sécuritaire, car nous savons tous que notre sécurité se joue à cinq heures d’avion de Paris.
Enfin, il y a un consensus national sur la nécessité de réduire militairement et définitivement la sinistre troupe de Daech ! En réalité, ce qui fait débat depuis plus d’un an, c’est la méthode pour vaincre, c’est-à-dire les modalités d’une intervention armée contre Daech.
Vous pourrez me répondre, monsieur le ministre, que nous intervenons déjà dans le cadre de l’opération Chammal ; mais après plusieurs mois de frappes en Irak, quel est le bilan de cette opération, et, plus largement, de la coalition ? La progression de Daech est à peine endiguée ; l’État islamique continue de prospérer sur le territoire qu’il occupe, et même s’organise.
Dans ce contexte, une approche exclusivement aérienne, même élargie à la Syrie, est insuffisante pour venir à bout de l’ennemi. Une intervention aérienne, fût-elle massive, ne peut venir qu’en soutien à des interventions au sol. Là est le cœur du problème qui se pose à nous cet après-midi : il nous faut décider qui peut intervenir efficacement au sol. La question est complexe, tant d’un point de vue politique que d’un point de vue opérationnel. Jean-Pierre Vial et moi-même l’avions déjà soulevée voilà six mois, ainsi que deux collègues députés, lors d’un déplacement à Damas qui avait fait polémique.
Sur le plan politique, une intervention au sol ne peut reposer que sur la plus large coalition possible, car il faut éviter qu’une opération terrestre ne passe pour une action unilatérale des Occidentaux en Orient. Nous ne pouvons pas non plus prendre le risque d’aviver la rivalité entre les sunnites et les chiites. Enfin, nous devons nous garder de tomber dans l’écueil ethnique en mettant en avant les Kurdes contre les Arabes, les Perses ou les Turcs.
Sur le plan opérationnel, l’actuelle coalition évite en apparence les obstacles. Toutefois, considérons lucidement la situation et analysons-la : la France n’a pas les moyens d’intervenir. Quand bien même nous les aurions, je ne recommanderais pas, bien évidemment, une intervention des soldats français sur le sol syrien.
L’Union européenne a pour sa part fait la triste démonstration de son inexistence sur ce dossier. Quant aux États-Unis, il semble bien qu’il n’y ait rien à espérer de leur côté au cours des deux prochaines années. Nous devons donc compter sur les acteurs régionaux pour intervenir contre Daech.
Les Kurdes – je pense notamment aux peshmergas – sont en première ligne, puisqu’ils sont les victimes directes du cancer terroriste que constitue Daech. Pourtant, après plusieurs années de conflit et d’engagement sur le terrain, ils sont exsangues et peinent à tenir leurs positions, et ce d’autant plus que la Turquie, qui avait fait semblant d’adopter une position attentiste depuis le début de cette crise, semble avoir profité de son récent engagement pour intervenir dans un même mouvement contre Daech et contre les Kurdes. Le jeu trouble de la Turquie, qui oscille ainsi entre attentisme et opportunisme, ne permet donc pas de la désigner d’emblée comme un partenaire de confiance pour une future intervention au sol.
Les monarchies pétrolières de la péninsule arabique, en particulier l’Arabie Saoudite et le Qatar, se sont jusqu’à présent comportées de manière tellement trouble vis-à-vis de Daech qu’elles ne peuvent, au mieux, que participer au volet politique de cette guerre.
Israël, dont personne ne parle aujourd’hui, demeure de son côté particulièrement discret sur le sujet.
L’Égypte est une puissance régionale disposant d’une longue tradition militaire. Elle a de ce fait vocation à prendre sa part dans la résolution de cette guerre.
Compte tenu des puissances régionales, il existe trois options, pouvant probablement se compléter utilement.
La Russie est engagée de longue date en Syrie et les échanges entre les peuples syrien et russe sont nombreux, pour des raisons historiques. La Russie a donc une parfaite connaissance du terrain et doit être associée au processus de résolution du conflit.
L’Iran, puissance importante dans la région, est plus que jamais qualifié pour contribuer à la résolution de la guerre sur le terrain.
Enfin, la dernière option, déjà évoquée dans cet hémicycle, nous conduit tout naturellement à regarder ce qui se passe sur le sol syrien. Depuis quelques jours, j’ai bien compris que nous avions enfin réévalué notre position concernant l’État syrien. Même si personne n’en parle ouvertement et si certaines précautions de langage rendent la position française difficile à décrypter, les initiés auront bien saisi que la position actuelle de la France est très différente de celle qui était la sienne voilà encore quelques mois.
Dans cette guerre contre Daech, la Syrie n’est pas notre ennemie. Son armée ne l’est pas non plus et son peuple encore moins ! Nous ne pouvons certes pas éluder la question du coût humain exorbitant de la guerre civile syrienne, mais force est de constater que l’Armée syrienne libre a été réduite à néant et qu’elle n’est plus en capacité d’être un acteur politique dans la région, et encore moins un acteur militaire.
Je ne reviendrai pas sur la déconvenue tragique que nous avons connue : les forces armées que nous avons formées ou aidé à former se sont alliées à Daech. La crise syrienne ayant désormais changé de nature, nous devons nous y adapter.
D’emblée, je tiens à lever un doute : il s’agit bien sûr de soutenir non pas la personne même de Bachar al-Assad, mais l’État syrien, ses structures, son administration et son armée. En Irak, les Américains ont commis l’erreur de faire table rase de l’État : on en voit le résultat aujourd’hui ! Nous ne sommes pas non plus au-dessus de tout soupçon concernant la Libye – c’est le moins que l’on puisse dire. Ne commettons donc pas les mêmes erreurs une nouvelle fois !
À défaut de pouvoir agir davantage d’un point de vue strictement militaire, la France a le devoir impérieux de prendre de façon urgente l’initiative de constituer, sous mandat des Nations unies, une coalition rassemblant tous les ennemis de Daech, laquelle sera destinée – il est inutile de le nier – à intervenir au sol.
Telle est la situation : il faut éliminer l’ennemi – Daech –, intervenir au sol pour atteindre cet objectif, et soutenir les acteurs locaux. Dès lors que l’on a ouvert les yeux, il est urgent de faire davantage et de s’engager vraiment ! (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et sur certaines travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Gérard Longuet, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Gérard Longuet. Monsieur le président, monsieur le ministre des affaires étrangères et du développement international, mes chers collègues, nous sommes réunis cet après-midi parce qu’il y a cinq ans, la majorité de l’époque avait souhaité modifier l’article 35 de la Constitution selon lequel, désormais, « le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger, au plus tard trois jours après le début de l’intervention. »
L’article 35 prévoit également que le Parlement votera l’autorisation de prolongation de cette intervention à l’issue d’une période de quatre mois, comme il l’a fait en janvier dernier, lorsque le Gouvernement lui a demandé de prolonger l’intervention française en Irak, première étape du processus qui nous occupe.
Le Parlement français, et tout particulièrement le Sénat, est donc mobilisé pour réfléchir durant quatre mois, au terme desquels nous serons de nouveau appelés à voter. Pour ma part, je suis profondément convaincu que le conflit ne sera pas encore terminé, hélas ! J’espère toutefois que la France aura alors clarifié sa position et qu’elle sera fermement engagée.
Nous devons une telle clarification à tous ceux qui sont concernés par ce conflit : nous le devons à nos soldats, tout d’abord, qui doivent savoir ce que le pays attend d’eux, aux victimes, ensuite, et à tous ceux au Proche-Orient, enfin, pour qui la France est une référence, un partenaire attentif sur lequel on peut compter.
Monsieur le ministre, mon cher Laurent, nous avons donc aujourd’hui le devoir de vous interroger sur cette guerre civile, devenue un conflit régional. À l’ère de la mondialisation, ce conflit est un défi à l’ordre mondial que souhaitent les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies. À cet égard, nous autres, Français, nous avons à la fois la fierté et le devoir d’être à la hauteur de notre statut de membre permanent !
Cette guerre, je le disais, est d’abord une guerre civile. Nous connaissons bien la Syrie. Je ne m’attarderai pas sur ce sujet, mais, depuis l’indépendance effective de la Syrie en 1946, qui a fait suite à la déclaration du général Catroux et à la mise en place des institutions en 1943, la Syrie n’a jamais connu de gouvernance heureuse et harmonieuse. Ce pays de culture ancienne et de vieille tradition n’a jamais su se doter d’une véritable vie publique.
Certains orateurs ont évoqué avec raison l’héritage de Michel Aflak et de Bitar, les deux fondateurs du pays, l’un chrétien, l’autre sunnite. Dans les faits, ceux-ci ont été évincés par un pouvoir militaire auquel la France ne doit rien.
N’oublions pas les agissements du pouvoir de Damas contre notre pays, responsable, depuis 1971, de l’assassinat de l’ambassadeur français Louis Delamare, des 58 chasseurs parachutistes du Drakkar et de Rafik Hariri, qui était une véritable chance pour le Liban, ce pays auquel nous sommes tant liés. Nous ne devons donc rien à Damas.
Force est cependant de constater que ce régime minoritaire est également le régime des minorités et que ces minorités ont, semble-t-il, fait le choix de ne pas l’abandonner, contrairement à ce qui s’est passé pour d’autres pouvoirs autoritaires lors du printemps arabe.
Notre collègue François Zocchetto a parlé en des termes vrais et profondément passionnés – comment en effet rester indifférent ? – des opposants au régime. Daech trahit l’islam. Sa violence effective rappelle le massacre de Hama en 1982, dont furent victimes les sunnites.
Malheureusement, cette guerre civile a des racines profondes : les combattants envisagent de s’exclure et non de se parler. La Ligue arabe a échoué, tout comme les conférences de Genève 1 et de Genève 2.
Pour autant, faut-il ne rien faire ? La réponse est évidemment non. Monsieur le ministre, vous êtes à la tête d’une diplomatie qui connaît bien la région. Il existe une tradition française au Proche-Orient, que les présidents successifs ont honorée. Vous pouvez la poursuivre en rappelant qu’il s’agit d’un conflit régional et que nous devons prendre en compte le rôle des voisins de la Syrie, lesquels profitent de cette guerre civile pour avancer leurs pions.
Les Turcs – qui sont sunnites, mais pas arabes – ne veulent pas d’un État kurde, que ce soit en Irak ou en Syrie. Ils craignent en effet qu’un tel État s’établisse un jour aussi chez eux.
Si vous avez eu raison de souligner l’évolution favorable de l’Iran chiite, à laquelle la France a contribué, il faut toutefois rappeler que l’Iran protège l’Irak, à majorité relative chiite, et qu’il s’efforce, au travers de la Syrie, d’établir un lien avec le Liban pour compter dans la région et bloquer l’alliance sunnite que l’Arabie Saoudite et les monarchies pétrolières du Golfe souhaitent établir.
Chacun des acteurs a donc sa part de responsabilité dans l’existence de Daech : les uns, parce qu’ils ont fermé les yeux sur les ventes de pétrole qui financent l’État islamique ; les autres, parce qu’ils ont laissé circuler de l’argent. C’est ainsi que le conflit est devenu régional.
Dans cette affaire, un acteur mondial se comporte d’ailleurs comme un acteur régional : il s’agit de la Russie. Il convient de comprendre ce pays, de lui parler et, je l’espère sincèrement, de le convaincre. Si la Russie se comporte ainsi, c’est parce qu’elle se veut – son choix n’a après tout rien de déshonorant – le troisième foyer de la chrétienté, après Rome et Byzance, et le protecteur des minorités chrétiennes de l’Orient, lesquelles – je vous le rappelle – sont largement antérieures à l’islam. L’Union soviétique avait joué un rôle tout à fait différent, mais qui revenait au même : le but était d’être présent en Méditerranée, avec l’appui syrien.
En vérité, la solidarité et la protection qu’affiche la Russie, et qui conviennent parfaitement à M. Poutine en termes de politique intérieure, visent à ne pas laisser se développer l’islamisme dans les républiques démembrées de l’ancienne Union soviétique à majorité musulmane et sunnite. Cet islamisme est en effet déjà à l’origine de l’afflux de très nombreux combattants en Syrie.
La Russie, au même titre que la Turquie, l’Iran, l’Arabie Saoudite ou Israël, est donc une puissance régionale et se comporte donc comme telle. Néanmoins, elle est aussi un acteur mondial, membre permanent du Conseil de sécurité – c’est là votre responsabilité, monsieur le ministre ! –, qui a souvent utilisé son droit de veto pour paralyser l’avènement d’un ordre mondial susceptible d’assurer la paix, ordre mondial auquel nous aspirons tous sur l’ensemble des travées du Sénat.
Nous avons participé, nous participons et nous participerons encore demain aux opérations des Nations unies. Je pense profondément que nous avons le devoir de respecter les formes, parce que la démocratie, même mondiale, résulte d’abord du formalisme, du respect de la parole et des responsabilités des uns et des autres.
À ce stade de mon intervention, monsieur le ministre, je vous poserai quatre questions très simples.
La première est d’ordre militaire. Survoler la Syrie n’est pas anodin et représente un danger. Dès lors, comment intervenir ? Il est nécessaire de guider les frappes, et pas seulement au moyen de radars et de satellites. Jusqu’où intervenir ? Qu’aurions-nous fait face à la progression des troupes de Daech vers Palmyre si nous avions déjà lancé cette opération ? Monsieur le ministre, vous avez évoqué à plusieurs reprises, et à juste titre, l’article 51 de la Charte des Nations unies, qui permet à la France de se défendre face au terrorisme. Une surveillance aérienne permettra-t-elle d’empêcher une progression qui déstabiliserait la région ? Je pense que vous aurez à cœur, monsieur le ministre, de répondre à cette question.
Ma deuxième question porte sur le volet humanitaire du conflit, dont nous débattrons demain. Comme le pense mon ami Claude Malhuret, membre durant quinze ans de Médecins sans frontières, l’Europe ne devrait-elle pas aller au-devant des réfugiés syriens, que ce soit en Turquie, où se trouve 1,8 million de réfugiés, au Liban, pays totalement déstabilisé par l’afflux de 1,7 million de réfugiés, ou encore en Jordanie, où l’on dénombre un million de réfugiés ? C’est au sein même des camps de réfugiés que l’Europe doit être présente et non pas à ses frontières, où elle se comporte de manière à la fois incertaine, équivoque et baroque, pour ne pas dire honteuse parfois.
Ma troisième question porte sur un volet rarement évoqué, monsieur le ministre, même si vous l’avez mentionné, à savoir la pénalisation du terrorisme et le rôle de la Cour pénale internationale. Avez-vous l’intention de présenter les combattants français ou résidents français de retour dans notre pays à la Cour pénale internationale pour examen ? Si nous avions la certitude de bénéficier d’un appui international, peut-être les attitudes changeraient-elles ?
Ma quatrième et dernière question est la plus importante : elle porte sur la transition. Nous avons bien compris en vous écoutant que la situation était différente : Damas existe bel et bien et le président syrien représente un obstacle. Les diplomates savent tout régler dès lors que la volonté existe. Force est de reconnaître que l’Iran, revenu à la raison après la signature de l’accord sur le nucléaire, et la Russie sont les deux soutiens du régime de Damas.
Il faut demander à ces pays non pas de ne plus soutenir le régime de Damas mais d’envisager le « pas d’après ». Lorsque l’on fait le premier pas, il faut savoir envisager le dernier. La situation aujourd’hui, que ce soit pour les Russes ou pour les Iraniens, est une impasse. Ce serait l’honneur de la diplomatie française, et j’ai la certitude qu’elle en a la capacité, d’en faire la démonstration à ces deux acteurs, sans l’engagement desquels il sera impossible d’obtenir un résultat dans ce malheureux pays.
Certes, l’actuel gouvernement syrien est minoritaire et absolument discutable, mais Damas a été depuis 45 ans un manipulateur talentueux, se comportant avec brutalité et autoritarisme envers sa population - je pense notamment au massacre de Hama - tout en se faisant accepter par ceux-là mêmes qui auraient eu toutes les raisons de le refuser.
Après le septembre noir de 1970, le père de Bachar al-Assad, alors au pouvoir, est devenu en quelque sorte le gardien des Palestiniens. On avait la certitude qu’il les maintiendrait contenus dans leurs camps. Il a su rallier la coalition de 1990, pour des raisons purement opportunistes. De mémoire, ce sont les chrétiens du Liban qui ont sollicité son appui, avant de s’en mordre les doigts.
Ce pays existe dans l’espace local, mais il n’existera pas sans le soutien permanent de l’Iran et de la Russie. C’est la raison pour laquelle notre diplomatie doit tourner ses efforts vers ces deux pays.
Les États-Unis semblent actuellement indifférents à la situation, mais le Royaume-Uni nous suit. Au nom de l’Europe, nous pouvons apporter une double réponse à la situation en Syrie : par un engagement militaire d’une part, sur le fondement d’une décision du Conseil de sécurité des Nations unies et dans le cadre une coalition à dominante régionale, comme cela a été rappelé avec bon sens ; par un engagement humanitaire sur place d’autre part, car le Proche-Orient ne doit pas être vidé de ses chrétiens, qui font complètement partie de son histoire. Ce serait pour nous, après le traité des Capitulations de 1536, un déshonneur que de trahir une tradition dans laquelle la France n’a jamais été l’ennemi ni du monde arabe ni du monde islamique.
Nous comptons donc sur vous, monsieur le ministre, durant ces quatre mois de négociations et d’opérations militaires – dont nous souhaitons connaître les limites –, pour parvenir à un résultat. Nous aurions alors le sentiment que, grâce à l’article 35 de la Constitution, l’exécutif et le législatif auront su faire vivre l’unité nationale, ce qui réhabiliterait la politique dans notre pays. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, de l'UDI-UC et du RDSE.)